Chapitre 11

Le jour n'était pas encore tombé. Une grande lueur d'or venue de l'ouest laissait régner une luminosité diffuse, poudrée, un brouillard coloré où se mêlaient poussière, fumée, vapeur. Des énormes chaudrons noirs posés sur les trois foyers s'échappait, dans un nuage, l'odeur fade et sucrée du maïs bouilli. Les soldats distribuaient le ragoût avec de grandes cuillères de bois et les sauvages se pressaient autour des marmites en tendant des écuelles d'écorce ou de bois ou même leurs deux mains rapprochées pour y recevoir la portion fumante, sans en paraître autrement incommodés.

Angélique parvint jusqu'à la porte du corps de logis central où une sentinelle veillait vaguement en échangeant avec les Indiens des feuilles de tabac contre une demi-douzaine de peaux de loutre noire.

Elle ne se préoccupa pas de lui demander le passage et entra dans la pièce où elle espérait trouver le comte de Peyrac. Il était là, en effet, occupé à festoyer avec toute une compagnie indistincte parmi laquelle elle eut quelque peine à reconnaître le comte de Loménie et ses lieutenants. La tabagie était si épaisse que l'obscurité semblait régner dans la grande salle du poste. On avait pourtant déjà allumé des lampes à graisse contre les murs, mais leurs lueurs étaient jaunes et tremblantes comme celles de lointaines étoiles. Cependant, l'ouverture de la porte dissipa le brouillard, laissant pénétrer un peu d'air respirable, et aussi la lumière du dehors. Elle put voir que cette salle assez grande était occupée depuis le seuil, qui y descendait en deux marches, jusqu'à la cheminée, dans le fond, par une longue table de bois massif, fort encombrée de récipients fumants et de gobelets d'étain et de quelques flacons de verre sombre, ainsi que d'une cruche en terre, pansue d'où s'échappaient de l'écume blanche et une odeur de bière. Après celle du tabac, c'était cette odeur acidulée qui était la plus forte, puis celle de la graisse chaude et de la viande bouillie, celle atténuée de cuirs et de fourrures et, sur tout cela, mêlé comme un contrepoint aigu, d'une extrême finesse, qu'on entendrait au sein d'un concert d'instruments divers, la tonalité subtile de l'eau-de-vie.

Des pipes étaient au coin des lèvres, un verre ou un gobelet à portée de chaque main. Le jeu des couteaux dépeçant les pièces de viande paraissait fort actif. Les mâchoires allaient bon train. Les langues aussi. Le brouhaha des conversations en rauque langue indienne s'accommodait du clapement des lèvres happant la nourriture, pour former un bruit de fond continu que coupait, de temps à autre, un éclat de rire explosant comme un coup de tonnerre. Puis l'on se reprenait à manger et à discourir dans le même grondement sourd. Elle distingua au centre de la table le Sagamore Mopountook essuyant ses mains à ses longues tresses et non loin le Huron Odessonik coiffé du feutre galonné d'or du lieutenant de Falières. Angélique crut qu'elle était tombée en plein campement indien. Mais les chefs indiens n'étaient là que conviés, selon l'usage, à la table des Blancs et c'étaient bien des Blancs qui, malgré quelques apparences déconcertantes, se restauraient en cette fin de journée d'octobre pour fêter une rencontre d'autant plus fortuite qu'elle avait lieu en un point quasi ignoré de continent, entre des personnes qui, venues de différentes directions, avaient eu chacune, en secret, le désir d'éviter l'autre ou de l'écharper. Sous l'apparente cordialité, l'on se guettait. La tension, le choc des pensées contraires ne s'extériorisaient pas. Le comte de Loménie-Chambord était peut-être sincère en affirmant qu'il s'estimait heureux de cette rencontre pacifique avec le comte de Peyrac, mais Don Juan Alvarez, le capitaine espagnol de ce dernier, assis, sombre et dédaigneux, entre un Indien et un Français, s'irritait de la présence de ces envahisseurs en un lieu que les décisions du Pape avaient depuis 1506 et pour l'éternité des temps dévolu aux sujets de Leurs Majestés Très Catholiques le roi et la reine d'Espagne. L'Irlandais O'Connell, rouge comme une tomate, méditait sur les explications qu'il devrait fournir un peu plus tard sur cet envahissement à son maître le comte de Peyrac ; les deux ou trois coureurs de bois français venus avec celui-ci du Sud du Dawn-East préféraient ne pas avoir à fournir d'explications, quant à leurs occupations au cours de l'année précédente, aux deux ou trois coureurs de bois leurs amis, venus du Nord, qui, certains comme L'Aubignière, s'étaient dirigés vers le poste de traite du Kennebec avec la vague idée d'y rencontrer le nouveau trafiquant de fourrures, mais non point les soldats et les officiers de Sa Majesté Louis XIV.

Quant au très vieil Eloi Macollet qui, voici deux lunes, avait échappé aux soins dévoués de sa belle-fille, au village de Levis, près de Québec, et avait pagayé au profond de la forêt à l'intention ferme de ne plus revoir personne, non, personne d'autre que des ours ou des élans, à la rigueur quelques castors, il se disait que l'Amérique n'était vraiment plus un lieu pour les gens qui aiment la solitude. C'était un pays complètement « gaspillé ». Son bonnet de laine rouge, garni de deux plumes de dindon, enfoncé jusqu'à ses sourcils broussailleux, le vieux remâchait, ainsi que son tuyau de pipe de bruyère, sa déconvenue, mais l'alcool aidant, au troisième verre, ses yeux avaient recommencé à pétiller joyeusement et il se disait qu'au moins sa belle-fille ne viendrait pas le chercher ici et qu'en attendant il n'était pas désagréable de se retrouver avec de bons amis à un « napéopounano » dans les règles, le « festin de l'ours » qu'on ne partage qu'entre hommes, selon les rites, après avoir insufflé du tabac dans les narines de la bête et avoir jeté dans le feu une bouchée de viande et une cuillerée de graisse pour la chance.

Pont-Briand, qui avait tué l'ours, avait été le premier à en manger, prélevant le morceau autour du cou et distribuant la fesse, un régal, à ses amis. C'était l'automne, la saison où les ours nourris du fruit des bluets sont particulièrement savoureux. À peine le vieux achevait-il ses réflexions qu'il faillit s'étrangler avec un osselet et le cracha en jurant. Il avait cru à travers la fumée apercevoir sa belle-fille se dressant devant lui. Mais non ! Ce n'était pas Sidonie, mais c'était quand même une femme et elle se tenait sur le seuil, les regardant.

Une femme dans un « napéopounano » ! Quel sacrilège ! Une femme au creux de la plus déserte région du Sud de la Chaudière, là où l'on n'aime guère descendre lorsqu'on vient du SaintLaurent, où l'on ne monte jamais lorsqu'on est des rivages de l'Acadie, sur l'Océan, où l'on éviterait de se fourvoyer s'il n'y avait de temps à autre quelques hérétiques à aller scalper en Nouvelle-Angleterre.

Le vieux poussa des cris inarticulés en se débattant parmi les volutes de fumée et les vapeurs épaisses de la bouillie de maïs. Son voisin, François Maupertuis, le rabattit sur son siège.

« Tiens-toi tranquille, grand'père ! »

Le Sagamore leva la main et parla solennellement en désignant la femme. Il racontait une obscure histoire de tortue et d'Iroquois et il disait que cette femme avait vaincu la tortue et avait le droit de s'asseoir parmi les guerriers.

Ainsi donc ce n'était plus un « napéopounano », le festin des hommes, mais un « mokouchano », et cela ne valait pas la peine de courir si loin pour éviter de rencontrer un jupon. D'ailleurs ces Métallaks des lacs Umbagog sont les plus imbéciles parmi les Algonquins, des chasseurs bien sûr, car c'est le paradis du gibier par là, mais les plus stupides des Indiens, car on ne pouvait leur apprendre le simple signe de croix.

– Tais-toi donc, vieux gâteux, lui cria François Maupertuis, en lui enfonçant son bonnet jusqu'aux yeux, tu n'as pas honte d'insulter une dame ?

La barbe de Maupertuis était tout agitée d'indignation et d'excitation. Il trouvait Angélique très troublante dans son apparition à travers les voiles bleutés de la fumée du tabac, avec ses cheveux clairs et brillants, sur lesquels la lumière du soir, venant de la porte ouverte, jetait une lueur dorée. Il la reconnaissait à peine. Pourtant il était venu avec elle de Gouldsboro, en caravane. Mais elle n'était plus la même avec sa chevelure libre, et drapée dans ce grand manteau couleur d'aurore.

Elle semblait descendre d'un cadre, d'un de ces tableaux qu'on voit chez M. le gouverneur à Québec, avec ses cheveux sur les épaules et sa main blanche sortant d'un petit revers de dentelle et posée contre le bois rugueux. Elle lui apparut fragile, et non plus la cavalière infatigable des semaines passées.

Le coureur de bois voulut se porter à son secours, se prit les pieds dans son escabeau et tomba la tête la première sur le sol de cailloutis. Tout en tenant son nez meurtri, il accusait l'eau-de-vie traîtresse d'O'Connell. Cet Irlandais devait y mettre de l'orge fermentée et des racines bouillies pour la rendre si brutale.

Angélique, hésitant entre le rire et l'effroi, se disait que tout compte fait, même lorsqu'elle présidait jadis aux destinées de la taverne du Masque Rouge, elle n'avait jamais contemplé une aussi belle assemblée de mâles. Et parmi lesquels, le sien ne lui semblait pas le moins redoutable !...

Il n'avait pas encore remarqué son entrée. Il était assis tout au bout de la table et fumait sa longue pipe hollandaise s'entretenant avec M. de Loménie. Lorsqu'il riait, on voyait l'éclair de ses dents serrées autour du tuyau de la pipe. Son profil noir et abrupt se détachait sur les flammes dansantes du foyer.

Il y avait dans ce tableau quelque chose qui rappelait irrésistiblement à Angélique des images passées : le grand comte de Toulouse recevant au palais de Gai Savoir ses hôtes parmi le faste de la vaisselle d'or et des mets luxueux. Il présidait ainsi et, derrière lui, les flammes de l'âtre monumental à la plaque armoriée, au fronton sculpté, se tordaient et projetaient leurs clartés joyeuses sur les velours, les cristaux et les dentelles... Ici on aurait dit la parodie de ces temps heureux. Tout semblait concorder pour faire mesurer à Angélique l'abaissement dans lequel, lui et elle, au cours des années, avaient été jetés. Ce n'étaient plus de gracieux seigneurs et de gentes dames qui s'asseyaient désormais à sa table, mais des êtres de toutes conditions : des coureurs de bois, des sauvages, des soldats, et même, parmi les officiers, on sentait la touche grossière que confère une existence rude, dangereuse, uniquement tournée vers les péripéties de la guerre et de la chasse. Même la distinction du marquis de Loménie se diluait dans ce concentré d'éléments par trop virils : tabac, cuir, gibier, alcool, poudre à feu. On découvrait qu'il avait lui aussi la peau hâlée, les dents carnassières, le regard rêveur et fixe du fumeur de pétun. On découvrait que Joffrey de Peyrac était lui aussi accordé à ce monde brutal. La mer, les tempêtes, la course, les batailles incessantes, les combats sans merci, la lutte menée chaque jour, l'épée ou le pistolet au poing, pour faire triompher des ambitions, dominer des nommes, atteindre un but, vaincre une nature extrême : désert, océan ou forêt, avaient accentué en lui ce côté aventureux qui se devinait parfois, jadis, sous les élégances du grand seigneur et les gestes mesurés du savant. Devenu chef de guerre par nécessité, mais aussi par goût, il avait fait sa vie parmi les hommes.

Angélique ébaucha un mouvement de recul.

Mais Pont-Briand avait bondi. Plus heureux que Maupertuis, il réussit à se tenir sur ses jambes et à parvenir jusqu'à elle. Il n'était d'ailleurs pas ivre. Il n'avait bu encore que deux bons gobelets d'eau-de-vie pour se mettre en train.

– Madame, mes hommages...

Il lui tendit la main et l'aida à descendre les deux marches, puis la guida, pour lui trouver un siège, vers le centre de la tablée. Elle hésitait, résistait un peu.

– Je crains, monsieur, que ma présence ne soit jugée offensante pour les chefs indiens. On dit qu'ils n'accueillent pas volontiers les femmes dans leur festin...

Le Sagamore Mopountook, qui était proche, leva la main et prononça derechef quelques paroles. Pont-Briand s'empressa de les traduire à Angélique.

– Vous voyez, madame, le Sagamore nous répète que vous êtes digne de vous asseoir parmi les guerriers car vous avez vaincu le Signe des Iroquois... N'ayez donc aucun scrupule de nous donner la joie de votre présence.

Avec des gestes vigoureux, il fit place nette au centre de la tablée. Ne pouvant rattraper le caporal Jean-son qu'il avait un peu trop vivement écarté et qui se débattait sous la table, il alla chercher un jeune colosse au beau visage et le fit s'affaler de force à la droite d'Angélique, lui-même s'installant à sa gauche. L'intervention de Pont-Briand et de Mopountook avait attiré l'attention. Le bourdonnement des voix s'arrêta et tous les regards convergèrent vers Angélique. Elle aurait préféré se trouver aux côtés de son mari pour lui donner les raisons de sa venue céans. Mais il lui était difficile d'échapper à l'accueil péremptoire du lieutenant et de ses amis. Son voisin de droite s'inclinait et tentait de lui baiser la main, mais il la manqua, saisi par un hoquet qu'il eut beaucoup de peine à maîtriser. Il s'excusa d'un sourire.

– Je me présente : Romain de L'Aubignière ! Je crois que vous m'avez déjà vu. Pardonnez-moi, je manque de précision. Si vous étiez venue un peu plus tôt... Mais, rassurez-vous, je suis encore assez lucide pour ne pas vous faire l'injure, en voyant double, de croire qu'il y a une autre femme aussi belle que vous sur cette terre. Je vois et ça suffit. J'affirme que vous êtes seule... unique...

Angélique commençait à rire, mais son rire se figea comme son regard tombait sur les mains du jeune homme. À celle de gauche, manquaient le pouce et le médius ; à celle de droite, l'annulaire. Les doigts restants présentaient des extrémités boursouflées, certaines sans ongle avec à la place des morceaux de peau racornis et noircis. Quand on le lui avait présenté dans la forêt elle n'avait pas remarqué ses infirmités.

– Ne faites pas attention, belle dame, fit joyeusement L'Aubignière. Ce ne sont que quelques souvenirs que je dois à l'amitié des Iroquois. Ce n'est pas beau, j'en conviens, mais cela ne m'empêche pas de faire claquer mon fusil.

– Les Iroquois vous ont torturé ?

– Ils m'ont attrapé lorsque j'avais seize ans, un automne où j'étais allé tirer le canard dans les marais, aux environs de Trois-Rivières. C'est pourquoi on m'appelle aussi maintenant Trois-doigts de Trois-Rivières.

Et, comme elle rie pouvait s'empêcher de regarder avec pitié ces mains horribles :

– Ils ont commencé par me couper trois doigts avec des coquillages tranchants. Ce pouce-là qui me reste a été brûlé dans un calumet. Pour les autres, les ongles ont été arrachés avec les dents, et puis certains doigts ont encore été brûlés.

– Et vous avez résisté ?

C'était la voix de Florimond. Il tendait sa tête embroussaillée par-dessus la soupière. Ses yeux brillaient d'excitation.

– Pas un cri, jeune homme ! Crois-tu que j'aurais donné la jubilation à ces loups de me voir grimacer et me tortiller. Aussi bien, c'était me condamner à mourir, mais de plus de la main des femmes. Quelle honte ! Quand ils ont vu que j'avais la résistance d'un guerrier, ils m'ont adopté et je suis resté plus d'un an avec eux.

– Vous parlez l'iroquoise ?

– Mieux peut-être que Swanissit le Grand Chef des Sénécas lui-même...

Il ajouta soudain avec un regard circulaire qui semblait découvrir quelque chose au delà des apparences :

– C'est lui que je cherche ici.

Il avait des yeux noirs dans un visage brun. Ses cheveux étaient châtains, assez bouclés, et tombaient sur sa veste de peau à l'indienne garnie de grandes bandes de cuir. Autour de la tête, il portait un bandeau brodé de toutes petites perles et qui retenait deux plumes par-derrière. C'était sans doute ce ruban parmi ses boucles qui lui donnait un visage efféminé et presque puéril, malgré sa carrure d'ours et une taille au-dessus de la moyenne.

– Si c'est Swanissit que vous cherchez, alors, mon garçon, vous feriez croire que vous le fuyez car il était dans le Nord, au lac Mistassin, le mois dernier, avec un parti de sa Nation, dit le comte de Loménie. Nous l'avons su par deux sauvages qui se sont heureusement échappés de leurs mains alors qu'ils approchaient du bourg de ces deux indigènes.

– Et moi je vous affirme qu'il est ici, fit L'Aubignière avec un coup de poing sur la table. Il est venu joindre Outtaké, le grand capitaine des Mohawks. Nous avons capturé un Iroquois l'autre soir. Il a parlé... Là où est Outtaké, vous trouverez aussi Swanissit. Scalpons ces deux têtes et les Cinq Nations iroquoises sont abattues.

– Tu veux venger tes trois doigts, dit Maupertuis en riant.

– Je veux venger ma sœur et mon beau-frère et aussi les parents de mon voisin Maudreuil ici présent. Cela fait six ans que nous traquons ce vieux renard de Swanissit pour lui faire la chevelure.

– Prends patience, Éliacin, dit-il en s'adressant au petit baron à ses côtés. Un jour le scalp de Swanissit sera à ton poing. Et celui d'Outtaké au mien.

– Lorsque j'étais aux Iroquois, reprit-il, Outtaké fut mon frère. C'est l'être le plus éloquent que je connaisse, le plus sournois, le plus vindicatif. Il est un peu sorcier et étroitement lié à l'Esprit des Songes. Je l'aime et je le hais. Disons que je l'estime pour sa valeur, mais je le tuerais volontiers car c'est bien la plus mauvaise bête qu'un Français puisse croiser sur son chemin.

– Allez-vous finir par donner à manger à cette dame, cousin ? l'interrompit avec hargne Eloi Macollet.

– Oui-da, grand-père, ne vous fâchez pas, Madame, je suis confus. Pont-Briand, ne pourriez-vous pas faire quelque chose, vous aussi ?

– Si fait, je cherche un morceau dans cette infecte ragougnasse qui soit digne de la fourchette d'une jolie femme, mais...

– Et ceci, la patte de l'ours, c'est le meilleur, tu n'y connais rien, Pont-Briand, mon frère, on voit bien que tu n'es qu'un débarqué de fraîche date...

– Moi ? J'ai quinze ans de Canada !...

– Allez-vous lui donner à manger ? grogna de nouveau le vieux, menaçant.

– Voilà, voilà.

Ils attiraient l'énorme plat où baignaient dans une graisse couleur d'ambre de gélatineuses et sombres rouelles. Romain de L'Aubignière y plongea sans souci de brûlure ses doigts mutilés. Avec dextérité, il détachait de la viande bouillie les griffes acérées, chacune autant de petits stylets courbes et cruels, que la cuisson avait ramollis un peu, mais qui faisaient un bruit cliquetant en s'amoncelant sur la table.

– Notre ami Mopountook s'en fera une parure fort élégante autour des hanches ou autour du cou.

Voici, madame, un morceau que vous allez pouvoir apprécier sans risquer qu'une des armes défensives de Maskwa – Seigneur l'Ours – ne vous reste en travers de la gorge. Angélique considérait avec circonspection la part de viande d'ours que ses voisins s'étaient empressés de jeter si courtoisement dans son assiette en l'arrosant de sauce onctueuse. Elle était venue pour traiter avec son mari la question de la jument et se trouvait prise au piège d'un festin presque officiel. Elle jetait des regards vers son mari qui était assez éloigné d'elle, tout au bout de la grande table, mais par la faute de la fumée et de l'agitation des convives elle ne pouvait croiser son regard et distinguait mal l'expression de ses traits. Elle avait conscience qu'il la fixait par instants de façon énigmatique. Elle décida de faire preuve de politesse pour satisfaire les Français un peu éméchés qui l'avaient conviée près d'eux et risquaient de se formaliser de son dédain. Elle ne se sentait guère en appétit, mais elle avait tout de même fait dans sa vie des choses plus difficiles que de manger de l'ours et elle en porta un morceau à sa bouche.

– Buvez ! dit Pont-Briand. Il faut boire pour faire passer toute cette graisse.

Angélique but et faillit tomber raide.

Toute la tablée suivait chacun de ses gestes dans un silence pesant. On aurait dit des chasseurs à l'affût.

Heureusement, Angélique avait appris à boire à la Cour de France et put faire bonne figure.

– Je commence à comprendre pourquoi les Indiens appellent votre alcool l'eau-de-feu, fit-elle quand elle eut retrouvé ses esprits.

Ils éclatèrent de rire et la contemplèrent avec ravissement. Puis chacun se replongea dans son écuelle et le brouhaha des conversations reprit.

Angélique aperçut le cuisinier Octave Malaprade qui venait du fond de la salle, présentant de la volaille rôtie. Songeant à ses amis Jonas, elle se leva à demi dans l'intention de lui demander d'aller porter quelques plats à la petite habitation. Mais Pont-Briand la retint avec une telle force qu'elle en eut l'avant-bras meurtri.

– Ne vous éloignez pas, dit-il d'une voix pressante. Je ne pourrais le supporter.

À l'autre bout de la table, le comte de Loménie capta le mouvement de colère de Peyrac à demi dressé. Il s'interposa :

– Permettez-moi, comte, fit-il tout bas, je vais aller déliver Mme de Peyrac et la conduire à la place d'honneur. Soyez tranquille, je la prends sous ma garde. Évitons les incidents... Il sont tous saouls.

Angélique voyait soudain s'incliner devant elle le colonel français.

– Madame, permettez-moi de vous conduire à la place qui vous revient de droit comme châtelaine de ces lieux.

Ce disant, d'un regard bref mais impérieux, il intimait à Pont-Briand l'ordre de lâcher prise. Prenant le bras d'Angélique, il la conduisit très galamment à l'autre extrémité de la table qui était inoccupée, la fit placer au bout, s'assit à sa droite. Angélique se trouvait maintenant encore plus éloignée de son mari, mais elle le voyait tout au bout en face d'elle, et c'était tout à fait comme au temps du Gai Savoir. Le colonel s'empressa et lui fit servir du dindon rôti accompagné de quelques légumes braisés.

– Voici une nourriture plus en accord avec vos goûts de jeune femme à peine débarquée de France.

Elle protesta. Tout compte fait, le brouet d'ours noir ne lui avait pas paru une pitance si grossière. Elle présageait qu'elle s'y habituerait sans peine.

– Mais ne contraignons pas la nature inutile ment, dit Loménie. Vous verrez, nous avons en automne beaucoup de gibier à plume auquel nos palais d'Européens sont accoutumés. Autant en profiter. Monsieur, dit-il à Malaprade, Mme de Peyrac souhaite faire porter un souper confortable à ses amis de la petite habitation. Voulez-vous avoir l'obligeance de vous en charger ?

Il recommanda au cuisinier de joindre à ce repas une fiasque de bon vin.

*****

Si ivre que fût le lieutenant de Pont-Briand, l'intervention de son colonel avait suffi à le dégriser.

– Je ne sais pas ce qui m'a pris, glissa-t-il, piteux, à L'Aubignière.

– Tu es fou ! fit l'autre avec souci. Fou ou alors envoûté... Mais prends garde ! La Démone de l'Acadie n'est peut-être pas un mythe !... Cette femme est vraiment trop belle... Et si c'était « elle » ? Souviens-toi des paroles du père d'Orgeval !...

*****

Assise aux côtés du colonel de Loménie-Chambord, Angélique commençait à se détendre. Son mari était en face d'elle, comme autrefois. Elle l'apercevait au bout de la table, dans un halo, un peu trouble, et comme autrefois, quand il commençait à l'aimer, elle sentait son regard attentif posé sur elle. Cela lui communiquait une sensation d'euphorie, le désir de briller et de participer à ce qui l'entourait. Elle était heureuse. L'alcool commençait à lui brouiller un peu les idées. Elle oubliait pourquoi elle était venue. Le charme courtois du colonel agissait sur elle. La sympathie qu'il lui avait inspirée dès le premier abord se muait en un sentiment de confiance.

La simplicité de ses manières, de ses gestes nets et précis, s'accompagnait d'une sorte de grâce enveloppante et douce en laquelle l'esprit observateur d'Angélique ne manquait pas de déceler l'habitude que cet homme avait de s'entretenir avec les femmes. Non pas dans le sens de galanterie qu'on lui prête trop souvent, mais dans celui, plus rare, qui consiste à savoir parler aux femmes un langage qui leur est familier et les met à l'aise, et qui, en bref, sans chercher à les séduire, les rassure et les apprivoise. Il l'intriguait et il y avait en lui quelque chose d'inusité.

Elle l'écouta lui parler des pays du Nord, des trois villes françaises au bord du Saint-Laurent, des tribus multiples qui fourmillaient autour et, comme elle l'interrogeait sur les Hurons, il lui confirma qu'ils étaient en effet d'origine iroquoise. Ils s'étaient séparés de leurs frères de la Vallée Sacrée en des temps déjà lointains, à la suite d'on ne savait quelle dispute, et désormais se considéraient comme ennemis ancestraux. C'étaient des Hurons que le premier explorateur français Jacques Cartier avait appris le nom des Iroquois, ce mot voulant dire « vipères cruelles ».

Quoi qu'on dît, on en revenait toujours à parler des Iroquois. Les voisins immédiats d'Angélique étaient contents de trouver une occasion de se mêler à la conversation en parlant d'un sujet qu'ils connaissaient et qui paraissait l'intéresser. Ils étaient subjugués par ses façons de grande dame. Chacun, ici même, pressentait que cette femme s'était assise à la table du Roi. Ils ne doutaient pas qu'elle avait régné à la Cour parmi des hommes qui l'entouraient d'hommages. Ils pressentaient qu'elle avait été adulée par des princes... Ils détaillaient chacun de ses gestes, sa manière de croiser ses mains flexibles, d'y appuyer son menton, de fixer hardiment son interlocuteur ou au contraire de baisser ses longues paupières d'un air secret, en l'écoutant, de grignoter quelque chose distraitement, d'attraper son gobelet et de le vider d'un trait, sans façon, et d'éclater de rire soudain, d'un rire irrésistible qui vous prenait au ventre.

Et c'était un étrange paradis qui s'ouvrait ce soir pour la bizarre humanité rassemblée à Katarunk.

Avec cette femme à leur table, c'était le ciel sur la terre, le printemps en plein hiver, la beauté descendue parmi eux, brutes qu'ils étaient à l'odeur de cuir et de suint, c'était la lumière du soleil perçant les brumes de leur tabagie, et un sourire de femme comme un baume sur leurs cœurs endurcis. Us se sentaient des héros, lame ferme et l'esprit agile et les mots leur venaient tout seuls pour décrire les contrées qu'ils avaient parcourues ou exposer leur point de vue.

Romain de L'Aubignière parla de la Vallée Sacrée des Iroquois, de la lumière rosé qui baigne les coteaux où s'alignent les longues maisons d'écorces aux toits arrondis, de l'odeur du maïs vert – « ...Rares sont ceux qui reviennent vivants de cette vallée... Rares sont ceux qui reviennent avec tous leurs doigts... »

– Moi, dit Perrot en étalant ses mains ouvertes.

– Toi, tu es considéré par eux comme un magicien. Tu as dû faire alliance avec le diable, mon ami, pour t'en sortir...

– N'est-ce pas étrange que le seul nom de Français jette les Iroquois dans des transes de fureur démentielle et n'est-ce pas la preuve que les génies du mal les habitent plus particulièrement, émit un des coureurs de bois nommé Aubertin. Ils semblent surtout craindre dans les Français la puissance de la religion qu'ils apportent. Voyez comme ils ont traité nos missionnaires !... Nous ne pouvons jamais nous vanter d'être à l'abri de leurs coups, même pas l'hiver. N'est-ce pas en plein mois de février qu'ils ont assailli vos seigneuries, à toi Maudreuil et à toi L'Aubignière ? Scalpé vos parents et vos serviteurs, mis le feu à vos domaines ? Et ceux qui restaient blessés sont morts de froid...

– Oui, c'est bien ainsi que les choses se sont passées, dit Éliacin de Maudreuil.

Ses yeux bleus brillèrent d'un feu sombre et l'on aurait dit que la couleur y stagnait comme du plomb fondu.

– C'est Swanissit qui a fait cela, avec ses Sénécas, et il n'a guère cessé de courir depuis, semant la terreur partout. Je ne le laisserai pas aujourd'hui rentrer dans sa tanière que je n'aie sa chevelure.

– Et moi, j'aurai la chevelure d'Outtaké, dit Romain de L'Aubignière.

Mopountook leva la main et se dressa pour parler. On l'écouta dans un silence religieux. Les Blancs présents avaient appris des sauvages à ne pas se couper la parole et à s'écouter mutuellement avec respect. Chacun ici paraissait comprendre le discours du chef des Métallaks. Loménie, devinant la curiosité d'Angélique, se pencha vers elle et lui murmura la harangue du Sagamore.

– L'Iroquois est là autour de nous. Il rôde comme un coyotte affamé. Il veut la destruction des enfants de l'Aurore. Nous l'avons rencontré au bord de nos territoires. Il nous annonçait la guerre. Mais la femme blanche n'a pas craint de l'affronter et l'a précipité dans les eaux. Et maintenant l'Iroquois a perdu sa force. Il le sait. Il va demander la paix.

– Dieu t'entende, répondit Perrot.

– Encore cette histoire de tortue !... dit Angélique à Loménie. Sur le moment j'ai eu peur, je l'avoue. Mais j'étais loin de donner à cet accident une portée aussi mystique. Cela a-t-il vraiment tant d'importance ?

Elle but une gorgée d'eau-de-vie et huma dans le fond du verre un parfum de marc de pommes. Loménie l'observait en souriant.

– Je crois que vous commencez à vous rassurer, dit-il. Vous en êtes au stade où les histoires d'épouvante quotidienne ne vous font pas plus d'effet que les derniers ragots du voisinage. Vous verrez, on s'habitue très vite.

– C'est peut-être grâce à cette généreuse eau-de-vie, et aussi grâce au soutien de votre gentillesse pour moi, fit-elle en lui glissant un regard affectueux. Vous savez si bien vous y prendre avec les femmes... Oh ! ne vous méprenez pas. Je veux dire que vous avez une façon à vous, rare chez un homme de guerre, de leur inspirer confiance, de les rassurer, de leur donner l'impression qu'elles existent. Où avez-vous acquis ces talents, monsieur de Loménie ?

– Eh bien, fit le comte sans se déconcerter, je pense que c'est durant les années pendant lesquelles je me suis trouvé au service de M. de Maisonneuve.

Et il raconta comment il était arrivé au Canada lorsque ce courageux gentilhomme était venu fonder Ville-Marie en l'île de Montréal. Alors des couples arrivaient de France ou des filles du roi qu'on envoyait ici pour se marier avec les colons. Lui, Loménie, était chargé d'aller les accueillir au bord du fleuve Saint-Laurent, de les guider et de les encourager dans leur existence nouvelle, combien déconcertante.

– Nous vivions alors en butte aux attaques incessantes des Iroquois et il n'y avait pas homme qui ne risquât de se faire enlever la chevelure dès le seuil de sa propre maison. Les colons moissonnaient leur fusil à portée de la main. Les filles du roi qu'on nous envoyait étaient pour la plupart gentilles, accortes et de bonnes mœurs, mais peu avisées dans la tenue d'une maison ou des travaux des champs. Mlle Bourgoys et moi nous étions chargés de faire leur instruction.

– Qui était cette demoiselle Bourgoys ?

– Une sainte fille venue de France à seule fin d'instruire les enfants des colons.

– Seule ?

– Seule tout d'abord, sous la protection de M. de Maisonneuve. Notre gouverneur ne jugeait pas possible à l'époque d'amener en un poste si avancé un ordre de religieuses. Nous vivions le plus souvent tous rassemblés dans le fort. Mlle Bourgoys soignait les blessés, lavait le linge, apprenait aux femmes à tricoter et s'occupait d'apaiser les petites querelles.

– J'aimerais connaître cette femme, dit Angélique. Est-elle encore au Canada ?

– Certes ! Au cours des années, elle s'est trouvé des compagnes pour l'aider dans sa tâche et elle est maintenant à la tête d'une petite congrégation qui instruit plus d'une centaine d'enfants à Ville-Marie, et aussi dans les villages éloignés aux environs de Québec et à Trois-Rivières. Pour ma part, Montréal pouvant vivre maintenant de ses seules forces et M. de Maisonneuve ayant été rappelé en France, j'ai repris du service sous les ordres de M. de Castel-Morgeat, gouverneur militaire de la Nouvelle-France. Mais je ne suis pas près d'oublier le temps où je me travestissais en maître-queux pour enseigner aux petites Françaises nouvellement débarquées des recettes culinaires capables de retenir leur mari au foyer.

Angélique riait en imaginant l'officier ceint d'un tablier bleu et inculquant les rudiments de la cuisine familiale à quelque goton de village, ou orpheline de l'hôpital général dont l'Administration s'était généreusement débarrassée en l'envoyant se marier au delà des mers.

– Cela devait être merveilleux de vivre en votre compagnie, d'être accueilli par vous. Toutes ces femmes devaient être folles de vous ?...

– Non, je ne crois pas, dit Loménie.

– Vous m'étonnez. Vous êtes si charmant !...

Loménie riait, se rendant compte qu'elle commençait à être un peu ivre.

– Cela ne faisait pas des drames passionnels ? interrogea Angélique.

– Non, je vous assure, madame. Voyez-vous, nous, nous étions une très pieuse assemblée aux mœurs rigoureuses. Sans cela, nous n'aurions pu nous maintenir ainsi aux avant-postes de la chrétienté. Moi-même je suis un religieux, j'appartiens à l'ordre des Chevaliers de Malte. Angélique ouvrit la bouche avec stupeur.

– Oh ! quelle folle je suis !

Puis elle s'écria avec extase :

– Un chevalier de Malte ! Quel bonheur ! J'aime tellement les chevaliers de Malte. Ils ont essayé de me racheter lorsque j'ai été vendue comme esclave au batistan de Candie... Enfin, ils ont fait de leur mieux... Les enchères étaient trop lourdes, mais je n'oublierai jamais leur geste... Et quand je pense à toutes les sottises que je vous ai dites ! Oh ! je suis impardonnable !

Elle renversa en arrière son cou ravissant et éclata de rire... Tous, y compris Loménie, la regardaient avec enchantement. Le rire d'Angélique leur révélait sa présence féminine avec une réalité troublante.

Peyrac serra les mâchoires. Il l'avait observée avec passion, subissant son charme, mais maintenant il se sentait envahi de colère contre elle, lui en voulait de sa séduction éclatante, de ses regards et de son fou rire, et de son attitude teintée de coquetterie envers Loménie. L'homme lui plaisait, c'était visible ! Et puis elle avait trop bu. Qu'elle était belle, mordious !

Ce rire remuait du bonheur au fond des cœurs.

Non ! décidément, on ne pouvait lui en vouloir d'être si belle et d'attirer tous les regards. Elle avait été créée pour éblouir...

Il saurait lui rappeler, cette nuit, qu'elle n'appartenait qu'à lui seul !... Clovis l'Auvergnat, gnome ténébreux, en bonnet de laine, surgit soudain aux côtés de Peyrac. Il portait un mousquet sous le bras.

– J'm'en va abattre la jument, monsieur le comte, chuchota-t-il. Peyrac lança encore un regard dans la direction d'Angélique. Si elle était un peu folle, en revanche, à Loménie, on pouvait faire confiance.

– Bien, je t'accompagne, dit-il en se levant.

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