CHAPITRE XXII

Ce furent les Larovitz qui sonnèrent les premiers vers sept heures. Dès qu’elle ouvrit, les deux gosses se ruèrent dans le couloir et disparurent.

— Ils avaient l’habitude avec les Sanchez, fit Monique avec un sourire niais.

Le rouge et le noir de son maquillage renforçaient encore son côté navet et lui n’était pas si à l’aise que ça dans son survêtement de training. Ils parurent consternés d’être les premiers et elle crut qu’ils allaient rebrousser chemin. Mais ils entrèrent, s’extasièrent devant le buffet, s’assirent sagement.

— Nous ne serons pas tous réunis avant une heure, dit Alice… Mais nous allons quand même boire quelque chose.

Ils se récrièrent.

— Les enfants, alors.

Elle les chercha, crut qu’ils étaient au pigeonnier, les trouva dans la chambre où ils jouaient aux Sanchez asphyxiés sur le lit. La petite fille pouffait sournoisement, mais le garçon était très sérieux.

— Un bel appartement, disait toutes les trois minutes Serge Larovitz.

— Mme Caducci pense comme vous et regrette que je sois venue, elle pensait pouvoir l’acquérir.

— Vraiment ? Fit le Navet, pincé.

— De toute façon, il n’est pas encore revendu, déclara l’homme.

Léonie Caducci la délivra de ces deux tristounets et les laissa pantois. Elle n’était qu’une sorte de nuage de tissu mauve très vaporeux. Elle embrassa Alice en lui murmurant : « Merci encore pour tout à l’heure. Sans vous je n’en sortais pas. »

Elle accepta sans façons un porto, le siffla aussitôt et fourra dans sa bouche très fendue plusieurs canapés à la file.

Ensuite, ce furent les Arbas. Une chance, elle avait pu se libérer très tôt de chez le coiffeur. Très élégants, très cocktail tous les deux. L’habitude des inaugurations commerciales, sans doute.

Les deux mômes revinrent prendre du jus d’orange et des canapés et Alice remarqua l’horreur que parut éprouver Magali Arbas à leur vue. Ils devaient lui en faire baver sur le chemin de l’école. Où étaient la bonne entente, la solidarité générale dont parlait Arbas ?

— Servez-vous, répétait Alice nerveuse.

Elle n’avait rien bu. Avait su résister à toutes les tentations. Il y avait eu le café, une douche, puis du café et elle avait entrepris de nettoyer la salle de bains avant de s’habiller.

— C’est vraiment excellent. On voit la bonne maison.

La raison sociale s’inscrivait partout sur les cartons, les collerettes, les bouteilles. Le fleuron de la bonne société locale.

— Mais les Roques ?

— Ils travaillent trop.

— Richard, vous n’avez pas pu le décider ?

— Il a entrepris une nouvelle œuvre et dans ces cas-là…

— Vous ne changez rien à la décoration, à l’ameublement ? Demandait Monique Arbas avec un sourire pointu.

— Je ne sais pas encore ce que je ferai, dit Alice qui venait d’engloutir un pastis à peine troublé d’eau et qui se sentait mieux.

Mais elle se demandait comment elle ferait pour le Champagne si Manuel tardait trop, avec ces Roques qui ne se décidaient pas. Tout n’allait pas si mal, mais elle n’oserait pas déboucher les bouteilles, le proposer même.

— Je ne pensais pas que nous pourrions à nouveau festoyer dans cet appartement, disait pompeusement Larovitz.

— Nous n’y avons pas tellement festoyé avec les Sanchez, répliquait Magali Arbas. Ils étaient plutôt serrés du côté porte-monnaie.

— Allons, allons, murmura son mari qui depuis son arrivée ne quittait pas Alice du regard.

Elle essayait de ne pas s’en soucier, mais il y avait le Navet qui remarquait le manège et qui les surveillait.

Était-elle au second lorsqu’elle avait parlé avec Pierre Arbas et fait allusion à la scène de la veille ?

Elle partit à la recherche des deux gosses et les trouva dans la salle de bains en train de remplir la baignoire pour faire flotter un bateau fait avec un carton du traiteur.

— D’accord, dit-elle, mais ne faites pas trop de dégâts.

— La nuit, tu vois leurs fantômes ? demanda la fille.

Moi, je suis sûre qu’ils reviennent. Tous les deux.

— Oui, cria le garçon, avec des draps sur la tête et les clochettes.

Alice se dit qu’elle les aurait mordus avec délice et elle se pencha vers eux :

— Ils reviennent chaque nuit et ils m’ont même dit que dès lundi c’est dans votre chambre qu’ils iraient.

Satisfaite de leur incertitude apeurée, elle retourna dans le living juste comme Pierre Arbas en sortait. Mais elle ne put refaire marche arrière, Monique les surveillant. Il avait certainement quelque chose à lui dire, peut-être un rendez-vous à lui fixer. Mais il se trompait sur elle s’il pensait qu’elle était revenue à de meilleurs sentiments à son sujet. Soudain, elle pensa à la fenêtre, regarda les rideaux. Il n’y en avait qu’un seul de tiré, était-ce ainsi que Manuel avait dit ?

On sonna et c’était Mme Roques dans une robe noire très décolletée, plus massive que jamais avec ces seins demi-nus qui paraissaient des pectoraux d’haltérophile russe.

— Mon mari arrive…

Elle n’eut qu’un regard dédaigneux pour le buffet, les bouteilles, n’accepta qu’un « vin doux » avec de l’eau et prit d’autorité la bouteille d’eau pour remplir elle-même son verre, marquant sa méfiance. Alice resta désorientée au milieu de la pièce. Elle avait envie de pleurer parce que Manuel ne serait pas là avant…

— Mon Dieu !

Elle se précipita pour tirer les rideaux. Dire qu’elle avait failli oublier ! Vite, elle alla boire un petit porto et sourit à Magali Arbas qui paraissait l’observer avec perplexité.

— Vous n’avez besoin de rien ?

— C’est parfait. Vous allez vraiment vous installer ici ?

— Pourquoi pas ?

— Le coin ne vous fait pas peur ? Si jamais vous devez rentrer tard la nuit, seule ?

— Je trouverai toujours quelqu’un pour me raccompagner, fit gaiement Alice.

— Vous vivez vraiment seule ?

— Aujourd’hui j’attends un copain, un ami…

Voilà, elle avait tout oublié des recommandations de Manuel. Oublié de prévenir qu’elle avait un invité, oublié de tirer les rideaux. Parce qu’elle avait réussi à tenir sa promesse de ne pas boire avant l’arrivée des gens. Elle avait tout sacrifié à ce défi, encombré sa volonté, sa mémoire de cette seule idée fixe.

— Oh non !

Les gosses avaient dû ouvrir les rideaux et elle se précipita pour les refermer.

— Excusez-moi, dit Mme Roques, mais je viens de regarder si le magasin était fermé. J’ai oublié de les tirer.

Ça vous ennuie que les rideaux soient ouverts ? Moi, ça ne me fait rien.

Le marchand de primeurs arriva sur cet instant en costume bleu et cravate. Il accepta un pastis, mais sa femme exigea avec une voix sans discussion qu’il en jette la moitié et remette de l’eau. Il dut aller à la cuisine pour le faire, crut le boire en route, mais elle le suivit. Magali Arbas souriait avec délectation.

Les deux gosses revinrent et prirent à poignées des canapés et des petits fours. Ils disparurent et Léonie Caducci commença de regarder sa montre.

— Elle ne va pas partir, murmura Alice. Il faut que je propose le Champagne.

— Votre ami ne vient pas ? demanda Magali dans son dos.

— Il n’est jamais bien en avance.

— Son travail ?

— Oui, bien sûr…

— Quel travail, peut-on savoir ?

— Un journal… Le journal en fait puisqu’il n’y en a pas trente-six.

Ça la soulageait de mentir en partie, de voir le visage de Magali se durcir.

— Un journaliste ?Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Nous sommes de vieux amis. Je ne sais même pas s’il va venir et j’ai envie de demander à votre mari de m’aider pour le Champagne.

— Du Champagne ?

Il y eut une certaine agitation due peut-être à ce mot Champagne et elle comprit qu’ils avaient commis une erreur, Manuel et elle. Passe pour le porto, le whisky et le pastis mais le Champagne c’était trop, ça changeait tout.

D’un seul coup, ils se méfiaient, doutaient de leur comportement, de leur tenue. Ils étaient venus à un petit apéritif bon enfant et voilà que ça tournait à la réception luxueuse. Ils se retournaient pour la regarder, se posaient des questions. Elle souriait d’un air navré.

— Pierre… Tu as des bouteilles de Champagne à déboucher ! lança Magali d’une voix aiguë qui était une véritable insulte. Tu m’entends ?

— Oh ! Juste deux ou trois bouteilles… J’ai un ami qui…

Prix réduits… J’ai pensé… Parce que je peux les avoir à ce tarif, bien sûr, bégayait Alice.

Mais le dérapage n’était plus contrôlable et l’ambiance se déréglait. Mme Roques se rengorgeait encore plus pour toiser l’environnement et le Navet chuchotait avec son mari d’une drôle de façon.

— Venez, dit Pierre Arbas, nous allons faire un sort à ces bouteilles.

Il y en avait quand même six alignées dans le réfrigérateur. En provenance d’un supermarché, mais de bonne marque tout de même.

— Bigre, fit Arbas… Vous avez les moyens. Je ne savais pas que vous…

Il n’alla pas jusqu’au bout. Mais elle sut ce qu’il voulait dire.

— C’est presque un cadeau, murmura-t-elle.

— On vous fait de beaux cadeaux, répliqua-t-il… Je pense qu’on peut déjà en apporter deux, trois si vous voulez. Elles sont frappées à point.

— Vous voulez un linge, une serviette ?

— Si vous en avez.

— Il y en a dans ce placard.

— Cela ne vous fait rien de vous servir des affaires des Sanchez ?

— Si je pars, tout sera remis en ordre, dit-elle. Je ne suis pas une souillon.

— Qui vous parle de partir ? Dit-il gaiement.

Alors qu’elle se hissait sur la pointe des pieds pour prendre une serviette blanche il s’approcha et glissa sa main sous sa jupe :

— Demain midi, je suis seul chez moi.

— Laissez-moi ou je hurle ! Fit-elle en se retournant avec colère.

Ils restèrent face à face une demi-minute et il finit par admettre que la menace n’était pas vaine.

— D’accord, d’accord… Mais à propos… J’ai vu que vous aviez placé un verrou supplémentaire. Donc vous avez rompu le pacte communautaire. Pouvez-vous me rendre nos clés, s’il vous plaît ?

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