Chapitre 6

À l'aube Mme de Montespan bâilla et s'étira. Elle avait continué à bavarder avec Angélique à bâtons rompus, l'inconfort de la pièce ne leur permettant guère de s'étendre pour se reposer un peu.

Le marmiton ronflait, appuyé contre la cheminée. Mme d'Artigny s'était éclipsée. Mme de Rouvre et le jeune homme qui leur avait servi de partenaire au jeu devisaient à voix basse, accroupis côte à côte sur le dallage. Il n'était pas question d'amour mais d'âpre comptabilité. Angélique entendait les mots « charges... vacation... quartiers... surplus ».

Derrière les courtines du grand lit deux corps ensommeillés se retournèrent, bâillèrent aussi, puis il y eut un murmure tendre.

– Je crois que je ferais bien de descendre aux étages, dit Athénaïs. La reine va appeler ses dames d'honneur. Je veux être là une des premières pour l'accompagner à la messe. Venez-vous ?

– L'heure n'est peut-être pas très propice pour me présenter à Sa Majesté !

– Non. J'attendrai plutôt votre retour de la chapelle. Vous vous tiendrez sur le passage. Mais il faut que je vous montre auparavant les bons endroits pour que vous puissiez en toutes circonstances voir Leurs Majestés et, si possible, en être vue. C'est un art difficile. Descendez avec moi. Je vous indiquerai aussi un petit cabinet des bains attenant aux appartements de la reine, dont les filles d'honneur peuvent disposer pour se rejoindre et se recoiffer. Avez-vous d'autres toilettes que votre justaucorps de chasse ?

– Oui, dans un coffre. Mais il faut que je mette la main sur mon petit laquais afin de l'envoyer chercher cela chez mon mari.

– Mettez quelque chose de simple pour le matin. Le Roi après la messe recevra les solliciteurs puis ira travailler avec ses ministres. Ce soir, par contre je crois qu'il y aura comédie et petit ballet. Vous pourrez sortir vos plus beaux bijoux. Maintenant, venez.

*****

Hors de la pièce il faisait glacial et humide. Mme de Montespan descendit les escaliers sans souci des courants d'air qui soufflaient sur ses belles épaules nues.

– Vous n'avez pas froid ? demanda Angélique.

La marquise eut un geste insouciant. Elle avait l'endurance des courtisans habitués à supporter les pires incommodités, le froid comme la chaleur, dans des salles ouvertes à tous les vents ou au contraire étouffantes sous les flammes des milliers de chandelles, la fatigue des longues stations debout, des nuits blanches, le poids des robes surchargées de dorures et de bijoux.

Une complexion robuste, l'agitation et surtout la bonne chère tenaient chaud à ces mondaines, héroïques sans le savoir et ravie de leurs supplices. Angélique avait conservé la frilosité des mal-nourris. Elle ne pouvait guère se passer de manteaux. Elle en avait chez elle toute une collection. De très beaux. Celui qu'elle portait était en carrelets alternés de velours et de satin, d'un bleu-vert assorti à ses yeux. La capuche s'ornait d'une dentelle de Venise qu'elle pouvait rabattre sur son visage quand elle désirait ne pas être reconnue.

Madame de Montespan la quitta à l'entrée de la Salle des Festins. À part les sentinelles suisses en faction, immobiles comme des statues avec leurs hallebardes et leurs fraises empesées, nul ne semblait encore éveillé dans le grand palais. La clarté du jour commençait à peine à fondre l'obscurité des salons. Galeries et vestibules béaient sur les ténèbres comme autant de grottes immenses et fabuleuses où l'on devinait la luisance des ors et des glaces. La plupart des chandelles étaient mortes.

– Je vous laisse, chuchota la dame d'honneur de la reine, gagnée par la solennité d'un silence bien rare en ces lieux. Il y a par là un petit boudoir où vous pourrez vous asseoir en attendant. Les courtisans qui doivent assister au lever du roi ne vont pas tarder à paraître. Sa Majesté est matinale. Bientôt nous nous reverrons.

Elle s'éloigna et Angélique alla ouvrir la porte, dissimulée dans une tapisserie, qu'on lui avait indiquée.

– Oh ! pardon, dit-elle, en refermant aussitôt.

Elle aurait pu se douter qu'un recoin, si petit soit-il, du moment qu'il comportait un divan, ne pouvait être occupé que de galante façon.

« C'est curieux, songea-t-elle, je ne pensais pas que Mme de Soubise possédait une aussi jolie poitrine. Elle cache son jeu et ses charmes. »

Le partenaire, naturellement, n'était pas M. de Soubise. Cela aussi elle-aurait pu s'en douter. À Versailles, on fermait les yeux sur la licence, mais des ébats conjugaux auraient semblé du dernier bourgeois et choqué tout le monde.

Angélique n'avait plus que la ressource d'errer à travers les grandes salles désertées. Elle s'arrêta dans la première. C'était la Salle Ionique, appelée ainsi pour les douze colonnes qui soutenaient la corniche. Il faisait maintenant assez clair. On pouvait distinguer la grâce des blanches volutes déroulant leur frise au bord de l'ombre comme les vagues d'une mer paisible sur un océan obscur. Le plafond avec ses profonds caissons d'or et d'ébène demeurait invisible. Le cristal des lustres en surgissait, merveilles gelées, stalactites de féerie suspendues par d'invisibles fils. Au mur trois jeux de glaces reflétaient les croisées peu à peu envahies par la clarté du jour.

La jeune femme alla s'appuyer contre les montants de marbre et regarda au-dehors. Le parc, lui aussi sortait de la nuit. La terrasse sablée au pied du château, dépouillée, sans ombre, avait la netteté d'une grève. Les flots de brouillard stagnaient plus bas, enveloppant les hautes charmilles taillées sévèrement et dont l'architecture bâtissait une sorte de ville fantôme, aux murailles blanches et bleutées gardant le secret des jardins parfaits avec leurs parterres de broderies, leurs pièces d'eau noire et verte où les cygnes s'avançaient. Lorsque le soleil surgirait on verrait miroiter ces eaux de loin en loin, des deux bassins de la terrasse à celui de Latone, à celui d'Apollon, tracé comme un disque d'argent, puis à la croix d'or du Grand Canal, où s'arrêtaient, domptées, d'autres eaux, mortes et sauvages, celles des grands marécages, domaine du canard et de la sarcelle, et qui s'étendaient au-delà à perte de vue.

– À quoi rêvez-vous, Marquise ?

La voix était chuchotante et le personnage qui en était propriétaire, invisible. Angélique regarda autour d'elle avec l'impression déconcertante que seule la statue de marbre qui lui faisait face avait pu lui adresser la parole.

– À quoi rêvez-vous, Marquise ?

– Mais... qui parle ?

– Moi Apollon, le dieu de la beauté à qui vous avez eu l'amabilité de venir tenir compagnie en cette heure matinale.

– ...

– Il fait frisquet, n'est-ce pas ? Vous encore vous avez un manteau, mais moi, je suis tout nu. Ce n'est pas chaud vous savez, un corps de marbre.

Angélique sursauta, regarda derrière la statue et ne vit rien. Un paquet de hardes multicolores posé à terre, contre le socle, attira cependant son attention. Elle se pencha et y porta la main. Le paquet fit alors un bond de cabri et dans une pirouette, un curieux petit gnome surgit devant elle, rabattant le capuchon dont il se voilait le visage.

– Barcarole ! s'exclama Angélique.

– Pour vous servir, Marquise des Anges.

Le nain de la reine s'inclinait dans une profonde révérence. Il n'était pas plus haut qu'un enfant de sept ans. On oubliait, devant la difformité de ce petit corps trapu posé sur de petites jambes torses, la beauté de son visage intelligent. Il était coiffé d'un chapeau de satin cramoisi orné de médailles et de grelots. Son pourpoint et son justaucorps étaient aussi de satin, mi-partie cramoisi et noir, mais sans grelots ni ornements. Il portait des manchettes de dentelles et une épée en miniature.

Il y avait fort longtemps qu'Angélique ne l'avait vu. Elle trouva qu'il avait l'air d'un gentilhomme et le lui dit.

– N'est-ce pas ? fit Barcarole satisfait. À la taille près je crois que je peux égaler n'importe lequel de ces beaux seigneurs qui se pavanent ici. Ah ! si notre bonne reine voulait consentir à m'ôter ces quelques grelots que je porte encore sur mon chapeau, elle me ferait un plaisir sensible. Mais elle prétend qu'en Espagne les bouffons portent toujours des grelots, que si elle n'entend plus ce petit carillon autour d'elle elle sera encore plus triste. Heureusement mes deux compagnons et moi nous avons un allié inattendu. C'est le Roi. Il ne peut pas nous supporter. Il ne perd pas une occasion, lorsqu'il vient chez la reine, de nous chasser de quelques coups de canne. Nous nous sauvons avec des cabrioles en faisant sonner bien fort toute notre bimbeloterie. À toutes occasions, pendant qu'il converse ou même en des conjectures plus intimes et délicates, nous secouons frénétiquement nos sonnailles. Cela le met de fort méchante humeur. La reine a fini par s'en apercevoir. Elle soupire alors et ne dit plus rien quand par hasard un de nos grelots arrachés n'a pas été recousu. Bientôt nous entreprendrons d'obtenir un autre privilège.

– Lequel ?

– La perruque, dit Barcarole en roulant des yeux blancs. Angélique riait.

– Je crois que vous devenez prétentieux, monsieur Barcarole.

– Je cherche à m'élever, à me pousser dans le monde, dit le nain avec suffisance.

Mais dans son regard d'homme mûr elle savait lire l'expression mélancolique et l'ironie. Il se moquait de lui-même.

– Je suis très heureuse de te revoir, Barcarole. Parlons un peu.

– Ne craignez-vous pas pour votre réputation ? L'on va jaser sur nous. Si votre mari me provoque en duel ?...

– Tu as une épée ?

– C'est vrai ! À cœur vaillant rien d'impossible. Je vais donc vous faire ma cour, belle marquise. Mais regardons à la croisée. Les gens penseront que nous admirons les jardins et ne pourront soupçonner mes déclarations enflammées.

Il trottina vers la fenêtre et colla son nez à l'une des vitres comme font les enfants.

– Que dites-vous du lieu ? C'est plaisant n'est-ce pas ? Marquise des Anges, toi, une grande dame, tu ne renies donc pas ton amitié avec le bouffon de la Reine ?

Angélique était debout près de lui, les yeux tournés aussi vers les jardins. Elle posa sa main sur l'épaule du petit homme.

– Les souvenirs qui nous unissent ne sont pas de ceux qu'on renie, Barcarole.

Elle ajouta plus bas :

– Le voudrait-on même, qu'on ne le pourrait...

Le soleil maintenant dissipait le brouillard. Le jour serait pur. Un de ces jours aussi doux et lumineux qu'un jour printanier. Débarrassées de la brume, les charmilles retrouvaient leur teinte verte, les bassins des transparences bleutées, les fleurs de vifs coloris. Les jardiniers arrivaient avec leurs brouettes et leurs râteaux. Ils étaient fort nombreux mais paraissaient petits à l'échelle de la vaste esplanade.

– Parfois, dit Barcarole à voix basse, notre reine s'inquiète. Elle ne m'a pas vu de tout le jour. Où peut être passé son nain préféré ?... Il est à Paris, n'en déplaise à Votre Majesté. Pour rendre hommage à une autre Majesté qu'aucun de ses sujets ne se permettrait de négliger, le grand Coësre Cul-de-Bois, roi des Argotiers. Oh ! des sujets de notre espèce, marquise des Anges, il n'y en a pas beaucoup. Capables de cracher au bassinet des bourses remplies, aussi grosses qu'un melon. Je crois que Cul-de-Bois m'aime bien.

– Moi aussi, il m'aime bien, dit Angélique.

Et elle évoqua le visage impressionnant du cul-de-jatte. Qui pouvait soupçonner ces promenades clandestines qui parfois conduisaient la belle marquise du Plessis-Bellière, masquée, vêtue de serge, jusqu'au fin fond du Faubourg Saint-Denis ? Et chaque semaine, des domestiques de sa maison, choisis parmi d'anciens compagnons de la matterie, portaient là-bas des corbeilles contenant vins fins, volailles et rôtis.

– Ne crains rien, Marquise des Anges, murmura encore Barcarole, nous autres savons bien garder le secret. Et n'oublie pas qu'avec nous tu ne seras jamais seule, ni en danger... même ici.

Il se détourna et d'un geste emphatique de son petit bras engloba le décor splendide.

– Ici !... Dans le palais du roi où chacun est plus seul et menacé qu'en aucun lieu de la terre...

*****

Les premiers courtisans commençaient d'arriver, dissimulant un bâillement derrière leurs manchettes de dentelles. Leurs talons de bois résonnaient loin sur les dalles de marbre. Des valets parurent portant des bûches. On allumait des feux dans les monumentales cheminées des salons.

– La « vieille » ne va pas tarder. Tiens, la voici.

Angélique vit passer la silhouette d'une femme d'un certain âge, enveloppée dans une mante à capuchon. Elle portait sur ses cheveux gris une coiffe paysanne empesée faite du plus fin linon. Quelques gentilshommes sur son passage tirèrent le pied pour une légère révérence. Elle ne parut pas les voir. Elle allait son chemin avec une majesté tranquille.

– Où s'en va-t-elle ?

– Chez le Roi. C'est Mme Hamelin, sa nourrice. Elle a conservé le privilège d'entrer avant qui que ce soit dans sa chambre, le matin. Elle lui ouvre ses rideaux et l'embrasse dans son lit. Elle s'informe s'il a bien dormi et s'il se sent dispos. Ils causent un brin. Les grands de ce monde trépignent à la porte... Quand elle se retire, on ne la revoit plus de tout le jour. On ne sait pas où elle se terre, avec son rouet... C'est un oiseau de la nuit que la « vieille ». Mais les ministres, les princes et les cardinaux chaque jour dévorent le chagrin de voir cette très petite-bourgeoise de Paris obtenir le premier sourire du monarque et lui dérober souvent sa première faveur.

*****

Le roi se levait.

Sur les pas de la nourrice qui se retirait entraient les trois médecins en leurs robes noires, coiffés, sur d'opulentes perruques de boucles blanches, du chapeau pointu insigne de leur estimable profession. L'un après l'autre, ils tâtaient le pouls du roi, s'informaient de sa santé, échangeaient quelques mots latins, puis sortaient. Alors avait lieu la première entrée, les princes du sang. Devant les princes du sang inclinés, le roi était sorti de son lit. Le grand chambellan lui passait sa robe de chambre que le premier valet soutenait. Sa Majesté avait le droit de mettre elle-même son haut-de-chausses, puis un des grands officiers se précipitait pour attacher les jarretières.

Le fait de présenter la chemise étant le privilège du premier gentilhomme il fallait attendre que celui-ci parût, marchant fièrement à la tête de la deuxième entrée, composée de membres de la haute noblesse et de seigneurs spécialement autorisés. Le roi ayant reçu sa chemise, le premier valet de chambre présentait la manche droite, le premier valet de la garde-robe aidait à passer la manche gauche. La troisième entrée, composée de ducs et des pairs, se bousculait dans un murmure heureux, une multitude de révérences qui ployaient les justaucorps brodés comme un champ de fleurs sous un vent d'orage.

Cependant le maître de la garde-robe attachait la cravate. C'était son droit. Mais le cravatier l'ayant jugée mal mise, la touchait et même la renouait. C'était aussi son droit. À condition qu'il se fût assuré auparavant qu'aucun officier supérieur de la chambre ne se trouvait présent.

La quatrième entrée, celle des secrétaires d'État, la cinquième entrée, celle des ambassadeurs, la sixième entrée, violette et pourpre, celle des cardinaux et des évêques, emplissaient peu à peu la chambre du Roi.

Le Roi, d'un regard, reconnaissait chacun et notait les absences. Il posait des questions, s'informait des commérages et s'amusait d'une réponse spirituelle. Et les saints du Paradis versaillais, songeant aux simples mortels relégués au-delà des portes dorées, savouraient la joie ineffable d'être admis à contempler le roi en robe de chambre.

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