Chapitre 10

Vers la fin de la nuit, mais alors qu'elle était encore profonde, les chevaux hennirent. Quelqu'un, au-dehors, cria.

– Les ours !...

Joffrey de Peyrac se dressa et se hâta vers la porte. Malgré son endurance habituelle, il n'était pas très sûr de lui, tandis qu'il franchissait tant bien que mal d'autres corps écroulés d'ivresse. Si solide que l'on soit en face de toutes les manifestations d'hospitalité, il n'en est guère de plus éprouvante que celle d'honorer un important traité avec des chefs indiens et particulièrement iroquois.

Leur résistance aux discours, à la mangeaille et à la boisson est de celles qu'on désespère de voir jamais céder.

Heureusement sa patience à lui était d'une étoffe éprouvée. Et il pouvait au moins se dire qu'en une seule nuit il avait grandement progressé dans la langue iroquoise. Peyrac s'étonnait de ne pas entendre le bruit de ses pas, tandis qu'il marchait à travers la cour, vers la porte du fort. Aucune lumière ne brillait plus. Il entendit encore crier quelqu'un, un cri rauque et étrange, et reconnut la voix de l'Espagnol Pedro Majorque, une de ses sentinelles.

Au même instant, un coup violent s'abattit sur son épaule et le fit vaciller. À vrai dire, ce coup aurait dû l'atteindre à la tête, mais les réflexes de défense avaient joué. Il l'avait senti venir et avait fait un mouvement de côté. D'autres coups suivirent qui tombaient au hasard, sur lui, dans la brume épaisse. Il empoignait à tâtons des membres visqueux, les nouait, en ces prises mortelles dont il avait appris le secret dans certains ports orientaux, et il entendit craquer des os. Mais ceux qui l'attaquaient paraissaient doués d'une vie sans cesse renaissante comme l'hydre aux cent têtes. Un autre coup – de hache celui-là –, et qui eût pu le prendre en plein front, mais qu'il évita encore, lui effleura le cuir chevelu, un peu au-dessus de la tempe. Le sang coula et un goût salé lui poissa les lèvres.

Il se déroba. D'un bond il réussit à s'écarter de ce nœud de serpents qui le retenait prisonnier et cherchait sa mort.

Il courut devant lui, dans un silence étrange dont il ne comprenait pas la raison. Ses yeux s'habituaient à l'ombre opaque, mais il savait qu'il ne pouvait y voir dans l'obscurité aussi bien que les Indiens. Il distingua pourtant une silhouette qui venait à lui, ombre grossie encore par la dense atmosphère. Cette fois, il put frapper le premier, de la crosse d'argent massif de son pistolet, en pleine face. L'ombre tomba, s'effaça, mais, dans l'opacité de la nuit, d'autres ombres affluaient, nombreuses, et l'entouraient, prêtes à se saisir de lui. Sa blessure l'affaiblissait.

Courant, Peyrac fonça vers le fleuve pour leur échapper. Il s'élançait vers l'eau. Dès qu'il sentit que ses pieds atteignaient la berge, il plongea.

L'asile noir et glacé lui parut secourable. Il lui sembla revivre son évasion dans les eaux de la Seine, quinze années auparavant, lorsqu'il s'était laissé glisser de la barque où les mousquetaires du roi avaient chargé le demi-cadavre qu'il était alors. Un choc l'arrêta. Il s'accrocha à des branches, s'accota à des racines. Une lumière rosé et froide blessait ses yeux. Il eut l'impression qu'on projetait une fusée de feu d'artifice en sa direction. Mais tout de suite il sut que c'était le rosé de l'aurore et l'éclat du soleil levant. Des pendeloques d'or et de diamants l'environnaient. Une blancheur étincelante avait remplacé le rideau noir de la nuit et, bien qu'il crût ne pas avoir perdu conscience, il comprit qu'il avait dû rester un certain temps évanoui après s'être hissé sur la rive. Aussitôt il songea : « ELLE !... Angélique !... Là-bas, au poste... que s'est-il passé ?... Elle est en danger !... Les enfants !... »

Il redevint immédiatement lucide, et, malgré le sang qu'il avait perdu, la rage qui l'envahit lui communiqua une force terrible. Il fut prêt, aux aguets, habité de cette sorte d'atonie qui l'envahissait à l'instant précis de la lutte et qui le rendait sourd et aveugle à tout ce qui n'était pas les éléments mêmes de cette lutte et les composantes du danger à affronter. Avec lenteur, il se dressa et regarda autour de lui. La neige épandue partout expliquait la blancheur aveuglante, le silence, l'étouffement subit des bruits et des pas. Elle était tombée au cœur de la nuit, mêlée aux brumes. Il avait suffi des premiers rayons de soleil pour effacer l'épais voile du brouillard et restituer le paysage dans sa limpidité étincelante. Le comte de Peyrac comprit qu'il était loin du poste. Il apercevait le rempart sombre de la palissade au sommet de la côte et les lents panaches de fumée des deux cheminées et qui traçaient leurs sillons de la même blancheur que la neige dans le ciel matinal. Prudemment, il commença d'avancer à découvert. Il tenait son pistolet par le canon, prêt à frapper. Son regard perçant fouillait les alentours. Il n'aperçut aucune silhouette humaine. Un peu plus haut, il croisa une piste de pas, visible dans la neige fraîche, et qui suivait la berge. À mesure qu'il s'approchait du poste, les traces se multipliaient, se divisant vers la droite et vers la gauche. On avait encerclé le poste avant de l'assaillir. L'assaillir ? Non, mais bien plutôt on y avait pénétré sans difficulté. Car c'était dans la cour qu'il avait été frappé.

Enfin, comme il s'engageait dans le sentier, visible sous la mince couche de neige, qui de la plage montait vers l'entrée principale du fort, il distingua une forme humaine étendue. Il s'en approcha avec prudence, puis retourna le corps. L'Indien avait le front défoncé, ouvert.

La cervelle et le sang en jaillissaient. C'était celui qu'il avait frappé dans la nuit de sa crosse. Il s'attarda à l'examiner.

Bien qu'il fût à découvert et présentât une cible facile à un ennemi, il savait tout à coup qu'il n'avait plus à redouter d'agression immédiate.

L'Indien appartenait à ceux qui viennent la nuit, qui se retirent avec l'aurore. Ceux qui n'ont pas à craindre de mourir dans les ténèbres car leurs âmes échappent à la malédiction ancestrale, les seuls qui osent...

Ils n'appartiennent qu'à une seule espèce, et, en se penchant vers le mort, Joffrey de Peyrac en eut la confirmation. Un objet brillait au cou de l'Indien. Le Comte tira d'un coup sec afin de briser le lien de l'amulette. Après y avoir jeté un bref coup d'œil, il la glissa dans son pourpoint.

Puis, lentement, il continua de monter, vers Katarunk.

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