CHAPITRE XXX

— Bachir, Ahmed Bachir, sûr que je le connais et ce n’est pas d’aujourd’hui.

Dire qu’elle avait attendu deux heures, bu trois cognacs avant d’oser poser la question au neveu du patron, lequel neveu faisait le week-end tandis que Tonton jouait à la pétanque ou participait à une battue aux sangliers. Le patron l’avait découragée, mais le neveu était plus loquace. Il expliqua comment trouver la maison de Bachir.

C’était du côté de Hyères dans une campagne perdue, un cabanon qu’il avait agrandi pour lui, sa femme et ses nombreux enfants.

— C’est assez compliqué, mais comme je suis allé manger le méchoui chez lui je vais vous dire où c’est exactement.

Il alla même chercher une carte Michelin et traça le chemin.

— Emportez la carte, vous me la rendrez.

Le chauffeur de taxi qu’elle rencontra examina la carte et lui fit une sorte de devis avec une heure d’attente sur place. Elle accepta. L’argent avait fondu dans son sac et malgré les cinq cents francs donnés par Manuel et sa participation au lunch elle avait des doutes. Elle laissait son sac n’importe où, possible qu’il ait récupéré sa mise de fonds. Elle ne lui accordait aucune confiance. Pas normal à son âge de rester avec une vieille qui picolait dur, pas normal du tout. Elle avait toujours été lucide et n’allait pas faire de chagrin d’amour.

— On arrive, dit le chauffeur. Vous me payez la moitié et j’attends une heure.

— Vous n’allez pas filer, hein ?

Il éclata de rire, promit et la regarda s’éloigner en secouant la tête de pitié. Elle trébuchait sur le chemin de terre avec ses hauts talons éculés. Un phénomène. Jolie femme encore, mais qui buvait trop et ça se voyait sur son visage. Un jour, elle finirait mal. Qu’allait-elle faire chez un Arabe dans ce coin perdu ?

Il était là, Bachir, et regardait cette visiteuse les yeux ronds. Comme ses gosses, comme sa femme, sa belle-mère, le chien même. Elle serrait fortement son sac sous le bras et parlait sans très bien se faire comprendre.

— Ah ! La maison cornue ? Bien sûr que j’ai loué un appartement, mais je me suis mordu les doigts. Je croyais que les gens allaient filer, laisser les autres appartements.

Je pouvais loger cent personnes d’un coup, mais le vieux m’avait roulé. Je ne savais pas qu’il avait vendu en viager et que les autres s’accrochaient dur. Sinon… Il a fallu que j’annule le bail, bien sûr.

— Et vos compatriotes ?

— Ils se sont démerdés.

— Vous savez comment ?

— Je m’occupe pas de ces affaires. Les clandestins, c’est toujours risqué et dans le fond j’ai été bien content qu’ils foutent le camp avant la fin du bail.

Elle accepta un verre de café, mais le but debout en évitant le regard pénétrant de la belle-mère assise dans une belle robe rose près du poêle à mazout.

— Vous voulez dire que vous n’avez pas eu à les mettre à la rue vous-même ?

— Exactement. Les copropriétaires s’en sont chargés.

Je ne sais pas comment mais ils y sont arrivés et dans le fond c’était très bien comme ça.

Une petite fille lui offrit des pâtisseries au miel, des beignets en forme de bretzels très rouges, très gluants, très bons, mais elle ne pouvait rien avaler. Elle avait hâte de prendre un autre cognac, se demandait si le taxi tiendrait parole.

— Mais comment ont-ils fait ?

— Ça, je n’en sais rien. Quand je suis revenu, à la fin de l’année dernière, ils avaient disparu. Il n’y avait plus rien, ni une paillasse ni une casserole, plus rien. Le nettoyage par le vide et j’ai appris que ce vieux filou de Cambrier acceptait de vendre en viager et qu’ils allaient partager. Ils avaient pas envie que ça recommence et je les comprends. Un autre aurait pu avoir la même idée que moi.

— Ils ont tout partagé, muré les portes, fait des accès personnels.

— Tant mieux pour eux, tant mieux. Vous êtes en affaires avec eux ou quoi ?

— J’habite là-bas et je voulais savoir.

— Vous habitez là-bas ! s’exclama-t-il.

Il prononça quelques mots en algérien qu’elle ne comprit pas, puis la regarda bizarrement.

— C’est votre affaire, dit-il, mais moi je n’habiterais jamais dans cette maison-là. Pour rien au monde et à votre place je déménagerais sans tarder.

— Pour l’instant je suis bien obligée d’y rester ! maugréa-t-elle entre ses dents.

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