Chapitre 16

L'intérieur de M. Colbert et son cabinet de travail gardaient l'apparence d'un confort bourgeois sans recherche. L'homme froid que Mme de Sévigné surnommait avec un petit frisson « Le Nord » n'avait pas la folie du luxe. L'économie lui était une qualité par trop héréditaire. Sa vanité, il la mettait ailleurs : dans la tenue impeccable et minutieuse de ses comptes et l'établissement de son arbre généalogique.

Pour cela il ne lésinait point et payait de nombreux commis préposés à rechercher dans les grimoires une ascendance qui le rattacherait tant soit peu à la noblesse. Petite faiblesse qui ne l'empêchait pas de discerner lucidement les défauts des grands seigneurs et l'influence qu'allait prendre la bourgeoisie, seul corps à la fois actif et intelligent du royaume. Mme du Plessis s'excusa de le déranger. Elle était sur le point d'acquérir, dit-elle, la charge de consul de Candie et sachant que le ministre avait la haute main sur la distribution de ces postes, elle sollicitait ses avis. Colbert, d'abord renfrogné, se détendit. Ce n'était pas souvent qu'avant de se faire adjuger un emploi, les belles écervelées s'avisaient de penser aux conséquences. La plupart du temps lui, Colbert, recevait le rôle ingrat de mettre un peu d'ordre dans la jonglerie des placets, se trouvant dans l'obligation de suspendre les demandes par trop folles ou incongrues, ou encombrantes pour la bonne marche des affaires, ou trop lourdes pour les finances, rôle qui lui attirait de nombreux ennuis parmi les réclamantes déçues.

Angélique vit que la nomination d'une femme comme Consul de France ne le choquait pas. C'était chose courante.

Entre l'opinion professionnelle de maître Savary, et mythologique du bon La Fontaine sur l'île de Candie, il en émit une troisième.

À ses yeux, Candie, capitale de la Crète, représentait le meilleur marché d'esclaves de la Méditerranée. C'était même le seul endroit où l'on pouvait se procurer des Russes, race d'hommes solides, sobres et qu'on obtenait pour 100 à 150 livres chacun. On les rachetait aux Turcs qui les avaient capturés en leurs continuelles batailles d'Arménie, d'Ukraine, de Hongrie ou de Pologne.

– Cet apport n'est pas négligeable pour nous à l'heure où nous portons notre effort sur la marine et où il s'agit d'augmenter le nombre des galères royales en Méditerranée. Les Maures, Tunisiens ou Algérois que nous capturons dans les combats avec les pirates fournissent du mauvais travail. On s'en sert surtout pour compléter les équipages quand il y a pénurie, ou pour les échanger avec des chrétiens captifs en Barbarie. Quant aux condamnés de droit commun, les forçats, ils n'ont aucune résistance, ne supportent pas la mer et meurent comme des mouches. Jusqu'alors les meilleurs rameurs ont donc été recrutés parmi les Turcs, et aussi parmi ces Russes dont Candie est le marché. Ce sont au surplus d'excellents marins. Je me suis laissé dire que le fond des équipages sur les voiliers anglais était constitué par ces mêmes esclaves russes. Les Anglais en font cas et se montrent bons payeurs envers ceux qui peuvent leur en procurer. Pour toutes ces raisons Candie me semble un point qui ne manque pas d'intérêt.

– Quelle est la situation des Français là-bas ? interrogea Angélique, qui ne se voyait tout de même pas très bien en marchande d'esclaves.

– Nos représentants y sont respectés, je crois. L'île de Crète est une colonie vénitienne. Depuis quelques années les Turcs se sont mis en tête de s'en emparer et l'île a dû repousser plusieurs assauts.

– Mais alors, il est dangereux d'y placer son argent ?

– Cela dépend. Le commerce d'une nation peut parfois bénéficier des guerres si elle n'y prend pas parti. La France a de bonnes alliances, aussi bien avec Venise qu'avec la Corne d'Or.

– Mlle de Brienne ne m'a pas caché que cette charge ne lui rapportait quasi rien. Elle en accuse ceux qui ont obtenu le poste de gérance et qui, dit-elle, travaillent pour leur propre compte.

– C'est fort possible. Fournissez-moi leurs noms et je pourrai procéder à une enquête.

– Alors... vous soutiendrez ma candidature à cette charge, monsieur le ministre ?

Colbert demeura silencieux un moment, les sourcils froncés. Il dit enfin :

– Oui. De toutes façons elle gagnera à être entre vos mains, Mme Morens, plutôt que dans celles de Mlle de Brienne ou même de n'importe quel gentilhomme écervelé. D'autre part cela cadre absolument avec les projets que j'avais pour vous.

– Pour moi ?

– Oui. Croyez-vous que nous acceptions facilement de voir des compétences comme les vôtres demeurer inutilisées pour le bien de l'État ? C'est un des grands dons de Sa Majesté que de faire flèche de tout bois. En ce qui vous concerne, Elle a de la difficulté de se persuader qu'une jolie femme peut ajouter à ses charmes d'autres qualités, d'intelligence pratique. Je l'ai convaincue que vous pourriez lui rendre les plus grands services. De plus votre fortune est grande et bon teint. Cela vous donne du pouvoir.

Angélique se rembrunit.

– J'ai de l'argent, c'est entendu, fit-elle, mais certes pas de quoi sauver le royaume.

– Qui vous parle d'argent ? C'est de travail qu'il s'agit. C'est le travail qui reformera le pays et reconstituera sa richesse disparue. Voyez, j'étais simple marchand de drap, me voilà ministre, mais cela ne me flatte pas. Tandis que je suis fier d'être directeur des manufactures royales. Nous pouvons et nous devons faire mieux en France qu'à l'étranger. Mais nous sommes trop divisés. Je ne sais ce qui me prend de vous raconter cela. Vous avez un certain don d'écouter et de vous intéresser aux pensées d'autrui. Ce don, vous allez l'utiliser pour nous auprès de tous. Vous flatterez les barbons par votre attention. Pour les jeunes gens la séduction de votre personne suffira. Pour les femmes votre élégance les persuadera facilement de suivre vos opinions. En somme, vous disposez d'armes non négligeables.

– Et dans quel but devrais-je déployer tout cet arsenal ?

Le ministre s'accorda encore quelques instants de réflexion.

– Tout d'abord vous ne devrez pas quitter la Cour. Vous y serez attachée, vous la suivrez dans ses déplacements et vous devrez vous évertuer à y connaître le plus de monde possible et le plus précisément.

La jeune femme eut de la peine à dissimuler l'intense satisfaction que lui donnaient ces prescriptions.

– Ce... travail ne me semble pas très redoutable.

– Alors nous vous utiliserons pour différentes missions qui auront trait surtout au commerce maritime, au commerce tout court et à ses dérivés, entre autres : la mode.

– La mode ?

– J'ai ajouté la mode pour convaincre Sa Majesté de vous confier à vous, femme, des attributions plus graves. Je m'explique. Par exemple je veux surprendre le secret du « point de Venise », cette dentelle qui fait fureur et qui jusqu'ici est restée inimitée. J'ai essayé d'en interdire la vente, mais ces messieurs et dames se repassent cols et manchettes sous le manteau et voici plus de 3 millions de livres par an qui filent en Italie. Que ce soit ouvertement ou en fraude, c'est déplorable pour le commerce français. Alors qu'il n'y aurait aucune raison de ne pas surprendre le secret de cette dentelle dont nos élégants raffolent, afin d'en établir une manufacture ici.

– Il me faudrait aller à Venise.

– Je ne crois pas. À Venise, vous seriez soupçonnée, tandis que j'ai de bonnes raisons de croire que c'est à la Cour même que les agents fraudeurs résident. Par eux, on pourrait remonter la filière, savoir au moins où ils se ravitaillent. Je soupçonne deux députés au commerce marseillais. Ce trafic doit leur rapporter des fortunes immenses...

Angélique était songeuse.

– Ce genre d'activité que vous me demandez ressemble fort à l'espionnage...

M. Colbert en convint. Le mot ne le choquait point. Des espions ?... Tout le monde en employait et partout.

– Le commerce marchera de pair. Ainsi des nouvelles actions de la Compagnie des Indes orientales vont être émises prochainement. Votre champ de placement sera la Cour. À vous de lancer la mode des Indes, de persuader les avares, que sais-je ? Il y a de l'argent à la Cour. Il ne faut pas qu'il tourne en fumée, en gaspillage... Enfin, vous voyez que vous aurez maintes occasions d'exercer vos talents. L'embarrassant pour nous était de donner à votre charge une allure officielle. Laquelle ? S'il fallait la créer, sous quel titre ? Votre consulat de Crète va servir de façade et d'alibi.

– Les bénéfices en sont maigres.

– Ne faites pas la sotte ! Il est bien entendu que pour votre travail officieux vous toucherez de grosses prébendes. On les fixera pour chaque affaire. Vous pourrez prendre des intérêts dans celles qui réussiront.

Par habitude, elle marchanda.

– 40 000 livres c'est beaucoup.

– C'est une pincée de sel pour vous. Songez qu'une charge de procureur se paie 175 000 livres et celle de mon prédécesseur, le ministre des Finances, 1 400 000 livres. Le roi l'a prise à son compte car il me voulait en cette place. Mais je me sens redevable envers le roi. C'est pourquoi je ne me reposerai tranquille que lorsque je lui aurai fait gagner plusieurs fois cette somme par la prospérité de son royaume.

*****

Voici la Cour, se disait Angélique. Elle est, ce soir où nous dansons au Palais-Royal, telle que le peuple naïf se l'imagine « ruisselante de lumière et le théâtre d'une fête éternelle. »

Sous le masque de velours qui dissimulait son visage elle suivait des yeux les couples qui dansaient.

Le Roi venait d'ouvrir le bal avec Madame. Il représentait Jupiter dans le ballet de « L'Olympe en fête ». À lui seul il éblouissait les regards. Le port du masque ne pouvait lui conserver l'incognito. Le sien était d'or. Un casque d'or à feuillage enrichi de cabochons et de rosés de diamant dressait sur sa tête une crête de plumes couleur feu. Tout son costume était de brocart d'or et rayonnait des mille feux des diamants enchâssés dans des broderies. Pour vanter demain ce costume, le poète Loret lui-même ne saurait que dire.

L'habillement de ce prince,


Valait au moins une province...

« Tant de richesse », pensait Angélique. « Voici la Cour. »

Monsieur, qui recevait son frère, se devait de présenter une tenue plus modeste. On reconnaissait pourtant sa silhouette rondelette et sautillante, boursouflée de satin, d'hermine. Son masque était de dentelle.

Monsieur le prince se trahissait à ses turquoises. Monsieur le duc par ses perles. Un « fleuve » à barbe blanche, couvert d'écailles d'argent, de guirlandes de roseaux, et d'herbes marines en satin bleu et vert, frôla Angélique. Un Éole, en costume de plumes blanches et aurore, un moulin à vent sur la tête l'entraîna dans une « corrante ». Elle suivit la danse rapide, où la danseuse passait d'un cavalier à l'autre. Ses mains se posaient sur des mains baguées étincelantes et qui miroitaient au passage. Masque d'or, masque d'argent, masques de velours, masques de dentelles, masques de satin. Des rires aigus, des parfums. L'odeur des vins et l'odeur des rosés. Les parquets étaient jonchés de pétales. Des rosés en décembre...

Voici la Cour. Folie. Profusion. Mais si l'on s'approche, quel étonnement ! L'on voit un jeune roi secret et qui tire les ficelles de ses marionnettes. Et si l'on s'approche encore, les marionnettes elles-mêmes laissent tomber le masque. Elles sont vivantes, dévorées de passions brûlantes, d'ambitions coriaces, de dévouements étranges... Sa récente conversation avec M. Colbert avait ouvert à Angélique des horizons insoupçonnés. En songeant au rôle qu'il voulait lui attribuer elle se demandait si tous ces masques ne cachaient pas, eux aussi, leurs missions clandestines. « Il n'est pas dans les projets du roi de laisser inutilisées les compétences... »

Jadis en ce même Palais-Royal, qui s'appelait alors le Palais-Cardinal, Richelieu avait promené sa simarre violette et ses projets d'ordre de domination. Pas un être qui pénétrât ici et qui ne fût à son service. Son réseau d'espionnage était comme une immense toile d'araignée. Il employait beaucoup les femmes. « Ces créatures, disait-il, ont le don naturel de comédie et de dissimulation »... Le jeune roi reprenait-il à son compte les mêmes principes ? Comme Angélique quittait la danse, un petit page lui remit un pli. Elle s'écarta pour le lire. C'était un mot de M. Colbert.

« Considérez, écrivait-il, que vous possédez la charge de Cour permanente que vous aviez briguée, dans les conditions stipulées. Votre titre de Consul de France de Candie vous sera remis demain. »

Elle plia la lettre et la glissa dans son aumônière. Un sourire jouait au coin de ses lèvres. Elle avait triomphé.

Et, à tout prendre, il n'y avait rien de bizarre à ce qu'une marquise fût Consul de France, en ce monde où les baronnes s'occupaient de poissons, où les duchesses requéraient le monopole des chaises de théâtre, où le ministre de l'Armée sollicitait la charge des relais de poste et où les plus grands débauchés du royaume étaient propriétaires de bénéfices ecclésiastiques.

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