Chapitre 14

Angélique agenouillée était occupée à panser l'Iroquois couché sur un grabat dans la salle commune de la petite habitation, lorsqu'un bruit indéfinissable, aigu et grondant à la fois, monta dans le ciel pur, s'enfla jusqu'à tout envahir, puis mourut, soudain, coupé net. Angélique jeta un regard vers la fenêtre ouverte cherchant un signe d'orage ou de tempête. Le ciel était bleu.

Outtaké s'était redressé, les prunelles brillantes.

Alors, elle comprit, et un frisson lui secoua l'échine.

Ce qu'elle venait d'entendre, c'était le cri de guerre des Iroquois. Mais le silence régnait de nouveau. Aucun coup de mousquet ne répondait à cette clameur terrifiante.

Angélique acheva de panser le sauvage. Elle rangea soigneusement médicaments et charpie, mit le tout dans le sac qu'elle avait préparé. La consigne avait été donnée sans plus d'explication de tenir un petit bagage prêt, pour faire face à n'importe quelle éventualité. Dans le sac, elle avait mis une robe et du linge de rechange, son nécessaire de toilette d'écaille et d'or, où manquaient le miroir donné à Swanissit et la boîte à trésors d'Honorine. Par moments, elle commençait à soupçonner comment Peyrac espérait sauver leurs vies tout en conservant son influence intacte dans le pays. Puis elle secouait la tête car cela lui paraissait impossible d'y parvenir sans un combat sanglant. Elle vérifia la présence de son pistolet contre sa hanche. Ils devaient tous être armés. Mme Jonas tenait un mousquet dans ses bras comme un enfant. Ils étaient sortis de leur chambre en entendant le cri et s'étaient groupés, avec les petits, autour d'Angélique dont le calme les rassurait. Ils attendaient avec armes et bagages, en regardant l'Iroquois à leurs pieds comme une bête venimeuse.

Quand on viendrait les prévenir, ils devraient traverser la cour et sortit du fort sans marquer de frayeur. C'était tout ce qu'ils avaient à faire. Ils n'avaient aucune idée de la façon dont les choses allaient se passer.

Maupertuis et son fils surgirent et, saisissant le Mohawk sous les épaules, le dressèrent et le soutinrent afin qu'il pût se tenir debout.

Le comte de Peyrac entra à son tour, superbement vêtu de rouge.

– Tes frères sont là, dit-il.

Il enfilait sans hâte des gants de cuir à crispins noirs ouvragés d'argent et souriait presque.

– Ils sont là ! Nicolas Perrot les regarde du haut de la colline et eux le regardent. Ils ne savent s'ils doivent le percer de flèches. Ils attendent que tu viennes le leur dire.

– Quel rôle veux-tu me faire jouer, Tekonderoga ? fit l'Indien frémissant. Tu sais bien que si j'ouvre la bouche ce sera pour appeler mes frères à la vengeance.

– Contre qui ?

– C'est dans ton camp, sous ton toit, que la trahison s'est accomplie...

– Je sais. J'effacerai la honte. C'est mon affaire. Mais toi ? Tu as demandé ta vie à la femme blanche de Katarunk, mon épouse, et elle te l'a accordée. À ce signe, tu as pu mesurer que nous ne voulions pas la mort des Iroquois. Mais, il y a plus... Outtaké, souviens-toi pour quelle cause Swanissit est mort. Il a tout risqué pour me joindre et obtenir mon alliance. Car tu es aujourd'hui le chef des Cinq Nations. Où donc veux-tu les conduire ? À la paix ou à l'extermination ?...

Il dominait l'Indien de sa haute taille, et, autant l'autre soir il s'était incliné devant lui, autant cette fois il s'efforçait de le subjuguer. Capter cette âme rétive était chose à peine concevable. Mais c'était une question de vie ou de mort. Leur vie à tous tenait dans cette étincelle vacillante.

– L'extermination, cria Outtaké. Oui ! Mais tu mourras avant...

– Soit, nous mourrons tous ! dit Peyrac avec philosophie. Monsieur Macollet, dit-il en s'adressant au vieillard canadien qui était entré avec lui, vous savez ce que vous avez à faire. Je vous confie ces dames et leurs enfants. Placez-vous de façon à ne pas perdre de vue Nicolas Perrot. S'il vous adresse certain signe convenu, vous saurez qu'il vous faut ramener immédiatement vos protégés à l'abri de la palissade et vous préparer au combat.

– J'aurai l'œil, dit le vieux.

Peyrac considéra le chef iroquois que soutenaient Maupertuis et son fils. Sa carte maîtresse grâce à Angélique...

– Donnez-lui un coup de rhum, dit-il, afin qu'il puisse tenir debout ! Et, maintenant, venez tous.

Et, tandis qu'il traversait la cour à grands pas, il arracha vivement le pansement qu'il portait au front sur sa blessure. La plaie suinta à vif et le sang se remit à couler lentement. Yann Le Couénnec l'attendait en tenant par la bride son étalon noir. Peyrac se mit en selle d'un bond. Il s'élança vers la porte ouverte du poste. Il disparut dans la trouée lumineuse.

À son apparition, le cri de guerre des Iroquois monta une seconde fois et Angélique s'arrêta, le cœur étreint d'angoisse. Mais cette fois encore il n'y eut pas de détonations en réponse à ce rugissement belliqueux.

– Allons ! dit Macollet. Quand on joue la comédie, faut la jouer jusqu'au bout, mesdames. Il n'y a rien qui arrête plus, dans son élan, une bête enragée que quelque chose qui l'étonné et qu'elle ne comprend pas. Il y en a, parmi ces barbares, qui n'ont jamais vu de chevaux !... Et n'oubliez pas, mesdames, si vous vous sentez un peu inquiétées d'un chevalier servant tel que moi, vous n'en aurez jamais plus d'autre, après moi...

Il fit tant qu'elles arrivèrent, en riant presque, à la porte du fort.

Et, en effet, Nicolas Perrot était là, les mains derrière le dos, les franges de ses vêtements de daim et la queue de son bonnet de fourrure flottant au vent, et regardant tranquillement vers le bas de la côte dans la direction du fleuve et de l'armée iroquoise... Joffrey de Peyrac caracolait sur son cheval fougueux et il semblait passer en revue ses hommes assemblés qui tenaient des bannières.

La cuirasse noire des Espagnols étincelait au soleil.

Maupertuis et son fils, soutenant le chef Outtaké, allèrent se placer auprès de Nicolas Perrot. Une rumeur confuse monta d'en bas.

En regardant dans cette direction, Angélique sentit le sang se retirer de ses joues. Les deux rives et la plage étaient couvertes d'une multitude de sauvages emplumés, sales et sanglants. Des canots chargés de guerriers couvraient le fleuve et arrivaient sans cesse. Dans le halo de poussière soulevée par leur débarquement ils formaient une masse mouvante et agitée, brandissant des arcs et des tomahawks, et pourtant presque silencieuse. Ils avaient tous les yeux levés, en direction du poste.

Ils regardaient ce Nicolas Perrot, qui était venu si souvent traîner ses mocassins dans la Vallée Sacrée et naviguer sur les cinq lacs des Cinq Nations. Un presque Indien pour eux !... Ils regardaient Outtaké et ne comprenaient plus. On leur avait dit que tous leurs chefs étaient morts à Katarunk !...

Et la vue du comte de Peyrac sur cet animal noir et fabuleux les remplissait manifestement d'un effroi superstitieux.

Ils continuaient à s'agglomérer en contrebas, mais se tenaient dans l'expectative. Joffrey de Peyrac descendit de cheval et vint à son tour se placer en avant près de Perrot et d'Outtaké.

Le vent faisait voler son manteau, sa chevelure, son jabot de dentelle et le flot de rubans accrochés aux épaules de son pourpoint.

Angélique serrait dans la sienne la petite main d'Honorine. Elle chercha des yeux ses fils. Elle les vit, bien droits, un peu en retrait, tenant chacun l'une des grandes bannières brodées de rouge, de bleu et d'or, dont les flammes se tordaient dans le vent. Elle ne savait pas ce que représentaient ces bannières. Il faudrait qu'elle le leur demandât un jour... si un autre jour les trouvait en vie.

Tout le monde était si calme qu'aucun drame ne semblait possible.

– Que va-t-il se passer ? demanda à mi-voix Angélique à Macollet.

– Ben, pour l'instant, on se regarde. On se jauge ! On prend la mesure ! Ils ne s'attendaient pas à trouver Outtaké vivant. Et puis, ces gars-là, ils ont peur des palissades et des terrains découverts. Si, en plus, ils trouvent les Blancs rassemblés pour les attendre au-dehors, ils ne comprennent plus rien... Ils se demandent ce qu'il faut faire !... Voyez, il y en a qui commencent à danser pour se donner du courage. Ils font comme le chat qui essaye d'effrayer la souris. Mais en ce moment, qui est le chat et qui est la souris ? On n'en sait rien. Attention ! Ils vont encore pousser leur cri de guerre. Ne bougez pas... Ne montrez pas de peur...

La clameur inhumaine monta de tous ces gosiers rauques, de toutes ces bouches ouvertes. Mme Jonas et Elvire se serrèrent contre Angélique et elle retint les enfants, effrayés, en disant : Ne craignez rien, c'est seulement parce qu'ils crient tous ensemble que cela fait tant de bruit !...

Les petits se cachèrent le visage dans ses jupes.

Cette fois il y a eut une réponse. Deux violentes explosions s'entendirent, l'une venant de la rive, non loin de l'endroit où se tenaient les avant-gardes de l'armée iroquoise, l'autre, de la falaise, derrière le poste.

D'énormes morceaux de roches jaillirent dans les airs, retombant avec un fracas que multipliaient les échos.

Un vent de panique s'éleva sur les Iroquois qui oscillèrent en tous sens. Plusieurs refluèrent vers les bosquets de saules pour s'y cacher, d'autres se réembarquèrent précipitamment.

Les plus courageux essayaient de se rassembler, en portant leurs flèches sur les cordes de leurs arcs. Mais les explosions successives détournaient leur attention et ils ne savaient dans quelle direction se tourner.

– Qu'est-ce donc ? demanda Outtaké qui avait pâli.

– Tes frères m'ont salué d'un cri, dit Peyrac. Voici ma réponse. As-tu oublié que je suis l'Homme du Tonnerre ?...

Il ajouta avec ironie :

– Que crains-tu, Outtaké ? Que craignent-ils, tous ?

Ce ne sont que des cailloux qui tombent.

Le chef Mohawk le regarda fixement.

– Que veux-tu de moi ?

– Discuter avec toi et les tiens le prix du sang.

– De quel prix peut être celui du sang de nos chefs ?

– Discutons-en et tu le sauras.

Outtaké se tourna vers ses guerriers et se mit à les invectiver. Mais sa voix affaiblie ne portait pas. Perrot le relaya et, les mains en porte-voix, il leur cria, de la part de leur chef, de solides injures.

– Chiens ! Chacals ! Revenez donc ! Montrez-vous ! Ce ne sont que des cailloux qui tombent. Que les Principaux s'avancent. Nous allons discuter le prix du sang...

À la longue, les guerriers se calmèrent et ils parurent décidés a accepter la palabre décidant du prix du sang.

C'était déjà une rémission.

Le code de la tradition allait permettre aux ennemis de s'asseoir dans l'apparence de l'amitié, et opposer à l'impulsivité indienne le barrage des arguments, des propositions et de la réflexion.

Les principaux s'étaient avancés avec, à leur tête, le vieux Tahoutaguète au visage sombre, hideux, tout percé de trous. Mais derrière eux les autres montèrent aussi, et s'étalèrent comme une marée, couvrant la colline de leurs corps agglomérés, les uns près des autres, assis ou étendus. Au soleil, l'odeur de ces corps nus déferlait en vagues puissantes, et des centaines de prunelles noires, au regard énigmatique, formaient comme un cercle magique refermé autour de Katarunk.

– Y a plus beaucoup de recul, dit Macollet. Tant pis ! Asseyons-nous à notre tour, mesdames. Ici, nous sommes bien placés. Si Perrot me fait le signe, c'est que ça se gâte et qu'il n'y a plus d'espoir. Alors faudra faire vite pour se mettre à l'abri. Et en avant pour la pétarade !

– Ils sont nombreux, dit Angélique...

– Peuh ! pas plus de cent. Et ils sont mal armés et fatigués. Ça se voit. Ça devrait être des bandes qui se sont donné rendez-vous ici, après leur campagne de guerre. Avec tout notre arsenal, on pourrait en venir facilement à bout.

– Mon mari souhaite que les choses s'arrangent à l'amiable.

– Pourquoi pas ? Dans ce pays, madame, tant que vous n'êtes pas mort, on ne peut jamais dire que la situation est désespérée. Cette fois, faut pas oublier qu'on leur a tué quatre grands chefs. Mais on peut toujours essayer.

Et il agita la main en direction d'un Iroquois qui était assis non loin de lui et il lui cria quelque chose en soulevant à demi son bonnet de laine rouge.

– Je lui ai dit que c'était pas la peine de venir me scalper, que c'était déjà fait. Ha ! Ha ! Ha !

– Vous avez le courage de rire ! soupira Mme Jonas en le regardant avec admiration.

– C'est la coutume. Faut toujours rire, même au poteau de torture.

Cependant Outtaké, les deux Canadiens, le comte de Peyrac s'étaient assis en face des principaux capitaines. Les autres hommes de Peyrac étaient également groupés derrière lui, en des attitudes calmes, voire nonchalantes, mais Angélique, qui les surveillait à la dérobée, s'apercevait qu'ils demeuraient tous en état d'alerte, chacun chargé d'un rôle précis. Et pas un instant leur attention ne se relâcha. Parfois l'un d'eux entrait dans le fort ou en revenait, et tout ce qui fut accompli ce jour-là le fut avec une si complète maîtrise, une si parfaite discipline qu'Angélique comprit que tous les hommes emmenés par son mari, et dont certains lui avaient paru autrefois peu intéressants, inutilisables même, avaient été, en réalité, triés sur le volet. S'ils avaient leurs défauts et leurs travers, ils se révélaient, en cas de danger, rusés comme des serpents aveuglément fidèles et d'un courage à toute épreuve. Le comte de Peyrac commença par rappeler aux guerriers iroquois, par le truchement de Nicolas Perrot, les accords qu'il avait passés avec Swanissit avant que celui-ci ne fût traîtreusement assassiné.

D'où elle se trouvait, Angélique suivait sans peine les mimiques, elle entendait les éclats de voix, les exposés en français que Nicolas Perrot, inlassablement, traduisait aux Iroquois, ou les longues périodes de ceux-ci qu'il répétait sans en manquer un mot, même lorsque ce n'était qu'un flot d'injures et de menaces à l'égard de Peyrac.

Alors, celui-ci se levait, se déployait, dans sa vêture étincelante, fixant sur eux son regard de feu, et il ajoutait la force de son magnétisme personnel à celle de son éloquence. Il leur rappelait les avances qu'il avait faites aux Cinq Nations et comment Swanissit les avait considérées comme étant de valeur. Et, l'autre soir, avec le vieux chef prudent qui, durant plus de vingt ans, avait mené les siens sur le sentier de la guerre, il avait convenu d'une paix mutuelle, – des colliers de wampum en témoignaient – qui s'étendait à tous les Blancs au service de Peyrac, ou alliés avec lui, bref à tous ceux qui se recommanderaient de sa bannière ou de son entente avec lui.

Un signe de reconnaissance devait leur permettre de passer impunément parmi les peuples iroquois, quelle que fût leur nationalité, Français, Anglais, Espagnols ou Flamands, c'est-à-dire Hollandais.

En contre-partie, Peyrac et les siens s'étaient engagés à ne jamais porter les armes contre les Iroquois, même s'ils s'y trouvaient sollicités par leurs compatriotes français de Québec ou par les Abénakis et les Algonquins, avec qui ils avaient signé, d'autre part, des traités de paix. Il y avait ajouté la promesse, particulièrement exigée par le vieux chef, de ne pas faire de commerce d'eau-de-vie avec les Peuples de la Longue Maison, et de ne pas les pousser à la traite des peaux de castor, afin de ne pas les détourner de la chasse au cerf et des semailles. Comme un père jusqu'à son dernier souffle, le vieux Sénéca avait cherché à préserver son peuple des deux grandes tentations qui risquaient d'amener sa fin rapide par la dégénérescence et la famine, soit : l'eau de feu et la traite des peaux. Car, poussés par les Blancs mercantiles à chasser le castor et toujours le castor, les Iroquois délaissaient chasses et plantations, et par les rudes ou trop longs hivers, des tribus périssaient car elles n'avaient pu amasser assez de provisions. La troisième tentation, la plus aiguë pour le peuple iroquois, c'était la guerre. Swanissit l'avait expliqué à Peyrac. Et là encore le vieux chef avait cherché à écarter ce péril mortel des siens en leur imposant l'obligation de vivre en paix, au moins avec un Blanc : l'Homme du Tonnerre et sa tribu.

À l'appui de ces promesses, et pour en rappeler le souvenir à ceux qui seraient tentés de les oublier dans les années à venir, le comte de Peyrac s'était engagé à offrir, chaque année, en présent, à chacun des cinq chefs des Cinq Nations, un fusil à silex, à long canon, d'y ajouter deux barils de poudre et deux barils de balles de plomb de chasse, cinq filets de fibre anglaise pour la pêche, dix couvertures de drap anglais écarlate, et cinq vestes de drap écarlate ou bleu suivant le choix, ne déteignant pas à la pluie ou au soleil, deux cent cinquante couteaux, deux cents haches, cinq scies pour abattre les arbres, cinq tonneaux de salpêtre qui est la poudre miracle pour faire pousser le maïs. Plus quelques-unes de ces marmites qu'on appelle chaudières, de taille diverse, en la meilleure fonte des forges d'Iron Mills dans le Massachusetts.

De tels accords, si avantageux pour le peuple iroquois, devaient-ils être dénoncés avant seulement d'avoir été mis en pratique, ne serait-ce qu'une année ? Tahoutaguète cria quelque chose et la voix de Nicolas Perrot répéta après lui :

– C'est toi, Blanc, qui as dénoncé tes accords avant qu'ils aient seulement reçu un début d'application. Car tes présents, nous ne les avons pas vus, mais la mort traîtresse, l'attaque, nous les avons vues. La guerre entre toi et nous c'est toi qui l'as provoquée, à peine avait-on décidé de l'écarter.

Peyrac ne se troubla pas. Il fit répondre par Nicolas Perrot que Tahoutaguète se trompait. Les présents reçus par Swanissit et ses plénipotentiaires pour la conclusion des accords étaient tous là, il les verrait tout à l'heure. Mais, tout sabord, il priait Outtaké de faire à ses frères le récit de l'attaque et dans quelles circonstances les chefs iroquois avaient trouvé la mort. Le Mohawk s'exécuta de mauvaise grâce.

Perrot, Maupertuis et tous ceux qui parmi les Blancs connaissaient la langue iroquoise surveillaient attentivement son récit. À deux reprises, ils l'obligèrent à reconnaître qu'il avait vu, de ses yeux, les hommes de Peyrac frappés à mort par les assaillants et que le baron de Maudreuil et les Patsuiketts étaient entrés par traîtrise dans le poste. Et, qu'ensuite la femme blanche, l'épouse de Tekonderoga, l'avait sauvé de Piksarett qui le cherchait pour l'achever. Peyrac alors écarta ses cheveux et, montrant la plaie encore sanglante, rappela qu'elle lui avait été faite par un casse-tête abénakis.

C'était un duel de paroles épuisant. Même pas un duel, plutôt une lutte qu'il menait, aidé de ses interprètes, mais qu'il livrait seul. Pour les sauvages, l'affaire était déjà entendue. Il devait mourir. Mais la vue des coups qui lui avaient été portés parut, néanmoins, les frapper. Il faisait très chaud. Cela durait depuis des heures.

De temps en temps, quelqu'un descendait boire ou se doucher au fleuve. Angélique se rappela qu'elle avait préparé à tout hasard des tartines avec une tranche de lard dans son bagage et les distribua aux enfants pour leur faire prendre patience. On était si fatigué qu'on cessait d'être inquiet. Et puis soudain la fièvre montait à nouveau, et il y avait un mouvement imperceptible des Espagnols de Peyrac vers leurs armes prêtes à tirer.

L'effervescence de la bataille et de la vengeance est lente à se calmer dans un cœur iroquois. On devinait que, venus pour tuer, ces sauvages n'entendaient pas être frustrés de leur plaisir, car c'est une volupté sans nom que de venger au centuple la mort d'un frère, à plus forte raison celle d'un chef aimé et vénéré. Dévorés de chagrin à la seule idée qu'ils ne pourraient assouvir leur soif de sang, ils s'agitaient et murmuraient. Un jeune guerrier, plus impatient que les autres, s'approcha de Florimond et, soulevant sa lourde chevelure, fit avec son couteau un geste autour de sa tête. Angélique retint, avec peine, un cri devant cette mimique. Florimond, imitant le sang-froid de son père, ne broncha pas. L'autre s'éloigna, renonçant à l'effrayer. Angélique admira son fils aîné. Son fin profil brun se dressait en médaille dans le ciel d'azur, et elle pensa avec émotion qu'il était le fils de Joffrey de Peyrac. Et parce que, autrefois, au bord de la Garonne, sous le ciel étoile de l'Aquitaine, cet homme avait pris Angélique dans ses bras et l'avait faite femme, aujourd'hui la haute qualité de ses vertus coulait dans les veines de ce jeune homme. Et elle pensa : notre fils ! Pour Florimond, elle n'arrivait pas à avoir vraiment peur, mais elle trouvait que Cantor était encore trop jeune pour être exposé ainsi, bien qu'il se tînt crânement et sans bouger, sa bannière au poing. La sueur coulait sur son visage rond. Elle aurait voulu qu'il vînt s'asseoir près d'elle, avec les autres enfants, mais il ne le lui aurait jamais pardonné. Elle s'inquiétait aussi pour « son » blessé, le chef Outtaké. Comment un homme aussi atteint pouvait-il soutenir une telle séance de vindicte et d'animation ?

– Ne vous en faites pas pour lui, dit Eloi Macollet, auquel elle confiait son souci. Ces animaux-là, je les connais. Ça a plusieurs vies de rechange, et du moment qu'il peut palabrer à perdre haleine il ne s'en portera que mieux.

– Ne pourriez-vous aller lui porter à boire ? le pria Angélique. S'il mourait là, en plein conseil, cela n'arrangerait pas nos affaires.

Le Canadien s'exécuta et alla présenter une calebasse d'eau au chef rescapé de la tuerie abénakise. Ce geste de considération et d'attention parut lui être agréable. Les murmures s'étaient calmés. Les Iroquois digéraient le récit de l'attaque qui leur avait été fait et leur imagination vive leur en montrait toutes les péripéties. Ils lançaient parfois une question puis se remettaient à songer.

Joffrey de Peyrac se leva et entama un long discours. Il s'interrompait souvent pour permettre à Nicolas Perrot, qui s'était levé aussi, de traduire avec solennité ses paroles et de les faire entendre aux plus lointains.

– Maintenant, écoutez-moi tous. Je sais que la vengeance sacrée vous interdit de toucher à quelque aliment que ce soit avant que vos morts ne soient vengés. Vous avez attaqué les Patsuiketts au delà du fleuve et les avez tués et dispersés. Vous pourriez considérer que votre devoir vis-à-vis de vos chefs tués est accompli, car ceux-là seuls sont coupables. Mais je connais aussi les sentiments de haine qui animent vos cœurs à mon égard. Néanmoins, me considérant lié avec Swanissit, même au delà de la mort, je vous considérerai en amis. Je vous reçois sans crainte comme vous le voyez, ne voulant faire à Swanissit l'insulte de considérer ses fils comme des ennemis avant qu'ils n'aient eux-mêmes donné le signe de leur hostilité.

« Ainsi, j'ai préparé l'accueil que l'on doit à des guerriers amis. Voici, en trois tas, ce qui vous est destiné :

« Tout d'abord des vivres. Vous n'y toucherez pas tant que votre cœur ne sera pas apaisé et que vous n'ayez ressenti en vous le sentiment de votre honneur apaisé. Alors vous vous rassasierez. Vingt jarres de maïs, quatre de viande d'élan, deux d'ours ainsi que des courges et des baies séchées pour aromatiser votre « sagamite ». Ceci, pour raffermir le corps de guerriers fatigués par une longue campagne, au point de se laisser aller à la faiblesse de la colère aveugle plutôt que de songer à l'avenir de leur race. Quelqu'un se leva et protesta avec hargne, mais ceux qui l'entouraient le firent taire. On sentait qu'ils étaient curieux de savoir ce qu'il y avait comme présents dans le second tas.

– Des haches et des couteaux anglais pour vous défendre, deux barils de poudre et deux de balles, trois mousquets à mèche et un fusil à silex.

– À Swanissit aussi tu avais donné un fusil... cria-t-on.

– Il ne lui sera pas ôté. Il l'emportera avec lui dans sa tombe afin de pouvoir abattre sans peine son gibier au Pays des Grandes Chasses. Du troisième tas, vous pouvez user tout de suite. Ne faites pas le signe du mépris et du refus, guerriers des Cinq Nations. C'est du tabac de Virginie, et il n'y a rien de déshonorant à fumer avant de se décider pour la paix ou la guerre car le tabac vous permettra d'agir avec sagesse dans le réconfort de vos esprits.

Outtaké et Tahoutaguète se consultèrent puis acquiescèrent. La tentation était trop forte pour les Iroquois, qui sentaient à certains moments le vertige de l'égarement les gagner.

Nicolas Perrot, Maupertuis et Pierre-Joseph, le métis, leur distribuèrent les liasses de tabac séché ainsi que quelques calumets qu'ils se passeraient les uns aux autres.

– Je vous quitte un instant, dit le vieux Macollet aux dames, il faut que j'aille faire amitié avec toute cette racaille. On dirait que ça commence à sentir un peu moins le roussi. Il faut en profiter.

Et il alla s'asseoir parmi les Iroquois, alluma sa pipe au calumet de l'un d'eux et se mit à discourir en bon voisin. Maupertuis, son fils et le métis huron descendirent jusqu'au fleuve, saluant bruyamment ceux qu'ils reconnaissaient, et Angélique frémit de leur courage en les voyant seuls et désarmés parmi les sauvages pleins d'hostilité. Les Iroquois fumaient avidement. Des volutes épaisses et bleues s'échappaient de leurs lèvres et l'on sentait qu'en s'abandonnant à la magie bienfaisante du tabac leurs cœurs s'apaisaient, leur douleur et leur irritation sombraient dans une brève léthargie. Une heure s'écoula ainsi dans un demi-silence, que troublaient parfois des cris d'outardes et d'oies sauvages au bord du fleuve.

Angélique sentit une main qui se posait sur son bras. Le vieux Macollet était revenu près d'elle et il lui désignait le soleil qui commençait de descendre vers l'horizon. Alors, elle regarda vers son mari. Elle le vit tousser à deux reprises. Depuis des heures, il n'avait cessé de parler. Sa gorge malade devait le faire souffrir. De toute son âme elle souhaitait être près de lui, l'entourant de sa tendresse, de sa dévotion passionnée.

Depuis des heures il luttait, il les portait tous à bout de bras. Quand donc la victoire lui serait-elle donnée ?... Oh ! mon Dieu ?... Tahoutaguète se leva soudain et lança quelques phrases sur un ton de violence.

– Voilà ce que déclare Tahoutaguète au nom des Cinq Nations, dit Nicolas Perrot.

« Homme du Tonnerre, crois-tu donc que c'est par des présents que tu ressusciteras nos chefs bien-aimés ! Car nous avons reçu des présents et de la nourriture, mais eux n'ont rien reçu que la honte et la mort.

Une houle courut parmi les rangs des sauvages à ces paroles. Une fois de plus Joffrey de Peyrac leur fit face. Il parut rassembler ses forces et parla avec une passion persuasive qu'il communiquait à Nicolas Perrot, et la voix de celui-ci s'élevait ferme et forte, alternant avec celle de Peyrac.

– C'est ce qui vous trompe, guerriers iroquois ! Vos chefs n'auront pas reçu que la mort et la honte en ces lieux car apprenez que, depuis que la vallée Sacrée a recueilli dans son sein les Nations iroquoises, aucun de vos chefs n'est descendu dans sa tombe accompagné d'autant de richesses et de présents et d'honneurs que ceux-ci... Vous pensez dans vos cœurs : « Ils sont morts loin de leurs bourgades, et nous ne pourrons même pas envelopper leurs corps de robes, de fourrures, nous ne pourrons leur donner ni chaudières ni armes pour le Pays des Grandes Chasses !... Eh bien ! Voyez !... »

Sur un geste solennel, les Espagnols en armes, qui s'étaient tenus étroitement groupés un peu en avant du poste sur la gauche, s'écartèrent et dévoilèrent ce que le comte de Peyrac avait voulu dissimuler jusqu'ici à l'armée iroquoise.

Le moment était venu. Au pied du grand érable rouge, Swanissit, Onasatégan, Anhisera et Ganatuha étaient assis, les jambes croisées, leurs armes entre les bras, la tête droite et les yeux fermés.

De magnifiques coiffures de plumes et d'aigrettes dissimulaient la plaie infamante de leurs fronts scalpés et un doigt habile avait paré la peau froide et blême de leurs visages morts d'un tatouage de fête, ocre et vermillon. Ç'avait été, là encore, l'œuvre des deux coureurs de bois canadiens qui s'étaient penchés sur ces faces iroquoises en évoquant leurs propres souvenirs de là-bas, dans un entremêlement désormais si étroit qu'on ne saurait plus jamais très bien ce qu'il y avait d'indien et d'européen dans ces cœurs-là.

Pieusement, le gros doigt de Maupertuis avait souligné de rouge les pommettes de Swanissit tandis que Nicolas Perrot traçait sur la joue d'Anhisera un long trait jaune, évoquant sa première blessure de jeune guerrier.

Puis ils les avaient revêtus de manteaux somptueux de fourrure ou de soie brochée que le comte de Peyrac avait apportés dans ses coffres, et, derrière eux, ils avaient planté un piquet qui soutenait leurs dos et leurs cous attachés, leur permettant de se tenir assis, droits à la face de leurs peuples, et ces piquets étaient ornés de rubans et de plumes qui flottaient au vent.

À leur vue, un gémissement sourd et général parcourut les rangs des partisans iroquois. Loin de leur vallée, en terre ennemie, ils contemplaient leurs chefs morts, et les voyaient vêtus et honorés au delà de tout ce qu'ils auraient pu recevoir des leurs dans un trépas de guerre. Ils se dressèrent et se portèrent en avant.

– Parle-leur, dit Peyrac en posant une main impérieuse sur l'épaule de Nicolas Perrot. Parle-leur vite !... Dis-leur n'importe quoi ! Montre-leur les présents des morts !

Aussitôt, de sa même voix calme mais ferme et qui leur imposait parce qu'elle leur était familière, le Canadien entreprit de leur faire l'article avec une façon de marchand de bazar. Il retenait leur attention, détournait leurs pensées de l'horrible réalité là sous leurs yeux, leurs chefs morts, distrayait leur peine avec des habiletés de jongleur. Il leur montrait les quatre arcs d'argent avec leurs flèches multicolores incrustées de coquillages dans des carquois de cuir brodés de mille perles, les couvertures écarlates, les rouleaux de tabac, les peaux d'hermine cousues ensemble, d'ours blanc et de lynx et de loup et qui allaient être jetées dans la fosse pour y coucher les morts. Il leur dénombra les jarres de maïs et de riz, de graisse et de viande, une par chef mort afin qu'ils puissent manger durant leur long voyage avant d'atteindre le Paradis des Grandes Chasses. Il leur expliqua la signification symbolique de quatre étranges objets inconnus, des sortes de fleurs jaunes qui ressemblaient à de l'amadou et qui étaient là pour étancher leurs larmes, car, en effet, ces objets énormes et légers, qu'on appelait éponges, et qui venaient de fort lointaines îles, avaient la propriété d'étancher l'eau. Il en fit aussitôt la démonstration dans une calebasse.

– Ainsi que l'eau pure disparue soudain par le contact de l'éponge, leurs larmes de honte et de désespoir seraient étanchées, affirma-t-il.

Il leur décrivit le message des deux magnifiques wampums, tandis que les larmes des Iroquois coulaient sur leurs faces lisses et que les éponges humides passaient de main en main, effaçant sur les joues bariolées les peintures de guerre. C'était pour les Européens, nouveaux venus, un spectacle stupéfiant que celui de ces sauvages pleurant et s'essuyant les yeux avec des éponges, un spectacle grotesque, émouvant, tragique, et qui donnait envie de rire et de pleurer aussi. Nicolas montra le célèbre collier de la fidélité des Abénakis, un trésor sans prix, ancien et vénérable, qui représentait un soleil levant, bleu sur fond blanc, et une procession de poissons et de loups-marins se donnant la main – ou les nageoires – selon l'interprétation personnelle – deux colliers parmi les plus beaux du trésor de Tekonderoga, et que Swanissit pourrait présenter au Grand Esprit en réparation de la trahison dont il avait été victime de la part des Abénakis. Enfin, se risquant davantage, il leur détailla le magnifique costume que portait Swanissit tout en passementerie d'argent et de fils d'or, le costume même que Hiawatha, le grand fondateur de la Ligue iroquoise, avait annoncé comme devant être porté par celui qui consacrerait son œuvre, en préservant les Iroquois de la guerre continuelle et les garderait dans la paix, fructueuse aux moissons et aux chasses.

Les guerriers se pressaient pour voir et tâter les splendides présents des morts. Ils se bousculaient et s'excitaient. Ils étaient dangereusement proches. Et si la plupart témoignaient une admiration sincère, chez d'autres transparaissait la convoitise. Ils jetaient des regards vers le fort et discutaient entre eux.

Angélique sentit le changement d'atmosphère. On atteignait un point d'oscillation. La partie allait être perdue ou gagnée.

Elle s'aperçut que ceux des hommes de Peyrac qui se trouvaient le plus en arrière, portant les bannières, commençaient à s'éloigner subrepticement et à se fondre dans l'obscurité. D'autres, profitant de l'ombre, avaient emmené les chevaux vers la forêt, et Yann vint vers Angélique lui chuchoter qu'elle eût a s'écarter ainsi que les autres femmes et enfants, et à doucement descendre vers les berges du fleuve sans faire trop remarquer leurs mouvements. Les Espagnols couvraient cette retraite silencieuse, ayant chargé et préparé leurs armes sans qu'on eût entendu le moindre tintement.

– Je vous confie Honorine, descendez avec Yann, dit Angélique aux Jonas. Je vous rejoindrai tout à l'heure.

Rien n'aurait pu la décider à quitter la place tant qu'elle ne verrait pas son mari hors de danger.

Elle remarquait que des Iroquois se glissaient en avant et regardaient par l'entrée à l'intérieur du poste.

L'ombre s'épaississait, bleuâtre, mais une grande tache rouge à l'ouest continuait de projeter sur la scène des lueurs de cuivre.

Elle se rapprocha du groupe que formaient Joffrey de Peyrac, Nicolas, Maupertuis et son fils, Eloi Macollet et quelques hommes encore du Gouldsboro, comme Malaprade ou le Maltais Enrico Enzi qui se tenaient en gardes du corps derrière leur maître. Outtaké était au milieu, debout et appuyé à l'épaule de Pierre-Joseph Maupertuis, mais ils étaient tous entourés maintenant par les Iroquois qui s'enhardissaient de plus en plus à venir regarder le fort de plus près.

Ce n'était pas Joffrey de Peyrac que regardait Angélique, mais Outtaké. Elle le fixait avec une telle intensité que peu à peu, comme attiré, le Mohawk tourna légèrement la tête et ses yeux impavides et sans lueurs croisèrent le regard de la jeune femme blanche.

« Je t'ai donné ta vie l'autre soir, près de la source, lui criait ce regard, je t'ai sauvé blessé des mains de Piksarett qui voulait ton scalp... Et maintenant, sauve-le, sauve-le ! toi qui le peux, je t'en conjure. »

C'était à la fois un ordre et une supplication et une onde de sentiments indéfinissable passa sur le visage jaune du Mohawk.

Un groupe de guerriers s'étaient approchés de Peyrac et lui parlaient sur un ton d'insolence.

– Et l'eau-de-feu, la liqueur précieuse des Blancs, où est-elle ? Nous voyons que vous l'avez refusée à nos chefs...

Celui qui s'était fait le porte-parole des autres ricanait en balançant indolemment son casse-tête au bout de sa main brune.

– L'eau-de-vie et le rhum sont à l'intérieur du poste, répondit le comte. Ils sont réunis en un seul lot, qui est réservé en hommage au Grand Esprit, ce n'est pas pour vous.

L'autre poussa une exclamation ironique et lança une parole sur un ton de rage et de triomphe.

Nicolas Perrot retint une grimace, mais traduisit d'une voix qui ne fléchissait pas :

– Il déclare : Nous allons le prendre nous-mêmes sans te demander ta permission, Tekonderoga, toi, l'allié des traîtres qui ont tué nos chefs.

Peyrac, à cette déclaration de mauvaise foi, fit un pas vers le sauvage jusqu'à presque le toucher et il le fixa durement dans les yeux.

– Comment te nommes-tu, toi qui oses disputer au Grand Esprit ce qui lui est offert en hommage ?

L'Indien bondit en arrière et leva son tomahawk. Mais d'un mouvement prompt Peyrac se déroba au coup qui siffla au-dessus de sa tête, puis, se redressant, il brandit son pistolet qu'il tenait par le canon et frappa de la crosse son adversaire à la tempe. L'Indien recula en titubant et alla s'effondrer, assommé, parmi ses compagnons. Le cri d'Angélique se perdit dans la clameur grondante des Iroquois. Mais un cri plus impérieux encore domina le tumulte. C'était Outtaké qui l'avait jeté. Le bras levé, il se porta devant Peyrac, le protégeant de son corps. Le silence revint. Les armes s'abaissèrent. Outtaké fit signe à un jeune guerrier de venir l'aider à se soutenir. Puis il se tourna vers Peyrac et lui parla à mi-voix, en français.

– Je ne veux pas ta mort, Tekonderoga. L'esprit de la justice veut que je t'accorde la vie, car il est vrai que si la vengeance est une des lois de nos peuples, celle de la reconnaissance la précède et je serais félon si j'oubliais que ton épouse Kawa, l'Étoile Fixe, a sauvé ma vie par deux fois... oui, par deux fois... Mais mes guerriers accepteront-ils de te laisser en vie et de se retirer sans combattre ? Je ne peux m'y engager !

« Néanmoins, je vais essayer de les convaincre... Tu me rendras cette justice que je l'ai fait, si j'échoue...

Aux instants les plus extrêmes, il y a toujours des pensées incongrues qui vous traversent l'esprit. Angélique se rappellerait plus tard que ce qui l'avait frappée à ce moment précis, c'était que le Mohawk, à la façon des Canadiens, coureurs de bois ou seigneurs qu'il avait fréquentés dans sa jeunesse, employait un français assez châtié et rien n'était plus surprenant qu'un tel langage choisi sur ses lèvres barbares.

– Notre cœur n'est pas prompt à oublier les affronts, continua-t-il. Demander de vous épargner entachera mon pouvoir.

– Je ne vous demande pas d'oublier, dit Peyrac.

Angélique n'en pouvait plus. Elle savait maintenant que même l'intervention d'Outtaké ne sauverait rien. Elle n'avait plus qu'une idée. Se rejeter à l'intérieur du fort, refermer enfin sur eux les portes de rondins et saisir des mousquets. C'en était assez ! Elle ne pouvait plus supporter de voir ainsi Joffrey exposé, et à chaque instant en danger de perdre la vie... Mais il ne paraissait pas pressé de quitter la place, ni ému par la fatigue et la tension de cette journée.

– Je ne veux pas que vous oubliiez, répéta-t-il plus haut. Et je vais même faire en sorte que vous n'oubliiez jamais ce qui s'est passé à Katarunk. Vous êtes tous en train de vous demander, dans vos contes : « Si nous épargnons ces Blancs, qui effacera la honte que le renom des Iroquois a subie en ces lieux ? Et je vous réponds : Moi...

« Perrot, traduisez, je vous prie... Vous croyez tous que la palabre est finie. Mais non ! Tout commence. Vous n'avez encore rien vu, rien entendu, peuple iroquois ! C'est maintenant que je vais parler. Écoutez bien ! Je veux que mes paroles et mes actes s'enfoncent comme des flèches dans vos cœurs car après seulement vous pourrez vous éloigner sans amertume, le cœur satisfait. Il n'est pas vrai, mes frères, que le cœur de l'homme blanc et que le cœur de l'Indien ne peuvent éprouver les mêmes sentiments. Car, ainsi que le vôtre, en regardant ce poste de Katarunk, mon cœur est empli d'horreur. Comme vous, je ne peux m'empêcher de songer que ces lieux ont connu le plus lâche attentat, la plus répugnante trahison que j'aie vu commettre dans ma vie déjà longue !... Comme vous, je crois que les lieux de traîtrise portent en eux, à jamais, une tache indélébile, et que leur vue en perpétue le souvenir, même lorsque l'esprit des hommes justes souhaite l'effacer... Or, ceux qui viendront en ce poste dans les temps futurs diront-ils chaque fois : C'est là que Swanissit fut scalpé, sous le toit de l'hôte qui le recevait, l'homme blanc, Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre ?... Non !... Non ! Je ne le supporterai pas, s'écria le comte de Peyrac avec une violence et une colère qui les impressionnèrent, et qui en cet instant – Angélique le sentit – n'étaient pas feintes. Non, je ne le supporterai pas. Que tout s'efface plutôt... que tout s'efface !... Il toussa, ayant crié ces derniers mots. Nicolas Perrot répétait lentement ses paroles, avec une sorte d'exaltation, que tout s'efface plutôt !... Que tout s'efface, et maintenant l'on sentait, dans la nuit, tous les yeux fixés sur ces deux silhouettes dressées, celle du coureur de bois et celle du comte de Peyrac, dans son vêtement couleur d'orage, tous deux éclairés encore par une vague lueur du couchant.

– Je sais, reprit le comte. Il y en a quelques-uns d'entre vous qui pensent : « Dans ce poste se trouvent de belles marchandises ! » Ils voudraient satisfaire à la fois leur cupidité et leur désir de vengeance !

Que ces chacals cessent de gronder et de flairer et s'éloignent la queue basse. Car c'est moi qui vous dis, c'est aux mânes de vos ancêtres qu'appartient désormais tout ce qu'il y a dans ce fort. Ainsi seulement seront-elles satisfaites !

« Vous, vous avez déjà reçu vos présents. Ils sont de valeur. Et quand vous aurez à les charger sur votre dos, vous vous apercevrez qu'ils sont d'importance.

« Mais ce qu'il y a dans ce fort de Katarunk, vous n'avez pas le droit de le prendre, pas plus que je n'ai celui d'en user. Je l'ai donné aux mânes de vos chefs morts, en revanche de la félonie dont ils ont été victimes.

« Écoutez-moi bien, et souvenez-vous de mes paroles ! Il y a dans ce fort des vivres pour plusieurs mois, peut-être des années, de la viande de cerf, d'élan et d'ours, de la morue séchée et salée, du sel marin, dix barriques d'huile de tournesol, de baleine et de loup-marin. Du sucre d'érable et du sucre des îles lointaines. Du rhum et des vins pour les Blancs et les chefs indiens. Vingt sacs de farine de blé et de maïs. Deux cents tresses de tabac de Virginie. Cent tresses de tabac du Mexique. Cinquante ballots de cotonnades hollandaises. Dix ballots de soie de Chine et d'Orient. Des casaques de laine et de coton d'Égypte, des tapis, des fusils, des balles, de la poudre. Quinze pièges à loups, ours, renards ou lynx. De la quincaille : aiguilles et ciseaux... Des fourrures. Tout cela ne vous appartient pas, et ne m'appartient plus.

« Tout cela appartient à vos chefs morts.

« Vous qui disiez : Ils n'ont rien que la honte voici ce qu'ils possèdent. Tout. Sauf les barils d'eau-de-vie et de vin, dont je sais que Swanissit n'aurait pas voulu et qui sont réservés au Grand Esprit qui, seul, peut les purifier par sa puissance de leur pouvoir nocif.

« Et maintenant, écartez-vous ! Outtaké, commande à tes guerriers de se reculer jusqu'au fleuve afin d'éviter qu'ils ne soient blessés ou tués.

« Je vais faire éclater le tonnerre ! »

Un silence stupéfait régna après ces paroles. Puis lentement la masse des sauvages commença de refluer lentement vers le bas de la côte jusqu'aux rives du fleuve. À leur crainte superstitieuse, se mêlait une avide curiosité. Où voulait-il en venir ce Blanc à la langue habile et qui prétendait mieux les venger que leurs armes ?... Le comte de Peyrac donna encore quelques ordres à ceux de ses hommes qui se trouvaient près de lui. Puis, apercevant Angélique, il la prit par la taille et l'entraîna.

– Venez vite ! Il ne faut pas rester ici. Maupertuis, voulez-vous vérifier que tous, les nôtres sont bien en bas, sur la rive, et que plus personne ne se trouve dans l'enceinte du fort !

Sur la rive où commençait de s'élever la brume nocturne, ils se retrouvèrent tous mêlés avec les Iroquois. Angélique sentit que Peyrac la pressait fortement contre lui avant de la lâcher, pour prendre tranquillement, dans une bourse de cuir, à sa ceinture, un un briquet à tige d'amadou. Les Indiens se bousculaient autour d'eux comme des enfants au spectacle. Tous voulaient voir Peyrac et savoir ce qu'il faisait. Angélique chercha des yeux Honorine, les Jonas et ses fils. On n'y voyait plus rien, mais Maupertuis vint lui dire que tout le monde était bien là, rassemblé près d'un petit bois, sous la protection des Espagnols armés. Yann Le Couénnec descendait la colline en déroulant une mèche de chanvre. Profitant de l'ombre, des hommes de Peyrac remontèrent vers le poste, et hâtivement déposèrent dans la tombe déjà creusée les cinq chefs iroquois, y jetèrent pêle-mêle les présents et refermèrent la fosse à grandes pelletées.

Comme ils achevaient leur besogne, le son rauque d'une trompe s'éleva. Ils s'écartèrent et descendirent en courant jusqu'aux bosquets près du fleuve où les femmes et les enfants se trouvaient rassemblés. Une seconde fois, le son de la trompe éclata. Alors, le comte de Peyrac prit son briquet, fit jaillir l'étincelle et, se penchant, il enflamma l'extrémité de la mèche de chanvre que le Breton avait déroulée jusqu'à lui.

La flamme s'éleva, preste et vive, se hâta vers le sommet, se faufilant à travers les souches, les herbes et les cailloux, comme un serpent fugace et doré. Elle atteignit la porte du fort et ils ne Ta virent plus. Puis soudain une énorme explosion illumina le ciel obscur. Aussitôt le poste se mit à flamber avec d'énormes flammes qu'avivait le vent. Le bois des habitations et de la palissade avait été auparavant imprégné d'huile et de rhum et saupoudré de salpêtre. Il éclatait avec furie.

Dans l'atmosphère aride et sèche de cette fin d'été, immédiatement ce fut un brasier ronflant et dévorant. Les spectateurs reculèrent sur la plage, atteints par l'haleine brûlante de l'incendie.

Subitement sortis de l'ombre, dans ce rayonnement rougeâtre, tous les visages levés trahissaient à la fois l'admiration et la terreur, l'atterrement et la joie, ce mélange de sentiments complexes qu'inspirent à l'homme les manifestations des forces naturelles déchaînées dans leur splendeur et leur force indomptable. Au bout d'un long moment, une voix s'éleva de la foule oppressée et haletante et c'était celle du vieux Tahoutaguète. Il posait une question.

– Il voudrait savoir, dit Outtaké, si tu avais des peaux de castor entreposées dans ton fort ?...

– Oui ! Oui ! il y en avait, s'écria l'Irlandais O'Connell en s'arrachant les cheveux. Trente paquets ! Pour 10 000 livres au moins de peaux de castor dans le grenier. Ah ! monsieur de Peyrac, si vous m'aviez dit ce que vous comptiez faire, si j'avais su !... Mes castors !... Mes castors !...

Il y avait un tel désespoir dans sa voix, tant de comique dans l'expression de sa détresse que les Iroquois éclatèrent de rire.

Enfin, voilà un Blanc qui avait un cri du cœur ! Un Blanc qui ressemblait aux autres... Un vrai fils de cette race de marchands. On se retrouvait en terrain connu...

– Et cette peau-là ? lui dit Peyrac en pinçant ses grosses joues tremblantes de chagrin. À combien l'estimes-tu ? 10 000 ? 20 000 livres ? Et ce scalp qu'on t'a laissé, continua-t-il en empoignant la chevelure rouge du pauvre traitant. À combien ? 30 000 livres ?...

Les guerriers rirent de plus belle. Ils se tenaient les côtes et contrefaisaient les mimes de l'Irlandais en le montrant du doigt.

Leurs éclats de rire effrayants étaient comme un écho au bruit des flammes.

– Ris-tu avec nous, Swanissit, s'écria soudain Outtaké en levant la face vers le sommet embrasé de la côte, ris-tu avec tes guerriers ? Es-tu consolé par les richesses et les présents qu'ils te laissent ?

Et soudain, comme une réponse extravagante à cet appel, une gerbe d'un blanc-bleu jaillit du panache rouge et ronflant des flammes, et s'éleva très haut, dans le ciel noir, pour retomber, après quelques explosions, en une pluie argentée.

À peine les cris de surprise et d'effroi avaient-ils jailli qu'un autre long serpent rouge se déroula à travers l'ombre, creva, s'épanouit en étoiles dont, à leur tour, les extrémités explosèrent en couronnes de rubis qui, lentement, se désagrégèrent, se liquéfièrent, coulant comme du sang sur le voile sombre de la nuit.

Des Indiens tombèrent à genoux. D'autres, en se reculant, tombèrent dans le fleuve. Maintenant les gerbes et les traînées lumineuses ne cessaient de s'élancer en tous sens dans une pétarade qui dominait jusqu'aux craquements des derniers pans de mur se consumant. C'était une profusion de vert, de bleu, de rouge et d'or, retombant en fleurs, en lianes, en coupoles, en longs serpentins entrecroisés qui se poursuivaient à travers l'obscurité, formaient de bizarres dessins, des formes d'animaux, qui s'éteignaient et s'évanouissaient à l'instant où ils paraissaient prêts à bondir...

Au hasard d'une accalmie, Angélique entendit les cris de joie des enfants. Avec l'émerveillement commun, la peur s'était enfuie. La haine aussi, et la crainte, le soupçon... Et Florimond, l'artificier qui avait préparé ces fusées, prenait pour lui les acclamations. Elle entendit sa jeune voix dire :

– Hein !,., que pensez-vous de mes talents ?... Cela vaut bien Versailles !

Peu s'en fallut que le capitaine Alvarez et ses hommes n'oubliassent un instant la sévère consigne de se tenir aux aguets, un doigt sur la gâchette. Mais il n'y avait plus rien à redouter. Les farouches Iroquois, la tête levée, étaient fascinés comme des enfants. L'enchantement habitait leurs cœurs. L'enivrement de ces visions leur faisait, comme les songes, oublier la réalité de leur corps et les raisons pour lesquelles ils se trouvaient là, au bord du Kennebec.

Une immense chenille d'émeraude tombait vers eux en ondulant. Un papillon de feu s'envolait dans les ténèbres, une citrouille géante incandescente éclatait... Lorsque les dernières fusées dispersèrent à travers la nuit leurs poudres colorées, le poste de Katarunk avait disparu. Ses remparts s'étaient effondrés dans des gerbes d'étincelles et l'emplacement où il s'était élevé naguère n'était plus qu'une immense plaie lumineuse qui lentement virait au sombre.

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