Chapitre 8

Les trois hommes qui, à la suite de Nicolas Perrot, montaient le flanc abrupt de la montagne n'étaient pas sans curiosité, malgré la mésaventure dont ils venaient d'être l'objet. Le nom de comte de Peyrac avait déjà atteint une certaine célébrité en Amérique septentrionale. Peu de gens l'avaient vu, mais on parlait beaucoup de ce personnage énigmatique, depuis les rivages du Massachusetts et de la Nouvelle-Écosse jusqu'aux confins du Canada. De plus, ayant occupé militairement l'établissement que le comte de Peyrac avait sur le Kennebec, les Français se sentaient en mauvaise posture, et sans la présence de leur ami Perrot, ils auraient mal auguré de leur sort. Au passage, ils entrevirent des nommes postés derrière les buissons, vrais visages de flibustiers aux races diverses, qui les suivaient d'un regard sombre.

Comme ils arrivaient au sommet, ils s'immobilisèrent subitement, saisis d'une crainte mêlée d'étonnement.

Dans la pénombre toute piquetée de points lumineux par le jeu des feuilles, il venait d'apercevoir un cavalier masqué de noir, monté sur un étalon d'ébène, aussi immobile qu'une statue.

Derrière lui se dessinaient d'autres silhouettes cavalières et des femmes.

– Je vous salue, messieurs, dit le cavalier mas qué d'une voix sourde. Approchez, je vous prie.

Malgré leur vaillance, ils avaient de la peine à se ressaisir. Ils saluèrent cependant, et comme le grand lieutenant semblait incapable de prononcer un mot, ce fut le coureur de bois, Romain de L'Aubignière, dit Trois-Doigts de Trois-Rivières, qui prit la parole. Il se présenta et ajouta :

– Monsieur, nous sommes à votre disposition pour converser avec vous, quoique vos procédés pour ouvrir les débats nous aient paru un peu... détonnants.

– Les vôtres le sont-ils moins ? J'ai appris que vous vous étiez crus en droit d'occuper le poste qui m'appartient sur les rives du Kennebec ?...

L'Aubignière et Maudreuil se tournèrent vers Pont-Briand. Le lieutenant passa la main sur son front et revint sur terre.

– Monseigneur, dit-il, employant spontanément cette appellation déférente – et plus tard il s'en étonna – monseigneur, il est vrai que nous avons été chargés par le gouvernement de la Nouvelle-France de nous rendre aux sources du Kennebec afin d'obtenir tous renseignements sur vos agissements et vos intentions ; nous pensions que vous arriveriez par le fleuve et vous attendions dans l'espoir de pouvoir entamer avec vous des pourparlers d'entente.

Peyrac eut un vague sourire au bord de son masque, le lieutenant avait dit : « Nous vous attendions par le fleuve. » Leur venue, à cheval, par terre, les prenait au dépourvu.

– Et mon Irlandais, comment l'avez-vous traité ?

– Oh ! Vous voulez dire ce gros Anglais rouge, si drôle, s'exclama le petit baron de Maudreuil... Il nous a donné du fil à retordre. À lui seul, il nous aurait fait croire qu'il y avait là-dedans toute une garnison. Les Hurons voulaient le scalper, mais notre colonel s'y est opposé et, pour lors, il est seulement au frais dans la cave, bien ficelé comme un saucisson.

– Dieu soit loué ! dit Peyrac. Je n'aurais pu vous pardonner la mort de l'un des miens et la question se serait alors réglée par les armes. Quel est le nom de votre colonel ?

– Le comte de Loménie-Chambord.

– J'ai entendu parler de lui. C'est un grand soldat et un fort honnête homme.

– Sommes-nous vos prisonniers, monsieur ?

– Si vous pouvez vous porter garant qu'aucune traîtrise ne nous attend à Katarunk et que votre expédition n'a d'autre but que d'entamer avec moi des pourparlers d'entente, je serais heureux de pouvoir vous traiter en amis plutôt qu'en otages, ainsi que me le recommande mon conseiller, votre compatriote, M. Perrot.

Le lieutenant pencha la tête et parut réfléchir un long moment.

– Je crois pouvoir me porter garant de cela, monsieur, dit-il enfin. Je sais que si vos agissements ont paru inquiétants à certains qui voulaient y voir une incursion des Anglais sur nos territoires, d'autres, et en particulier M. le gouverneur Frontenac, envisageaient avec intérêt la possibilité d'une alliance avec vous, c'est-à-dire avec un compatriote qui aurait à cœur sans doute de ne pas nuire à la Nouvelle-France.

– S'il en est ainsi, je consentirai à m'entretenir avec M. de Loménie avant d'engager d'inutiles hostilités. Monsieur de L'Aubignière, voulez-vous vous charger d'aller annoncer à votre colonel ma venue ainsi que celle de la comtesse de Peyrac, mon épouse.

D'un geste il avait invité Angélique à s'avancer. Elle poussa la jument hors de l'ombre et vint se placer aux côtés de son mari. Elle ne se sentait pas d'humeur à leur prodiguer des amabilités après la frayeur qu'ils lui avaient causée la veille au soir, mais l'expression qui naquit sur leurs trois visages lorsqu'ils la découvrirent et la virent s'approcher d'eux la dérida. Ils reculaient d'un même mouvement et leurs lèvres bougeaient sur ce mot étrange qui ne les franchissait pas, mais qui se devinait : « La Démone !... La Démone de l'Acadie !... »

– Madame, je vous présente ces messieurs du Canada.

– Messieurs, la comtesse de Peyrac, ma femme...

Il observa avec ironie les sentiments divers dont le reflet se jouait sur leurs visages.

– La comtesse m'a fait part de votre rencontre hier soir. Je crois que vous vous êtes mutuellement effrayés... Évidemment, l'apparition d'une femme blanche montée sur un cheval dans ces parages avait de quoi surprendre, mais comme vous le voyez il ne s'agit pas d'une vision...

– Et pourtant si ! s'écria Pont-Briand avec une galanterie toute française. Mme de Peyrac dans sa beauté et sa grâce continue à nous faire douter de nos yeux comme si nous étions vraiment le jouet d'une vision ou d'une apparition.

Angélique ne put s'empêcher de sourire de cet aimable rétablissement.

– Soyez remercié de votre courtoisie, lieutenant. Je regrette que votre première rencontre ait manqué d'élégance. Je vous dois un chapeau, je crois !...

– Pour un peu, c'aurait été une tête, madame. Mais qu'importe ! J'aurais aimé mourir d'une si belle main.

Et Gaspard de Pont-Briand, la jambe cambrée, s'inclina avec la courtoisie d'un homme de cour. Angélique le fascinait visiblement.

La caravane avait repris sa marche dans un certain désordre. L'accord s'étant fait, on avait cherché le Huron blessé pour le transporter sur un cheval, mais il était trop effrayé par cette bête inconnue.

Le baron de Maudreuil avait présenté le capitaine des Indiens, un nommé Odessonik, splendide sous son harnachement de dents d'ours et de plumes qui hérissaient la crête touffue de sa chevelure. Lorsqu'on n'avait pas l'habitude des Indiens, on pouvait les confondre entre eux, mais Angélique fut persuadée de reconnaître en lui le guerrier qui l'autre soir torturait avec beaucoup d'application le prisonnier iroquois. Les Hurons se pressaient autour d'eux, maintenant amicaux et curieux, voulant tous voir les nouveaux Blancs. Leurs panaches de cheveux et de plumes dressés sur leurs crânes rasés menaient une sarabande autour des cavaliers.

– Ils me font peur, dit Mme Jonas. Ils ressemblent trop à des Iroquois. Toute cette engeance, c'est du pareil au même.

Les protestants étaient terrifiés. Ils ressentaient plus encore peut-être qu'Angélique tout le tragique de cette rencontre avec des Français catholiques et militaires, cette engeance qu'ils avaient fuie de La Rochelle au prix de mille dangers. Ils se taisaient et cherchaient à ne pas se faire remarquer des deux officiers.

D'ailleurs, l'intérêt de ceux-ci se portait successivement du visage masqué de Peyrac, qui les intriguait au plus haut point, à celui d'Angélique. Malgré la fatigue et la poussière qui la marquaient dans l'ombre de son grand chapeau, Pont-Briand ne cessait de se demander si en fait elle n'avait pas le plus beau visage du monde. Démone ou non, ses yeux rayonnaient d'une lumière étrange, et il ne pouvait s'empêcher de détourner les siens précipitamment quand ils rencontraient son regard.

Le choc émotionnel qu'il avait éprouvé en l'apercevant sur son cheval, créature de chair et non plus vision, lui nouait encore la gorge, et ses pensées se désintéressaient totalement de la situation présente, cependant assez délicate pour lui. Plus il allait et plus il se persuadait que cette femme surgie des bois était la plus belle qu'il eût jamais rencontrée. Le lieutenant de Pont-Briand était un colosse haut en couleur, une masse de muscles à laquelle seule l'aristocratie de ses ancêtres pouvait communiquer une certaine allure. Né militaire, sans nul doute, et, de plus, contraint à ce destin par sa situation de cadet de famille, il avait la voix sonore, le rire large. C'était un sabreur extraordinaire, un mâcheur de cartouches à la dent rapide, un tireur infatigable, un guerrier d'une endurance à toute épreuve, mais bien qu'il fût un homme dans la force de l'âge ayant dépassé la trentaine, il semblait avoir gardé une mentalité d'adolescent. Cela expliquait qu'il fût resté dans un grade relativement subalterne pour un homme de haute naissance, car s'il faisait merveille sous les ordres d'un chef éclairé, son caractère impulsif rendait souvent ses initiatives dangereuses. Cependant, il avait été nommé chef de poste d'un des forts français les plus importants, le Saint-François, et sa popularité chez les sauvages de la région était grande. Malgré sa force et sa corpulence, en forêt il marchait aussi silencieusement qu'un Indien. Angélique, consciente de l'attention qu'il lui témoignait, en éprouvait de l'agacement. Il y avait en cet nomme sanguin à l'étonnante démarche féline quelque chose qui éveillait aussitôt sa méfiance.

À certains moments, elle regrettait qu'il n'y ait pas eu, dès ce matin, une bonne et franche bataille. Son mari voulait négocier, mais elle, de tout son instinct, de tous ses souvenirs, rejetait la conciliation avec les Français.

Cependant la montagne couleur de flamme s'endormait et soudain là-bas, dans le passage qu'elle ne défendait plus, on voyait miroiter une flaque d'eau azurée. En moins d'une heure, ils atteignirent le fleuve...

De près, le Kennebec se révélait a un bleu d'armure, et l'on se surprenait à lever les yeux vers le ciel pâle pour y chercher quelle sorte de reflet se mirait en ses eaux. Non sans joie, Angélique surprit l'odeur des feux humains. Et tout à coup, elle aperçut le fort. Son visage s'irradia et elle se dressa un peu sur sa selle.

Le fort était bâti en retrait au-dessus de la rive, au centre d'une surface déboisée d'où l'on avait tiré les solides pieux de sa palissade. Celle-ci, rectangulaire, ne laissait dépasser que les toits couverts de bardeaux de deux habitations dont les cheminées fumaient paresseusement. Alentour, le terrain paraissait boursouflé, chaotique, bien que verdoyant. Il n'évoquait ni la symétrie du jardin, ni la belle tenue d'une prairie, et cela s'expliquait lorsqu'on distinguait que les souches des arbres abattus n'avaient pas été arrachées et que les quelques cultures établies autour de l'enceinte proliféraient parmi des racines noueuses et des fûts tronqués... Mais c'étaient là les premières cultures rencontrées en plusieurs semaines de marche dans la forêt. Les lèvres sèches d'Angélique s'étirèrent dans un sourire. L'endroit lui plaisait. Elle serait heureuse d'y trouver sa demeure enfin, après tant d'errance. Pont-Briand la regardait.

Elle ne se rendait pas compte de ce regard fixé sur elle. Elle était toute à la contemplation des lieux découverts du haut de la côte, et sur lesquels semblait flotter à contre-jour un brouillard doré, fait de fumées et de poussières mêlées.

Ce n'était encore qu'un emplacement lointain, sans contours précis, et ridiculement restreint au cœur de la forêt sans limites, mais pour qui avait cheminé depuis de longs jours, sans discerner nulle trace de travaux humains sinon quelques wigwams misérables, quelques canots d'écorce oubliés dans une crique, l'apparition de ce coin de terre semblait promettre au voyageur le réconfort souhaité d'un monde moins primitif. En face, le fleuve s'élargissait jusqu'à former comme un grand lac paisible où les canoës glissaient vivement, avec la légèreté des libellules, certains s'éloignant vers une petite île proche, d'autres longeant les berges, d'autres au contraire venant rejoindre une flottille au repos de ces légers esquifs, massés les uns contre les autres, vers l'extrémité sud de la plage en demi-lune.

On distinguait mal encore les hommes qui manœuvraient ces canots, ni ceux qui ne devaient pas manquer de s'agiter sur les rives, mais l'on enregistrait du premier coup d'œil en ce coin pelé une impression de mouvance, comme celle qui vous avertit, à quelque distance d'une fourmilière, qu'elle est habitée et non désertée.

Plus bas, Angélique discernait la plage de sable gris et de gros galets, plantée de nombreux « tipis » d'écorce, huttes indiennes en forme de cônes pointus et d'où la fumée montait en filets blancs et lents car l'endroit avait dû être choisi pour être à l'abri des vents capricieux de la montagne.

À l'annonce de la caravane qu'un long cri signala, tous les Indiens épars autour du poste convergèrent dans la direction annoncée avec des exclamations aiguës et des jacassements et commencèrent à gravir les pentes dans leur direction. L'Aubignière avait dû les avertir de l'arrivée de Blancs inconnus, montés sur des chevaux...

Joffrey de Peyrac, après avoir fait halte, observait aussi le poste et la plage du haut de son cheval.

– Monsieur de Maudreuil !

– Monsieur ?

– N'est-ce pas un pavillon blanc que je vois flotter au mât central ?

– Si fait ! Monsieur, le drapeau blanc du roi de France.

Peyrac porta la main à son chapeau et, l'ôtant, le tint écarté à bout de bras en un salut respectueux, lequel pour ceux qui le connaissaient bien n'était pas sans comporter une pointe d'exagération.

– Je m'incline devant la majesté de celui que vous servez, baron, et m'honore de ce qu'il visite ma demeure en votre personne.

– Et en celle de mes supérieurs, fit précipitamment le jeune Maudreuil intimidé.

– Je m'en réjouis à l'avance...

Il se recoiffa. Il y avait tant de hauteur dans l'attitude de Peyrac que son amabilité même semblait dangereuse.

– L'usage féodal veut cependant que, lorsque le seigneur rentre en son domaine, sa bannière flotte au sommet du mât. Pourriez-vous courir donner des ordres dans ce sens, baron, car je crois que personne ne s'en soucie. O'Connel sait où trouver mon pavillon.

– Certainement, monseigneur, dit le jeune Canadien qui s'élança en courant le long de la piste caillouteuse.

Il passa en bondissant à travers les sauvages qui montaient, il s'engloutit dans les taillis et courut jusqu'au fort. Peu après, les portes de celui-ci s'ouvrirent, tandis que montait le long du mât un pavillon bleu à l'écu d'argent.

– Les armes du Rescator, fit Peyrac à mi-voix. Peut-être leur gloire est-elle obscure, voire douteuse, mais le temps n'est pas encore venu de les incliner sans combat, n'est-ce pas, madame ?

Angélique ne sut que répondre.

Une fois de plus l'attitude de son mari la déconcertait. Elle sentait pour sa part que les Français n'étaient pas tout à fait sincères lorsqu'ils disaient qu'ils étaient venus à Katarunk sans desseins hostiles. Occuper un poste militairement n'a jamais été une démonstration très amicale. Mais la situation s'était retournée. Peyrac était survenu et les avait surpris. Il avait avec lui pour amis Perrot et Maupertuis, des anciens du Canada et parmi les plus réputés. Il n'en restait pas moins que l'on marchait sur une poudrière. Et ce n'est pas sans effroi qu'elle voyait la nuée des guerriers sauvages, alliés des troupes françaises, monter vers eux avec des hurlements épouvantables qui, pour l'instant, n'étaient que des exclamations cordiales d'amusement et de bienvenue.

À la jumelle, Joffrey de Peyrac continuait d'observer le port et l'esplanade. En face, les deux battants de la porte de la palissade étaient grands ouverts. Les soldats s'étaient rangés de part et d'autre comme pour la parade et, un peu en avant d'eux, se tenait un officier en grand uniforme, sans doute ce Loménie-Chambord qu'on lui avait annoncé. Alors il replia sa longue-vue et, tête inclinée, parut méditer. C'était le dernier moment, il le savait, où il lui restait la possibilité de répondre à l'attaque des armes par les armes. Ensuite, il serait dans la gueule du loup. Mêlés, lui et les siens, à des gens versatiles qui pouvaient se transformer d'un moment à l'autre en ennemis féroces. Tout dépendrait de la loyauté du colonel, de son ascendant sur ses hommes, de la sagesse en somme de celui que Peyrac allait trouver en face de lui, représentant le roi de France.

Il regarda encore. Dans le cercle de la lorgnette s'inscrivait la silhouette d'un homme distingué qui, les mains derrière le dos, paraissait attendre sans nervosité l'arrivée du propriétaire de Katarunk, dont Maudreuil venait de l'avertir.

– Allons, dit Peyrac.

Il demanda aux cavaliers et cavalières de se grouper derrière lui, les Espagnols en cuirasse marchant en tête avec leurs armes, puis Florimond, Cantor portant les bannières à la marque de Peyrac et ses hommes tenant chacun leur mousquet, et la mèche en main allumée. Les Indiens surgissaient de toutes parts avec de grandes manifestations de curiosité. Nicolas Perrot se dépensait dans toutes les langues de sa connaissance, pour les saluer tout en leur réclamant un peu de calme, car les bêtes énervées par le subit tintamarre, ce remue-ménage de plumets, de faces peintes, d'arcs et de tomahawks brandis, hennissaient et se cabraient. Enfin le cortège se forma, et peu après le sabot fin de Wallis longeait la grève au bord du fleuve parmi une haie de guerriers. Peyrac avait prié Angélique de se tenir à ses côtés. Elle était ennuyée à cause des pieds nus d'Honorine. Elle aurait bien aimé aussi ajuster un peu sa coiffure, mais elle avait assez affaire à maintenir sa monture au pas de parade. Voici qu'après la solitude des contrées infiniment désertes les voyageurs se trouvaient le point de mire de toute une foule brune, houleuse, emplumée, à l'odeur pimentée, qui voulait les voir, les toucher, Perrot, les coureurs de bois et autres Sagamores, chefs parmi les différentes tribus assemblées, s'égosillaient en vain pour faire écarter les plus forcenés. Il arriva fatalement que Wallis se cabrât et ses sabots heurtèrent sans douceur quelques têtes graisseuses. Elle se lança ensuite dans un rapide galop jusqu'au fleuve. Angélique réussit à l'arrêter et à la ramener, frémissante mais docile et superbe, sous l'œil dilaté d'étonnement de tous les spectateurs indiens transportés et hurlant de joie. À part cet incident, qui fut considéré comme un intermède de choix, l'arrivée du comte de Peyrac et de sa recrue à Katarunk se déroula avec tout le protocole voulu.

Peyrac se tint immobile devant les portes de bois ouvertes, sa femme près de lui, ses compagnons derrière, tandis que deux jeunes tambours canadiens, en uniforme militaire bleu, s'avançaient à sa rencontre en faisant résonner leurs caisses. Derrière eux, au pas, six soldats et sergents se rangèrent en vis-à-vis pour former une haie d'honneur, petite, mais d'une tenue impeccable, bien qu'improvisée à la hâte.

Le colonel s'avança, sanglé dans la redingote bleue sou tachée d'or des officiers du régiment de Carignan-Salière avec revers chamois des manches et du col, retenus par de gros boutons guillochés.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, de beaucoup de prestance, botté, l'épée au côté, nouée par une écharpe blanche, raffinement qui trahissait le souci, pour un militaire en campagne, de ne pas se départir d'une certaine discipline de tenue. Sa courte barbe en pointe un peu démodée convenait à la distinction de son visage, aux traits fins et séduisants sous le haie qui tannait ses joues et son front et rendait plus pâle son regard gris, calme et pénétrant. Ce qui frappa aussitôt Angélique en ce personnage, ce fut la douceur qui semblait émaner de lui, et comme une sorte de lumière diffuse, intérieure qui l'habitait. Il ne portait pas perruque, mais sa chevelure était soignée. Il salua, la main à la poignée de l'épée, et se présenta.

– Comte de Loménie-Chambord, chef de l'expédition du lac Mégantic.

– Un grand nom ! dit Peyrac en inclinant la tête. Monsieur de Loménie, dois-je comprendre que l'emplacement de mon modeste comptoir vous a simplement permis de bivouaquer en toute quiétude ? Ou dois-je considérer votre présence ici, en compagnie de vos alliés sauvages, comme une prise de possession de mon territoire ?

– Prise de possession ! Dieu, que non pas ! s'exclama l'autre, monsieur de Peyrac, nous vous savons français, quoique non mandaté par le roi, notre maître, mais nous n'aurions garde, à Québec, de vouloir considérer votre présence ici comme nuisible aux intérêts de la Nouvelle-France, au contraire ! Tout au moins, avant que vous ne nous ayez donné des raisons d'y croire.

– C'est bien ainsi que je l'entends de mon côté et je suis heureux que nous écartions aussitôt toute ambiguïté. Je ne nuirai pas aux intérêts de la Nouvelle-France, ni par mes travaux, ni par ma présence sur les bords du Kennebec, si l'on ne nuit pas aux miens. Voici un engagement que vous pouvez porter, tel que je vous le sers, à votre gouverneur.

Loménie s'inclina derechef sans répondre. Malgré une expérience fort nuancée des situations épineuses dont sa carrière n'était pas chiche, celle qu'il vivait aujourd'hui lui paraissait la plus étonnante. Certes, on avait commencé à raconter bien des choses, en pays du Canada, sur le Français aventurier, au passé obscur, chercheur de métaux nobles, fabricant de poudre de guerre, ami des Anglais au surplus, qui s'avisait, depuis plus d'un an, de planter quelques pieux à son nom parmi l'immense pays inexploité de l'Acadie française. Mais la rencontre dépassait en piquant ce que la curiosité la plus alléchée pouvait espérer.

– Il faudrait raconter à Québec cette chose stupéfiante et qui méritait qu'on y prît garde. L'arrivée d'Européens venus du Sud à cheval et non par voie d'eau, dans des contrées qui n'avaient jamais entendu le hennissement d'un tel animal. Parmi eux, des femmes et des enfants. À leur tête, un cavalier masqué, à la voix lente et rauque, et qui dès les premiers mots osait prendre position, parlait en maître. Comme si deux cents sauvages armés, alliés des Français, prêts à répondre au moindre signe, n'eussent pas été là, le pressant de toutes parts, ainsi que sa très petite escorte.

Le comte de Loménie aimait le courage, la grandeur...

Lorsqu'il redressa la tête, il y avait dans son regard une lueur où l'estime se joignait à un sentiment affectif spontané, incalculé, qui venait de l'envahir subitement. « C'est peut-être cela le coup de foudre, si on devait l'appliquer à l'amitié... » pensa-t-il. Ces mots, il les écrivit bien des années plus tard au R. P. Daniel de Maubeuge dans une lettre datée du mois de septembre 1682, et qui resta inachevée. Il évoquait dans ces pages sa première rencontre avec le comte de Peyrac, et malgré le temps écoulé il en retrouvait chaque détail avec une mélancolique admiration.

« Ce soir-là, écrivit-il encore, au bord d'un fleuve sauvage dans ces déserts que nous avons essayé en vain de conquérir à la pensée civilisatrice et chrétienne, je sus que j'avais rencontré l'un des hommes les plus extraordinaires de notre temps. Il était là, à cheval, et je ne sais, mon Père, si vous mesurez tout ce que signifie ce « à cheval », si vous êtes jamais venu traîner vos bottes vers les lieux maudits et majestueux du Haut-Kennebec. Il était là, entouré de sa femme, d'enfants, de jeunes hommes, soumis à toutes les austérités, femmes qui ne connaissaient pas leur courage, enfants paisibles, adolescents audacieux et fervents. Il ne semblait pas se douter qu'il venait d'accomplir un exploit ou peut-être, s'il le savait, n'en avait-il cure. J'eus le pressentiment que cet homme vivait sa vie au sommet, avec le naturel que l'on apporte aux actes quotidiens. Je me pris à l'envier. Tout cela en un éclair tandis que j'essayais de percer le secret de son masque noir. »

Sourdement, les tambours continuaient à battre, à petits coups, et leur roulement étouffé scandait on ne savait quel drame en puissance.

Loménie s'approcha du cheval et leva la tête vers le cavalier masqué. Sa grande simplicité en avait fait un homme aimé de son entourage. On voyait dans son regard calme et droit que la ruse et la peur lui étaient des sentiments étrangers.

– Monsieur, dit-il sans ambages, je crois que nous n'aurons jamais besoin de beaucoup de paroles pour nous entendre. Je crois aussi que nous venons de nous accorder amitié. Pouvez-vous nous en donner un gage ? Peyrac le considérait avec attention.

– Peut-être ? De quelle sorte, ce gage ?

– Un ami n'a pas besoin de cacher ses traits à ses amis ? Pouvez-vous nous montrer votre visage ?

Peyrac hésita légèrement, puis il eut un demi-sourire et porta les mains à sa nuque pour dénouer le masque de cuir.

Il l'écarta, le remit dans son pourpoint.

Tous les Français avaient eu un mouvement de curiosité. Ils considéraient en silence ce visage de condottiere marqué par les combats. Ils pouvaient y lire la certitude qu'ils avaient devant eux un adversaire de taille.

– Je vous remercie, dit Loménie gravement.

Il ajouta avec un imperceptible humour :

– Maintenant que je vous vois, je suis convaincu que nous avons mieux fait de nous entendre avec vous... et nous avons bien fait.

Un échange de regards puis, dans un grand rire :

– Monsieur de Loménie-Chambord, vous m'êtes très sympathique, dit Peyrac.

Il sauta à terre, jetant les brides de sa bête à un de ses serviteurs. Il retira son gant et les deux gentilshommes se serrèrent la main avec force.

– J'accepte l'augure que nos relations se poursuivront pour un avantage mutuel, dit encore Peyrac. Avez-vous trouvé ici, à Wapassou, les rafraîchissements nécessaires pour vous remettre après votre campagne ?

– Plus qu'il n'en faut, car votre poste est à n'en pas douter l'un des mieux pourvus qu'on puisse rencontrer. J'avoue que mes officiers et moi-même ayons... tapé sans vergogne dans vos provisions de vins fins. Il est bien entendu que nous vous revaudrons cela sinon par des vins d'aussi bonne qualité que nous ne saurions vous faire parvenir, au moins par les avantages que notre présence pourrait vous apporter en cas de menace d'Iroquois. On dit qu'il en rôde dans les parages.

– Nous avions fait un prisonnier, hier, un Mohawk, mais il s'est échappé, intervint le lieutenant de Pont-Briand.

– Nous-mêmes avons eu affaire à un parti de Cayugas, dans le Sud, dit Peyrac.

– Cette race traîtresse s'infiltre partout, soupira le comte de Loménie.

Sur ces entrefaites son regard tomba sur Nicolas Perrot et il prouva que ce regard qui avait paru à Angélique si plein de douceur pouvait se faire très sévère. Celui qu'il adressa au bras droit du comte de Peyrac aurait fait entrer sous terre n'importe qui d'autre que le très détendu Canadien.

– Est-ce vous, Nicolas, ou ai-je la berlue ? demanda le comte de Loménie avec froideur.

– C'est bien moi, monsieur le chevalier, fit joyeusement Perrot, un large sourire sur sa face réjouie, fameusement content de vous revoir...

Et d'un geste, il ploya le genou devant l'officier, lui prit la main que celui-ci ne lui tendait pas et la baisa.

– Je n'ai jamais oublié les beaux et bons combats que vous nous avez menés jadis contre l'Iroquois, monsieur. J'ai maintes fois pensé à vous durant mes voyages.

– Vous auriez mieux fait de penser à votre femme et à votre enfant que vous avez abandonnés en Canada, sans souci de leur fournir, pendant plus de trois ans, la moindre nouvelle.

Confus, le pauvre Perrot courba la tête sous la mercuriale, se releva avec une expression d'enfant grondé.

Les soldats français avaient rompu les rangs et s'étaient empressés de venir tenir les chevaux des dames. Elles purent mettre pied à terre, saluées à grands coups de chapeau, et le groupe se dirigea vers l'entrée du poste.

De près, ce n'était en vérité, comme l'avait désigné Peyrac, qu'un comptoir pour l'échange commercial et non pour la défense fortifiée d'un point stratégique. Sa palissade dépassait à peine la taille d'un homme, et quatre petites couleuvrines, aux angles regardant le fleuve, représentaient sa seule artillerie.

L'intérieur de l'enceinte offrait un peu l'aspect d'un pacage à moutons tant y grouillaient des gens et des objets divers. S'y avancer représentait une aventure. Ce qu'Angélique remarqua tout d'abord ce furent les cadavres de deux ours noirs pendus comme de monstrueuses pastèques d'un rouge éclatant et que des Indiens commençaient à dépecer habilement.

– Voyez, nous n'entamerons pas vos réserves de venaison, dit M. de Loménie, la chasse a été belle aujourd'hui et nos sauvages ont décidé de faire promptement festin. Il y a déjà deux autres bêtes qui cuisent dans ces chaudières. Avec un bouquet d'outardes et de dindons, toute la compagnie sera restaurée, et demain aussi.

– Pouvez-vous me dire si la petite habitation est accessible ? demanda Peyrac. Je voudrais y installer ma femme et ma fille afin qu'elles puissent prendre du repos, ainsi que les dames et les enfants qui les accompagnent.

– J'y avais pris mes quartiers ainsi que mes officiers, mais la place va être nette. Si vous voulez patienter encore quelques instants... Maudreuil, allez donc passer l'inspection de la petite habitation.

Le jeune baron de Maudreuil se précipita, toujours bondissant, tandis que Peyrac avertissait le colonel qu'il avait dans son escorte le grand Saga-more Mopountook, des Métallaks. Loménie le connaissait de réputation, mais ne l'avait jamais rencontré. Il le congratula beaucoup, employant avec facilité la langue abénakis.

La poussière commençait à s'élever, sous le piétinement de la foule, mêlée aux fumées des divers foyers. Le vent était faible en cet endroit et ne les dispersait pas. Angélique aspirait à se retirer de ce bruit. Enfin la cour fut traversée, par toutes petites étapes, cahin-caha, à travers l'embarras de récipients divers, de boyaux sanglants étalés, de cendres et braises, de tonnelets et de carquois, de peaux de bêtes et de plumes, de mousquets et de cornes à poudre. Angélique écrasa par inadvertance une sorte de matière bleuâtre et grasse qui servait, paraît-il, aux Indiens pour se peindre la figure. Honorine faillit tomber dans une marmite. Elvire glissa sur de visqueuses entrailles, ses deux garçons furent invités affectueusement par les sauvages à goûter de la cervelle d'ours crue, mets réservé aux seuls mâles. Tout cela finit par les mener jusqu'au seuil de la maison qui leur était réservée. Le baron de Maudreuil en sortait, tandis qu'un Indien d'une race indistincte achevait de nettoyer le sol avec un balai de feuilles. Le jeune enseigne avait fait diligence ; la pièce où ils entrèrent était petite, mais débarrassée de tout objet superflu, et c'est à peine s'il y flottait encore une inévitable odeur de tabac et de cuir. Dans la cheminée, au centre, on avait jeté une grosse bourrée de genévriers sur une poignée d'écorces, prête à être enflammée quand le frais du soir se ferait sentir.

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