Chapitre 7

Un après-midi brûlant de juillet s'appesantissait sur Versailles. Angélique, pour trouver la fraîcheur, s'en fut en compagnie de Mme de Ludre et de Mme de Choisy se promener le long du Berceau d'eau. Cette allée était agréable par l'ombre de ses arbres et encore plus par la magie d'une infinité de jets d'eau qui jaillissaient des deux côtés, derrière une banquette de gazon et se réunissaient en arceaux liquides, formant une voûte sous laquelle on pouvait se promener sans être mouillé.

Ces dames croisèrent M. de Vivonne, qui les salua et aborda Angélique.

– J'avais projet de vous entretenir, Madame. Je m'adresse à vous aujourd'hui non pas comme à la plus délicieuse nymphe de ces bois, mais comme à la mère sage que l'Antiquité a révérée. En un mot je voudrais vous demander votre agrément pour attacher votre fils Cantor à mon service.

– Cantor ! Mais en quoi un enfant si jeune peut-il vous intéresser ?

– Pourquoi veut-on avoir à ses côtés un oiseau mélodieux ? Cet enfant m'a charmé. Il chante à merveille, joue à la perfection de plusieurs instruments de musique. Je voudrais l'emmener dans mon expédition afin de continuer à versifier et profiter de sa voix d'ange.

– Votre expédition ?

– Ne savez-vous pas que je viens d'être nommé amiral de la flotte et que le roi m'envoie pourfendre les Turcs, qui assiègent Candie, en Méditerranée ?

– Si loin ! s'exclama Angélique. Je ne veux pas laisser partir mon fils. D'abord il est bien trop jeune. Un preux chevalier de huit ans ?...

– Il en paraît onze et ne serait pas perdu parmi mes pages, qui sont tous garçons de bon lignage. Mon maître d'hôtel est un homme d'un certain âge, lui-même père de nombreux enfants. Je lui recommanderai particulièrement ce charmant nourrisson. Et par ailleurs, Madame, n'avez-vous pas des intérêts à l'île de Candie ? Vous vous devez d'envoyer un de vos fils défendre votre fief.

Refusant de prendre au sérieux la proposition, Angélique dit cependant qu'elle réfléchirait.

– Il serait habile de votre part de contenter M. de Vivonne, fit remarquer Mme de Choisy lorsque le gentilhomme les eut quittées, il est très bien en place. Sa nouvelle charge de lieutenant général des mers en fait un des plus grands dignitaires de France.

Mme de Ludre tordit sa bouche en un sourire vinaigré.

– Et n'oublions pas que Sa Majesté est chaque jour plus disposée à le combler, ne serait-ce que pour gagner les bonnes grâces de la sœur dudit amiral.

– Vous parlez comme si la faveur de Mme de Montespan était un fait accompli, remarqua Mme de Choisy. Cette personne montre pourtant de la piété.

– Ce qu'on montre et ce qu'on est ne vont pas toujours de pair. L'expérience du monde aurait dû vous l'apprendre. Quant à Mme de Montespan, peut-être aurait-elle préféré garder son aventure secrète, mais son jaloux de mari ne lui en a pas laissé le loisir. Il fait autant de scandale que s'il avait pour rival un quelconque « muguet » de Paris.

– Ah ! Ne me parlez pas de cet homme. C'est une espèce de fou et le plus grand blasphémateur du royaume.

– Il paraît que dernièrement il s'est présenté à un petit souper de Monsieur sans perrruque, et comme on s'en étonnait il a dit qu'il avait deux bosses au front qui l'empêchaient de se garnir le chef. C'est d'un drôle ! Ha ! Ha ! Ha !

– Ce qui est beaucoup moins drôle c'est l'affront qu'il a osé infliger au roi, hier même à Saint-Germain. Nous revenions d'une promenade sur la grande terrasse lorsque nous avons vu s'avancer l'équipage de M. de Montespan tout couvert de houssines noires avec glands d'argent. Lui-même était en noir. Le roi, très affable, s'est inquiété et lui a demandé de qui il était en deuil. Il a répondu d'une voix lugubre : « De ma femme, Sire. »

Mme de Ludre repartit à rire de plus belle, imitée par Angélique.

– Riez, mesdames, riez ! fit Mme de Choisy outrée. Il n'en demeure pas moins que ces façons d'agir sont dignes du carreau des Halles et déshonorent la Cour. Le roi ne pourra plus les supporter longtemps. M. de Montespan risque la Bastille.

– Voilà qui arrangera tout le monde.

– Vous êtes cynique, Madame.

– Mais le roi ne peut pas se résoudre à cette extrémité : ce serait un aveu public.

– Quant à moi, dit Angélique, je suis bien aise que cette histoire de Mme de Montespan sorte enfin au jour. J'en ai traîné le poids de commérages qu'on avait la sottise de colporter à

propos du roi et de ma modeste personne et dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'ils n'avaient aucun fondement.

– Il est vrai que pour ma part j'ai été longtemps persuadée que vous alliez succéder à Mlle de La Vallière, dit Mme de Choisy comme à regret. Mais je dois reconnaître que votre vertu s'est montrée inattaquable.

Elle semblait lui en vouloir d'avoir mis en échec sa propre perspicacité.

– Pourtant vous ne risquiez pas d'avoir un mari aussi incommode que M. de Montespan, fit remarquer Mme de Ludre, dont les flèches étaient toujours soigneusement empoisonnées. D'ailleurs on ne le voit plus à la Cour depuis que vous y êtes...

– Depuis que j'y suis la guerre n'a cessé de l'appeler aux frontières. En Flandre d'abord, en Franche-Comté ensuite.

– Ne vous vexez pas, très chère, je plaisantais ! Et ce n'est qu'un mari après tout.

Tout en devisant les trois dames remontaient la grande allée qui menait vers le château. Elles étaient à chaque instant obligées de se garer des ouvriers et des valets qui, armés d'échelles, suspendaient des lampions à tous les arbres et le long des charmilles. Au cœur des bosquets retentissaient des coups de marteau hâtifs. Le parc se préparait à la fête.

– Peut-être serait-il temps d'aller revêtir nos atours, dit Mme de Choisy. Il paraît que le roi nous réserve des surprises merveilleuses, mais depuis que nous sommes arrivées toute la compagnie se bat les flancs tandis que Sa Majesté travaille dans son cabinet.

– La fête doit commencer avec le crépuscule. Je crois que notre patience sera récompensée.

Le roi voulait célébrer par de grandes fêtes son triomphe sur le terrain des armes. La glorieuse conquête des Flandres, la fulgurante campagne d'hiver en Franche-Comté avaient porté leurs fruits. L'Europe étonnée tournait ses regards vers ce jeune souverain, trop longtemps considéré comme le petit roi trahi par les siens. On avait déjà entendu parler de son faste. On découvrait son audace de conquérant et son machiavélisme politique. Louis XIV voulait des fêtes dont le bruit franchirait les frontières, ponctuant d'un coup de gong éblouissant l'orchestration de sa renommée.

Il avait chargé le duc de Créqui, premier gentilhomme de la chambre, le maréchal de Bellefonds, premier maître d'hôtel, et Colbert, en tant que surintendant des bâtiments, de présider à l'organisation des spectacles, festins, constructions, illuminations et feux d'artifice. Eux, ils avaient leurs auxiliaires habituels, Molière, Racine, Vigarani, Gissey, Le Vau, une équipe composée de gens expéditifs et désireux de plaire au maître. Les plans furent vite arrêtés et exécutés.

Comme Angélique se présentait dans la galerie d'en bas vêtue de sa robe d'un bleu turquoise glacée sur laquelle une profusion de diamants jetaient des reflets irisés, le roi sortit de son appartement.

Il n'était pas vêtu plus somptueusement qu'à l'ordinaire, mais d'une humeur charmante. Chacun comprit que l'heure des plaisirs sonnait.

Les grilles du château furent ouvertes au populaire, qui envahit les cours, les grands salons et les parterres, ouvrant des yeux ébaubis et courant d'un point à l'autre du parc pour voir passer le cortège.

Le roi tenait la main de la reine. Celle-ci, boulotte, enfantine, et supportant vaillamment sur ses petites épaules une robe rebrodée d'or plus lourde qu'une châsse mérovingienne, ne se tenait plus de joie. Elle adorait les grands déploiements d'apparat. Et aujourd'hui le roi la mettait à l'honneur et lui tenait la main. Son cœur meurtri par la jalousie connaissait un peu de répit, les bonnes langues de la Cour ne parvenant pas à se mettre d'accord sur le nom de la nouvelle favorite.

Mlle de La Vallière et Mme de Montespan étaient bien là, l'une fort accablée, et l'autre fort enjouée à son ordinaire, et aussi cette Mme du Plessis-Bellière, plus belle et plus singulière que jamais, et Mme du Ludre, et Mme du Roure, mais elles se mêlaient à la foule et aucune n'avait droit à des honneurs particuliers.

Le roi et la reine, suivis à distance par la Cour, descendirent à pied à travers les gazons, sur la droite du château vers la Fontaine du Dragon récemment édifiée, et dont le roi voulait faire admirer la beauté et les ingénieuses combinaisons. Au milieu d'un grand bassin, un dragon, le flanc percé d'une flèche, vomissait comme le sang de son corps, un gros bouillon retombant en pluie. Des dauphins nageaient ici et là, l'onde giclant de leurs gueules ouvertes. Montés sur des cygnes dont les becs laissaient fuser de fins jets d'eau, deux amours fuyaient le monstre menaçant tandis que deux autres l'attaquaient par-derrière. Les statues étaient revêtues d'or vert, à part les cygnes d'argent, et sous les gerbes entrecroisées des eaux la scène avait des luisances irréelles de profondeur sous-marine.

Quand tout le monde s'en fut extasié, le roi reprit sa marche, et lentement l'on s'en alla par les allées du berceau d'eau, celles qui contournaient le bassin de Latone et menaient au grand Parterre, vers les voies pleines d'ombre du Labyrinthe. Comme on y parvenait, le ciel devenait pourpre sous les derniers rayons du soleil. Les arbres prenaient une teinte bleue, mais il restait encore assez de lumière pour faire étinceler les images multicolores que formaient les groupes des statues. À l'époque, tout le parc de Versailles était réchauffé par l'ardeur d'un coloris primitif. Les sculptures qui n'étaient pas recouvertes d'or étaient peintes « au naturel ».

À l'entrée du Labyrinthe, Esope le Phrygien, en bonnet rouge, le corps difforme enveloppé d'un manteau bleu, accueillait les princes les yeux ironiques et la bouche malicieuse. Devant lui se tenait l'Amour pour signifier que si ce dieu nous jette quelquefois dans un labyrinthe d'inconvénients, la malice et le bon sens nous donnent aussi parfois le moyen de les démêler et de les surmonter.

Le roi prit la peine d'expliquer gracieusement l'allégorie à la reine, qui approuva et trouva le groupe fort pittoresque.

Le Labyrinthe lui-même, ornement indispensable des jardins princiers d'alors, revêtait à Versailles un lustre singulier. C'était un carré de jeune bois fort épais et touffu où se croisaient et s'enchevêtraient une infinité de petites allées tellement mêlées les unes aux autres qu'il était malaisé de les suivre et de ne pas s'égarer.

À chaque détour on poussait de légers cris admiratifs en découvrant l'un des trente-neuf groupes de plomb coloriés, au milieu de petits bassins de coquillages et de fines rocailles, disposés là pour la distraction du promeneur. Ils mettaient en scène les animaux des fables d'Esope et certains oiseaux au plumage éclatant directement copiés sur ceux de la Ménagerie. Trente-sept quatrains de Benserade, gravés en lettres d'or sur des cartels de bronze contaient l'anecdote.

Jusque-là il ne s'agissait que d'une promenade comme la Cour en entreprenait chaque jour à la suite du maître, jamais lassé d'admirer la beauté et les progrès de son jardin. Mais brusquement, à l'intersection de cinq allées, la compagnie déboucha dans un merveilleux cabinet en forme de pentagone. Sur les fonds des grandes charmilles, chaque côté du pentagone était orné d'une architecture de feuillage, soulignée de guirlandes et dont le socle central supportait trois vases de marbre ornés de fleurs rouges, rosés, bleues et blanches. Au milieu du cabinet une haute gerbe d'eau dressait sa colonne neigeuse, et, entourant le bassin dont elle jaillissait, il y avait cinq tables de marbre faisant face aux cinq allées. Elles étaient séparées par des pots de faïence supportant des orangers aux fruits confits, et chacune était garnie d'une succulente surprise. L'une représentait une montagne où dans plusieurs espèces de cavernes on voyait diverses sortes de viandes froides. L'autre portait un palais miniature fait de massepains et de pâtes sucrées. La troisième était chargée d'une pyramide de confitures sèches. Une autre d'une infinité de coupes de cristal et de vases d'argent remplis de toutes sortes de liqueurs. La dernière offrait un assortiment d'objets en caramel, brun, blond ou roux, parfumés au chocolat, au miel ou à la cannelle... On prit le temps de louer l'agrément de cette salle fraîche et réconfortante, puis des mains avides démolirent le palais de massepains, pillèrent les caramels et s'emparèrent des coupes de liqueurs.

Assis alentour sur des sièges de gazon, nobles dames et nobles seigneurs entreprirent le plus gai des pique-niques.

Du point médian où ils se trouvaient, ils avaient vue sur les cinq allées qui chacune était bordée d'arcades de cyprès alternant avec des arbres fruitiers en pot, leurs branches garnies de fruits splendides. Tout à l'heure chacun, en repartant glanerait, au long du chemin, poires, pommes, pêches, cédrat, cerises.

À l'extrémité d'une perspective la statue du dieu Pan jetait un dernier éclat d'or, tandis que vers l'Est deux satyres et deux bacchantes dansant profilaient leurs silhouettes sombres sur un ciel vert pâle.

– Quelque bon génie nous a transportés sur les rives de l'Astrée ! s'exclama Mlle de Scudéry.

– Bientôt nous allons apercevoir sur les rives du charmant Lignon bergers et troupeaux enrubannés !

Et soudain, avec la nuit, une infinité de lumières jaillirent et coururent le long des bosquets et des charmilles. Les bergers et les bergères annoncés parurent, chantant et dansant, tandis que d'un grand rocher quarante satyres et bacchantes agitant des thyrses et des tambours de basque, s'élançaient, environnaient l'aimable compagnie pour la guider vers le lieu du théâtre.

Une calèche, une chaise à porteurs attendaient le roi, la reine, les princes et les emportèrent au long des avenues des tilleuls.

Le théâtre où devait se donner la comédie avait été élevé sur un grand espace au croisement de l'allée royale et de plusieurs autres allées. Là les choses se brouillèrent par manque de service d'ordre. Le public populaire « qui voulait voir » et les invités d'honneur, les courtisans, formaient une multitude compacte et hurlante à laquelle la présence des satyres et des bacchantes communiquait une allure de saturnale.

La porte s'ouvrit devant la calèche du souverain, puis se referma. La chaise de la reine ne put en franchir l'obstacle. Vainement les porteurs hurlaient-ils :

– Place à Sa Majesté la Reine !

Nul ne bougeait. Durant une demi-heure dans un tumulte furieux se disputant l'entrée, Marie-Thérèse, bouillante de colère, dut se résigner à l'attente. Enfin le roi vint la chercher lui-même. Angélique, dès les premiers instants de la bataille, s'était retirée du combat. Son bon sens lui conseillait de ne pas risquer sa fragile toilette dans ce pugilat. Elle s'écarta donc de la fourmilière grouillante, croisa quelques personnes qui, comme elle, se résignaient à l'attente. La comédie durerait longtemps. Mais la nuit était douce et le parc de Versailles, avec ses illuminations et le bruissement de ses jets d'eau jaillissant au cœur de tous les bosquets, offrait à ses yeux un spectacle féerique. Elle goûta d'être seule. Dans une niche de verdure ponctuée de lampions comme un ciel étoile, un petit pavillon de marbre l'attira. Elle monta trois marches et s'appuya contre l'une des fines colonnades. Une odeur de chèvrefeuille et de rosés grimpantes flottait autour d'elle. La clameur de la foule décroissait. En se retournant elle crut rêver. Un fantôme blanc comme neige s'inclinait devant elle, au bas des marches. Quand il se redressa elle reconnut Philippe. Elle ne l'avait pas revu depuis leur bataille dans la grange, cette étreinte que Philippe avait voulue méchante et qui lui laissait, quoi qu'elle s'en défendît, un souvenir troublant. Tandis que la Cour revenait vers la capitale, le maréchal du Plessis demeurait dans le Nord puis conduisait l'armée en Franche-Comté. Angélique était au courant de ses déplacements par la rumeur publique car, naturellement, ce n'était pas Philippe qui se serait donné la peine de lui écrire.

Elle lui écrivait, elle, parfois, des petits billets où elle parlait de Charles-Henri et de la Cour et dont elle espérait, bien en vain, la réponse.

Tout à coup il était là, levant sur elle ses yeux impassibles, mais une ombre de sourire adoucissait ses lèvres.

– Je salue la baronne de la Triste Robe, dit-il.

– Philippe !... s'écria Angélique. (Elle étala à deux mains sa lourde jupe de brocart. ) Philippe, il y a pour dix mille livres de diamants sur cette robe.

– Celle que vous portiez jadis était grise avec des petits nœuds de ruban bleu clair au corsage et un col blanc.

– Vous vous souvenez de cela ?

– Pourquoi ne m'en souviendrais-je pas ?

Il monta les marches et s'appuya contre l'une des colonnes de marbre. Elle lui tendit la main. Après une imperceptible hésitation, il la baisa.

– Je vous croyais aux armées, dit Angélique.

– Un message du roi m'a prié de regagner la Cour afin de me montrer à la grande fête qu'il voulait donner ce soir. Je dois en être l'un des ornements.

La dernière phrase ne trahissait aucune fatuité : à peine la satisfaction d'un rôle qu'il acceptait avec une pointilleuse obéissance. Le roi voulait dans sa suite les plus belles dames et les plus superbes seigneurs. Il n'aurait pu se passer, en un tel jour, d'un des plus beaux gentilshommes de sa Cour. « Le plus beau sans doute », se dit Angélique en le détaillant, svelte et magnifique, dans son costume de satin blanc rebrodé d'or. La poignée de l'épée était d'or fin. Et dorés les talons de ses souliers de peau blanche. Des mois et des mois encore qu'elle ne l'avait vu !

– Est-ce le roi qui vous retient aux armées ? demanda-t-elle soudainement.

– Non ! Je l'ai prié de me maintenir dans mon commandement.

– Pourquoi ?

– J'aime la guerre, dit-il.

– Avez-vous reçu mes lettres ?

– Vos lettres ? Euh ! oui... je crois.

Angélique ferma son éventail d'un coup sec.

– Savez-vous seulement lire ? fit-elle avec dépit.

– Que voulez-vous, aux armées, j'ai autre chose à faire que de m'occuper de la Carte du Tendre et de ses fadaises.

– Toujours aussi aimable !

– Toujours aussi agressive... Je suis ravi de vous retrouver en de bonnes dispositions. À vrai dire, je vous ferai un aveu. Votre humeur guerrière me manquait un peu. La campagne militaire était assez morne. Deux ou trois sièges de villes, quelques escarmouches... Vous auriez certainement eu une idée pour animer cela.

– Quand repartez-vous ?

– Le roi m'a fait dire qu'il me voulait à la Cour désormais. Nous allons avoir le temps de nous disputer.

– Le temps aussi pour autre chose, dit Angélique en le regardant dans les yeux.

La nuit était si douce et leur isolement si parfait dans l'abri du petit temple d'amour, qu'elle éprouvait toutes les audaces. Il était revenu. Dans la cohue de la fête il l'avait cherchée. Il n'avait pu résister au désir de la joindre. En s'abritant derrière l'ironie il lui faisait l'aveu qu'elle lui avait manqué. N'étaient-ils pas en route tous deux vers quelque chose de merveilleux ?

Philippe ne parut pas comprendre, mais ses mains prirent un peu durement les bras d'Angélique, écartant les bracelets pour en caresser la peau lisse. Puis, d'un doigt négligent il souleva les lourds colliers de pierres précieuses qui s'arrondissaient sur les épaules et la gorge de la jeune femme.

– Place forte trop bien défendue, dit-il. J'ai toujours admiré l'art qu'avaient les belles de s'offrir à demi nues et cependant inabordables.

– C'est l'art de la parure, Philippe. L'armure des femmes. C'est ce qui fait le charme de nos fêtes. Ne m'avez-vous point trouvée belle ?

– Trop belle, dit Philippe, énigmatique. Dangereusement belle.

– Pour vous ?

– Pour moi et pour d'autres. Mais qu'importé, cela vous agrée. Vous trépignez de plaisir à l'idée de jouer avec le feu. On ferait plus facilement un pur-sang d'un cheval de labour qu'on ne changerait la nature d'une gourgandine.

– Philippe ! s'exclama Angélique. Oh ! quel dommage ! Vous commenciez à parler comme un vrai « muguet ».

Philippe riait.

– Ninon de Lenclos m'a toujours recommandé de tenir la bouche close.

« Se taire, ne point sourire, être beau, passer et disparaître, voilà votre genre, disait-elle. Je connaîtrais les pires ennuis à m'en écarter.

– Ninon n'a pas toujours raison. J'aime vous écouter parler.

– Pour les femmes, un perroquet suffirait.

Il lui prit la main et ils descendirent les degrés de marbre.

– Le son des violons vient de s'amplifier. Le théâtre a dû ouvrir ses portes. Il est temps de rejoindre le roi et sa suite.

Ils revinrent par une allée garnie de petits arbres fruitiers dans leurs pots d'argent. Philippe étendit la main et cueillit une pomme rose et rouge.

– Voulez-vous ce fruit ? dit-il.

Elle accepta presque timidement et sourit en rencontrant ses yeux. La cohue bruyante les sépara. Les spectateurs discouraient sur les mérites de la pièce et le génie de Molière, les rires qu'il avait déchaînés avaient rasséréné les esprits. La nuit était complètement venue, mais le vélum profond du ciel et des bois formait le décor idéal à l'édifice de lumière devant lequel on s'arrêtait maintenant. Nouveau palais de rêve, fragile vision d'une nuit surgie au détour d'une allée, il était gardé par des faunes dorés, jouant des instruments rustiques sur des piédestaux de verdure, dans des vases transparents d'où fluaient des cascatelles d'eaux vives. Les lumières lui faisaient une carapace cristalline.

Le roi s'arrêta un instant pour louer cette apparition, puis il pénétra dans le palais éphémère. Le plafond était construit de verdures reliées par de fines menuiseries constellées d'or. Sur la corniche s'alignaient des vases de porcelaine emplis de fleurs s'intercalant avec des boules de cristal lumineux qui parsemaient la voûte de lumière d'arc-en-ciel. Suspendus à des gazes d'argent ou bien à des guirlandes de fleurs, d'innombrables lustres éclairaient ce salon des Mille et une Nuits. Entre chacune de ses portes, deux grands flambeaux encadraient une flèche d'eau qui, retombant en nappe moirée sur plusieurs conques superposées, s'allait perdre dans de grands bassins. Dans le fond correspondant à la porte d'entrée un buffet, dressé sur des degrés, assemblait de merveilleuses pièces d'orfèvrerie, bassins, vases, cassolettes, pots, aiguières d'argent destinés au service de la bouche du roi.

Au milieu de la salle on apercevait le cheval Pégase, ailes déployées, frappant du sabot la cime d'un haut rocher et en faisant jaillir la fontaine d'Hippocrène. Au-dessus du cheval symbolique, parmi les verdures de sucre, des arbrisseaux aux fruits confits, des herbages de pâtes et de caramels, des lacs de confitures, Apollon et les Muses, tenant conseil, semblaient présider à la table royale festonnée de fleurs, chargée de bassins d'argent et dressée en forme circulaire autour du rocher de Pégase.

C'était le moment du Grand Souper. Le roi prit place et les dames dont il avait souhaité la compagnie formèrent autour de lui une couronne brillante. Chacune avait rivalisé de splendeur dans sa toilette.

Angélique vit, avec un certain soulagement et un peu de dépit, qu'elle n'était pas désignée pour la table royale. Elle ne pouvait guère s'attendre à cet honneur. Depuis la campagne des Flandres l'attitude du roi à son égard demeurait ambiguë. Il ne lui avait jamais témoigné son mécontentement et son affabilité ne semblait pas s'être atténuée. Pourtant une barrière s'était dressée entre eux, au point qu'elle se demandait parfois si elle n'était pas seulement tolérée à la Cour.

D'un coup d'œil ironique elle releva les noms des élues encadrant le Roi-Soleil et se dit qu'à quelques exceptions près, c'était une assemblée de fieffées gourgandines au passé lourd de débauches.

Nul n'ignorait que Mme de Bounelle-Bullion, femme d'un secrétaire d'État, retraitée de la galanterie, tenait un tripot dans sa maison, ni que la « Carte de la Cour » avait assigné l'Ile des Plaisirs pour demeure habituelle à Mme de Brissac. La maréchale de La Ferté et la comtesse de Fiesque rivalisaient de mignardises. On feignait d'oublier que l'Histoire amoureuse des Gaules du terrible Bussy-Rabutin les avait couvertes de sarcasmes. Plus loin, la duchesse de Mecklembourg, ancienne amazone de la Fronde, dont les intrigues et les amours avaient fait grand bruit, étalait son faste et ses bajoues.

Parmi les exceptions on pouvait citer la grave Mme de La Fayette, et dans une certaine mesure la triste duchesse de La Vallière, qui reléguée à l'extrémité de la table grignotait avec mélancolie les mets offerts par les officiers du roi. Personne ne s'occupait plus de la favorite déchue. Louis XIV n'arrêtait point son regard sur elle.

Quel visage féminin occupait son esprit alors qu'il dévorait avec son appétit coutumier la chère abondante des cinq services de chacun cinquante-six plats que M. le Duc, premier maître d'hôtel, faisait servir par de prestes valets ?

Mme de Montespan non plus ne faisait pas partie de la table royale. On vint dire à Angélique qu'elle devait se placer à celle que tenait Mme de Montausier. Les autres tables avaient été dressées sous des tentes, présidées par la reine et des dames d'honneur ; celle de Mme de Mautausier comprenait quarante couverts. Angélique s'assit entre Mlle de Scudéry qu'elle connaissait un peu pour avoir fréquenté son salon du Marais et une femme qu'elle dut regarder à deux fois avant de se convaincre de sa présence.

– Françoise ! Vous ici !

Mme Scarron sourit, rayonnante.

– Oui, ma chère Angélique ! Je dois avouer que je suis presque aussi incrédule que vous et peux à peine croire à ma chance lorsque je songe au triste état dans lequel j'étais il y a seulement quelques mois. Saviez-vous que j'ai failli partir pour le Portugal ?

– Non, mais j'avais entendu dire que M. de Cormeil voulait vous épouser.

– Ah ! ne me parlez pas de cette histoire. Parce que j'ai refusé cette demande j'ai perdu tous mes appuis et toutes mes amitiés !

– M. de Cormeil n'est-il pas fort riche ? Il vous eût assuré une large vie et à l'abri de vos perpétuelles anxiétés.

– Mais il est vieux et de plus terriblement débauché. C'est ce que j'ai dit à ceux qui me pressaient d'accepter. Ils se sont montrés surpris et mécontents, jugeant que ma situation ne me permettait pas de faire la difficile et que je ne l'avais pas été autant jadis quand j'avais accepté M. Scarron. Ils ont continué à me blâmer. J'ai dit à ce sujet à Mme la maréchale tout ce que j'ai pu trouver de plus fort et de plus sensé, mais elle me condamnait, elle m'imputait mes malheurs. Seule Ninon m'a donné raison. Son approbation m'a un peu consolée de la cruauté de mes amis... Que pensez-vous de la comparaison qu'on a osé me faire de cet homme avec M. Scarron ? Oh ! Dieu, quelle différence ! Sans fortune, sans plaisirs, il attirait chez moi toute la bonne compagnie ; or M. de Cormeil l'aurait haïe et éloignée. M. Scarron avait cet enjouement que tout le monde sait et cette bonté d'esprit que presque personne ne lui a connue ; l'autre ne l'a ni brillant ni badin, ni solide : s'il parle, il est ridicule. Mon mari avait le fond excellent. Je l'avais corrigé de ses licences, il n'était ni fou, ni vicieux par le cœur, d'une probité reconnue, d'un désintéressement sans exemple...

Elle parlait avec feu à mi-voix, avec cette passion à laquelle elle se laissait aller parfois lorsqu'elle était en confiance. Et Angélique, qui subissait le charme de sa personnalité, se dit à nouveau qu'elle était réellement belle et attirante.

Elle détonnait un peu par la simplicité de sa mise, mais sa robe de velours rouge brun aux chauds reflets rouges, choisie avec goût, son double collier de jais et de petits rubis, seyaient à sa carnation et à sa chevelure de brune.

Elle dit comment, réduite à la dernière extrémité, elle avait finalement accepté d'accompagner comme troisième dame d'honneur, presque comme chambrière, la princesse de Nemours qui allait épouser le roi du Portugal. C'est en faisant sa tournée d'adieu qu'elle avait revu Mme de Montespan. Celle-ci s'étonna. Mme Scarron décrivit sa misère.

– Mais sans me ravaler, vous pouvez m'en croire. Athénaïs m'a écoutée avec attention quoi qu'elle fût à sa toilette. Vous savez que nous sommes anciennes amies de pension et de la même province, comme vous Angélique. Depuis qu'elle est à Paris j'ai eu l'occasion de lui rendre de menus services. Enfin elle m'a assuré qu'elle se chargerait de parler au roi de ma pension supprimée et des placets inutiles. J'en ai écrit un nouveau sur son conseil, où je terminais en disant : « Deux mille livres, c'est plus qu'il n'en faut pour ma solitude et pour mon salut. » Le roi l'a reçu avec bonté et – miracle – ma pension a été rétablie ! En allant remercier Athénaïs à Saint-Germain, j'ai eu l'honneur de voir Sa Majesté, qui m'a dit :

« Madame, je vous ai fait attendre longtemps ; mais j'ai été jaloux de vos amis : j'ai voulu avoir seul ce mérite auprès de vous. » Est-ce que des paroles aussi gracieuses n'effacent pas pour moi toutes ces longues années usantes ? Depuis je respire, je vis, je ne suis plus rongée de mesquins soucis. J'ai retrouvé ma société qui me faisait grise mine, repris l'habitude du monde, et... me voici à Versailles !

Angélique l'assura avec chaleur qu'elle s'en réjouissait, elle aussi, sincèrement. Mme de Montespan, qui passait derrière elle, posa une main légère sur l'épaule blanche de sa protégée.

– Alors... contente ?

– Ah ! chère Athénaïs, toute ma vie témoignera de la reconnaissance que je vous porte !

Les tables se vidaient. Le roi venait de se lever avec sa suite et s'engageait dans une longue allée, tandis que la foule affluant de tous côtés sur l'emplacement du festin recevait licence de piller les plats et les corbeilles de gâteaux et de fruits abandonnés. L'allée semblait fermée à son extrémité par une palissade de lumière. Mais elle s'ouvrit à l'approche du cortège. Et ce fut dans un nouveau concert d'eaux cascadantes et ruisselantes, dans un nouveau déploiement d'arabesques de lumière, de tritons argentés et de grottes de rocaille, l'apparition d'un autre dédale enchanteur.

De couloir de verdure en tonnelle de fleurs on passait entre deux rangées de satyres riants, ou de gerbes d'eau, on contournait des bassins où jouaient des dauphins d'or, on voyait tout à coup les couleurs de l'arc-en-ciel que déployait à chaque pas un ingénieux système lumineux.

Ce promenoir féerique aboutit dans la salle construite pour le bal et qui était parée de porphyre et de marbre. Du plafond à pans décorés de soleils d'or sur fond azuré retombaient des lustres d'argent. Des banderoles de fleurs se balançaient à la corniche, et entre les pilastres qui soutenaient celle-ci étaient ménagées des tribunes et deux grottes réservées aux musiciens, où l'on apercevait Orphée et Arion pinçant la lyre. Le roi ouvrit le bal avec Madame et les princesses. Puis dames et gentilshommes s'avancèrent à leur tour, déployant le luxe de leurs toilettes en des figures complexes. Les danses anciennes se conduisaient plus rapides sur un rythme frivole de farandoles. Les nouvelles étonnaient par leur lenteur hiératique. Elles étaient beaucoup plus difficiles à suivre, tout était dans la pose du pied et les gestes étudiés des bras et des mains. Un invincible mouvement, précis, minutieux, presque mécanique comme celui d'une horloge entraînait les vivants automates dans une ronde inlassable, une chorégraphie apparemment sereine mais qui, peu à peu, soutenue par la musique s'emplissait d'une tension informulée. Il y avait beaucoup plus de désir contenu dans ces patientes approches, ces frôlements de mains aussitôt séparées, ces lents détours d'un regard brûlant, ces gestes alanguis et toujours inachevés d'offrande ou de refus que dans la plus endiablée des « corrante ». La Cour au sang chaud s'engouait de ces rythmes apparemment sages. Elle reconnaissait sous ce masque hypocrite l'approche de l'Amour, qui est moins l'enfant du feu que celui de la nuit ou du silence.

Angélique dansait bien. Elle prenait un plaisir personnel à se retrouver dans les dessins compliqués des ballets. Au passage des doigts retenaient parfois les siens, mais distraite elle n'y prenait garde. Elle reconnut pourtant les deux mains royales sur lesquelles, au hasard d'un rondeau, se posaient les siennes. Son regard alla aux yeux du roi puis se baissa vivement.

– Toujours fâchée ? dit le monarque à mi-voix.

Angélique feignit l'étonnement.

– Fâchée ? Au cours d'une pareille fête ! Que veut dire Votre Majesté ?

– Une pareille fête peut-elle atténuer la rancœur que vous me vouez depuis de longs mois ?

Êtes-vous Sire, vous me bouleversez. Si Votre Majesté me prête de tels sentiments à son égard depuis de longs mois, pourquoi ne m'en a-t-elle jamais fait l'observation ?

– Je craignais trop que vous ne me lanciez à la figure des pois verts.

La danse les sépara.

Lorsqu'il repassa devant elle, elle vit que les yeux bruns impérieux et doux quêtaient une réponse.

– Le mot craindre ne sied guère aux lèvres de Votre Majesté !

– La guerre me semble moins redoutable que la sévérité de votre jolie bouche.

Dès qu'elle le put, Angélique quitta la danse et vint se cacher au dernier rang des tribunes, parmi les douairières qui suivaient les évolutions en jouant de l'éventail. Un page vint l'y chercher de la part du roi en la priant de le suivre. Le roi l'attendait, hors de la salle de bal, dans l'ombre d'une allée où les lumières ne projetaient qu'une légère clarté.

– Vous avez raison, dit-il d'un ton badin, votre beauté ce soir m'entraîne au courage. Le moment est venu de nous réconcilier.

– Est-il bien choisi ? Toute la compagnie ce soir est avide de Votre Majesté et d'ici un moment chacun va la chercher des yeux et s'interroger sur son absence.

– Non. L'on danse. L'on peut toujours me croire en un autre point de la salle. C 'est l'occasion rêvée pour échanger quelques mots sans attirer l'attention, au contraire.

Angélique se sentait devenir raide comme une barre de fer. La manœuvre était claire. Mme de Montespan et le roi s'étaient entendus à nouveau pour la mêler au petit jeu dont elle avait naguère fait les frais.

– Comme vous êtes rétive ! fit-il avec douceur en lui prenant le bras. N'ai-je même pas le droit de vous adresser des remerciements ?

– Des remerciements ? À quel sujet ?

– M. Colbert m'a dit à plusieurs reprises que vous faisiez merveille dans le rôle qu'il vous avait confié parmi les personnes de la Cour. Vous avez su créer un climat de confiance vis-à-vis d'affaires peu en vogue, expliquer, éclairer les esprits, tout cela sur un plan mondain qui n'attirait pas la méfiance, au contraire ! Nous ne doutons pas de vous devoir la réalisation de certains succès financiers.

– Oh ! n'est-ce que cela ? fit-elle en se dégageant. Votre Majesté n'a pas à me manifester de la reconnaissance. J'y trouve mon intérêt largement... et cela me suffit.

Le roi tressaillit. L'ombre où il l'avait entraînée était si épaisse qu'elle ne pouvait distinguer ses traits. Le silence qui régna entre eux fut embarrassé et tendu.

– Décidément vous m'en voulez ! Je vous en prie, il faut m'en révéler la cause.

– Votre Majesté en est-elle tout à fait ignorante ? Cela m'étonne de sa perspicacité.

– Ma perspicacité se laisse souvent prendre en défaut par l'humeur des dames. Je ne me sens guère assuré sur ce point. Et quel homme, fût-il roi, peut jamais se vanter de l'être ?

Sous le ton plaisant il paraissait désemparé. Sa nervosité s'en accrut.

– Retournons vers vos hôtes, Sire, je vous en prie...

– Rien ne presse. J'ai décidé de voir clair dans cette affaire.

– Et moi j'ai décidé de ne plus vous servir de paravent à vous et à Mme de Montespan, éclata-t-elle. M. Colbert ne me paie pas pour cela. Ma réputation me tient assez à cœur pour que j'en dispose à mon gré et n'en fasse cadeau à personne... même au roi.

– Ah !... C'est donc cela. Mme de Montespan a voulu jouer de vous comme d'une marionnette en détournant sur votre faveur présumée les soupçons de son insupportable mari. Plan habile en effet.

– Que Votre Majesté n'ignorait pas.

– Me traiteriez-vous de fourbe ou d'hypocrite ?

– Faut-il mentir au roi ou lui déplaire ?

– Ainsi voilà l'opinion que vous avez de votre souverain ?

– Mon souverain n'a pas à se conduire de cette façon à mon égard. Pour qui me prenez-vous ? Suis-je un jouet dont on dispose ? Je ne vous appartiens pas.

Deux mains violentes happèrent les poignets d'Angélique.

– Vous vous trompez. Toutes mes dames m'appartiennent par droit de prince.

L'un et l'autre tremblaient de colère. Ils restèrent ainsi un instant, les yeux étincelants, à se braver.

Le roi se ressaisit le premier.

– Allons, nous n'allons pas partir en guerre pour des futilités. Me croiriez-vous si je vous disais que j'ai cherché à convaincre Mme de Montespan de ne pas vous choisir comme victime ? Pourquoi celle-ci ? lui disais-je. « Parce que, répondait-elle, seule Mme du PlessisBellière est capable de me surclasser. Je n'admettrai pas qu'on dise que Votre Majesté s'est détournée de moi pour quelqu'un qui n'en vaille pas la peine. » Voyez ! C'est la preuve, dans une certaine mesure, de l'estime qu'elle vous porte... Elle vous croyait assez naïve pour jouer le jeu sans vous en apercevoir. Ou assez sournoise pour l'accepter. Elle s'est trompée sur les deux tableaux. Mais il n'est pas juste de me faire porter le poids de votre rancune. Pourquoi ce petit complot vous a-t-il blessée à ce point, Bagatelle ? Est-ce un grand déshonneur que de passer pour la maîtresse du roi ? N'en retiriez-vous pas un certain renom ? Des avantages ?... Des flatteries ?...

D'un bras caressant il l'attirait contre lui et la retint, lui parlant à mi-voix, penché vers elle et cherchant à deviner ce visage que lui dérobait l'ombre de la nuit.

– Votre réputation ternie, dites-vous ? Non, pas à la Cour. Elle en obtiendrait plutôt un nouveau lustre, croyez-moi... Alors ? Dois-je penser que vous avez fini par vous laisser prendre au piège ? Par croire à la farce ?... Est-ce bien cela ? Déçue ?...

Angélique ne répondait pas, le front caché dans le velours du pourpoint au parfum d'iris ; et sensible à l'enveloppement doux des bras qui la retenaient et qui resserraient leur étreinte. Il y avait si longtemps qu'elle ne s'était pas laissé bercer ainsi. Douceur d'être faible, de se sentir puérile, et de se faire gronder un peu.

– Vous, si positive, vous vous étiez laissé prendre à l'illusion ? Elle secoua la tête avec véhémence, sans répondre.

– Non, je le pensais bien, dit le roi en riant. Et pourtant, n'y a-t-il eu que comédie ? Si je vous avouais que je ne vous ai pas regardée sans désir et que bien souvent la pensée m'est venue...

Angélique se dégagea avec fermeté.

– Je ne vous croirais pas, Sire. Je sais que Votre Majesté aime ailleurs. Son choix est beau, absorbant, invincible et ne présente que des avantages... à part l'ennui d'un mari soupçonneux il est vrai.

– Ennui qui n'est pas mince, dit le roi avec une grimace.

Il reprit le bras d'Angélique, et l'entraîna le long d'une allée d'ifs taillés.

– Vous ne vous imaginez pas tout ce que peut inventer Montespan pour me nuire. Il finira par me traîner devant mon propre Parlement. Certes, Philippe du Plessis serait un mari plus commode que ce sacripant de Pardaillan. Mais nous n'en sommes pas là, conclut-il avec un soupir.

Il s'arrêta la tenant aux bras pour la regarder bien en face.

– Faisons la paix, petite marquise. Votre roi vous demande humblement pardon. Resterez-vous de glace ?

Le charme de son sourire se devinait ainsi que l'éclat de ses yeux. Elle tressaillit. Ce visage penché, aux lèvres souples et souriantes, au chaud regard, l'attirait invinciblement.

Avec soudaineté elle s'enfuit, relevant sa lourde jupe bruissante pour courir. Mais elle se heurta vite aux murs clos des charmilles.

Haletante elle s'appuya contre le socle d'une statue et regarda autour d'elle. Elle se trouvait dans le petit bosquet de la Girandolle, d'un noir de velours sur lequel se dessinait le plumet blanc d'un jet d'eau entouré de dix autres jets qui retombaient en arceaux neigeux dans le bassin rond.

Là-haut, dans le ciel d'un bleu contenu, la lune, hors des féeries humaines, jetait sa clarté paisible. De la fête ne parvenait qu'une lointaine mélodie. Ici régnait le silence que troublaient seuls le chuchotement de l'eau, et les pas du roi qui s'approchait, écrasant de ses hauts talons le sable humide de l'allée.

– Petite fille, murmura-t-il, pourquoi vous êtes-vous enfuie ?

Il la reprit dans ses bras avec force, la contraignant à retrouver sa place dans la tiédeur de son épaule, tandis qu'il appuyait sa joue contre ses cheveux.

– On a cherché à vous faire du mal et vous ne le méritiez pas. Je savais pourtant de quelle cruauté les femmes, entre elles, sont capables. C'était à moi, votre souverain, de vous en défendre. Pardonnez-moi, petite fille.

Angélique défaillit, l'esprit égaré par un vertige plein de douceur. Les traits du roi étaient invisibles dans l'ombre de son grand chapeau de cour, ombre qui les enveloppait tous deux tandis qu'elle écoutait sa voix basse et prenante.

– Les êtres qui vivent ici assemblés sont terribles, mon petit. Sachez-le. Je les tiens sous ma férule, car je sais trop de quels désordres, de quelle folie sanguinaire ils sont capables, libres. Pas un qui n'ait une ville, une province, qu'il ne soit prêt à lever contre moi, pour le malheur de mon peuple. Aussi je les veux sous mon regard. Ici, dans ma Cour, à Versailles, ils sont inoffensifs. Aucun d'eux ne s'échappera. Mais ce n'est point sans dommage que se côtoient fauves et rapaces. Il faut avoir bec et ongles et griffes pour survivre. Vous n'êtes pas de leur race, ma jolie Bagatelle.

Elle demanda, si bas qu'il dut se pencher pour l'entendre :

– Votre Majesté veut-elle me faire entendre que ma place n'est pas à la Cour ?

– Certes non. Je vous y veux. Vous en êtes un des plus beaux joyaux. Votre goût, votre aménité, votre grâce m'ont ravi. Et je vous ai dit tout le bien que je pensais de vos affaires. Je voudrais seulement que vous échappiez aux rapaces.

– J'ai échappé à bien pire, dit Angélique.

Le roi, de la main, pesa doucement sur son front pour l'obliger à renverser la tête en arrière et mettre en lumière, dans le clair de lune, son visage au teint de pétale. Dans l'écrin sombre des cils, les yeux verts d'Angélique avaient des luisances de source gardant son mystère au fond de quelque forêt. Le roi se pencha et presque avec crainte posa ses lèvres sur ces jeunes lèvres qui soudain avaient un pli amer. Il ne voulait point l'effaroucher, mais bientôt il ne fut plus qu'un homme avide, subjugué par son désir, et le contact de cette bouche satinée qui, d'abord close et rétive, avait tressailli, puis s'animait et se révélait savante.

« Mais... c'est une femme expérimentée », songea-t-il dans un éclair. Intrigué, il la regardait avec des yeux nouveaux.

– J'aime vos lèvres, dit-il, elles ne ressemblent à aucune autres. Des lèvres de femme et des lèvres de jeune fille, à la fois... fraîches et brûlantes.

Il ne tentait plus d'autres gestes. Et lorsqu'elle se détacha de lui lentement il ne la retint pas. Ils demeurèrent indécis, à quelques pas l'un de l'autre. Soudain, une série de détonations assourdies ébranla les frondaisons du parc.

– Messieurs les artificiers commencent à tirer leurs fusées. Nous ne pouvons manquer ce spectacle. Revenons, dit le roi à regret.

Ils marchèrent en silence jusqu'aux abords de la salle de bal. La rumeur de la foule ponctuée par les sourdes explosions du feu d'artifice roula vers eux comme le bruit de la mer. La clarté se fit très vive au détour d'un buisson de jasmin. Le roi prit la main d'Angélique pour écarter légèrement la jeune femme et la contempler.

– Je ne vous ai point encore félicitée de votre toilette. C'est une merveille qui n'a d'égale que votre beauté.

– Je remercie Votre Majesté.

Angélique plongeait dans sa révérence de cour. Le roi, incliné, le pied cambré, baisa sa main.

– Alors ?... Amis de nouveau ?

– Peut-être.

– J'ose l'espérer...

Angélique s'écarta, un peu hagarde, aveuglée par d'étranges lumières et troublée de voir que le château lui apparaissait dans le lointain comme revêtu d'une parure de feu sur un fond de ténèbres.

Les spectateurs poussaient des cris d'admiration effrayés. Dans l'encadrement de la porte brûlait une figure de Janus à double visage. Les fenêtres du rez-de-chaussée supportaient des trophées de guerre lumineux et celles du premier étage les images enflammées des Vertus. Près du faîte un immense soleil étalait ses rayons. Plus bas, à ras de terre, le bâtiment paraissait encerclé d'une balustrade incandescente.

La calèche du roi passa, enlevée par six chevaux fringants que montaient les postillons porteurs de torches. La reine, Madame, Monsieur, Mlle de Montpensier et le prince de Condé y avaient pris place.

Ils firent halte devant le bassin de Latone. Celui-ci prolongeait l'embrasement du château. Il n'était plus qu'un lac de feu où des êtres irréels s'agitaient sous un berceau chatoyant de gerbes entrecroisées. D'innombrables vases phosphorescents alternant avec des candélabres antiques soulignaient les belles courbes du Fer à Cheval. Le roi fit arrêter sa calèche un instant, et contempla en silence l'harmonieux dessin des lumières. Derrière les carrosses, la foule accourue emplissait la nuit de cris joyeux. Les véhicules tournèrent et prirent la grande allée bordée d'une double haie de thermes qui, par un incompréhensible artifice, paraissaient translucides de clarté. Mais soudain, entre ces statues, jaillirent des gerbes de lumière. Dans les profondeurs du grand parc, des myriades de fusées éclataient avec un bruit de tonnerre. Les bassins s'enflammaient partout comme des bouches de volcans.

Le vacarme grandissait et de brusques paniques se produisirent. Des femmes apeurées se réfugièrent en courant sous les arbres et dans les grottes. Tout le parc de Versailles flambait. Les canaux, les étangs devenaient pourpres sous le reflet de brusques incendies. De grosses fusées tranchaient de leurs lances fulgurantes le ciel noir ; d'autres le sillonnaient de zébrures. D'autres se transformaient en queue de comètes ou chenilles bariolées.

Enfin, à l'instant où de tous les points de l'horizon s'élançaient, formant une voûte de feu, des gerbes de fusées, on vit planer dans les airs, comme des papillons éblouissants, un L et un M, les chiffres du roi et de la reine.

Le vent de la nuit les emporta lentement parmi les fumées rousses de la féerie qui s'éteignait.

Les dernières lueurs rosés de la fête se mêlèrent à celles du ciel qui, vers l'est, se colorait. L'aube naissait.

Louis XIV donna l'ordre de regagner Saint-Germain. Les courtisans harassés le suivaient à cheval ou dans leurs propres voitures.

Chacun se répétait à l'envie qu'on n'avait jamais vu si belle fête au monde.

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