Chapitre 3

Cela l'avait prise d'une façon curieuse, alors qu'elle était seule dans la petite habitation. Un malaise qui lui appesantissait l'âme.

Et soudain, elle avait eu envie de retourner là-bas sur la colline, derrière le fort, pour y cueillir de la menthe.

Elle dut chasser à plusieurs reprises cette pensée qui revenait et à la longue elle se sentit un peu mieux.

Inoccupée, incapable de se livrer à une tâche quelconque, elle se tenait appuyée à la fenêtre et regardait par les petits carreaux de parchemin, bien qu'elle ne pût distinguer rien d'autre que des ombres qui allaient et venaient, indistinctes, dans la cour. Elle réfléchissait à l'humeur et au caractère de son fils cadet Cantor, qui la boudait depuis qu'elle lui avait envoyé un seau d'eau dans les jambes. Il n'avait jamais été facile de connaître les pensées de ce garçon, même lorsqu'il n'était qu'un chérubin bouclé. Maintenant qu'il se présentait en robuste et solide adolescent, avec cette beauté saine, un peu rustique, qu'elle avait connue à certains de ses frères de Sancé, il devenait encore plus difficile de l'apprivoiser. Machinalement, Angélique tapotait des doigts les petits carreaux de parchemin. Elle évoqua le regard de Cantor. Ses yeux de fille dans un corps de jeune athlète.

– Qu'y a-t-il, jeune homme ? s'interrogea-t-elle à mi-voix pour elle-même. Ne sommes-nous déjà plus rien l'un pour l'autre, quoique toujours mère et fils ?...

Cela faisait écho à la question qu'elle se posait souvent sans connaître encore la réponse, depuis qu'elle avait retrouvé ses deux fils à Gouldsboro.

« À quoi peut donc bien servir la mère de deux grands garçons de quinze et dix-sept ans, qui ont appris à se passer d'elle depuis longtemps ?... »

Il y eut un coup violent à la porte, précédant l'apparition légère et souriante du brun Florimond.

Angélique, qui avait porté la main à son cœur, lui demanda s'il se souvenait qu'il avait été le page le plus courtois de Versailles et s'il ne pouvait adopter de façons moins militaires lorsqu'il se présentait chez les dames. Ne serait-ce que pour leur épargner des émotions inutiles ? Le coup de poing dans la porte est bien souvent celui de la soldatesque, et Dieu sait que cela n'annonce, en général, rien de bon pour personne.

Florimond reconnut avec bonne humeur que ses voyages et en particulier sa vie de mousse à bord d'un navire marchand avaient rapidement effacé les bonnes manières de salons et de cour, inculquées par son précepteur l'abbé. Ce n'était pas sa faute : il avait toujours été de nature étourdie.

Et si, en Nouvelle-Angleterre, les façons qu'il avait trouvées étaient plus gourmées que sur des navires, elles manquaient de grâce.

Là, au moins, on ne se compliquait pas la vie avec des ronds de jambe ridicules. Enfin, il argua habilement que l'épaisseur des vantaux de bois dans un poste forestier interdisait qu'on y grattât de l'ongle du petit doigt comme une donzelle de bonne compagnie élevée selon les principes de civilité honnête, car on risquait de demeurer fort longtemps sur le seuil avant d'être entendu.

Angélique rit et en convint. Elle le regardait avec plaisir tandis qu'il allait et venait, et se disait que c'était vraiment un superbe garçon. Pourtant, il lui avait donné bien du tracas quand il était petit à cause de sa santé fragile.

Entre-temps, il s'était coiffé à la manière de Romain de L'Aubignière et du baron de Maudreuil, avec un bandeau de perles dans ses longs cheveux, surmonté de plumes et de queues de fourrures. Cela lui allait à merveille.

Lui aussi était beau, de la beauté qui aurait été celle de Joffrey de Peyrac s'il n'avait pas été défiguré par un coup de sabre, dans son enfance.

C'était presque un homme, désormais, par sa taille, mais encore un enfant par le sourire. Il dit qu'il venait pour s'expliquer au sujet de Cantor. Son frère était, reconnut-il, « une tête de lard », mais bon, courageux et, en ce moment, « il avait des difficultés »... Il ne s'expliqua pas là-dessus.

Angélique fut émue de la sollicitude à la fois fraternelle et filiale de Florimond. Elle affirma qu'elle n'en voulait nullement à Cantor, mais qu'il fallait trouver un terrain d'entente.

Ils devisèrent ensuite amicalement et Florimond parla des projets qui lui tenaient à cœur. Il dit qu'il voulait profiter de la progression de son père à l'intérieur des terres américaines pour pousser plus loin encore une expédition vers l'Ouest et découvrir sans doute le passage de la mer de Chine que l'on cherchait depuis si longtemps.

Il avait son idée là-dessus. Il n'en avait pas encore parlé à son père. Il fallait mieux attendre le printemps.

Le soir tombait. Tout en commençant de préparer les lampes et d'installer les chandelles dans les bougeoirs, Angélique s'entretenait avec son fils. Et puis, tout à coup, brutalement, le souvenir du rêve qu'elle avait fait de l'Iroquois brandissant au-dessus d'elle son tomahawk lui revint et de façon si poignante qu'elle crut qu'elle allait défaillir. La voyant pâlir, Florimond interrompit pile son discours et s'informa. Elle reconnut qu'elle ne se sentait pas bien. Elle avait l'impression d'étouffer. Elle allait sortir respirer un peu l'air frais du soir. Elle irait cueillir de la menthe, là-haut, près de la source, car, bientôt, le gel brûlerait ces feuilles fragiles qui noirciraient et ne seraient plus bonnes aux médecines. Angélique parlait comme dans un rêve. La nécessité de cette cueillette lui paraissait impérieuse et elle s'étonnait de l'avoir oubliée et de ne s'en souvenir qu'à cette heure tardive.

Elle jeta une mante de lainage sur ses épaules et prit un panier. Sur le seuil, il lui sembla qu'elle oubliait encore quelque chose et elle considéra longuement Florimond qui, sans se formaliser de ce départ brusqué, se versait de la bière.

– Florimond, veux-tu me prêter ton coutelas ?

– Volontiers, mère, dit-il, sans s'étonner.

Il lui tendit l'objet, un couteau choyé comme il se doit par un garçon de dix-sept ans qui se prend déjà pour un chasseur confirmé et pour un coureur de bois chevronné. Cette arme était sur les deux faces aussi coupante qu'un rasoir. Le manche poli, sculpté à l'emplacement des doigts, tenait bien en main.

– Je te le rendrai tout à l'heure, dit Angélique.

Elle sortit précipitamment.

*****

Lorsqu'un peu plus tard on se mit à sa recherche, Florimond jouait du flageolet dans les cuisines, en surveillant l'élaboration par M. Malaprade d'un gâteau où entraient farine de blé, sucre et vanille, et tel qu'il n'en avait pas mangé depuis son enfance. Un peu de graisse d'élan remplaçait le beurre, denrée inconnue dans ces régions. Florimond questionné, raconta que sa mère était partie cueillir de la menthe là-bas, sur la colline, près de la source, et qu'elle lui avait emprunté son coutelas.

Il fut surpris de voir son père sursauter et lui lancer un regard terrible.

– Vite, dit-il à Nicolas Perrot. Allons là-bas. Je suis sûr qu'elle est en danger.

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