CHAPITRE XXVIII

Onze heures seulement et elle avait bu deux cognacs, assise en face de la Maison. Roques ne cessait de vendre des légumes et des fruits. Une bonne journée, pour lui, le samedi. Serge Larovitz venait de rentrer avec un cabas rempli. Dans un moment, qui irait chercher les gosses ? Lui ou elle ? Certainement pas Magali Arbas qui le faisait le reste de la semaine alors qu’elle détestait ces deux affreux. Alice sourit malgré tout. La veille, ils avaient provoqué une belle stupeur en apparaissant avec des draps sur la tête. Normal que ces gosses aient été traumatisés par la mort des Sanchez. Mais jusqu’à quel point les adultes les avaient-ils laissés approcher de la vérité ? Magali Arbas quitta le Bunker à son tour, vêtue d’un ensemble pantalon en velours vert. Très crâne, très sexy.

Lorsqu’elle avait crié sur son palier, alors que les Algériens voulaient certainement l’aider à rentrer chez elle, ses hurlements avaient dû goinfrer une certaine fringale d’horreur et de scandale chez les autres femmes de la Maison, de Mme Sanchez à Mme Roques. Elles attendaient ces cris depuis des semaines, savaient qu’un jour l’une d’elles les pousserait obligatoirement et que dès lors se déclencherait le nettoyage de l’immeuble. Raisonnablement, on ne pouvait se révolter contre une odeur de mouton vivant, contre la musique arabe, contre quelques taches dans la montée d’escalier, mais un cri de femme menacée de viol allait, au-delà du raisonnable, fouiller dans le vif de la haine assoupie.

Pierre Arbas était seul chez lui et l’attendait. Il lui avait fixé rendez-vous et elle n’irait pas. Depuis son deuxième étage il devait la voir à l’intérieur du café, proche de la devanture, et attendre qu’elle lève les yeux vers lui. Mais elle ne le ferait pas.

Elle régla ses deux cognacs, pénétra dans la maison et sonna chez les Larovitz :

— Je peux aller chercher vos enfants. Il suffit de m’indiquer où se trouve l’école.

Monique la regardait comme si elle proposait quelque chose de saugrenu et lui arrivait avec le journal qu’il

était en train de lire.

— Je n’ai rien d’autre à faire, continua Alice, et comme vous n’êtes pas réunis de toute la semaine j’ai pensé…

— Serge allait partir…

— Cela me ferait plaisir, dit Alice avec un sourire convaincant. Je voudrais me rendre utile dans cette maison. J’ai l’impression de vivre comme une étrangère, vous comprenez, et de cette façon je participerai un peu.

— Moi, je veux bien, dit l’homme… C’est presque une corvée pour moi. J’aime bien rester tranquillement à la maison le samedi.

On lui indiqua le chemin de l’école et elle fut ravie que les parents acceptent si facilement. Aussi naïvement aussi.

— Vous direz que vous êtes la voisine sinon ils ne vous les donneront pas.

Les deux enfants ne parurent pas tellement emballés et la directrice se montra vaguement soupçonneuse.

— On va aller acheter des bonbons.

— J’aime pas, dit la fille maussade… Je veux des chips.

— Moi des bonbons et un camion, dit le garçon.

Elle les amena sur un banc du port avec les chips, les bonbons et le camion. Elle voulait leur parler des Sanchez, mais ils faisaient un bruit épouvantable, la sœur en croquant ses chips et lui en imitant le moteur d’un camion, la bouche pleine de caramels.

— Vous saviez qu’ils allaient mourir, les Sanchez ?

Demanda-t-elle soudain.

— Pas mourir, dit la fille, partir.

Mais à cause des chips, Alice ne fut pas certaine de la réponse.

— Ils voulaient quoi ?

— Partir ! T’es sourde ? lança le garçon.

— On dormait pas, disait la fille. Maman était en colère contre tout le monde.

— Elle engueulait papa parce qu’il voulait laisser partir les Sanchez lui, qu’elle voulait pas qu’ils s’en aillent parce qu’une fois en Toscane ils auraient raconté n’importe quoi.

— En Toscane ?

— Il veut dire en Nespagne, expliqua la fille en commençant d’émietter les chips pour les pigeons. Ils sont tous partis et on était seuls tous les deux. Alors je suis allée chercher un verre de lait et du miel. On en a renversé dans le lit de Louis et il a fallu le faire sécher.

— Ils étaient tous partis où ?

— Là-haut, chez Pierre et Magali.

— Boire l’appétit, dit Louis.

— L’apéritif, rectifia la fillette… C’est pas la même chose, tu comprends.

— Vous êtes restés longtemps seuls ?

— Oui, mais on a dormi et le lendemain ils étaient tous en bas devant chez nous et ils disaient que ça sentait le gaz. Moi je ne trouvais pas. Ça sentait plutôt le pipi de chat, je l’ai dit à ma mère et elle m’a donné une tape.

On les regardait de travers à cause des chips émiettées dont les pigeons ne voulaient plus et elle dut les prendre par la main.

— Les Arabes, vous en aviez peur ?

— Oui, on avait peur. Maman disait toujours qu’elle allait nous laisser là-haut avec eux si nous étions méchants et c’était terrible. Louis, un jour, il en a pissé au pantalon.

— C’est pas vrai, dit le gamin, c’est toi et tu t’es roulée parterre.

Ça ne devait pas être triste, l’éducation des enfants chez ses voisins. Elle ne pouvait plus perdre de temps et ils se plaignirent qu’elle marchait trop vite. Mais ils dirent aussi qu’ils préféraient que ce soit elle qui vienne les chercher plutôt que Mme Roques ou Mme Arbas.

— Elles sont méchantes. Magali, elle nous donne des baffes et Mme Roques elle dit que nous sommes bons pour la maison de correction.

En définitive, ils se détestaient les uns les autres, mais étaient forcés d’entretenir de bonnes relations, de s’entraider.

— On a eu des chips, du caramel et du camion, dit Louis en entrant chez lui comme Jules César dans Rome.

Elle viendra nous chercher encore, dis, maman ?

Le Navet mordait sa petite lèvre desséchée avec perplexité.

— Vous avez fait des folies… C’est cher, ces choses-là…

— Une fois en passant… C’était pour les amadouer…

Mais ça m’a fait quand même plaisir… Ils sont très gentils, vraiment très gentils.

— Ce n’est pas l’avis de tout le monde.

— Prenez un apéritif, dit le mari, c’est midi.

— Merci, mais je dois… Enfin j’ai quelque chose d’urgent à faire.

Elle rentra chez elle et alla s’asseoir dans un fauteuil face à la fenêtre. Les gosses avaient raconté n’importe quoi. Possible que les Arbas aient donné une soirée la nuit même où les Sanchez décidaient d’en finir avec la vie. Les parents avaient laissé les gosses seuls pour s’y rendre.

Par contre, ils étaient terrorisés par les Algériens. Les occupants du Bunker pouvaient se vanter d’avoir accompli leur mission. Jusqu’à présenter ces malheureux comme des croque-mitaines aux enfants. Toute la maison avait fini par délirer dangereusement sur ces clandestins exploités par Bachir et en quelques semaines la tension avait dû devenir intolérable.

« Tout ça encombre ma tête pour m’empêcher de penser que Pierre Arbas m’attend avec des intentions précises et que si ce petit con n’encombrait pas ma vie j’y serais allée. Comme ça par désœuvrement, par vague, très vague curiosité. Je me doute de ce qu’un Arbas peut apporter à une femme comme moi. Mais le petit con m’a laissé tomber, peut-être pour tout le week-end parce qu’une fois chez papa maman il n’a plus envie d’une femme qui picole et qui trimbale des yeux bordés de crottes de souris. C’est vrai qu’on dirait des crottes de souris. Ce gosse me manipule comme il le veut. Hier, il m’interdisait de boire et je pensais qu’il avait un peu d’affection, de pitié pour moi, mais en fait c’était un réflexe égoïste. Il n’avait pas envie que les invités s’enfuient en découvrant que j’étais fine saoule. Le petit fumier ! Il me paiera ça. Je vais aller chez Pierre Arbas et s’il veut me sauter il le fera et je ne vais quand même pas me priver. »

Elle se rendit à la cuisine, ouvrit le réfrigérateur, saisit une bouteille de porto et la téta longuement avant de la remettre en place. Ça ne valait pas un V.S.O.P. Mais ce n’était pas mauvais. Elle alla se regarder dans la glace, ne se trouva pas extra. Elle souleva son pull, regarda ses seins à la pointe sombre irritée par la laine.

« Ça va le troubler, c’est sûr. Même si sa femme est plus jolie je sais que je le fais bander. »

Elle passa devant la cuisine, retourna pour prendre encore du porto. Il ne lui avait pas demandé des nouvelles de sa bouteille de vieille fine Napoléon. Elle avait terminé dans l’évier et le verre à la poubelle grâce à Manuel.

« Je me demande pourquoi sa femme est absente justement aujourd’hui à midi. Mais après tout… Est-ce qu’il m’attend en robe de chambre ? Hier, c’était certainement pour le Navet. Qu’est-ce qu’il lui trouve ? Elle a des spécialités ? Manuel la trouve affreuse, mais dans le Bunker, lorsqu’on vit cloîtré elle peut paraître très sexy. Je suis sûre qu’elle a les miches comme du fromage blanc. » Elle referma également le verrou, monta tranquillement sonner au second. Ce rendez-vous pouvait cacher une visite clandestine faite par un Larovitz ou un Roques.

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