Chapitre 8

Le roi dînait.

Une armée de serviteurs commandés par leurs « officiers » avait dressé la table et disposé protocolairement les sièges, et le grand chambellan après inspection avait ouvert la salle aux membres de la Cour désireux d'assister au repas de Sa Majesté. Ceux-ci s'étaient rangés dans un ordre fixé d'avance tandis que dans l'antichambre et les corridors se pressait le public qui allait être admis à défiler devant la table de son roi. Celui-ci était apparu dans l'encadrement de la porte, s'arrêtant et s'inclinant pour répondre à la révérence des personnes déjà présentes. Puis il était entré en souriant et avait pris place à table.

Aussitôt, Monsieur, son frère, s'était précipité et s'inclinant très bas lui avait donné la serviette.

Debout derrière le souverain, le grand chambellan, M. de Bouillon, tenait la sienne d'une main ferme et son regard disait clairement qu'il ne laisserait plus à personne, même à un prince du sang, le droit de la lui usurper.

Dans l'antichambre des gardes invitaient la foule à laisser le passage libre, tandis que s'avançait un cortège, ressemblant quelque peu à une procession. Un garde en grande tenue précédait des serviteurs portant sur leurs épaules une énorme châsse couverte d'une étoffe brodée d'or et d'argent ; derrière les porteurs venaient le maître d'hôtel muni de son bâton de commandement, l'huissier de salle, le gentilhomme panetier, des officiers, des clercs et des valets d'office. La châsse contenait « la nourriture du roi ».

Devant la table royale la foule défilait lentement. Bourgeoises et bourgeois de Paris, petits employés, artisans, ouvriers, femmes du peuple, chacun prenait du spectacle tout ce que sa mémoire pourrait contenir de souvenirs moins éblouissants par le luxe des cristaux ou de la vaisselle d'or que par la vue du roi de France mangeant là, dans sa gloire. Le roi parlait peu mais il avait l'œil à tout. Angélique le vit à plusieurs reprises se soulever légèrement pour saluer une dame de la Cour entrant, tandis que le chambellan se hâtait de faire apporter un tabouret. Pour d'autres dames il n'y avait ni salut ni tabouret. C'étaient les dames « non assises », les plus nombreuses. Angélique en faisant partie, elle commençait à ne plus sentir ses jambes.

Mme de Choisy qui était à ses côtés lui chuchota :

– J'ai entendu ce que le roi vous disait tout à l'heure à propos de vos fils. Ma chère, vous avez une chance ! N'hésitez pas. Vos fils iront loin si vous les habituez ainsi à ne fréquenter que des gens de qualité. Ils s'accoutumeront de bonne heure à la complaisance et il leur en restera toute leur vie cet air de civilité qui permet de réussir à la Cour. Voyez mon fils l'abbé. Je l'ai élevé dans ce dessein dès son plus jeune âge. Il n'a pas vingt ans et déjà il a su si habilement se placer qu'il est sur le point d'obtenir un évêché.

Mais Angélique, pour l'instant, était moins sensible à l'avenir de Florimond et de Cantor qu'à la possibilité de se mettre quelque chose sous la dent et si possible dans des conditions confortables.

Elle quitta la salle des festins aussi discrètement qu'elle put et tomba un peu plus loin sur une réunion de dames installées autour de petites tables à jeu. Des valets passaient des plateaux de victuailles dans lesquels les belles élégantes picoraient, les yeux rivés sur leurs cartes. Une grande et forte femme se leva et venant à Angélique l'embrassa sur les deux joues. C'était la Grande Mademoiselle.

– Je suis toujours contente de vous voir, ma belle. Vous avez boudé la Cour, il me semble. Je m'en suis étonnée bien des fois ces derniers mois, mais je n'osais interroger le roi. Vous savez qu'entre lui et moi la conversation commence toujours mal et ne finit jamais bien. Pourtant c'est mon cousin et nous nous apprécions énormément. Enfin, vous voilà. Vous avez l'air de chercher quelqu'un.

– Que Votre Altesse m'excuse, mais je cherchais où m'asseoir.

La bonne princesse jeta autour d'elle un regard perplexe.

– Cela ne vous est guère possible ici, car nous avons Madame parmi nous.

– Et je sais aussi que mon rang ne me permet pas de m'asseoir devant vous, Altesse.

– C'est ce qui vous trompe. Vous êtes dame de qualité et je ne suis que petite-fille de France par mon grand-père Henri IV. Vous avez donc le droit de vous asseoir devant moi, sur un carreau ou même sur un tabouret, et je vous l'accorderais bien volontiers ma petite amie, mais devant Madame, qui est fille de France par son mariage avec Monsieur, c'est absolument, absolument impossible.

– Je comprends.

Angélique poussa un petit soupir.

– Mais j'y songe, reprit la Grande Mademoiselle, venez donc partager notre jeu. Nous cherchons une partenaire. Mme d'Arignys vient de nous quitter complètement désargentée.

– Comment pourrais-je jouer sans m'asseoir ?

– Mais vous pourrez vous asseoir, s'exclama l'autre agacée. Venez. Venez donc.

Elle l'entraîna faire sa révérence à Madame, qui nantie d'un jeu de cartes d'une main et d'une aile de volaille de l'autre lui dédia un sourire distrait. Cependant Angélique n'avait pas encore pris place qu'elle fut happée par Mme de Montespan qui traversait, toutes voiles dehors.

– Voici le moment que je vous présente à la reine. Dépêchez-vous.

Mme du Plessis balbutia des excuses alentour et suivit son amie à grands pas.

– Athénaïs, dit-elle, en chemin, éclairez-moi sur la question du « tabouret ». J'y perds mon latin. Quand, pourquoi, dans quelles circonstances et à quel titre une dame de la Cour a-telle le droit de poser son derrière sur un siège ?

– À peu près jamais. Ni devant le roi, ni devant la reine quand elle n'appartient pas à la famille royale. Cependant il y a toutes sortes de règles et d'exceptions. Ah ! le droit au tabouret ! Se le faire accorder c'est le rêve de chacun et surtout de chacune depuis la Cour des vieux rois celtes. Je me suis laissé conter qu'en ce temps-là ce droit ne s'appliquait qu'aux hommes. Il a survécu à la Cour de France et pour les femmes aussi. Le tabouret est un signe de très haut rang ou de très grande faveur. On le possède lorsqu'on fait partie de la Maison de la reine ou de celle du roi. Il y a aussi les prétextes.

– Les prétextes ?

– Le jeu par exemple. Si vous jouez vous pouvez être assise, même devant les souverains. Si vous faites des travaux d'aiguille, aussi. Il faut au moins avoir aux doigts quelque chose qui fasse penser à un ouvrage. Il y a des mijaurées qui se contentent de tenir un nœud de rubans à la main. Enfin vous voyez qu'on peut s'accommoder de mille façons...

*****

La reine était aux mains de ses femmes, qui la paraient et la coiffaient pour les fêtes du soir. Sur une console étaient ouverts les écrins contenant certains bijoux de la couronne. Marie-Thérèse les essayait tour à tour : carcans de diamants montés sur or ou sur vermeil, pendants d'oreilles faits d'un seul diamant taillé en poire chacun d'une grosseur presque unique au monde et qu'on disait venus des Indes, bracelets, diadèmes. Angélique, après avoir accompli de multiples révérences et baisé la main de la reine, se tenait un peu en retrait. Elle songeait à l'Infante qu'elle avait vue le soir de son mariage avec le roi, à Saint-Jean-de-Luz. Où étaient les pâles cheveux de soie blonde gonflés par les postiches, les lourdes jupes à l'espagnole tendue hiératiquement par le vertugadin démodé ? La souveraine était maintenant vêtue à la façon française, mais ces modes n'allaient pas à sa silhouette replète. Son teint délicat, très blanc et rose, jadis conservé par l'ombre des palais madrilènes, s'était couperosé. Elle avait facilement le nez rouge. On était étonné de la majesté naturelle de cette pauvre petite personne si désavantagée. Malgré sa piété et son peu d'esprit elle possédait de l'enjouement. Son humeur était bien espagnole dans ses colères jalouses et la passion qu'elle vouait au roi. Elle aimait les divertissements de la Cour et les petits potins, et la moindre attention du roi la ravissait naïvement.

Apercevant le regard d'Angélique fixé sur elle, elle dit, désignant le carcan de diamants qui étincelait sur sa poitrine et ses épaules :

– Il faut regarder là... et non pas là, acheva-t-elle en montrant son visage avec un sourire humble.

Dans un coin, des nains jouaient avec les griffons favoris de la reine. Barcarole adressa à Angélique un clin d'œil complice.

Il y eut ensuite promenade dans les jardins car le temps était doux, l'heure aussi. Puis avec l'arrivée des flambeaux un grand remue-ménage secoua la Cour, chacun se hâtant à sa toilette.

Angélique put revêtir la sienne dans l'antichambre des filles de la reine. Mme de Montespan lui fit remarquer que les bijoux qu'elle avait apportés étaient trop modestes pour la soirée. Il n'était plus temps d'en envoyer quérir d'autres à l'Hôtel du Beautreillis, à Paris. Deux orfèvres lombards, attachés à la Cour, lui furent expédiés sur-le-champ avec leurs écrins ; moyennant une « modique » redevance ils louaient quelques heures des parures, d'ailleurs fort belles ; toute une liasse de papiers à signer les garantissaient du risque de voir leurs augustes clientes filer on ne sait où avec leurs bijoux d'emprunt. Angélique signa, et délestée de la « modique » redevance qui s'élevait pourtant à deux cents livres ( !) – avec cela elle aurait pu s'acheter au moins deux bracelets de valeur – elle descendit jusqu'à la grande galerie du rez-de-chaussée où était dressé le théâtre. Le roi avait déjà pris place. Les rigueurs de l'étiquette ne laissaient pas un siège disponible. Angélique dut se contenter de percevoir les éclats de rire des spectateurs des premières places.

– Que pensez-vous de la leçon que nous donne M. Molière ? dit une voix à son oreille. N'est-elle pas des plus instructives ?

La voix était si affable qu'Angélique crut rêver en reconnaissant Philippe, dressé près d'elle à sa façon d'apparition, dans un habit de satin rose broché d'argent que seuls son teint de dragée et sa moustache blonde pouvaient lui permettre de porter sans paraître ridicule. Il souriait, Angélique s'efforça de répondre avec naturel :

– La leçon de M. Molière est certainement des plus drôles, mais de l'endroit où je suis j'avoue que je n'en conçois rien.

– C'est un grand dommage. Laissez-moi vous aider à gagner quelques rangs.

Il lui passa un bras autour de la taille et l'entraîna. On leur faisait place volontiers. La faveur de Philippe, connue de tous, rendait les gens empressés à leur égard. De plus son rang de maréchal lui accordait de grandes prérogatives, comme celle de pouvoir faire entrer son carrosse dans la cour du Louvre ou de s'asseoir devant le roi. Cependant sa femme n'en bénéficiait pas.

Ils purent se placer très facilement sur la droite de la scène. Il fallait rester debout mais on entendait à merveille.

– Nous voilà à point je crois, dit Philippe. Nous voyons le spectacle et le roi nous voit. C'est parfait.

Il n'avait pas retiré sa main de la taille d'Angélique ; au contraire, il inclinait encore son visage vers le sien et elle sentait contre sa joue le frôlement soyeux de sa perruque.

– Est-il absolument nécessaire que vous me serriez d'aussi près ? demanda-t-elle sèchement à voix basse, ayant décidé que, toute réflexion faite, cette nouvelle attitude de son mari ne pouvait être que suspecte.

– Absolument nécessaire. Votre méchanceté a trouvé habile de mettre le roi dans son jeu. Je ne veux pas que celui-ci doute de ma bonne volonté. Ses désirs sont des ordres.

– Ah ! c'est donc cela ? fit-elle en le regardant.

– C'est cela... Et continuez à me fixer ainsi dans les yeux quelques secondes. Personne ne doutera plus que M. et Mme du Plessis-Bellière se sont réconciliés.

– Est-ce très important ?

– Le roi le souhaite.

– Oh ! Vous êtes...

– Tenez-vous tranquille.

Son bras était devenu un véritable cercle de fer, bien que sa voix restât mesurée.

– Vous allez m'étouffer, espèce de brute !

– Voilà qui me ferait grandement plaisir. Patience, cela viendra peut-être. Mais ce n'est ni le jour ni l'heure... Tenez, voici Arnolphe qui fait lire à Agnès les onze maximes du mariage. Prêtez l'oreille, Madame, je vous prie.

*****

La pièce qui se jouait n'avait pas encore été présentée en public. Le roi en avait la primeur. On voyait en scène Arnolphe, qui sur le point de convoler en justes noces, remettait à sa jeune femme un long grimoire.

...Et voici dans ma poche un écrit important.


Qui vous enseignera l'office de la femme.


J'en ignore l'auteur ; mais c'est quelque bonne


âme Et je veux que ce soit votre unique entretien.


Voyons un peu si vous le lirez bien.

Molière jouait le rôle d'Arnolphe. Son spirituel visage savait refléter les sentiments tatillons et soupçonneux d'un bourgeois à l'esprit un peu court. La femme du comédien, Armande Béjart, était également à sa place sous les traits d'Agnès, jeune beauté soi-disant ignorante et sotte. D'une voix fraîche et docile elle lisait : Celle qu'un lien honnête

Fait entrer au lit d'autrui


Doit se mettre dans la tête


Malgré le train d'aujourd'hui


Que l'homme qui la prend ne la prend que pour lui.

– Je vous expliquerai ce que cela veut dire, répliquait Arnolphe. Mais pour l'heure présente il ne faut rien que lire.

Elle ne se doit parer


Qu'autant que peut désirer


Le mari qui la possède


C'est lui que touche seul le soin de sa beauté...

Angélique écoutait distraitement. Elle aimait bien la comédie, mais sentir Philippe si proche la troublait.

« Si cela pouvait être vrai », songeait-elle, « qu'il me tînt ainsi contre lui, sans rancune et sans souvenirs de nos dissentiments. »

Elle avait envie de se tourner vers lui et de lui dire :

– Philippe, cessons d'agir comme des enfants boudeurs et hargneux... Il y a en nous, de l'un à l'autre, beaucoup de choses qui nous permettraient de nous entendre et peut-être de nous aimer. Je le sens et je le crois. Tu fus mon grand cousin que j'admirais et dont je rêvais petite fille.

Elle lui jetait des regards furtifs, surprise que son trouble à elle ne se communiquât pas à ce corps magnifique, si viril malgré sa préciosité de mise. Les ragots avaient beau colporter des horreurs sur le compte du marquis du Plessis, il n'était pas un petit Monsieur, ni un chevalier de Lorraine : c'était le dieu Mars, le dieu de la Guerre, dur, implacable et froid comme le marbre.

Derrière le déguisement, où donc se réfugiait la chaleur vivante de cet homme qui semblait dépourvu des réactions élémentaires d'un homme ? Angélique avait la sensation qu'elle n'était pour lui qu'une statue de bois ; c'était très déprimant. Monsieur Molière, dans son enseignement de « l'École des Femmes », n'avait songé

qu'aux hommes comme tous les autres, de ceux qui, bourgeois ou gentilshommes, ragent quand ils sont trompés, se ridiculisent pour une paire de beaux yeux et changent de couleur parce qu'une jolie femme s'appuie un peu trop languissamment contre eux. Mais pour un Philippe du Plessis-Bellière, la psychologie du grand comédien resterait en défaut. Par où l'atteindre ?...

*****

Sur la scène Arnolphe venait de découvrir que non seulement Agnès ne l'aimait pas mais encore n'avait de flamme que pour le blond Horace. Il éclatait en imprécations :

Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmade


Ma main de ce discours ne venge la bravade.


J'enrage quand je vois sa piquante froideur


Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.

Molière était magnifique dans sa fureur bouffonne et pourtant si humaine. On savait le comédien jaloux et torturé par la coquetterie de la trop charmante Béjart. Chose étrange d'aimer et que, pour ces traîtresses,

Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !


Tout le monde connaît leur imperfection


Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion


Leur esprit est méchant et leur âme fragile


Rien de plus infidèle ; et malgré tout cela


Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là !...

– Ha ! Ha ! Ha ! s'exclamaient les spectateurs.

– Les imbéciles ! dit Philippe à mi-voix. Ils rient et pourtant il n'y en a pas un parmi eux qui ne soit prêt à tout faire pour ces « animaux-là ».

– Ils ont du sang dans les veines, eux au moins, riposta Angélique.

– Et de la sottise plein le cœur !

– Ah ! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux... hurlait Arnolphe.

Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,


Et vous dénicherez à l'instant de la ville.


Vous rebutez mes vœux et me mettez à


bout, Mais un cul de couvent me vengera de tout !...

Le parterre croulait sous les rires.

– La fin me plaît assez, dit Philippe. Qu'en pensez-vous, Madame ?

– Ce Molière est un habile homme, reprit-il un peu plus tard, alors que, la représentation finie, chacun revenait vers la salle de bal en passant par les jardins. Il sait qu'il écrit en premier lieu pour le roi et la Cour. Aussi met-il en scène des bourgeois et des petites gens. Mais comme il peint l'homme éternel chacun se reconnaît quand même sans se sentir atteint.

« Après tout ce Philippe n'est pas si sot », pensa Angélique avec surprise. Il lui avait pris le bras, familiarité qu'elle ne considérait pas sans appréhension.

– Ne craignez donc pas que je vous brûle, dit Philippe. Il est entendu que je ne vous causerai aucun dommage en public. C'est un principe de vénerie. Le dressage doit se mener à huis clos et en tête à tête. Ça, faisons le point de nos affaires, voulez-vous ? Première partie. Vous gagnez la première manche en me contraignant à vous épouser. Je gagne la seconde en vous infligeant une petite correction méritée. La « belle » vous reste, puisque malgré mes interdictions vous vous présentez à Versailles et y êtes reçue. Je m'incline et nous entamons la seconde partie. Je gagne la première manche en vous enlevant, vous gagnez la seconde en vous évadant. Je serais d'ailleurs curieux de savoir comment. Bref, nous en sommes à la « belle ». À qui restera-t-elle cette fois ?

– Le sort en décidera.

– Et la valeur de nos armes. Il se peut que vous soyez encore triomphante. Vos chances sont grandes. Mais attention ! Je veux vous prévenir d'une chose : la fin du tournoi sera pour moi. J'ai la réputation d'être tenace dans mes projets et de m'accrocher à mes positions. Combien pariez-vous qu'un jour vous vous trouverez, par mes soins, au fond d'un couvent de province à filer la quenouille, sans espoir d'en jamais sortir ?

– Combien pariez-vous qu'un jour vous serez follement amoureux de moi ?

Philippe s'immobilisa et respira profondément, comme si cette seule supposition le bouleversait d'indignation.

– Eh bien, parions, puisque vous le proposez, reprit Angélique en riant. Si vous gagnez je vous abandonne toute ma fortune, mon commerce, mes bateaux. Quelle importance pour moi, n'est-ce pas, de posséder tout cela puisque je serai cloîtrée, défigurée, décharnée, devenue idiote sous le poids des tourments ?

– Vous riez, dit-il, en la regardant, vous riez, répéta-t-il, menaçant.

– Que voulez-vous, on ne peut pas toujours pleurer.

Mais des larmes soudaines emplirent ses yeux et comme elle levait la tête pour le regarder il vit à la racine de son cou gracile, sous le collier qu'elle avait loué pour les dissimuler, les meurtrissures qu'elle lui devait.

– Si je gagne, Philippe, murmura-t-elle, je vous demanderai de me donner ce pendentif d'or que votre famille tient depuis les temps lointains des premiers rois et que chaque aîné doit accrocher au cou de sa fiancée. Je ne me souviens plus très bien de la légende qui est attachée à ce collier, mais je sais qu'on racontait dans le pays qu'il avait le pouvoir magique de donner aux femmes de la famille du Plessis-Bellière la vertu de courage. Pour moi vous avez dédaigné la tradition.

– Vous n'en aviez pas besoin, riposta Philippe brusquement.

Et la plantant là, il marcha à grands pas vers le palais. Le lendemain à l'aube toute la Cour, à cheval, dévalait vers la forêt. La chasse fut très réussie. À midi, un cerf splendide couronné de dix cors, s'effondrait sur la mousse.

Le retour pour Saint-Germain fut décidé aussitôt après la curée. Angélique, elle, rentrait sur Paris dans un carrosse prêté par Mme de Montespan. Au moment du départ, elle vit le prince de Condé qui lui adressait de loin des moulinets amicaux avec sa canne. Elle s'en fut lui faire sa révérence.

– Monseigneur, lui dit-elle, la Cour est un lieu bien surprenant. Vous qui avez une grande expérience de ce monde, pourriez-vous me donner des conseils ?

– Mon petit, lui répondit-il, à la Cour vous n'aurez que trois choses à faire : dire du bien de tout le monde, demander tout ce qui vaquera, et vous asseoir où vous pourrez !

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