10

À mon arrivée, Connie et Lula se chamaillaient à pleins poumons.

— Dominick Russo sert une sauce maison, criait Connie. Avec des tomates naines. Du basilic frais et de l’ail frais !

— J’ai jamais entendu parler de tomates naines, brailla Lula. Tout ce que je sais, moi, c’est que les meilleures pizzas de Trenton sont celles de chez Tiny, dans First Street. Personne ne les fait mieux que lui. Ce type fait des pizzas soul.

— Des pizzas « soul » ? Et puis quoi encore ? fit Connie.

Elles se tournèrent toutes les deux vers moi, le regard noir.

— Tu vas nous départager, me dit Connie. Dis à cette Je-sais-tout comment sont les pizzas de Dominick.

— Excellentes. Mais j’aime aussi celles de chez Pino.

— Pino ! se récria Connie, avec une moue de dégoût. Leurs sauces leur arrivent en bidons de cinq litres !

— Miam-miam ! fis-je. J’ai un faible pour les sauces toutes prêtes.

Je jetai mon sac sur le bureau de Connie.

— Ravie de voir que vous vous entendez si bien, dis-je.

— Pff, fit Lula.

Je me laissai tomber sur le canapé.

— Je cherche des adresses, dis-je. Je dois aller fureter chez certaines personnes.

Connie prit l’annuaire sur l’étagère derrière elle.

— Qui ?

— Spiro Stiva et Louie Moon.

— Je n’irais pas regarder sous les oreilles de Spiro pour tout l’or du monde, dit Connie. Ni dans son frigo.

— C’est le croque-mort, c’est ça ? fit Lula. Beurk, tu ne vas quand même pas entrer par effraction chez un croque ?

Connie nota une adresse sur un bout de papier et chercha le deuxième nom. Je lus celle qu’elle avait trouvée pour Spiro.

— Tu sais où c’est ? lui demandai-je.

— La Résidence Century Court ? Tu prends par Klockner Street jusqu’à Demby.

Elle me tendit la deuxième adresse.

— Celle-là, je ne vois pas du tout, me dit-elle. C’est dans le township d’Hamilton.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Si je savais, dis-je en empochant les adresses. Une clef, peut-être.

Ou deux ou trois caisses d’armes stockées dans le salon.

— Je t’accompagne, dit Lula. Un fil de fer comme toi ne devrait pas partir à l’aventure toute seule.

— Merci de ton offre, mais me couvrir ne fait pas partie de tes attributions.

— Je n’ai pas l’impression que mes attributions soient très définies. Je dois faire ce qu’il faut faire et j’ai tout fait – à part balayer et récurer les chiottes.

— C’est une obsédée du classement, dit Connie. Elle est née pour classer.

— Et ce n’est pas tout, fit Lula. Attends de voir ce que je donne en coéquipière d’une chasseuse de primes.

— Bon vent ! fit Connie.

Lula enfila son blouson et prit son sac.

— Ça va être super, dit-elle. On va être Cagney et Lacey.

Je cherchai la rue où habitait Moon sur le grand plan de la ville accroché au mur.

— Ça me va, mais je veux faire Cagney.

— Ah non, c’est moi ! fit Lula.

— Je l’ai dit la première.

Lula pinça les lèvres et plissa les yeux.

— C’est moi qui ai eu l’idée, et je ne viens pas si je fais pas Cagney !

Je la dévisageai.

— On plaisantait, non ? lui dis-je.

— Han, parle pour toi.

Je dis à Connie qu’elle pouvait rentrer se coucher sans nous attendre, ouvris la porte et laissai passer Lula.

— On va d’abord chez Louie Moon, lui dis-je.

Lula s’arrêta en plein milieu de la chaussée, les yeux fixés sur ma Grande Bleue.

— On y va dans cette grosse Buick de merde ? fit-elle.

— Hm, hm.

— J’ai connu un mac qui avait la même.

— Elle appartenait à mon oncle Sandor.

— Il est dans les affaires ?

— Pas que je sache.

Louie Moon habitait à l’extrême limite du township d’Hamilton. Il était presque quatre heures quand on s’engagea dans Orchid Street. Je lus les numéros des habitations, en quête du 216, amusée de voir qu’une rue au nom si évocateur ait été dotée d’une enfilade de cages à lapins sans la moindre fleur à l’horizon[7]. Ce quartier avait été construit dans les années soixante, au moment du boom de l’immobilier, aussi les terrains étaient-ils très vastes, faisant paraître les maisons d’autant plus petites. Au fil des ans, les propriétaires avaient personnalisé leur maison copie-carbone, ajoutant un garage ici, un porche là. Certaines façades avaient été repeintes dans des teintes sourdes. Des bow-windows avaient été ajoutées. Des azalées plantées. Malgré cela, la similitude régnait toujours en maître.

La maison de Louie Moon se détachait du lot par sa couleur bleu turquoise, toute une panoplie de guirlandes lumineuses et un Père Noël d’un mètre cinquante de haut ligoté à une antenne de télévision rouillée.

— En voilà un qui ne perd pas de temps pour se mettre dans l’ambiance, dit Lula.

Vu le côté penché des guirlandes agrafées au petit bonheur la chance sur la façade et l’aspect fatigué du papa Noël, je me dis qu’il devait être toute l’année dans l’ambiance.

Il n’avait pas de garage et aucune voiture ne se trouvait dans l’allée ou devant la maison. Pas de lumière à l’intérieur. Tout semblait calme. Je laissai Lula dans la Buick et gagnai la porte d’entrée. Je frappai deux coups. Pas de réponse. La maison était de plain-pied. Aucun rideau n’était tiré. Louie Moon n’avait rien à cacher. Je fis le tour de la maison, regardant par les fenêtres. Les pièces étaient en ordre, meublées de bric et de broc. Pas de signes intérieurs de richesse. Pas de caisses de munitions empilées sur la table de la cuisine. Pas le moindre fusil d’assaut en vue. Apparemment, Louie Moon habitait seul. Une seule tasse, un seul bol dans l’égouttoir. Un seul côté du lit à deux places était défait.

Je n’avais aucune difficulté à imaginer Louie Moon vivant heureux dans sa petite maison bleue. J’envisageai d’entrer par effraction, mais ne pus rassembler assez de motivation pour passer à l’acte.

Il faisait humide et froid, et la terre était dure sous mes pieds. Je relevai le col de mon blouson et retournai à la voiture.

— Ça ne t’a pas pris longtemps, me dit Lula.

— Il n’y avait rien à voir.

— On enchaîne avec la baraque du croque-mort ?

— Oui.

— Encore heureux qu’il ne crèche pas là où il bosse. Je n’ai pas du tout envie d’aller fouiller dans leurs poubelles.

Le crépuscule était dense quand on arriva à Century Court. Les bâtiments à un étage étaient en briquette rouge ; les encadrements des fenêtres blancs. Les portes d’accès aux appartements étaient regroupées par groupes de quatre. Il y avait cinq groupes par bâtiment, donc vingt appartements au total. Dix en étage, dix en rez-de-chaussée.

L’appartement de Spiro était situé en bout de rez-de-chaussée. Pas de lumière aux fenêtres et sa voiture n’était pas au parking. Avec Constantin à l’hôpital, Spiro était obligé de faire des heures supplémentaires.

La Buick était reconnaissable et je ne tenais pas à me faire repérer par Spiro s’il lui prenait l’envie de faire un saut chez lui pour changer de chaussettes. Aussi j’allai me garer un peu plus loin.

— J’ai l’intuition qu’on va trouver du sérieux ici, me dit Lula.

— On va juste faire des repérages, lui dis-je. On ne fait rien d’illégal. Pas question de commettre une effraction.

— C’est sûr, dit Lula. Je sais bien.

On traversa le carré de pelouse qui jouxtait le bâtiment, nous approchant de l’appartement de Spiro l’air de rien, comme si on était sorties faire une balade. Les rideaux étaient tirés aux fenêtres de devant. On fit le tour. Là aussi, rideaux tirés. Lula essaya d’ouvrir la porte de derrière et les deux fenêtres. Verrouillées.

— C’est dégueulasse ! geignit-elle. Comment veux-tu qu’on trouve quoi que ce soit comme ça ? Et juste quand j’avais une intuition, en plus !

— Eh oui. J’aurais bien voulu pouvoir entrer.

Lula fit des moulinets avec son bras et projeta son sac dans la fenêtre, faisant voler la vitre en éclats.

— Quand on veut, on peut, dit-elle.

Je la regardai, bouche bée, et les mots finirent par franchir mes lèvres en un murmure strident.

— Je n’y crois pas ! Tu viens de casser sa vitre !

— Grâce à Dieu, oui, fit Lula.

— Je t’avais dit que je ne voulais rien faire d’illégal. On ne peut pas s’amuser à casser les vitres à la ronde !

— Cagney l’aurait fait, elle.

— Non, Cagney n’aurait jamais fait une chose pareille.

— Si !

— Non !

Elle fit coulisser la fenêtre et passa la tête à l’intérieur.

— Apparemment, y a personne. On ferait mieux de rentrer pour s’assurer que les bris de verre n’ont pas fait de dégât.

Elle avait réussi à enfourner son torse dans l’ouverture de la fenêtre.

— Ils pourraient prévoir plus large, ronchonna-t-elle. On peut à peine faire passer un gros gabarit dans mon genre dans ce machin.

Je me mordillai la lèvre inférieure, indécise. Devais-je la pousser en avant ou la tirer en arrière ? Elle me faisait penser à Winnie l’Ourson coincé dans le terrier du lapin.

Elle poussa un râle et soudain la partie inférieure de son corps disparut derrière le rideau. Quelques instants plus tard, la porte du patio s’ouvrit avec un déclic et le visage de Lula apparut dans l’entrebâillement.

— Tu comptes prendre racine ou quoi ? me dit-elle.

— Et si on se fait arrêter ?

— Bah, comme si t’avais jamais fait ça.

— Je n’ai jamais fracturé quoi que ce soit.

— Cette fois non plus. C’est moi qui l’ai faite cette effraction. Toi, tu vas te contenter d’entrer par la porte.

Vu sous cet angle, je n’avais rien à dire.

Je me glissai derrière le rideau de la porte et attendis que mes yeux s’habituent à l’obscurité.

— Tu sais à quoi ressemble Spiro ? demandai-je à Lula.

— Un rase-mottes à tête de rat ?

— Oui, c’est ça. Fais le guet devant et si tu le vois arriver, tu tapes trois coups.

Lula ouvrit la porte d’entrée et regarda au-dehors.

— Personne à l’horizon, dit-elle.

Elle sortit en refermant la porte. Je verrouillai les deux portes d’accès et allumai la lumière de la salle à manger, réglant le variateur au minimum. Je commençai par fouiller méthodiquement les placards de la cuisine. Puis je vérifiai que le réfrigérateur ne contenait aucun Tupperware suspect et passai la poubelle au peigne fin.

Je répétai l’opération dans le salon et la salle à manger sans rien découvrir d’intéressant. La vaisselle du petit déjeuner était encore empilée dans l’évier ; le journal du matin étalé sur la table. Une paire de mocassins noirs avait été abandonnée au pied de la télé. A part ça, rien à signaler. Pas d’armes, pas de clefs, pas de lettres de menaces. Pas d’adresses gribouillées sur le bloc-notes accroché à côté du téléphone mural de la cuisine.

J’allumai la lumière dans la salle de bains. Des vêtements jonchaient le sol. Même pour un million de dollars, je ne poserais pas les doigts sur le linge sale de Spiro. Et tant pis s’il y avait un indice dans une de ses poches. J’inventoriai le contenu de l’armoire à pharmacie et, d’un coup d’œil, celui du panier à linge. Rien.

La porte de sa chambre était fermée. Je l’ouvris en retenant mon souffle et faillis m’évanouir de soulagement en trouvant la pièce vide. Le mobilier venait de chez Ikea ; le couvre-lit était en satin noir. Au-dessus du lit, le plafond était carrelé en miroir. Des revues porno étaient posées sur une chaise à côté du lit. Un préservatif usagé était collé sur l’une des couvertures.

La première chose que je ferais en rentrant serait de me mettre sous une douche la plus chaude possible.

Un bureau était accolé au mur face à la fenêtre. Je repris espoir. Je m’assis dans le fauteuil de cuir noir et examinai les prospectus, factures et correspondance personnelle éparpillés sur le plateau ciré. Toutes les factures me parurent raisonnables, et la plupart du courrier concernait le salon funéraire. Il y avait quelques lettres de remerciements de récents endeuillés : « Cher Spiro, merci du prix abusif que vous accordez à mon chagrin. » Des messages téléphoniques avaient été notés sur tout ce qui était à portée de main… sur le dos des enveloppes et dans les marges des lettres. Aucune phrase du genre : « Menace de mort de Kenny. » Je recopiai les numéros anonymes et mis la liste dans mon sac pour enquête ultérieure.

J’ouvris les tiroirs et farfouillai parmi des trombones, des élastiques et autres bazars de bureau. Il n’y avait pas de message sur son répondeur. Et il n’y avait rien sous son lit.

Il m’était difficile de croire qu’il n’y avait pas d’armes dans l’appartement. Spiro me semblait le genre de personne à collectionner les trophées.

Je palpai ses vêtements dans la commode puis m’attaquai à la penderie. Elle était pleine de costumes, de chemises et de chaussures de croque-mort. Six paires de mocassins noirs alignées côte à côte. Et six boîtes à chaussures. Ah, ah ! J’en ouvris une. Bingo ! Un Colt. Pointure 45. J’ouvris les cinq autres boîtes et me retrouvai avec une panoplie de trois armes de poing et de trois boîtes de munitions. Je recopiai le numéro de série des armes ainsi que les informations figurant sur les boîtes de munitions.

Je fis coulisser la fenêtre de la chambre et cherchai Lula des yeux. Assise dans la véranda, elle se limait les ongles. Je tapotai sur le carreau et la lime lui échappa des mains. Comme quoi elle n’était pas aussi calme qu’elle en avait l’air. Je lui fis signe que je partais et qu’elle vienne me retrouver derrière.

Je m’assurai que je laissais tout dans l’état où je l’avais trouvé en rentrant, éteignis les lumières et sortis par la porte du patio. Spiro allait tout de suite s’apercevoir que quelqu’un s’était introduit chez lui, mais il y avait de fortes chances pour qu’il fasse porter le chapeau à Kenny.

— Mets-moi au jus, dit Lula. T’as trouvé quelque chose ?

— Quelques flingues.

— La belle affaire. Un flingue, tout le monde en a.

— Tu en as un, toi ?

— Ouais, ma belle. Tu parles que j’en ai un.

Elle sortit un gros revolver noir de son sac.

— Et réglementaire en plus, dit-elle. C’est Harry l’Étalon qui me l’a filé quand je tapinais. Tu veux savoir pourquoi on l’appelait Harry l’Étalon ?

— Non, merci.

— Cet enfoiré faisait peur à voir. Il pouvait la caser nulle part. Je devais y aller à deux mains pour lui faire la gâterie du pauvre, je te jure !

Je redéposai Lula à l’agence et filai chez moi. Quand je me garai au parking, le ciel s’était noirci sous sa couverture de nuages et une pluie fine s’était mise à tomber. Je mis mon sac à l’épaule et courus à l’intérieur de mon immeuble, tout heureuse d’être au sec.

Mrs. Bestler faisait des tours de hall avec son déambulateur. Un pas, un pas, chbong. Un pas, un pas, chbong.

— Un jour de plus, un dollar de plus, me fit-elle.

— Comme vous dites.

J’entendis rugir et mourir la vague d’applaudissements d’un public à la télé tandis que Mr. Wolesky marmonnait derrière sa porte close.

J’enfonçai ma clef dans ma serrure et inspectai mon appartement d’un regard rapide et suspicieux. Tout semblait en ordre. Pas de messages sur mon répondeur. Et je n’avais pas trouvé de courrier dans ma boîte.

Je me fis un chocolat chaud et une tartine de miel et de beurre de cacahouètes. Je posai l’assiette sur ma tasse, coinçai mon téléphone sous mon bras, pris la liste des numéros de téléphone que j’avais recopiés chez Spiro, et charriai le tout jusqu’à la table de la salle à manger.

Je composai le premier numéro de la liste. Ce fut une femme qui décrocha.

— Je voudrais parler à Kenny, dis-je.

— Vous faites erreur. Il n’y a pas de Kenny ici.

— Ce n’est pas le Grill Colonial ?

— Pas du tout ! Vous êtes chez un particulier.

— Excusez-moi.

Encore sept numéros à vérifier. Même topo pour les quatre premiers : des numéros privés. Sans doute des clients. Le cinquième était celui d’une pizzeria qui livrait à domicile. Le sixième celui de l’hôpital St. Francis. Le septième celui d’un motel à Borden-town. Je me dis que le dernier pouvait peut-être mener quelque part.

J’offris quelques miettes de mon sandwich à Rex, poussai un gros soupir à l’idée de devoir quitter la chaleur et le confort de mon chez-moi, et endossai mon blouson. Le motel était situé sur la Route 206, pas très loin du péage de l’autoroute. C’était un établissement à bas prix construit avant la prolifération des chaînes hôtelières. Il comprenait quarante chambres, toutes en rez-de-chaussée, qui donnaient toutes sur une étroite véranda. De la lumière brûlait dans deux d’entre elles. Sur le bas-côté de la route, l’enseigne au néon signalait que des chambres étaient disponibles. L’extérieur des locaux était propre mais laissait présager un intérieur vieillot, des papiers peints fanés, des dessus-de-lit usés, des lavabos tachés de rouille.

Je me garai près du bureau de la réception et me précipitai au-dedans. Un homme entre deux âges y regardait la télévision.

— B’soir, dit-il.

— Vous êtes le gérant ?

— Ouais. Le gérant, le proprio et l’homme à tout faire.

Je sortis la photo de Kenny de ma poche et la lui mis sous le nez.

— Je cherche cet individu. Vous l’avez vu ?

— Et pourquoi vous le recherchez d’abord ?

— Il n’a pas respecté les accords de sa caution.

— Ça veut dire quoi ça ?

— Ça veut dire que c’est un criminel.

— Vous êtes flic ?

— Chasseuse de primes. Je travaille pour son agence de cautionnement judiciaire.

L’homme regarda la photographie et fis oui de la tête.

— Il est au 17. Il est là depuis trois ou quatre jours.

Il feuilleta son registre.

— Ah, le voilà. John Sherman. Il est arrivé mardi.

Je n’en croyais pas mes oreilles ! Quelle veine !

— Il est seul ?

— Pour autant que je sache, oui.

— Vous avez relevé le numéro de sa voiture ?

— On s’amuse pas à ça ici. On manque pas de places de parking.

Je le remerciai et lui dis que j’allais rester un moment dans les parages. Je lui donnai ma carte en lui demandant de ne pas parler de moi à Sherman s’il le voyait.

J’allai garer la Buick dans un coin reculé du parking, coupai le moteur, bloquai les portières et me tassai sur le siège pour je ne savais combien de temps. Quand Kenny se montrerait, j’appellerais Ranger. Si je n’arrivais pas à le joindre, je me rabattrais sur Morelli.

Vers neuf heures, je me dis que j’aurais peut-être mieux fait de choisir un autre métier. J’avais les orteils gelés et envie de faire pipi. Kenny n’avait pas montré le bout de son nez et il ne se passait rien dans ce motel qui aurait pu briser la monotonie de mon interminable attente. Je fis tourner le moteur pour pouvoir mettre le chauffage et fis quelques exercices musculaires isométriques. Je fantasmai que je couchais avec Batman. Il avait le teint un peu mat, mais j’aimais bien la coquille de sa tenue en latex.

A onze heures, j’allai supplier le gérant de me laisser utiliser ses toilettes. Je lui soutirai une tasse de café et retournai dans ma Grande Bleue. Même si l’attente était pénible, je devais reconnaître qu’elle l’était infiniment moins qu’elle ne l’eût été dans ma Jeep. La Buick me donnait l’impression d’être dans une capsule spatiale, en quelque sorte ; ou dans un missile sur roues avec vitres et sièges capitonnés. Je pouvais m’allonger sur les sièges avant. Quant à la banquette arrière, ses potentialités d’alcôve n’étaient pas à négliger.

Je m’assoupis vers minuit et demi pour me réveiller à une heure et quart. Toujours pas de lumière dans la chambre de Kenny et toujours pas de nouvelle voiture dans le parking.

J’avais trois solutions. Je pouvais continuer à me débrouiller toute seule ; je pouvais demander à Ranger de venir me relayer ; je pouvais plier bagages pour la nuit et rentrez chez moi avant l’aube. Si je mettais Ranger sur le coup, j’allais devoir lui donner une part du gâteau plus grosse que prévu. Si je décidais de continuer à faire cavalier seul, je craignais de m’endormir et de mourir de froid comme la Petite Marchande d’Allumettes. Je choisis donc la troisième solution. Si Kenny rentrait cette nuit, ce serait pour dormir et il serait encore là quand je reviendrais à six heures du matin.

Je rentrai donc chez moi en chantant « Maman les petits bateaux » tout le long du chemin pour me tenir éveillée. Je me traînai jusqu’à mon immeuble, puis jusqu’à mon étage, puis jusqu’à ma porte, puis jusqu’à mon lit sur lequel je m’écroulai tout habillée, sans même me déchausser. Je dormis comme une souche jusqu’à six heures, heure à laquelle je fus tirée du sommeil par la sonnerie de mon petit réveil intérieur.

Je me forçai à me lever, ravie de constater que j’étais déjà vêtue de pied en cap, ce qui m’épargnait une corvée. Je passai à la salle de bains où je fis le strict minimum, saisis mon blouson et mon sac et me traînai jusqu’au parking. Il faisait nuit noire au-dessus des éclairages électriques. Il bruinait toujours et du givre s’était déposé sur les pare-brise et les vitres des voitures. Super. Je mis le contact, réglai le chauffage à fond, sortis la raclette de la boîte à gant et m’attaquai au pare-brise. Ce qui finit de me réveiller. En chemin pour Bordentown, je m’arrêtai à un 7-Eleven où je fis le plein de café et de beignets.

Il faisait toujours sombre lorsque j’arrivai au motel. Aucune chambre n’était éclairée ; aucune nouvelle voiture au parking. Je me garai du côté le plus obscur, vers la réception, et ôtai le couvercle de mon gobelet de café. Aujourd’hui, mon optimisme en avait pris un coup dans l’aile, et je commençai à envisager la possibilité que le vieux m’ait menée en bateau. Si Kenny n’avait toujours pas reparu en milieu d’après-midi, je demanderais à visiter sa chambre.

Si j’avais été maligne, j’aurais changé de chaussettes et apporté une couverture. Si j’avais été très maligne, j’aurais filé un billet de vingt dollars au veilleur de nuit en lui demandant de me téléphoner dès l’arrivée de Kenny.

À sept heures moins dix, une femme arriva au volant d’une camionnette Ford et se gara juste devant l’entrée du bureau. Elle me regarda d’un air intrigué et entra. Dix minutes plus tard, le vieux monsieur en sortit, traversa le parking à pas lents et monta à bord d’une Chevrolet complètement cabossée. Il me fit au revoir de la main avec un grand sourire et s’en fut.

Je ne pouvais pas être certaine qu’il avait parlé de moi à sa remplaçante et je ne voulais pas courir le risque qu’elle appelle la police pour signaler une présence suspecte dans son motel, aussi je m’extirpai de la Buick, gagnai la réception et fis le même laïus que la veille au soir.

J’obtins les mêmes réponses. Oui, elle avait vu cet individu. Oui, il avait pris une chambre sous le nom de John Sherman.

— Un mec pas mal, dit-elle, mais pas vraiment sympa.

— Avez-vous remarqué ce qu’il avait comme voiture ?

— J’ai remarqué pas mal de choses qu’il avait. Entre autres, une camionnette bleue. Pas le genre réaménagée tout confort. Plutôt un véhicule professionnel. Le modèle sans vitres, voyez.

— Vous avez relevé son numéro ?

— Non. J’avais mieux à regarder que sa plaque d’immatriculation.

Je la remerciai et regagnai la Buick où je sirotai mon café froid. De temps à autre, je descendais de voiture pour m’étirer et me dégourdir les jambes. Je fis une pause d’une demi-heure pour déjeuner. À mon retour, rien n’avait bougé.

A trois heures, Morelli garait sa voiture de police à côté de ma Grande Bleue.

— Bon sang, je me les caille dans cette bagnole ! pesta-t-il.

— Cette rencontre est-elle le fruit du hasard ? lui demandai-je.

— Kelly passe par ici pour venir au poste. Il a repéré ta Buick et a lancé un pari quant à savoir avec qui tu étais maquée.

Je serrai les dents.

— Han ! fis-je.

— Alors, qu’est-ce que tu fabriques ici ?

— Grâce à une enquête menée de main de maître, j’ai découvert que Kenny séjournait dans ce motel sous une fausse identité.

L’enthousiasme embrasa le visage de Morelli.

— Il a été identifié ?

— Les veilleurs de nuit et de jour l’ont reconnu d’après sa photographie. Il roule en camionnette bleue et n’est pas réapparu depuis hier matin. Je suis arrivée ici hier en début de soirée et j’ai fait le guet jusqu’à une heure. Je suis rentrée chez moi et suis revenue à six heures et demie.

— Et aucun signe de Kenny ?

— Aucun.

— Tu as fouillé sa chambre ?

— Pas encore.

— La femme de chambre est passée ?

— Pas encore.

— Alors, allons-y voir de plus près, dit Morelli, ouvrant sa portière.

Il alla se présenter à la réceptionniste qui lui donna la clef du 17. Il frappa à deux reprises. Pas de réponse. Il ouvrit la porte. On entra.

Le lit était défait. Un sac marin était posé par terre, ouvert. Il contenait des chaussettes, des shorts, et deux tee-shirts noirs. Une chemise en flanelle avait été jetée sur le dossier d’une chaise. Dans la salle de bains, un nécessaire de rasage était posé sur le rebord du lavabo, ouvert.

— On dirait bien qu’il est parti dans la précipitation, dit Morelli. Comme s’il avait eu peur. Si tu veux mon avis, il t’a repérée.

— Impossible. Je me suis toujours garée dans le coin le plus obscur du parking. Et puis, comment aurait-il su que c’était moi ?

— Mais mon petit chou, tout le monde aurait su que c’était toi.

— C’est cette satanée bagnole ! Elle me gâche la vie ! Elle sabote ma carrière !

Je fis de mon mieux pour me donner un air altier – ce qui n’est pas de la tarte quand on claque des dents.

— Et maintenant ? dis-je.

— Maintenant, je vais aller demander à la réceptionniste de me téléphoner si Kenny revient.

Il me toisa.

— Ma parole, dit-il, on dirait que tu as dormi tout habillée.

— Comment ça s’est passé hier avec Spiro et Louie Moon ?

— Je ne pense pas que Louie Moon soit impliqué. Il lui manque ce qu’il faut.

— L’intelligence ?

— Non, les contacts. Celui qui a volé les armes doit pouvoir les écouler. Moon ne fréquente pas les bons cercles. Il ne saurait même pas où s’adresser.

— Et Spiro ?

— Il n’était pas disposé à se mettre à table, fit Morelli, éteignant la lumière. Tu ferais mieux de rentrer chez toi, de prendre une bonne douche et de te changer pour le dîner.

— Quel dîner ?

— Rôti cocotte à six heures.

— Tu veux rire ?

Morelli me servit son fameux sourire.

— Je passe te prendre à moins le quart.

— Non ! J’ai ma voiture.

Morelli ôta l’écharpe en laine rouge qu’il portait sous son blouson d’aviateur marron et me l’enroula autour du cou.

— Tu as l’air frigorifiée, me dit-il. Rentre chez toi te réchauffer.

Et le voilà parti vers la réception du motel.

Il bruinait toujours. Le ciel était d’un gris acier. Mon humeur était noire. J’avais eu un bon tuyau sur Kenny Mancuso et j’avais tout raté. Je me frappai le front du plat de la main. Conne, conne, conne ! Et j’étais restée bêtement assise dans cette grosse Buick à la noix ! Mais où avais-je la tête ?

Le motel se trouvait à une vingtaine de kilomètres de chez moi et je battis ma coulpe tout le long du chemin. Je fis un crochet rapide par le supermarché pour faire le plein d’essence, et quand j’arrivai dans mon parking, j’étais complètement écœurée et démoralisée. À trois reprises, j’avais eu l’occasion de coincer Kenny – chez Julia, à la galerie marchande, au motel – et à trois reprises, je l’avais laissée filer.

À ce stade, peut-être devrais-je m’en tenir aux délits de bas étage – vol à l’étalage ou conduite en état d’ivresse. Malheureusement, ces délits-là ne me rapporteraient pas assez pour joindre les deux bouts.

Je fis une séance supplémentaire de flagellation mentale dans l’ascenseur puis dans le couloir jusqu’à ma porte sur laquelle je trouvai un Post-it signé Dillon, mon gardien. « J’ai un paquet pour toi », y lus-je.

Je fis demi-tour et repris l’ascenseur jusqu’au sous-sol. Je débouchai dans un petit vestibule où se trouvaient quatre portes closes fraîchement repeintes en gris cuirassé. La première donnait sur des salles communes à la disposition des locataires ; la deuxième, sur la salle des chaudières avec ses grondements et gargouillements de mauvais augure ; la troisième, sur un long couloir et des pièces consacrées à l’entretien de l’immeuble ; et la quatrième, sur l’appartement de fonction de Dillon.

Cet endroit ravivait toujours mes tendances claustrophobes. Dillon, lui, disait que ça lui plaisait d’habiter ici, qu’il trouvait tous ces bruits apaisants. Un autre Post-it était collé sur sa porte, signalant qu’il serait de retour à cinq heures.

Je remontai à mon appartement, donnai à Rex quelques raisins secs et une chips, et pris une longue douche bien chaude. J’en ressortis rouge comme une écrevisse et l’esprit vaseux. Je m’écroulai sur mon lit et réfléchis à mon avenir. Une réflexion de courte durée. Quand je me réveillai, il était six heures moins le quart et quelqu’un tambourinait à ma porte.

Je me drapai dans un peignoir, gagnai ma porte sur la pointe des pieds et collai mon œil au judas. C’était Joe Morelli. J’entrouvris la porte sans retirer la chaîne de sécurité et le jaugeai.

— Tu me sors de la douche, lui dis-je.

— Je te serais reconnaissant de bien vouloir me faire entrer avant que Mr. Wolesky ne sorte me cuisiner pendant des heures.

Je libérai la chaîne et lui ouvris.

Morelli entra, un fin sourire aux lèvres.

— A faire peur, tes cheveux, me dit-il.

— Je me suis vaguement assoupie dessus.

— Pas étonnant que tu n’aies pas de vie sexuelle. C’est que ça vous découragerait n’importe quel homme de se réveiller le matin pour voir une tignasse pareille.

— Va t’asseoir au salon et ne bouge que lorsque je te le dirai. Ne touche pas à ma bouffe, ne fais pas peur à Rex et ne passe pas de coups de fil longue distance.

Lorsque je ressortis de ma chambre, dix minutes plus tard, je le retrouvai qui regardait la télévision. J’avais mis une robe grand-mère sur un tee-shirt blanc, des bottillons à lacets marron et un cardigan à grosses mailles trop grand pour moi. C’était mon look Annie Hall dans lequel je me sentais très féminine ; pourtant, il avait toujours sur les hommes l’effet opposé à celui escompté. Mon look Annie Hall décourageait les érections les plus tenaces. Encore plus efficace qu’une giclée de gaz lacrymogène sur un violeur potentiel.

J’enroulai l’écharpe de Morelli autour de mon cou, enfilai une veste et la boutonnai. Je pris mon sac. Éteignis la lumière.

— Qu’est-ce qu’on ne va pas entendre si on arrive en retard, dis-je.

Morelli me rejoignit dans le couloir.

— A ta place, je ne m’en ferais pas, dit-il. Quand ta mère va te voir dans cette tenue, elle en oubliera l’heure.

— C’est mon look Annie Hall.

— J’ai plutôt l’impression de voir un beignet à la confiture dans un sachet étiqueté muffin au son.

Je fonçai dans le couloir et pris l’escalier. En arrivant au rez-de-chaussée, je me souvins du paquet qui m’attendait chez Dillon.

— Attends une minute, criai-je à Morelli. Je reviens tout de suite.

Je dévalai les marches du sous-sol et cognai à la porte de chez Dillon.

Il ouvrit.

— Je suis en retard, je viens chercher mon paquet, lui dis-je.

Il me tendit une grosse enveloppe envoyée en express et je remontai par l’escalier en courant.

— À trois minutes près, un rôti cocotte peut être un délice ou un désastre, dis-je à Morelli, le prenant par la main et l’entraînant à travers le parking jusqu’à sa camionnette.

Finalement, je m’étais dit que je ferais mieux de monter en voiture avec lui. Si nous tombions dans des bouchons, il pourrait toujours utiliser son gyrophare.

— Tu as un gyro là-dessus ? lui demandai-je, montant à bord.

— Oui, me répondit Morelli en attachant sa ceinture, mais ne compte pas sur moi pour m’en servir pour les beaux yeux d’un rôti cocotte.

Je me retournai sur le siège pour regarder par la vitre arrière.

Morelli jeta un regard de côté dans le rétro extérieur.

— Tu cherches Kenny ? me demanda-t-il.

— Je suis sûre qu’il est là. Je le sens.

— Je ne vois personne.

— Ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas ici. Il est doué pour jouer à l’Homme invisible. Il rentre chez Stiva ni vu ni connu et il découpe un mort en morceaux. Il me repère devant chez Julia Cenetta et dans le parking du motel sans que je le voie venir. Et maintenant, j’ai l’horrible sensation qu’il me surveille, qu’il me suit partout, qu’il est tout près.

— Pourquoi s’amuserait-il à ça ?

— Il se trouve que Spiro a eu l’heureuse idée de lui dire que je le tuerais s’il continuait à me harceler.

— Aïe.

— Mais je suis sans doute un peu parano.

— Les paranos n’ont pas toujours tort.

Morelli s’arrêta à un feu rouge. La montre à affichage numérique du tableau de bord indiquait 5 : 58. Je fis craquer mes articulations, et Morelli me lança un regard amusé.

— Oui, dis-je, ma mère me rend nerveuse, et alors ?

— Ça fait partie de son boulot. Tu ne devrais pas le prendre à titre personnel.

On quitta Hamilton Avenue pour entrer dans le Bourg, et la circulation disparut comme par enchantement. Pas de lumières de phares derrière nous. Pourtant, je ne pouvais me débarrasser du sentiment que Kenny était là et m’avait à l’œil.

Ma mère et mamie Mazur nous attendaient sur le seuil. Je les regardais tandis que Morelli manœuvrait pour garer la voiture. D’habitude, c’étaient leurs différences qui me frappaient de prime abord, mais aujourd’hui, ce furent leurs similitudes qui me sautèrent aux yeux. Elles se tenaient toutes les deux très droites, les épaules en arrière ; un maintien altier qui, je le savais, était aussi le mien. Leurs mains étaient jointes devant elles et leur regard impassible était fixé sur nous. Elles avaient un visage rond, des paupières lourdes. Des yeux de Mongol. Mes ancêtres hongrois étaient originaires des steppes. Il n’y avait pas un seul citadin parmi eux. Ma grand-mère et ma mère, qui étaient des femmes petites, s’étaient tassées avec l’âge.

Elles avaient une ossature très fine, menue, et des cheveux de bébé. Elles devaient sans doute descendre de gitanes pouponnées en roulotte.

Moi, de mon côté, j’évoquais plutôt une fille de ferme n’ayant plus que la peau sur les os à force de manier la charrue.

Je soulevai ma jupe pour sauter de la camionnette et ma mère et ma grand-mère eurent un mouvement de recul.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette tenue ? s’écria ma mère. Tu n’as pas de quoi t’acheter des vêtements ? Tu en es à porter ceux des autres ? Frank, il va falloir que tu donnes de l’argent à ta fille. Elle n’a pas de quoi s’habiller.

— Mais si, maman. Ces vêtements sont neufs. Je viens de les acheter. C’est la mode.

— Comment veux-tu te trouver un mari attifée de la sorte ? fit ma mère. Je n’ai pas raison ? ajouta-t-elle, prenant Morelli à témoin.

— Je la trouve à croquer, dit Morelli, hilare. C’est son look Annie Drôle.

J’avais toujours mon paquet à la main. Je le posai sur la table de l’entrée et ôtai ma veste.

— Annie Hall ! rectifiai-je.

Mamie Mazur s’empara de l’enveloppe et l’examina.

— Envoyée en express, dit-elle. Ça doit être important alors. On dirait qu’il y a une boîte à l’intérieur. Expéditeur… Klein, Cinquième Avenue. J’aimerais bien qu’on m’envoie un petit cadeau en express, moi !

Ce paquet m’était un peu sorti de la tête. Je ne connaissais personne du nom de R. Klein et n’avais rien commandé à New York. Je pris l’enveloppe des mains de ma grand-mère et en décollai le rabat. Elle contenait une petite boîte en carton. Je la sortis. Elle n’était pas très lourde.

— Elle a une drôle d’odeur, dit mamie Mazur. Ça sent l’insecticide. C’est peut-être un de ces parfums dernier cri.

J’arrachai les bouts de scotch, soulevai le couvercle et eus le souffle coupé. La boîte contenait un pénis. Le membre, tranché proprement à sa base, était embaumé à la perfection et fiché sur un carré de polystyrène par une épingle à chapeau.

Tout le monde fixa la chose avec cette horreur pétrifiée qu’on réserve habituellement aux accidentés de la route et aux grands brûlés.

Ce fut mamie Mazur qui parla la première, avec un zeste de mélancolie.

— Ça faisait un bout de temps que je n’en avais plus vu, dit-elle.

Ma mère se mit à hurler, levant les bras au ciel, les yeux hors de la tête.

— Jetez-moi ça dehors ! Mais où va le monde ? Que vont dire les voisins ?

Mon père, assis au salon, se décolla de son fauteuil et vint dans l’entrée pour voir l’origine de ce tohu-bohu.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda-t-il, s’infiltrant dans la mêlée.

— Un pénis, lui répondit ma grand-mère. Stéphanie l’a reçu au courrier. On ne s’est pas fichu d’elle, soit dit en passant.

Mon père eut un mouvement de recul.

— Jésus, Marie, Joseph ! s’écria-t-il.

— Qui peut bien faire une chose pareille ? cria ma mère. C’est en quoi ? En caoutchouc ? C’est un de ces gadgets de farces et attrapes ?

— Du caoutchouc ? fit mamie Mazur. Non, ça m’a tout l’air d’être un vrai. Un peu plus décoloré que dans mon souvenir, peut-être.

— C’est insensé ! s’écria ma mère. Qui peut bien expédier son pénis par la poste ?

— Un certain Klein selon l’enveloppe, dit ma grand-mère. C’est plutôt un nom juif, il me semble, mais ce pénis ne m’a pas l’air très catholique pour un Juif.

Tout le monde la regarda, sidéré.

— Je ne suis pas spécialiste, s’empressa-t-elle d’ajouter, mais il me semble bien en avoir vu un dans National Géographie.

Morelli me prit la boîte des mains et la recoiffa de son couvercle. Nous savions tous deux quel nom accoler à ce pénis. Joseph Loosey.

— Je prends une option pour un autre dîner, dit Morelli. Cette affaire concerne la police, j’en ai peur.

Il prit mon sac sur la table de l’entrée et me le passa à l’épaule.

— Stéphanie doit venir avec moi, dit-il. Pour faire une déposition.

— Tout ça, c’est à cause de ton travail de chasseuse de primes, me dit ma mère. Tu ne rencontres que des détraqués. Trouve-toi donc un vrai travail, comme ta cousine Christine. On ne lui envoie jamais des trucs pareils à elle !

— Christine travaille dans une usine de vitamines. Elle passe ses journées à surveiller que la chaîne ne s’emballe pas.

— Elle gagne bien sa vie au moins.

Je boutonnai ma veste.

— Moi aussi, ça m’arrive !

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