Chapitre 9

On ne présenta guère de condoléances à Mme du Plessis-Bellière, car le fils qu'elle avait perdu à Passero n'était encore qu'un enfant. Est-ce qu'un enfant compte ? Le calme de l'été apportant une trêve aux plaisirs de la Cour lui permit de ressasser son chagrin à loisir à Paris.

Elle ne pouvait croire à l'horrible nouvelle. C'était une chose impensable. Cantor ne pouvait pas mourir. Il était l'enfant du miracle ! Bien avant de naître il avait bravé le poison avec lequel on voulait supprimer sa mère. Il avait vu le jour sous les voûtes putrides de l'Hôtel-Dieu, parmi les derniers des déshérités. Il avait passé les six premiers mois de sa vie dans une étable, abandonné, couvert de croûtes, suçant de sa petite bouche quelque haillon sale pour calmer sa faim. Il avait été acheté par les Bohémiens pour sept sous... Il avait survécu au pire !... Et maintenant l'on osait dire que ce petit corps robuste, indomptable, était privé de vie... Folie ! Ceux qui parlaient ainsi ne connaissaient pas le petit Cantor !

Angélique refusait absolument d'accepter l'atroce réalité des faits. Barbe s'étouffait de douleur jour et nuit ; Angélique, inquiète pour sa santé, finit par la bousculer un peu.

– Bien sûr, Madame, bien sûr, murmura la servante à travers ses sanglots. Madame ne peut pas comprendre. Madame ne l'a pas aimé comme moi.

Angélique, atterrée, la laissa et regagna sa chambre. Elle s'assit près de la croisée ouverte.

La saison allait vers l'automne. C'était un soir de pluie fine où miroitait la lumière du jour déclinant.

Angélique mit ses deux mains sur son visage. Son cœur était lourd. Lourd d'un regret que rien ne pourrait jamais effacer. Celui d'avoir trop rarement pris le temps d'attirer le petit Cantor sur ses genoux pour baiser ses joues rondes.

La physionomie de son enfant lui demeurait mystérieuse. Parce qu'il lui ressemblait, parce qu'il ressemblait à tous ses petits frères de Sancé qu'elle avait vus grandir autour d'elle, elle ne réalisait pas assez que Joffrey de Peyrac était aussi le père de Cantor. L'esprit positif, aventureux et irréductible du grand comte toulousain se retrouvait en lui.. Elle le revoyait s'en allant en guerre, grave et pénétré de joie sous son grand chapeau. Elle le revoyait chantant pour la reine, elle entendait sa voix d'ange : Adieu mon cœur, adieu ma vie

Adieu mon espérance !

Et elle le revoyait encore tout petit, fardeau léger qu'elle portait en ce jour d'hiver lointain où elle l'avait ramené au Temple, à travers un Paris embaumé par l'odeur des crêpes de la Chandeleur.

Le clapotement las d'un cheval, en bas, sur les pavés de la cour, l'arracha à ses souvenirs. Elle jeta un regard machinal au-dehors et crut reconnaître la silhouette de Philippe dans le cavalier qui, ayant mis pied à terre montait les marches du perron. Philippe pourtant était aux armées sur le front de Franche-Comté où le roi venait de se rendre. Un second cavalier pénétrait à son tour sous la voûte de l'entrée principale de l'hôtel. Cette fois elle reconnut sans erreur, la haute stature du valet La Violette, courbé sous l'averse.

C'était donc bien Philippe qui venait d'arriver. Elle entendit son pas dans la galerie, avant d'avoir eu le temps de rassembler ses pensées endolories et il fut là, couvert de boue jusqu'à la ceinture et pour une fois en assez piteux état, son feutre et les revers de sa casaque transformés en gouttière.

– Philippe ! dit-elle en se levant. Mais vous êtes trempé !

– Il pleut depuis le matin et j'ai galopé sans arrêt.

Elle agita une sonnette.

– Je vais vous faire apporter une collation chaude et peut-être faudrait-il songer à une flambée ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait annoncer, Philippe ? Votre appartement est aux mains des tapissiers. Je pensais que votre retour ne pouvait se prévoir avant l'automne et j'ai songé... que le moment serait opportun pour... faire quelques restaurations.

Il l'écoutait avec une sorte d'indifférence, planté sur ses jambes écartées, comme elle l'avait vu déjà si souvent se présenter.

– J'ai appris que votre fils était mort, dit-il enfin. La nouvelle ne m'est parvenue que la semaine passée...

Il y eut un silence pendant lequel le jour parut baisser brusquement, les nuées de pluie ayant réussi à voiler les dernières lueurs du couchant.

– Il avait rêvé de s'en aller sur la mer, reprit Philippe, et il a eu le temps de voir se réaliser son rêve. Je connais la Méditerranée. C'est une mer toute bleue et brodée d'or comme l'étendard du roi. Un beau linceul pour un petit page qui chantait...

Angélique se mit à pleurer, les yeux grands ouverts sur Philippe qu'elle ne voyait plus. Il avança la main et la posa sur ses cheveux.

– Vous aviez souhaité qu'il ne fût pas corrompu. La mort lui a épargné ces larmes honteuses que versent en secret les enfants surpris. Chacun son destin. Le sien n'a été que joie et chansons. Il avait une mère qui l'aimait.

– Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour m'occuper de lui, fit-elle en essuyant ses joues.

– Vous l'aimiez, répéta-t-il, vous luttiez pour lui. Vous lui avez donné ce qui était nécessaire à son bonheur : la sécurité de votre amour.

Angélique l'écoutait avec un sentiment de perplexité qui laissait place peu à peu à la plus grande stupéfaction.

– Philippe, s'exclama-t-elle enfin, vous n'allez pas me faire croire que vous avez quitté l'armée et que vous avez couvert 80 lieues par des routes détrempées de pluie seulement pour... pour m'apporter ces paroles de consolation !

– Ce ne serait pas la première stupidité que vous me feriez faire, dit-il, mais je ne suis pas seulement venu pour cela. J'avais aussi un présent pour vous.

Il se leva prenant dans sa poche une sorte d'étui de vieux cuir racorni qu'il ouvrit. Il en sortit un collier bizarre composé d'une chaîne d'or vert et de trois plaques d'or rose supportant les gros cabochons de deux rubis et d'une émeraude. L'ensemble était somptueux mais d'un goût barbare et ancien fait pour être porté par de solides beautés aux tresses blondes, telles qu'étaient les reines des premiers temps capétiens.

– Voici le pendentif des femmes de Bellière, dit-il. Celui qui leur a communiqué, dans les siècles, la vertu de courage. Il est digne d'être porté par une mère qui a donné son fils au royaume.

Il passa derrière elle pour le lui agrafer au cou.

– Philippe, murmura Angélique le souffle court, qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce que cela signifie ? Vous souvenez-vous du pari que nous avons fait un jour sur les marches de Versailles ?

– Je m'en souviens, Madame, et vous avez gagné.

Il écarta plus encore les boucles blondes et se pencha pour baiser longuement le creux de sa nuque blanche. Angélique demeurait immobile. Le jeune homme la fit pivoter pour voir son visage. Elle pleurait.

– Ne pleurez plus, dit-il en l'étreignant. Je suis venu pour essuyer vos larmes et non pour vous en faire verser de nouvelles. Je n'ai jamais pu supporter de vous voir pleurer. Vous êtes une grande dame, que diable !

« Follement amoureux ! Follement amoureux ! se répétait Angélique, voilà ce que signifie le don du collier. »

Ainsi il l'aimait, et il lui en avait fait l'aveu avec une délicatesse qui versait un baume sur son cœur meurtri.

Elle lui prit le visage à deux mains pour le regarder avec tendresse.

– Pouvais-je me douter que sous votre terrifiante méchanceté se cachait tant de bonté ! Au fond, vous êtes un poète, Philippe.

– Je ne sais plus ce que je suis, bougonna-t-il avec humeur. Ce qui est certain, c'est que vous voilà avec le collier des Plessis-Bellière sur les épaules et que cela ne va pas sans m'inquiéter. Aucune de mes ancêtres n'a pu le porter sans rêver aussitôt guerre et fronde. Ma mère, ces cabochons sur la poitrine, levait des armées en Poitou pour le compte du Prince de Condé. Vous vous en souvenez comme moi. Et maintenant, que n'allez-vous inventer à votre tour ? Comme si vous aviez besoin d'une dose supplémentaire de courage.

Il la serra de nouveau, appuyant sa joue contre la sienne.

– Et vous me regardiez toujours avec vos yeux verts, murmura-t-il. Je vous tourmentais, je vous battais, je vous menaçais, et vous redressiez toujours la tête, comme une fleur après un orage. Je vous abandonnais pantelante, vaincue et je vous voyais resurgir plus belle que jamais. Oui, c'était exaspérant mais, à la longue, cela finit par inspirer un sentiment de... de confiance. Tant de constance chez une femme ! Je n'en revenais pas. Je finissais par compter les points : tiendra-t-elle ? me disais-je. Le jour de la chasse royale, où je vous ai vue affronter avec le sourire le courroux du roi et le mien, j'ai compris que je n'en sortirais jamais. Tout au fond de moi, j'étais fier que vous soyez ma femme.

Il l'embrassait à petits coups. Ses lèvres semblaient timides. Inhabitué à la tendresse, il avait dédaigné jusqu'alors ces manifestations dont il ressentait aujourd'hui le besoin. Il hésita à toucher ses lèvres. Ce fut elle qui, doucement, chercha les siennes. Elle pensa que ces lèvres d'homme de guerre avaient une simplicité fraîche et comme ignorante, et que par le plus étrange des hasards, après avoir traversé la vie et avoir été salis tous deux par bien des boues, ils échangeaient le baiser chaste et doux qu'ils avaient manqué jadis, en leur adolescence, dans le parc du Plessis.

– Je dois repartir, fit-il tout à coup avec sa brusquerie coutumière. Voilà assez de temps consacré aux affaires du cœur. Puis-je voir mon fils ?

Angélique fit appeler la nourrice qui arriva, tenant sur un bras le petit Charles-Henri, dressé dans ses robes de velours blanc comme un faucon sur le poing du chasseur. Avec ses boucles blondes s'échappant de son béguin de perles, son teint rose et ses grands yeux bleus, c'était un enfant superbe.

Philippe le prit dans ses bras, le fit sauter en l'air et le secoua en tous sens, mais ne put lui arracher un sourire.

– Jamais je n'ai vu un bébé aussi grave, expliqua Angélique. Il regarde chacun d'un air intimidant. Cela ne l'empêche pas de faire toutes sortes de bêtises, maintenant qu'il commence à marcher... On l'a trouvé tournant le rouet de la chambrière, la laine était tout emmêlée...

Philippe s'approcha d'elle et lui tendit l'enfant.

– Je vous le laisse. Je vous le confie. Gardez-le bien.

– Celui-ci est le fils que vous m'avez donné, Philippe. Il m'est cher.

Penchée à la fenêtre, avec sa belle poupée entre les bras, elle le regarda sauter sur son cheval, dans l'ombre de la cour, puis disparaître. Philippe était venu. Il avait recréé autour de sa douleur amère un bonheur vivant. Il était le dernier dont elle eût attendu réconfort. Mais la vie est fertile en surprises. Et elle s'émerveillait de songer que ce soldat intraitable qui avait mis à feu et à sang des villes entières eût galopé quatre jours dans la pluie et le vent parce qu'il entendait en son cœur l'écho de ses sanglots.

Загрузка...