Chapitre 11

Angélique avait été longue à s'endormir. La migraine serrait ses tempes et ses yeux étaient douloureux.

Dans la nuit, quelques jongleurs abénakis, que Nicolas Perrot avait décidés à venir pour honorer par un peu de musique les chefs iroquois, secouaient leurs grelots, frappaient les tambours, sifflaient dans des flûtes de chêne à six trous. Le reflet des feux jetait des lueurs rosés et intermittentes sur les parchemins de la petite fenêtre. Angélique craignait sans cesse d'y voir s'y profiler des ombres menaçantes. Les Indiens dansaient à petits pas syncopés dans la cour et, dans la salle du poste, elle imaginait les chefs et les Blancs festoyant, se passant les bols de bois remplis de blé dinde recouvert d'huile d'ours et de graines de tournesol, les quartiers de viande bouillie et surtout les gobelets d'eau-de-vie. De temps à autre, des clameurs rauques et uniformes dominaient le bruit strident et lancinant de la musique, et Angélique tressaillait, mal à l'aise. La présence de son mari lui manquait et elle avait peur.

« Je voudrais tant que tu sois là, songeait-elle enfantinement. J'ai un tel besoin de toi... »

Puis tout s'était brouillé, et elle avait sombré dans un sommeil profond. Lorsqu'elle s'éveilla le silence régnait. La lueur du jour ressemblait à celle qui sourd à travers une lampe d'albâtre. À son chevet, elle vit le Mohawk Outtaké. Il était nu et d'une pâleur mortelle. On aurait dit une statue de marbre jauni. Il inclinait la tête en la regardant, et tout à coup elle aperçut un sang vermeil qui coulait de son épaule, ou de sa poitrine ; ce n'était pas très net. Dans un souffle, il murmura :

– Femme, donne-moi ma vie !

D'un bond, elle fut hors de sa couche, et cela suffit pour que l'ombre dolente du Mohawk se dissipât. Il n'y avait personne dans la pièce.

« Je deviens folle, songea-t-elle. Vais-je me mettre à avoir des visions comme tous ces gens de par ici ? »

Elle passa sur son visage une main qui tremblait un peu. Son cœur battait la chamade. Elle tendit l'oreille. Que signifiait ce silence ? Il était anormal et elle sut qu'il était le résultat d'un événement.

Il est arrivé quelque chose !

Rapidement, elle se vêtait. Dans sa hâte, elle attrapa un manteau au hasard. C'était le manteau de faille rouge amarante qu'elle avait mis sur ses épaules pour se rendre au banquet, l'autre soir. Elle ne savait pas que ce geste sans préméditation l'aiderait à sauver une vie... Dans la pièce voisine, ses deux fils dormaient toujours, du sommeil profond de la jeunesse ; après avoir collé l'oreille à la porte des Jonas et des enfants, et avoir perçu le souffle léger de personnes endormies, elle commença de se rassurer.

Mais le silence ambiant continuait à lui paraître insolite. Sans bruit, elle alla déverrouiller la porte d'entrée et reçut en plein visage l'éclat de la lumière pâle qui, ce matin, filtrait à travers les petits carreaux presque opaques et qui l'avait intriguée à son réveil.

Simultanément, un souffle glacé l'enveloppa, tandis que ses yeux cillaient éblouis et qu'elle retenait une exclamation.

La NEIGE !...

La neige était venue au cours de la nuit, une neige précoce, inattendue, qui s'était mise à tomber doucement, enrobant le fort de son manteau ouaté, ensevelissant toute vie, tout bruit, tout mouvement.

Au matin, les flocons avaient suspendu leur danse furtive, mais l'impression de surprise demeurait. Tout était désert. Cependant le tapis blanc à l'intérieur de l'enceinte portait la trace de nombreuses allées et venues récentes.

Angélique vit que le porche était grand ouvert et, au delà, quelque chose de sombre lui parut un corps étendu.

Elle allait s'élancer lorsqu'un paquet de brume plus épaisse et basse déferla derrière elle, pardessus le toit, en rouleaux de fumée grise, éteignant la lueur du soleil, et elle fut presque aussitôt plongée dans un monde opaque et sourd.

Un cri perçant, aigu, bizarre. Elle n'y voyait pas. Elle dut tâtonner pour s'avancer le long de la palissade jusqu'à la porte. Et quand elle fut au-dehors, elle ne savait plus dans quelle direction elle avait cru apercevoir un homme étendu.

Elle appela. Sa voix rendit un son mat et qui ne portait pas. Presque aussi subitement qu'il s'était abattu, le brouillard commença à s'alléger faiblement, ruisselant de gouttelettes étincelantes. Sur la droite, au-dessus d'elle, une haute apparition incarnate prenait forme. C'était l'érable solitaire près de l'entrée du poste. La neige ne parvenait pas à dissimuler sa somptueuse vêture. L'ourlet blanc ne faisait qu'aviver son éclat rouge, tandis que la lumière diffuse du soleil qui luttait pour triompher se reflétait à travers les feuilles pourpres comme à travers le rubis d'un vitrail.

Le brouillard se retira lentement jusqu'au bord du fleuve. Une silhouette humaine en venait, montant la côte. Beau et rayonnant comme l'archange saint Michel lui-même, c'était le petit baron Éliacin de Maudreuil.

Ses cheveux blonds scintillaient sous sa parure indienne de plumes et de perles. Dans l'échancrure de sa veste de daim ouverte sur sa poitrine nue on voyait briller, avec des étincelles intermittentes, trois médailles, tandis que les mêmes miroitements jouaient sur la lame du long coutelas qu'il tenait en son poing levé.

Le visage dressé, il montait, et la neige étouffait ses pas. Un rêve paradisiaque emplissait ses prunelles claires.

Ce qu'il voyait à travers la brume, sous l'érable rouge aux chatoiements de vitrail, c'était une apparition auréolée de lumière, d'une beauté surnaturelle, le visage pâle de la blancheur des lys, des yeux admirables.

Elle l'attendait, elle le regardait venir, sereine et grave, drapée dans les plis d'un manteau de couleur rosé.

Terrassé d'émotion, il ploya le genou.

– O Notre-Dame, murmura-t-il d'une voix brisée, O Mère de Dieu, béni soit ce jour ! Je savais bien qu'il me serait donné de te voir à l'heure de ma victoire !

Devant lui, la neige s'étoilait de fleurs rouges. Du sang, qui tombait goutte à goutte... Et dans son poing levé, il brandit un objet noir, humide, lové de ruisselets rosaires.

– Voici la chevelure du démon ! Voici la dépouille que je t'avais promise ! O Notre-Dame !... Voici le scalp de Swanissit.

Un nuage glissa, les enveloppant tous deux d'ombre froide et dérobant à la vue d'Angélique l'homme agenouillé.

Elle l'entendit encore crier d'une voix démente :

– Swanissit est mort ! Gloire à Dieu au plus haut des cieux !...

Tâtonnant, elle se recula, cherchant un point d'appui. Elle marchait à travers la cour, cherchant l'habitation principale où, cette nuit, on festoyait. Soudain, elle aperçut à quelques pas d'elle la porte béante comme un trou noir ouvert sur de l'ombre froide. Au gré du vent, le lourd panneau de bois grinçait sur ses gonds de cuir.

Une appréhension affreuse lui étreignit le cœur.

– La salle du festin ! murmura-t-elle, et elle marcha jusqu'au seuil.

Il n'y avait plus que quatre hommes assis devant la table. Tout de suite, elle vit que son mari n'était pas parmi eux. C'étaient les quatre chefs iroquois, Swanissit, Anhisera, Onasatégan et Ganatuha. Le front contre la table, ils paraissaient cuver leur ivresse. Une odeur fade montait de la salle où le brouillard s'était infiltré. Les feux étaient éteints. Angélique perçut un bruit sinistre et qui la fit frissonner jusqu'à la racine des cheveux. C'était le bruit d'une averse lente, comme le suintement d'une eau visqueuse au fond d'une caverne obscure. Qu'importaient le froid de la porte ouverte et les feux éteints !... Ceux qui se tenaient là n'avaient plus besoin de chaleur. Car ils dormaient, le crâne à vif, dans une mare de sang. Et ce bruit qu'Angélique entendait, c'était celui de ce sang s'écoulant de la table au sol. Une nausée la saisit.

Et l'inquiétude même qu'elle éprouvait pour le sort de son mari fut submergée par l'horreur, la terrifiante infamie de cette scène.

Les chefs iroquois avaient été scalpés, à la table de leur hôte, sous le toit de Joffrey de Peyrac. Une ombre bougea derrière elle. Elle se retourna vivement, portant la main à la crosse de son arme.

Elle vit Nicolas Perrot, qui se frottait la tête sous son bonnet et la regardait avec des yeux vagues. Lui aussi contemplait la scène et ses lèvres bougeaient sur des jurons qu'il n'avait pas la force d'exhaler.

– Monsieur Perrot, fit Angélique presque bas, savez-vous qui a fait cela ?

Il eut un geste d'ignorance...

– Où est mon mari ?

– Nous le cherchons.

– Qu'est-il arrivé ?

– Cette nuit, nous étions tous assez éméchés, dit Perrot. Quand je suis sorti dans la cour, j'ai reçu un coup sur la tête. Je viens de m'en réveiller.

– Qui vous a frappé ?...

– Je n'en sais rien encore... Mais je parie que c'est le Sagamore Piksarett avec les guerriers enragés, les Patsuiketts.

– Et Maudreuil !... Je l'ai vu tout à l'heure devant le poste...

Perrot dit vaguement, en regardant vers les Iroquois :

– Il en manque un...

Il comptait les morts.

– Il en manque un... Il me semble que c'est Outtaké. Il a dû s'enfuir.

– Comment ont-ils pu entrer et vous surprendre ?...

– On a ouvert de l'intérieur. Les sentinelles ont cru à un retour des Français...

– Et lui ? O mon Dieu, où peut-il être ? Je vais alerter mes fils.

Angélique traversa à nouveau la cour que la matité grise du brouillard transformait en désert. À chaque pas elle pouvait se heurter à un ennemi.

Elle reconnut le bâtiment du magasin et s'y arrêta, s'appuyant au mur et tenant haut son pistolet car elle croyait surprendre un frôlement.

Le bruit se renouvela.

Et quelque chose de lourd glissa le long du toit de bardeaux, entraînant des pans de neige. Un corps tomba lourdement devant elle. C'était Outtaké, inerte dans la blancheur de la neige. Son corps était d'une pâleur cireuse.

Au bout d'un instant, voyant qu'il ne bougeait pas, elle se pencha sur lui. Il respirait à peine. Ses mains ouvertes venaient de lâcher le faîte du toit où il avait dû s'accrocher, blessé depuis de longues heures.

Les paupières de l'Iroquois s'ouvrirent, laissant filtrer l'éclair du regard. Ses lèvres bougèrent. Elle devina plutôt qu'elle n'entendit la phrase qu'il lui avait déjà dite une fois au bord de la source et qu'il lui avait répétée en songe :

– Femme, donne-moi ma vie !

Elle l'attrapa sous les aisselles, le traîna, le tira. Il était pesant. Les mains d'Angélique glissaient sur sa peau grasse.

Elle chercha dans la poche de sa robe la clé du magasin, ouvrit, poussa du coude le vantail, tira encore le blessé à l'intérieur, le fit tomber dans un coin et jeta sur lui quelques vieux sacs pour le dissimuler.

Puis elle sortit et referma la porte.

Derrière elle quelqu'un, surgi du brouillard, la regardait faire. Quand elle se retourna, elle eut un sursaut violent. Un Indien se tenait devant elle et elle reconnut le grand chef à la peau d'ours qu'elle avait aperçu l'autre matin, près de l'autel de bois doré. Sa taille était vraiment gigantesque, mais il était fort maigre. Son abondant chignon huilé était entremêlé avec les grains d'un gros chapelet de bois et, des deux côtés de son visage, des mèches de cheveux tressés étaient retenues dans les étuis de pattes de renard roux.

Plusieurs rangées de médailles et de petites croix enfilées autour de son cou tombaient bas sur sa poitrine tatouée.

Il observait Angélique, la tête penchée, les yeux plissés de malice. Il s'approcha d'elle avec lenteur.

Son rire muet découvrit sa mâchoire aux dents blanches et pointues de rongeur. Avec ses deux incisives supérieures proéminentes, il avait un air malicieux d'écureuil. Elle ne sut pourquoi, elle n'en éprouva pas de peur.

– Est-ce toi le Sagamore Piksarett ? lui demanda-t-elle.

Comme tous les Abénakis fréquentant les Français, il devait comprendre un peu cette langue s'il ne la parlait pas.

Il hocha la tête affirmativement.

Elle se glissa entre lui et la porte du magasin, décidée à l'empêcher d'entrer. Pourtant, elle ne voulait pas le tuer. Seulement l'écarter, l'empêcher d'achever le blessé. Conclure un marché avec lui.

Elle fit glisser de ses épaules son grand manteau rouge.

– Prends ce manteau... Voici pour toi... Voici pour tes morts...

Ce manteau avait ébloui les Indiens. Ils en parlaient déjà loin sur les rives du Kennebec. Ils en rêvaient, hallucinés qu'ils sont toujours de trouver un linceul digne d'envelopper les ossements de leurs ancêtres. Bien des prêtres catholiques n'ont-ils pas connu le martyre pour avoir refusé le don d'une chasuble ?... Ce geste était le seul capable de détourner l'attention du Sagamore Piksarett. Il fixa avec extase le vêtement offert et qui brillait comme un morceau d'aurore taillé à même le ciel.

Il s'en saisit fougueusement, le déploya, le drapa autour de lui, puis le roula en boule pour le serrer contre son cœur.

Il regarda encore la porte close, puis Angélique, puis le manteau. À ce moment le soleil enfin triomphant parut, jetant en tous sens ses rayons, et l'on aperçut les maisons, la palissade, tandis que la neige commençait à fondre. Nicolas Perrot, à l'autre bout de la cour, aperçut Piksarett près d'Angélique. Il s'élança dans leur direction.

Mais l'Abénakis s'enfuit et, tenant toujours le manteau, bondit par-dessus le mur du fond de la palissade, comme un immense écureuil qu'il était, et disparut. C'était l'instant où Joffrey de Peyrac atteignait le poste et entrait dans l'enceinte. Angélique courut vers lui et se jeta dans ses bras, effrayée de le voir blessé, mais folle de joie de le retrouver sauf.

– Dieu soit loué ! Vous êtes vivante, dit-il en l'étreignant.

– Êtes-vous blessé ?

– Ce n'est rien. Et les enfants ? Les garçons ?

– Ils n'ont rien. Je crois qu'il n'y a pas de morts à déplorer... parmi nous.

Les yeux de Peyrac se fixaient déjà sur la porte ouverte de la grande habitation près de laquelle des hommes commençaient à se rassembler et il s'approcha, saisi, comme l'avait été un peu plus tôt Angélique, par le pressentiment de la tragédie qui l'attendait. Du seuil il contempla les personnages de cire, figés dans l'attitude du sommeil ou de l'ivresse, leurs têtes sanglantes inclinées reposant parmi les plats. Puis une colère farouche fit briller ses yeux noirs. Il jura, les dents serrées :

– Damned ! Damned !... Que soit maudit celui à qui nous devons cela !

– Ce sont sûrement les Patsuiketts, dit Nicolas Perrot.

– Je sais... je sais qui ils sont, ceux qui sont venus nous trahir sous le couvert de la nuit. J'ai vu leur signe...

Il tira de sa casaque trempée l'objet qu'il avait arraché du cou de l'Indien mort et ils virent briller sur sa paume une petite croix d'or.

– La croix, dit Peyrac avec amertume. N'y aurait-il pas un lieu en ce monde où je puisse entreprendre une œuvre sans qu'on me jette la croix entre les jambes pour me faire trébucher !...

– Monsieur, ne blasphémez pas, je vous en conjure, s'écria Nicolas Perrot en pâlissant.

– Qu'importe le blasphème ! Ce sont les actes qui comptent !...

Il leur jeta un regard sombre. Une violence sourde faisait trembler sa voix. Ces mots blasphémateurs qu'il brûlait de prononcer, aucun de ceux qui l'entouraient, même eux ses frères, ses compagnons, ne les comprendraient. Sauf, ELLE. Car elle avait déjà souffert avec lui, comme lui, et pour les mêmes causes. Il la serra d'un bras, contre lui, avec passion, contemplant avec une intensité désespérée son beau visage pâle aux yeux clairs. Avec lui elle avait été rejetée hors du monde des Croyants et des Justes ; pour l'amour de lui elle avait été marquée si jeune, à vingt ans, du sceau de la malédiction, et maintenant il découvrait, dans un éclair, qu'elle était devenue son double, peut-être la seule créature au monde qui fût semblable à lui.

– Ça doit être un coup des Patsuiketts, répéta Maupertuis pour dire quelque chose. Ils ne peuvent voir un Iroquois sans lui planter les dents à la gorge. Quand ils ont vu que ceux-là leur échapperaient...

– Certes, ce sont eux. Il faut être un Indien fanatiquement chrétien pour oser venir la nuit risquer le combat. Fanatique et fanatisé. Il n'y a que les Patsuiketts de cette espèce. Assez croyants pour ne pas souscrire aux superstitions de leur race qui affirme qu'un guerrier tué la nuit errera éternellement dans les ténèbres. Assez hypnotisés par la Robe Noire pour faire confiance à son pouvoir mystique lorsqu'il leur affirme que la mort d'un Iroquois ou d'un Anglais leur assure le Paradis.

– Parlez-vous du père d'Orgeval ? s'écrièrent Nicolas Perrot et Maupertuis. Mais c'est impossible, c'est un saint !...

– C'est un saint qui combat pour son Dieu. Il y a longtemps que je suis renseigné sur son compte. C est le pape et le roi de France qui l'ont nommé en Acadie, et son seul but doit être de pousser les Abénakis à la Guerre Sainte contre les hérétiques anglais et tous ceux qui peuvent être considérés comme les ennemis des Catholiques et des Français.

« C'est lui qui a demandé du secours à Québec et qui a fait occuper notre poste. Quand il a vu que j'entamais des négociations pacifiques avec le comte de Loménie, il s'est jugé désavoué, et il a voulu frapper un coup définitif, irréversible... Ce n'est pas la première fois qu'il envoie de son propre chef les Patsuiketts au combat.

« Et maintenant, dit Peyrac, d'une voix rauque qui se brisait, maintenant par sa faute – et il considérait dans le creux de sa main la croix d'or scintillante – par sa faute j'ai sur les mains le sang de la trahison... Souvenez-vous, Perrot, des paroles de Tahoutaguète lorsqu'il est venu ici en messager. Il doutait. Outtaké leur avait dit qu'il ne pouvait pas y avoir d'entente possible avec les Blancs. Mais eux, les Iroquois, voulaient encore espérer en un Blanc qui ne les trahirait pas. Et maintenant, que puis-je leur répondre ? Ma demeure est souillée par un crime inexpiable...

Sa voix frémit. Et en même temps, Angélique, qu'il tenait toujours d'un bras contre lui, eut l'impression que cette dernière phrase venait de projeter en lui comme une illumination subite, lui faisant apercevoir obscurément peut-être une solution. Il s'apaisa, retrouva sa maîtrise habituelle et répéta à mi-voix :

– Ma demeure est souillée...

Son regard était fixe et songeur.

– Outtaké s'est enfui, dit Perrot.

– Ce n'en est que pis ! Il va rejoindre ses guerriers au delà du fleuve et dans deux jours, sinon demain, ils seront là. Nous n'aurons plus qu'à les tuer jusqu'au dernier ou qu'à mourir nous-mêmes. Où sont les sentinelles qui étaient chargées de la surveillance cette nuit ?

Jacques Vignot et deux Espagnols s'avancèrent.

Le Parisien raconta que vers les 2 heures du matin, alors que leur tour de garde se terminait, il avait entendu à l'extérieur de la palissade une voix française leur demander d'ouvrir les portes pour M. de Loménie-Chambord qui, prétendait-on, avait été obligé de revenir sur ses pas. Forts des congratulations échangées avec le corps expéditionnaire de Loménie, les sentinelles avaient cru bien faire en ouvrant, donnant le passage. Un brouillard à couper au couteau. À peine le vantail était-il ouvert qu'ils s'étaient retrouvés proprement assommés et ligotés. Ce n'était pas le colonel de Loménie. C'était le baron de Maudreuil à la tête d'un petit parti d'Abénakis Patsuiketts.

Le cri « Des Ours ! » ayant précipité au-dehors ceux qui conservaient à la fin du repas suffisamment de lucidité et la faculté de se tenir sur leurs jambes, les Indiens, profitant de l'obscurité, les avaient assommés à leur tour.

L'on découvrait maintenant un fait troublant. En cette échauffourée nocturne, rapide, silencieuse, aucun des Blancs de la troupe de Peyrac n'avait été tué, ni même blessé sérieusement.

Certains avaient été assommés, la plupart n'avaient rien vu, dormant du sommeil du juste ou de celui de l'ivrogne.

Un mot d'ordre précis semblait avoir été donné de laisser la vie aux Européens du poste. Ce que voulaient Maudreuil et Piksarett, n'était-ce pas seulement les scalps des chefs iroquois ? Les Patsuiketts n'avaient pas compté avec la défense acharnée du comte de Peyrac et sa force prodigieuse. L'un d'entre eux était mort.

Tandis qu'il se battait dans la cour et, pour se soustraire aux coups de ses assaillants, se précipitait dans le fleuve, dans la salle enfumée, Don Juan Alvarez, Maupertuis, Macollet, Malaprade, et ceux qui ne ronflaient pas encore, avaient vu surgir le baron de Maudreuil et le Sagamore Piksarett.

– J'ai compris tout de suite, expliqua le vieux Macollet, mais qu'est-ce que je pouvais faire ? Je ne pouvais pas me décoller du banc. Et même que j'aurais pu... C'était délicat comme situation, n'est-ce pas ?

Maudreuil, c'est un petit seigneur plein de sainteté et d'argent. Et moi, je ne suis qu'un vieux païen, sans le sou. Et il avait raison, l'enfant, de venir chercher le scalp de Swanissit qui a massacré tous les siens... Quand il a vu, il a compris lui aussi, Swanissit, mais il ne pouvait plus se bouger tant il était gavé... Anhisera et Ganatuha étaient aussi abrutis et Onasatégan n'a rien vu car il ronflait déjà. Seul Outtaké s'est dressé. Il s'est battu comme un diable avant de s'enfuir par la fenêtre dont il a brisé les montants avec ses poings... Regardez. Joffrey de Peyrac passa la main sur son front. Il sentit la plaie dont il réveillait la blessure importune. C'était le premier sang qu'il versait pour la conquête du Nouveau Monde. Cette blessure se nommerait Etskon-Honsi, la Robe Noire.

Ce ne serait pas la dernière.

L'ordre d'épargner les Européens ne ménageait que les apparences. Ils n'en étaient pas moins condamnés. Quel peuple primitif, quel peuple tout court pouvait accepter l'outrage de ce traître assassinat sans en réclamer vengeance ?

Malgré les efforts de Loménie et du comte de Peyrac, malgré la raison, la sagesse, malgré toutes les feintes et la patience qu'ils avaient déployées tous deux en hommes loyaux pour éloigner le spectre d'une guerre inutile, elle se dressait maintenant devant eux, folle et stupide, inévitable.

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