Chapitre 3

Ce fut lorsqu'on déposa pour la première fois le bébé dans ses bras qu'Angélique réalisa ce que cette : nouvelle existence signifiait.

Le poupon était beau. On l'avait étroitement emmailloté de bandelettes de lin bordées d'un galon de satin qui maintenaient ses bras et ses jambes et s'enroulaient en capuchon autour de sa tête. Il ne montrait qu'une ronde frimousse de porcelaine blanche et rose, où s'ouvraient deux prunelles d'un bleu vague mais qui bientôt deviendraient du même saphir transparent que celles de son père.

La nourrice et les servantes répétaient, admiratives, qu'il était blond comme un poussin et dodu comme un amour.

– Cet enfant est sorti de mon sein, se dit Angélique, et pourtant ce n'est pas le fils de Joffrey de Peyrac ! J'ai mêlé mon sang, qui n'appartenait qu'à lui, à un sang étranger.

Atterrée, elle voyait en lui le fruit d'une trahison qu'elle n'avait pas réalisée jusqu'alors. Elle dit à mi-voix :

– Je ne suis plus ta femme, Joffrey !

Ne l'avait-elle pas voulu ainsi ?

Elle se mit à pleurer.

– Je veux revoir Florimond et Cantor, cria-t-elle au milieu de ses sanglots. Oh ! je vous en supplie, qu'on fasse venir mes fils.

Ils vinrent. Ils s'avancèrent et elle tressaillit à la vue du hasard qui ce jour-là leur avait fait revêtir un même costume de velours noir. Différents et semblables avec leurs tailles égales, leurs teints mats et leurs chevelures épaisses tombant sur le grand col de dentelle blanche, ils se donnaient la main, geste familier, dans lequel depuis leur petite enfance ils semblaient puiser la force de suivre les chemins de leur destinée menacée. Ils saluèrent et s'assirent très poliment sur deux tabourets. Le spectacle inhabituel de leur mère étendue entre ses draps les impressionnait.

Angélique prit sur elle pour dominer le désarroi qui lui serrait la gorge. Elle ne voulait pas les émouvoir.

Elle leur demanda s'ils avaient vu leur nouveau frère ? Oui, ils l'avaient vu. Qu'en pensaient-ils ? Selon toute apparence, ils n'en pensaient rien. Après s'être consulté du regard avec Cantor, Florimond affirma que c'était un « charmant chérubin ». Les résultats des efforts conjugués de leurs quatre précepteurs étaient réellement remarquables. La méthode où entraient en bonne partie coups de verge et coups de règle, y était certainement pour quelque chose, mais plus encore la mentalité des deux enfants, plies très tôt à d'affreuses disciplines. Parce qu'ils avaient subi la faim, le froid et la peur, ils semblaient s'adapter à tout. On leur ouvrait la clé des champs : aussitôt ils galopaient et se transformaient en sauvages. On leur imposait de riches costumes, l'obligation de saluer et de composer des compliments : ils devenaient alors de parfaits petits seigneurs.

Elle s'avisait pour la première fois de cette souplesse innée de leur caractère. « Souples comme la pauvreté apprend à l'être ! »

– Cantor, mon troubadour, ne nous chanterez-vous pas quelque chose ?

L'enfant alla chercher sa guitare et préluda de quelques accords.

Le roi a fait battre tambour


Pour voir toutes ses


dames Et la première qu'il a vue


Lui a ravi son âme...

« Tu m'as aimée, Joffrey. Et je t'ai adoré. Pourquoi m'as-tu aimée ? Parce que j'étais belle ?... Tu étais tellement épris de beauté. Un bel objet dans ton palais du Gai-Savoir... Mais tu m'aimais plus que cela ! Je l'ai su lorsque tes bras durs m'étreignaient jusqu'à me faire gémir... J'étais pourtant enfantine encore... Mais intègre. C'est pour cela peut-être que tu m'as tant aimée... »

Marquis, dis-moi la connais-tu


Qui est cette jolie dame ?


Et le marquis a répondu


Sire le Roi, c'est ma femme.

« Ma femme...

« L'autre nuit comme il a dit ces mots, le blond marquis au regard impénétrable ! Je ne suis plus ta femme, Joffrey ! Il me revendique. Et ton amour s'éloigne de moi comme une barque qui m'abandonne sur un rivage glacé. Plus jamais ! Plus jamais !... C'est difficile de se dire : plus jamais... d'admettre que tu deviennes une ombre pour moi aussi. »

Marquis tu as plus de chance que


moi D'avoir femme si belle


Si tu voulais me l'accorder


Je me chargerais d'elle.

Philippe n'est point revenu la voir. Il ne lui a plus manifesté d'intérêt. Il la dédaigne maintenant qu'elle a accompli son ouvrage. À quoi bon espérer ! Elle ne le comprendra jamais. Que disait Ninon de Lenclos à son sujet :

– C'est un noble par excellence. Il se met en transe pour des questions d'étiquette. Il craint une tache de boue sur son bas de soie. Mais il ne craint pas la mort. Et quand il mourra il sera solitaire comme un loup et ne demandera aucun secours à personne. Il n'appartient qu'au roi et à lui-même.

Sire si vous n'étiez le roi


J'en tirerais vengeance


Mais puisque vous êtes le roi


À votre obéissance.

Le Roi... Le roi tout-puissant qui marche en ses jardins fastueux. Le givre a paré les charmilles de nouvelles féeries. Suivi du vaste cortège empanaché il va de bosquet en bosquet. Les marbres ont l'éclat de la neige. Au bout d'une allée mauve Cérès, Pomone et Flore, statues d'or, étincellent et se mirent dans la glace d'un bassin rond. Le Roi tient sa canne dans sa main gantée, cette main de jeune homme et de souverain, qui elle aussi tranche les destins, distribue la vie et la mort.

Adieu mon cœur, adieu ma vie


Adieu mon espérance


Puisqu'il nous faut servir le Roi


Séparons-nous d'ensemble...

« Seigneur Dieu ! N'est-ce pas la chanson que Cantor a failli chanter devant la reine l'autre jour, à Versailles ! Sans l'abbé de Lesdiguières, quel impair il commettait !... L'abbé est décidément de ressource. Il faudra lui faire remettre une autre gratification. »

La Reine a fait faire un bouquet


De belles fleurs de lyse


Et la senteur de ce bouquet


À fait mourir marquise.

« Pauvre reine Marie-Thérèse ! Elle serait bien incapable d'envoyer à ses rivales des bouquets de fleurs empoisonnées, comme le fit jadis Marie de Médicis à l'une des favorites du Vert-Galant. Elle ne peut que pleurer en tamponnant son nez rougi. Pauvre reine !... »

Загрузка...