14

Je gravis l’escalier en catimini et poussai un soupir de soulagement une fois en sécurité, enfermée à double tour dans ma chambre. Je n’aurais pas eu envie de devoir raconter à ma mère ma séance je-me-suis-fait-peloter-dans-la-Buick. Ni que son regard au laser ne détecte ma petite culotte roulée en boule dans la poche de mon blouson. Je me déshabillai sans allumer la lumière, me laissai tomber sur mon lit et ramenai mes couvertures sous mon menton.

Je m’éveillai en ayant deux regrets. Le premier était d’avoir laissé tomber la surveillance et donc de ne pas savoir si Kenny avait été arrêté. Le deuxième, d’avoir raté mon créneau horaire pour l’utilisation de la salle de bains et d’être, une fois encore, la dernière de la file d’attente.

Je restai couchée, écoutant les allées et venues dans la salle de bains… d’abord les pas traînants de ma mère, puis ceux de mon père et enfin ceux de ma grand-mère. Lorsque l’escalier grinça quand elle le descendit, je me drapai dans le peignoir matelassé rose qu’on m’avait offert pour mes seize ans, et gagnai la salle de bains sans me presser. La petite fenêtre qui se trouvait au-dessus de la baignoire était fermée contre le froid, et l’air ambiant était chargé d’une odeur de mousse à raser et de Saintol.

Je me douchai rapidement, me séchai les cheveux à la serviette, et enfilai un jean et un sweat-shirt. Je n’avais aucun projet pour la journée, outre garder l’œil sur ma grand-mère et sur Spiro. À supposer, bien entendu, que Kenny ne se soit pas fait choper hier soir.

J’allai à la cuisine en me laissant guider par l’arôme du café et je trouvai Morelli attablé, en train de prendre un petit déjeuner. Je déduisis de l’aspect de son assiette qu’il venait de finir des œufs au bacon. Il se carra dans sa chaise en me voyant, tasse de café à la main, et me dévisagea d’un air supputatif.

— B’jour, me lança-t-il, d’une voix neutre, le regard indéchiffrable.

Je me servis un mug de café.

— Bonjour.

Pas de commentaires.

— Quoi de neuf ? demandai-je.

— Rien. Ce n’est pas aujourd’hui que tu toucheras ta commission.

— C’est pour me dire ça que tu es venu ?

— Non. Pour récupérer mon portefeuille que je crois avoir oublié dans ta voiture.

— Ah oui.

Avec divers autres effets personnels.

Je bus une gorgée de café et reposai la tasse sur le comptoir.

— Je vais te le chercher, lui dis-je.

Morelli se leva.

— Je vous remercie pour ce délicieux petit déjeuner, dit-il à ma mère, dont le visage s’illumina d’un sourire béat.

— Ma maison vous est ouverte, lui dit-elle. Les amis de Stéphanie sont toujours les bienvenus.

Il me suivit dehors et me regarda sortir ses vêtements de la Buick.

— Tu disais vrai pour Kenny ? lui demandai-je. Il ne s’est pas pointé hier soir ?

— Spiro est resté jusqu’à deux heures passées. D’après le son, on aurait dit qu’il jouait à un jeu sur son ordinateur. C’est tout ce que Roche a entendu grâce au micro. Pas de coups de fil. Pas de Kenny.

— Spiro devait attendre quelque chose qui ne s’est pas produit.

— On le dirait bien.

L’épave d’une voiture de police était garée derrière ma Buick.

— Je vois que tu as récupéré ta bagnole, fis-je à Morelli.

Elle était toujours aussi cabossée et le pare-chocs se trouvait toujours sur la banquette arrière.

— Je croyais que tu l’avais donnée à réparer, lui dis-je.

— Oui. Ils ont réparé les phares.

Il jeta un coup d’œil en direction de la maison.

— Ta mère nous regarde de la porte, dit-il.

— J’ai vu.

— Si elle n’était pas là, je te secouerais comme un prunier jusqu’à ce que tes plombages te sautent de la bouche.

— Brutalité policière.

— Ça n’a rien à voir avec le fait que je sois flic. Mais avec le fait que je suis italien.

Je lui tendis ses chaussures.

— J’aimerais vraiment que tu me tiennes au courant en cas d’arrestation.

— Je ferai le maximum pour que tu y participes.

Nos regards se croisèrent. Devais-je le croire ? Non.

— Tu ferais mieux de réfléchir à une bonne histoire pour expliquer à ta mère pourquoi mes fringues étaient dans ta bagnole, me dit-il, sortant ses clefs de voiture de sa poche.

— Elle ne me posera pas de question. Des vêtements d’homme dans ma voiture, j’en ai tous les jours.

Morelli me fit un sourire forcé.

— Qu’est-ce que c’était que ces vêtements ? voulut savoir ma mère quand j’arrivai à sa hauteur. Un pantalon, des chaussures ?

— Ça ne te regarde pas, lui dis-je.

— Moi, ça me regarde ! fit mamie Mazur. Je parie que c’est une histoire qui vaut le détour.

— Comment va ta main ? lui demandai-je. Tu as mal ?

— Uniquement quand je serre le poing, ce que je ne peux pas faire avec ce gros bandage. Je serais dans de beaux draps si ça avait été la main droite.

— Tu as des projets pour aujourd’hui ?

— Pas avant ce soir. Joe Loosey est toujours exposé. Je n’ai vu que son pénis, tu comprends, alors j’aimerais bien voir le reste de la bête…

— A ma mort, je veux être incinéré ! nous cria mon père du salon où il lisait le journal. Pas d’exposition dans aucun salon funéraire !

— Depuis quand ? lui demanda ma mère, se détournant de ses fourneaux.

— Depuis que Loosey a perdu sa bite. Je ne tiens pas à courir ce risque. Je veux aller directement de mon lit de mort au crématorium.

Ma mère posa devant moi une assiette d’œufs brouillés. Elle y ajouta une tranche de bacon, du pain grillé et un jus de fruit.

Je mangeai les œufs en réfléchissant aux choix que j’avais pour la journée. Je pouvais rester cloîtrée à la maison et materner ma grand-mère ; je pouvais la materner en la faisant suivre ; je pouvais vaquer à mes occupations en espérant que Kenny n’avait pas noté mamie Mazur sur son emploi du temps de la journée.

— Tu veux encore des œufs ? me demanda ma mère. Du pain grillé ?

— Non, ça va.

— Tu as la peau sur les os. Tu devrais manger davantage.

— Je n’ai pas la peau sur les os, je ne peux même pas boutonner mon jean.

— Tu as trente ans, Stéphanie. C’est normal qu’on épaississe à ton âge. Qu’est-ce que tu fais en jean de toute façon ? À trente ans, on ne s’habille plus comme une gamine.

Elle se pencha vers moi et scruta mon visage.

— Mais qu’est-ce que tu as à l’œil ? Ta paupière n’arrête pas de tressauter.

Bon, très bien. Solution numéro un exclue.

— Je dois faire une surveillance, dis-je à ma grand-mère. Tu veux être de la partie ?

— Ça devrait être dans mes cordes. Tu crois qu’il va y avoir du grabuge ?

— Je crois que ça va être chiant comme la pluie.

— Si c’est pour m’ennuyer, autant que je reste ici. On cherche qui ? Toujours ce misérable Kenny Mancuso ?

En réalité, mon idée était de coller aux fesses de Morelli. Par ricochet, je suppose que cela revenait au même.

— Mancuso, oui.

— Alors, je suis partante. J’ai un compte à régler avec lui.

Une demi-heure plus tard, ma grand-mère était fin prête : jean, gilet de ski, Doc Martens.

Je repérai la voiture de Morelli garée non loin de chez Stiva, dans Hamilton Avenue. Apparemment, il n’était pas au volant. Il devait être avec Roche en train d’échanger des souvenirs de régiment. Je me garai derrière lui, en me gardant bien de m’approcher trop près pour ne pas lui recasser ses feux arrière. J’avais vue sur les portes principale et latérale du salon funéraire et sur celle de l’immeuble où était planqué Roche.

— Toutes ces histoires de surveillance n’ont plus aucun secret pour moi, dit ma grand-mère. Ils ont interviewé des détectives privés l’autre soir à la télé, et ils ont tout raconté en détail.

Elle plongea la tête dans le fourre-tout en toile qu’elle avait emmené avec elle.

— J’ai tout ce qu’il faut là-dedans, dit-elle. Des revues pour passer le temps, des sandwiches pour la faim, des Coca pour la soif. J’ai même pensé au bocal.

— Au bocal ?

— Il contenait des olives, me dit-elle en me le montrant. C’est au cas où on aurait envie de faire pipi. Tous les privés font ça.

— Seuls les hommes peuvent pisser dans un bocal, mamie.

— Mince, mais où avais-je la tête ? Et moi qui me suis forcée à manger toutes les olives !

On parcourut les magazines, déchirant quelques fiches-cuisine au passage. On mangea les sandwiches. On but les Coca.

Après quoi, on eut toutes les deux envie d’aller aux toilettes, alors on retourna chez mes parents pour une pause-pipi. Puis on alla reprendre notre surveillance dans Hamilton Avenue où l’on put se garer juste à la même place, derrière la voiture de Morelli.

— Tu avais raison, me dit ma grand-mère au bout d’une heure. C’est mortel !

On joua au pendu, on compta les voitures qui passaient, et on cassa du sucre sur le dos de Joyce Barnhardt. On venait de commencer à jouer au portrait chinois quand, regardant une voiture qui arrivait face à nous, je reconnus Kenny Mancuso au volant d’un 4x4 Chevrolet aussi gros qu’un bus.

— Merde ! m’écriai-je, tournant maladroitement la clef de contact et pivotant sur mon siège pour ne pas le perdre de vue.

— Mais démaaaarre, bon sang ! brailla ma grand-mère. Ne laisse pas ce fils de salaud nous échapper !

Je faillis déboîter le levier de vitesses en passant la première et j’étais sur le point d’élancer la voiture quand je vis que Kenny faisait demi-tour au carrefour et revenait vers nous à toute allure. Il n’y avait pas de voiture garée derrière la nôtre. Je vis le 4x4 se rapprocher du trottoir et je dis à ma grand-mère de s’accrocher.

Le 4x4 emboutit l’arrière de la Buick qui fit une embardée, télescopa la voiture de Morelli qui alla percuter celle qui était garée devant. Kenny fit une marche arrière, appuya sur le champignon et recommença l’opération.

— Bon, ça suffit, dit ma grand-mère. J’ai passé l’âge de jouer aux autos-tamponneuses.

Elle sortit un .45 de son fourre-tout, poussa la portière d’un coup d’épaules et descendit le plus vite qu’elle put.

— Tu ne perds rien pour attendre, mon garçon, dit-elle, visant le 4x4.

Elle appuya sur la détente, le coup partit, et le recul la fit tomber sur le cul.

Kenny recula à toute vitesse jusqu’au carrefour et fila sans demander son reste.

— Je l’ai eu ? s’enquit ma grand-mère.

— Non, lui dis-je, l’aidant à se relever. Tu l’as raté.

— De beaucoup ?

— Difficile à dire.

Elle porta une main à son front.

— Je me suis donné un coup sur la tête avec ce foutu revolver. Je ne m’attendais pas à une telle puissance.

On fit le tour des voitures pour constater l’ampleur des dégâts. La Buick avait tout juste une égratignure sur le chrome de son gros pare-chocs arrière. Aucun bobo à l’avant.

La voiture de Morelli était en accordéon. Le capot et le coffre étaient froissés, et tous les phares étaient réduits en miettes. La première voiture avait été poussée en avant sur quelques centimètres, mais n’avait pas l’air abîmée, à part une petite bosse sur le pare-chocs arrière qui n’était peut-être pas due à ce carambolage.

Je regardai des deux côtés de la rue, m’attendant à voir Morelli débouler au pas de course, mais non.

— Ça va bien ? demandai-je à ma grand-mère.

— Bien sûr que ça va, me dit-elle. Je l’aurais eu, ce salaud, si je n’avais pas eu la main bandée.

— D’où sors-tu ce .45 ?

— C’est mon amie Elsie qui me l’a prêté. Elle l’a acheté dans un vide-grenier quand elle habitait à Washington. Je saigne à la tête ?

— Non, mais tu as une coupure au front. Il vaudrait mieux que je te ramène à la maison.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. J’ai les jambes en compote. Bah, je ne suis pas aussi coriace que ceux qu’on nous montre à la télé. Ils ont l’air de tirer au revolver les doigts dans le nez, eux.

J’aidai ma grand-mère à remonter en voiture et lui attachai sa ceinture. Je jetai un dernier regard à la tôle froissée et me demandai dans quelle mesure ma responsabilité était engagée en ce qui concernait la première voiture. Les dégâts étaient minimes, inexistants, pour ainsi dire, mais je coinçai tout de même ma carte sous un essuie-glace au cas où le propriétaire du véhicule découvrirait que son pare-chocs était un peu cabossé et voudrait une explication.

Je jugeai superflu de faire de même pour Morelli, étant donné qu’il penserait à moi tout de suite.

— Il vaut mieux qu’on ne parle pas de l’épisode du revolver à la maison, dis-je à ma grand-mère. Tu sais comment est maman avec les armes à feu.

— Pas de problème. Je préfère ne plus y penser d’ailleurs. Je n’arrive pas à croire que j’ai pu manquer cette voiture. Je n’ai même pas fait éclater un pneu !

Ma mère nous décocha un regard surpris quand elle nous vit débarquer.

— Qu’est-ce qui se passe encore ? fit-elle à ma grand-mère. Et qu’est-ce que tu t’es fait au front ?

— Je me suis donné un coup avec une boîte de Coca. Un accident bête.

Une demi-heure plus tard, Morelli frappait à notre porte.

— J’aimerais te dire deux mots… dehors, fit-il, me prenant par le bras et m’entraînant de force.

— Ce n’est pas ma faute, lui dis-je d’emblée. Ma grand-mère et moi, on attendait dans la Buick, et Kenny est arrivé derrière nous et nous a foncé dessus.

— Tu veux bien répéter ?

— Il conduisait un 4x4 Chevrolet de deux tonnes. Il nous a vues en stationnement. Il a fait demi-tour et il nous est rentré dedans. Deux fois. Ma grand-mère lui a tiré dessus mais il est reparti.

— C’est l’histoire la plus débile que j’aie jamais entendue.

— C’est la vérité !

— Qu’est-ce qui se passe ? nous cria ma grand-mère, de la porte.

— Morelli croit que je lui raconte des bobards à propos de sa voiture.

Ma grand-mère attrapa son fourre-tout sur la table de l’entrée, fouilla dedans, sortit le .45 et visa Morelli.

— Bon sang ! s’écria ce dernier, faisant un saut de côté et lui arrachant le revolver des mains. Où donc avez-vous eu ça ?

— Un emprunt, lui dit ma grand-mère. Je m’en suis servie contre votre bon à rien de cousin, mais je l’ai manqué.

Morelli regarda longuement les Doc Martens de ma grand-mère, et dit :

— Et je suppose que cette arme n’est pas déclarée ?

— Déclarée où ? À qui ? fit ma grand-mère.

— Débarrasse-t’en, me fit Morelli. Que je ne le revoie plus.

Je redonnai le revolver à ma grand-mère, la poussai à l’intérieur puis refermai la porte.

— Je vais m’en occuper, dis-je à Morelli. Je le rendrai moi-même à sa propriétaire.

— Donc, cette histoire abracadabrante est vraie ?

— Mais toi, tu étais où ? Comment se fait-il que tu n’aies rien vu ?

— Je relayais Roche. Je surveillais le salon funéraire, pas ma bagnole. Et la Buick, pas de bobo ?

— Rien qu’une éraflure sur le pare-chocs arrière.

— Dis, l’armée est au courant qu’une telle bagnole existe ?

J’estimai que le moment était venu de lui rappeler que je n’étais pas là pour faire de la figuration.

— Tu as vérifié le statut des armes de Spiro ?

— Tout ce qu’il y a de plus légales. Déclarées en bonne et due forme.

Au temps pour moi.

— Stéphanie, cria ma mère de l’intérieur. Tu es sortie sans mettre de manteau ? Tu veux attraper la mort ?

— En parlant de mort, fit Morelli. Le propriétaire de ton pied a été retrouvé ce matin. Son corps flottait sur la rivière coincé contre une des piles du pont.

— Sandeman ?

— En personne.

— A ton avis, Kenny est autodestructeur, il cherche à se faire choper ?

— Je crois que c’est beaucoup plus simple. Il est branque. Au départ, pour lui, c’était un moyen de gagner gros très facilement. Il y a eu un os, le coup a foiré et Kenny a disjoncté. Maintenant, il est tellement tourneboulé qu’il en devient bigleux et qu’il cherche quelqu’un à qui faire porter le chapeau… Moogey, Spiro, toi.

— Il a perdu la partie, hein ?

— Dans les grandes largeurs.

— Tu crois que Spiro est aussi dingue que Kenny ?

— Spiro n’est pas dingue. C’est un minus.

Il avait raison. Spiro était un furoncle que le Bourg avait sur le cul. Je jetai un regard à la voiture de Morelli. Elle avait l’air inutilisable.

— Je te dépose quelque part ? lui demandai-je.

— Je vais me débrouiller.

Le parking de chez Stiva était déjà archiplein à sept heures et il n’y avait aucune place disponible sur cinq cents mètres des deux côtés de Hamilton Avenue. Je me garai en double file à deux pas de l’allée de service, et dis à ma grand-mère que je l’attendrais dans la voiture.

Elle s’était changée au profit d’une robe et de son grand manteau bleu et, avec ses cheveux abricot, elle faisait une jolie tache de couleurs tandis qu’elle gravissait le perron du salon funéraire. Elle avait son sac à main en cuir véritable coincé dans le creux du coude, et sa main bandée pointait tel un drapeau blanc l’instituant en invalide de la guerre menée contre Kenny Mancuso.

Je dus faire deux fois le tour du pâté de maisons avant de dégoter une place. Je me hâtai vers le salon funéraire et entrai par la porte latérale, me blindant contre la chaleur étouffante et les messes basses. Une fois que tout ça serait terminé, je me jurai de ne plus jamais mettre les pieds dans un salon funéraire. Quelle que soit l’identité du défunt. Je ne marchais plus. Que ce soit ma mère ou ma grand-mère. Elle allaient devoir se débrouiller sans moi.

Je rejoignis Roche, toujours attablé à la même place.

— J’ai vu que ton « frère » allait être enterré demain matin.

— Ouais. Si tu savais comme ce coin de table va me manquer. Et ces biscuits bon marché à la sciure de bois. Sans oublier le thé. Il est si bon, ce thé.

Il regarda autour de lui.

— Enfin, soupira-t-il, faut pas se plaindre. J’ai connu pire, comme mission. L’an dernier, j’ai dû assurer une surveillance déguisé en clochard, et je me suis fait agresser. Résultat des courses : deux côtes brisées.

— Tu as vu ma grand-mère ?

— Je l’ai vue passer, et puis elle s’est noyée dans la foule. Je suppose qu’elle essaie de jeter un œil sur le… hum, châtré de service.

Je rentrai la tête dans les épaules et m’élançai dans le salon où la dépouille mortelle de Joe Loosey était exposée. Je jouai des coudes jusqu’au cercueil à côté duquel se tenait la veuve. Je m’attendais à ce que ma grand-mère se soit immiscée dans l’espace réservé à la famille du défunt, son raisonnement étant qu’ayant vu le pénis de Joe, elle faisait dorénavant partie de ses intimes.

— Sincères condoléances, dis-je à Mrs. Loosey. Vous n’auriez pas vu ma grand-mère par hasard ?

— Edna est ici ? fit-elle, l’air affolé.

— Je l’ai déposée à l’entrée il y a une dizaine de minutes. Je pensais qu’elle serait auprès de vous.

— Non, je ne l’ai pas vue, dit Mrs. Loosey, posant une main sur le cercueil de son mari en un geste protecteur.

Je refendis la foule en sens inverse et gagnai le salon où était exposé le faux frère de Roche. Une poignée de gens gravitaient dans le fond de la pièce. Vu leur animation, j’en conclus qu’ils devaient être en train de parler de l’affaire du pénis. Je demandai à la cantonade si quelqu’un avait vu ma grand-mère. Non. Je retournai dans l’entrée et allai voir si elle était à la cuisine, aux toilettes, dans la partie latérale de la véranda. Non. J’interrogeai tous ceux que je trouvais sur mon chemin. Personne n’avait vu de petite vieille dame en manteau bleu.

Des picotements d’inquiétude avaient commencé à danser leur danse de Saint-Guy le long de ma colonne vertébrale. Cela ne ressemblait pas à ma grand-mère. Elle aimait être aux premières loges. Je l’avais vue traverser le hall d’entrée, donc j’étais sûre qu’elle était à l’intérieur… en tout cas, qu’elle y avait été un certain laps de temps. J’estimai qu’il y avait peu de chances qu’elle soit ressortie car je l’aurais vue dans la rue pendant que je cherchais une place. Et il me paraissait inconcevable qu’elle soit repartie sans être allée jeter un coup d’œil sur Loosey.

Je montai à l’étage et visitai les pièces de stockage et d’archivage. J’entrouvris la porte du bureau de Spiro et allumai la lumière. Personne. Les toilettes ? Personne. Et personne dans le placard à linge qui contenait diverses fournitures de bureau.

Je redescendis dans le hall et remarquai que Roche ne s’y trouvait plus. Spiro se tenait à côté de la porte d’entrée, seul, l’air revêche.

— Ma grand-mère a disparu, lui dis-je.

— Félicitations.

— Très drôle. Je suis inquiète.

— Il y a de quoi, c’est une folle.

— Vous l’avez vue ?

— Non. Et c’est bien la seule chose agréable qui me soit arrivée ces deux derniers jours.

— Je pensais aller jeter un œil dans les pièces du fond.

— Inutile. Je les laisse fermées à clef pendant les heures d’ouverture au public.

— Ma grand-mère peut se montrer très astucieuse quand elle a une idée derrière la tête.

— Même si elle avait réussi à y entrer, elle n’y aurait pas fait de vieux os. Fred Dagusto est sur la table numéro un et il n’est pas beau à voir. Cent cinquante-cinq kilos de chair pas fraîche. De la graisse à perte de vue. Il va falloir le huiler et le faire entrer dans le cercueil à l’aide de chausse-pieds.

— Je veux quand même aller voir.

Spiro consulta sa montre.

— Vous allez devoir attendre la fermeture. Je ne peux pas me permettre de laisser cette bande de vampires sans surveillance. Quand il y a autant de monde, certains s’en vont en emportant un petit souvenir. Si on ne surveille pas la sortie, on y laisserait jusqu’à sa dernière chemise.

— Je n’ai pas besoin d’un guide. Donnez-moi les clefs.

— C’est hors de question. Je risque un procès quand il y a un macchabée sur la table. Je ne prends plus aucun risque après l’affaire Loosey.

— Où est Louie ?

— C’est son jour de congé.

Je sortis sur le perron et regardai de l’autre côté de la rue. Pas de lumière aux fenêtres de la planque. Roche devait être en train de regarder et d’écouter. Morelli était peut-être avec lui. J’étais inquiète pour ma grand-mère, mais pas au point d’appeler Morelli à la rescousse. Autant le laisser surveiller les alentours pour le moment.

Je longeai l’allée latérale, fouillai le parking du regard, puis m’approchai des garages, au fond, et collai mes mains en rond sur les vitres teintées des corbillards, examinai l’intérieur du véhicule des fleurs et couronnes dont les portes arrière étaient ouvertes, donnai de petits coups sur le coffre de la Lincoln de Spiro.

La porte de la cave était fermée à clef, mais la porte de service donnant sur la cuisine, par contre, était ouverte. J’entrai par là et refis le tour des pièces, essayant d’ouvrir la porte des salles de travail. Fermée à double tour comme promis.

Je me glissai dans le bureau de Spiro d’où je téléphonai à mes parents.

— Mamie Mazur est avec vous ? demandai-je à ma mère.

— Oh, mon Dieu ! Tu l’as perdue ! Où es-tu ?

— Chez Stiva. Je suis sûre qu’elle n’est pas bien loin, mais il y a foule et je n’arrive pas à la retrouver.

— Elle n’est pas ici.

— Si elle rentre, téléphone-moi au salon funéraire.

J’appelai Ranger et lui racontai mon problème en lui disant qu’il serait bien possible que j’aie besoin de son aide.

Je rejoignis Spiro et lui dis que s’il ne me donnait pas accès à la salle d’embaumement, je sortais mon boîtier paralysant et je lui balançais une bonne décharge dans le squelette. Il parut réfléchir, puis pivota sur lui-même et passa devant les salons d’exposition avec raideur. Il poussa la porte du couloir qui s’ouvrit avec fracas, se retourna vers moi et me fit signe de me grouiller.

Comme si j’avais envie de m’attarder auprès de Fred Dagusto.

— Elle n’est pas là, dis-je à Spiro qui, resté sur le seuil, gardait son œil de lynx fixé sur les manteaux, à l’affût d’inhabituels renflements qui pourraient signaler qu’un endeuillé filait en emportant un rouleau de papier-toilette.

— Qu’est-ce que je vous disais ! fit-il.

— Le seul endroit où je n’ai pas regardé, c’est la cave.

— Elle n’y est pas, je vous dis. La cave est fermée à clef tout comme cette pièce.

— Je veux y descendre.

— Écoutez, soupira Spiro, elle est sans doute partie avec un de ses vieux copains. Elle doit être dans un restau ou un autre à l’heure qu’il est, en train de mener la vie dure à une pauvre serveuse.

— Laissez-moi descendre à la cave et je vous jure que je ne vous embête plus.

— Une perspective qui me réchauffe le cœur !

Un vieil homme agrippa Spiro par l’épaule.

— Comment va Constantin ? lui demanda-t-il. Toujours à l’hôpital ?

— Non, fit Spiro. Il est sorti. Il revient travailler lundi prochain.

— Ah, ben voilà qui doit vous faire plaisir !

— Ouais. J’en saute de joie.

Spiro traversa le hall d’entrée, glissant entre des groupes, snobant les uns, léchant les pompes des autres. Je le suivis jusqu’à la porte de la cave et attendis impatiemment qu’il trouve la bonne clef. Mon cœur battait à tout rompre tant j’avais peur de ce que j’allais peut-être découvrir au bas de l’escalier.

Je priais que Spiro ait raison ; que ma grand-mère soit en train de dîner quelque part avec un de ses anciens flirts, mais je doutais fort que ce soit le cas.

Si quelqu’un l’avait forcée à sortir de chez Stiva, Morelli ou Roche seraient intervenus. À moins qu’on ne l’ait fait passer par la porte de derrière, la seule qu’ils ne pouvaient voir. Mais ils avaient compensé ce manque en plaçant des micros qui, s’ils étaient branchés, devaient leur avoir signalé que j’avais perdu ma grand-mère et ils devaient avoir pris une décision-quelle qu’elle soit. J’allumai la lumière de l’escalier et appelai.

— Mamie ?

La chaudière ronronnait en bas et des murmures me parvenaient des salons derrière moi. Un petit cercle de lumière éclairait le sol de la cave juste en bas des marches. Je plissai les yeux et tendis l’oreille, à l’affût du moindre bruit qu’aurait à m’offrir la cave.

Le silence qui régnait me donna une crampe d’estomac. Il y avait quelqu’un en bas. J’en étais sûre. Aussi sûre que le souffle de Spiro que je sentais sur ma nuque.

Pour tout dire, je n’ai pas l’étoffe d’une héroïne. J’ai une peur bleue des araignées, des extraterrestres, et certains soirs, je ressens le besoin de regarder sous mon lit pour vérifier qu’il ne s’y trouve pas de créatures baveuses et griffues. Si jamais j’en trouvais une, je prendrais mes jambes à mon cou et ne remettrais une peur bleue des araignées, des extraterrestres, et…

— Le compteur tourne, me dit Spiro. Vous descendez ou pas ?

Je sortis mon .38 de mon sac et m’engageai dans l’escalier. Stéphanie Plum, la chasseuse de primes pétocharde, descendait les marches une à une, le cœur battant si fort à ses tempes qu’elle en voyait flou.

Je m’arrêtai sur la dernière marche, tendis le bras sur ma gauche et appuyai sur l’interrupteur. Rien ne se passa.

— Hé, Spiro ! criai-je. Il n’y a pas d’électricité.

Je le vis se baisser en haut des marches.

— Ça doit être le disjoncteur.

— Il est où ?

— Sur votre droite. Derrière la chaudière.

Zut. C’était le noir complet sur ma droite. Je cherchai ma torche électrique dans mon sac, mais avant que j’aie eu le temps de mettre la main dessus, Kenny jaillit de l’obscurité et bondit sur moi. Il me frappa de côté et on roula tous les deux par terre. L’impact de la chute me coupa la respiration et envoya mon .38 valdinguer hors d’atteinte. Je tentai de me relever mais je fus réexpédiée à plat ventre au tapis. Je sentis la pression d’un genou entre mes omoplates et celle d’un objet pointu dans mon cou.

— Ne bouge plus, conasse, fit Kenny. Au moindre geste, je te tranche la gorge.

J’entendis la porte de la cave se refermer et Spiro dévaler l’escalier.

— Kenny ? dit-il. Mais qu’est-ce que tu fous ici ? Comment es-tu rentré ?

— Par la porte. Avec la clef que tu m’as donnée. Par où veux-tu que je rentre ?

— Je ne savais pas que tu repasserais. Je croyais que tu avais apporté toute la marchandise hier soir.

— Je suis venu vérifier que tout était toujours là.

— Ça veut dire quoi, au juste ?

— Ça veut dire que tu me fous les boules, fit Kenny.

— Les boules ? Celle-là, c’est la meilleure. C’est toi qui es barje et c’est moi qui te fous les boules.

— Fais gaffe à ce que tu dis.

— Laisse-moi t’expliquer la différence entre nous, dit Spiro. Tout ça, pour moi, c’est du travail. Je me comporte en professionnel. Quelqu’un avait volé les cercueils, donc j’ai engagé un expert pour les retrouver. Je ne me suis pas amusé à tirer dans les genoux de mon associé, moi ! Je n’ai pas été con au point de le canarder avec une arme volée et de me faire surprendre par un flic même pas en service ! Je ne suis pas débile au point d’imaginer que mes partenaires jouent un double jeu, moi ! Je ne me suis pas dit que c’était un coup monté, moi ! Et je ne m’amuse pas à foutre la trouille à un petit bout de chou ici présent. Tu veux que je te dise quel est ton problème, Kenny ? Quand tu as une idée derrière la tête, tu ne l’as pas ailleurs ! Tu te bourres le mou avec tes conneries, tu ne vois pas plus loin que le bout de ta folie ! Et il faut toujours que tu cherches à te rendre intéressant. Tu aurais pu te débarrasser de Sandeman ni vu ni connu, mais non il a fallu que tu lui tranches le pied !

Kenny pouffa de rire.

— Et moi, je vais te dire quel est ton problème, Spiro. Tu sais pas t’amuser. Faut toujours que tu fasses une tête d’enterrement. Tu devrais essayer d’enfoncer une de tes aiguilles d’embaumeur dans des tissus vivants pour changer.

— Tu es complètement malade.

— Ouais, et toi t’es pas très sain. Depuis le temps que tu me regardes faire mes tours de magie…

J’entendis Spiro bouger dans mon dos.

— Tu parles trop, dit-il.

— C’est pas grave. Petit bout de chou ne racontera rien à personne. Sa mère-grand et elle vont disparaître de la circulation.

— D’accord, mais pas ici. Je ne veux pas être mêlé à ça.

Spiro s’approcha du disjoncteur, le rebrancha et la lumière fut.

Cinq cercueils dans leur caisse étaient alignés contre un mur ; la chaudière et le cumulus trônaient au milieu de la pièce ; des caisses et des cartons étaient empilés à côté de la porte de derrière. Inutile d’être un génie pour en deviner le contenu.

— Je ne comprends pas, dis-je. Pourquoi avoir amené la marchandise ici ? Constantin reprend le travail lundi. Comment allez-vous faire pour lui cacher tout ça ?

— Ce ne sera plus là lundi, dit Spiro. On a tout amené ici hier pour faire l’inventaire. Sandeman transportait toute cette cargaison dans sa camionnette et l’écoulait au détail, ce con ! Une chance pour nous que vous ayez repéré sa camionnette au garage. Encore quinze jours à ce rythme, et il ne nous serait plus rien resté.

— Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris pour apporter tout ça ici, mais vous ne pourrez jamais le ressortir. Morelli surveille le salon.

Kenny ricana.

— On va les sortir comme on les a rentrés, dit-il. Dans le wagon à bestiaux.

— Nom de Dieu, fit Spiro, je t’ai déjà dit que ça ne s’appelait pas comme ça !

— Ah ouais, c’est vrai. Le corbillard.

Kenny se releva et me tira violemment pour me remettre debout.

— Les flics surveillent Spiro et la baraque, mais pas le corbillard ni Louie Moon. Enfin, celui qu’ils prennent pour Moon. Mettez un chapeau à Cheeta et foutez-la derrière les vitres teintées du fourgon, et les flics croiront que c’est Louie Moon. Il faut dire que ce bon vieux Louie est très coopératif. Vous lui donnez un chiffon en lui disant de faire la poussière, et ça l’occupe pendant des heures. Il ne cherche pas à savoir qui prend le volant de son satané fourgon.

Pas con. Kenny s’est fait passer pour Louie Moon, a amené les armes et les munitions au salon funéraire dans le corbillard, l’a laissé au garage et a tranquillement transporté les caisses jusqu’à la cave en passant par la porte de derrière. Que Morelli et Roche ne voient pas. Et il est probable qu’ils n’entendent rien de ce qui se passe à la cave. Peu de chances que Roche y ait placé un micro.

— Et la vieille ? demanda Spiro à Kenny.

— Elle cherchait un sachet de thé à la cuisine et elle m’a vu traverser la pelouse.

Spiro se rembrunit.

— Elle l’a dit à quelqu’un ?

— Non. Elle est sortie en gesticulant et en gueulant que je lui avais transpercé la main et qu’elle allait m’apprendre à vivre.

Apparemment, ma grand-mère n’était pas dans la cave. J’espérais qu’il fallait en conclure que Kenny l’avait enfermée dans le garage. Si c’était le cas, elle pouvait être encore vivante. Même pas blessée peut-être. Si elle se trouvait dans un coin de la cave, hors de ma vue, elle était anormalement tranquille.

Je me refusais à envisager les raisons possibles de cette tranquillité inhabituelle, préférant étouffer la panique qui me nouait l’estomac au profit d’une émotion plus constructive. Le raisonnement à froid ? Non. J’étais en rupture de stock. L’humour ? Désolée, j’étais à court. La colère ? Est-ce que j’étais en colère ? Oh oui, avec un grand C ! Colère pour ma grand-mère. Colère pour toutes les femmes que Kenny Mancuso avait malmenées. Colère pour les flics abattus avec les armes volées. J’aiguisai ma colère jusqu’à ce qu’elle soit aussi affilée que la lame d’un coupe-chou.

— Et maintenant ? dis-je à Kenny. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Maintenant, on va te foutre au frigo jusqu’à ce que tout le monde ait décanillé. Après, on verra selon mon humeur. On a le choix dans un salon funéraire. Hé, on pourrait te ligoter sur la table et t’embaumer vivante. Ce serait marrant, ça.

Il exerça une pression sur la lame du couteau contre mon cou.

— Avance, dit-il.

— Où ça ?

— Dans le coin, dit-il, le montrant d’un brusque mouvement de tête.

Là où étaient empilés les cercueils.

— Jusqu’aux cercueils ? dis-je.

Il sourit et m’aiguillonna pour que j’avance.

— Le cercueil, ce sera pour plus tard, dit-il.

Je plissai les yeux pour essayer de percer l’obscurité qui régnait dans le coin de la pièce et me rendis compte que les cercueils n’étaient pas accolés au mur. Entre les deux se trouvait une chambre froide. Ses deux tiroirs étaient fermés ; les plateaux en métal invisibles derrière de lourdes portes.

— Il va faire bon là-dedans, dit Kenny. Ça te donnera le temps de réfléchir.

Un frisson de peur courut le long de ma colonne vertébrale à m’en donner la nausée.

— Mamie Mazur…

— … est en train de se transformer en esquimau pendant qu’on cause.

— NON ! Sortez-la de là ! Je ferai tout ce que vous voudrez !

Des larmes ruisselaient sur mes joues et des gouttes de sueur mouillaient mon front.

— C’est une vieille dame, dis-je. Elle n’est pas dangereuse. Laissez-la sortir.

— Pas dangereuse ? fit Kenny. Tu déconnes ? Si vous aviez vu le cirque pour la foutre dans ce tiroir !

— De toute façon, elle doit être déjà morte à l’heure qu’il est, dit Spiro.

— Tu crois ? fit Kenny.

— Ça fait combien de temps qu’elle est là-dedans ?

— Une dizaine de minutes, répondit Kenny, après avoir jeté un coup d’œil à sa montre.

— Tu as baissé le thermostat ?

— J’y ai pas touché.

— On ne laisse pas les casiers mortuaires réglés sur « froid » s’ils sont inoccupés, expliqua Spiro. Économie d’énergie. Ils doivent être à peu prêts à température ambiante.

— Ouais, mais elle est peut-être morte de peur, dit Kenny. Qu’est-ce que t’en penses ? Tu crois que ta mamie est morte ?

Je réprimai un sanglot.

— Alors ? dit Kenny. Petit bout de chou a perdu sa langue ? On ferait peut-être mieux d’ouvrir pour voir si la vioque respire encore.

Spiro libéra le loquet de la porte, l’ouvrit, attrapa l’extrémité du plateau en acier inoxydable et le fit glisser lentement vers lui. La première chose que je vis de ma grand-mère fut d’abord ses chaussures, pointées vers le ciel, puis ses mollets osseux, son grand manteau bleu, et ses bras raides le long de son corps, mains cachées dans les plis du manteau.

Je me sentis vaciller sous une vague de chagrin. Je me forçai à respirer calmement et clignai des yeux pour refouler mes larmes.

Le plateau, arrivé en bout de course, se bloqua en cliquetant. Ma grand-mère, raide comme un piquet, avait les yeux grands ouverts et les mâchoires serrées.

Nous la contemplâmes en silence pendant quelques instants.

Kenny fut le premier à retrouver l’usage de la parole.

— Elle m’a l’air bien morte, dit-il. Referme le tiroir.

Un son de rien du tout se fit entendre. Un son sifflant. On tendit l’oreille. Je vis l’œil de ma grand-mère cligner imperceptiblement. Encore ce son sifflant. Plus fort cette fois. Mamie inspirant entre ses dentiers !

— Hmmm, fit Kenny. Elle est peut-être pas encore tout à fait morte.

— Tu aurais dû baisser le thermostat, fit remarquer Spiro. Cette poupée n’aurait pas tenu plus de dix minutes à zéro degré.

Ma grand-mère remua faiblement sur son plateau.

— Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Spiro.

— Elle essaie de s’asseoir, dit Kenny. Mais elle est trop vieille. Tes vieux os t’obéissent plus, hein, mémé ?

— Vieux, murmura-t-elle. Attends de voir ce que tu vas voir.

— Referme ce tiroir, dit Kenny à Spiro. Et mets la vieille à congeler.

Spiro donna une poussée sur le plateau, mais ma grand-mère, du pied, l’empêcha de coulisser. Elle avait les jambes repliées et se débattait comme un beau diable.

Spiro marmonna dans sa barbe et poussa violemment le plateau qui glissa, mais il manquait toujours quelques centimètres pour qu’il puisse refermer la porte.

— Quelque chose coince, dit-il. Je ne peux pas aller plus loin.

— Rouvre, fit Kenny. Qu’on voie ce qui cloche.

Spiro retira le plateau vers lui.

Apparut le menton de mamie Mazur, son nez, ses yeux… et ses bras qu’elle avait tendus au-dessus de sa tête.

— Tu cherches les ennuis, mémé ? fit Kenny. Tu t’amuses à coincer le tiroir ?

Ma grand-mère ne répondit pas, mais je voyais qu’elle grinçait des dentiers.

— Allonge les bras sur le côté, lui ordonna Kenny. Et me cherche pas, parce que tu pourrais bien me trouver !

Ma grand-mère gigota pour décoincer ses bras. Finalement, elle libéra sa main bandée, et l’autre suivit, tenant le .45. Elle rabattit son bras tendu et fit feu.

On se coucha tous à terre et elle tira un autre coup.

Puis, ce fut le silence. Personne ne bougea sauf ma grand-mère. Elle prit appui sur un coude, se redressa et il lui fallut un petit moment pour s’asseoir.

— Je sais ce que vous vous demandez, dit-elle, rompant le silence. Est-ce qu’elle a d’autres balles dans son barillet ? Eh bien, dans toute cette confusion, et d’être enfermée dans ce frigo, j’en avais oublié ce que j’avais sur moi. Mais étant donné qu’il s’agit d’un .45 magnum, à savoir le revolver le plus puissant du monde, et qu’il peut vous arracher la tête, vous n’avez plus qu’une question à vous poser : est-ce que c’est mon jour de chance, aujourd’hui ? Hein, qu’en dites-vous, minables ?

— Bordel, chuchota Spiro, voilà qu’elle se prend pour Clint Eastwood maintenant.

Bang ! mamie tira et dégomma une ampoule.

— Mince, fit-elle, y a vraiment un problème avec ce viseur.

Kenny crapahuta jusqu’aux caisses pour prendre un revolver. Spiro remonta l’escalier quatre à quatre. Quant à moi, je m’avançai en rampant vers mamie Mazur.

Bang ! Autre coup de feu. La balle manqua Kenny mais se ficha dans l’une des caisses. Il y eut une explosion et un feu d’artifice embrasa la cave jusqu’au plafond.

Je bondis sur mes pieds et aidai ma grand-mère à descendre du plateau.

Une autre caisse explosa. Des balles crépitèrent sur le sol et tracèrent des pointillés sur le bois des caisses qui renfermaient les cercueils. J’ignorais ce qui explosait ainsi, mais je me disais que nous avions de la chance de ne pas être touchées par des échardes de bois. Des volutes de fumée s’élevaient des caisses en flammes, nous obstruant la lumière, nous piquant les yeux.

J’entraînai ma grand-mère vers la porte de derrière et la poussai dans la cour.

— Ça va ? lui criai-je.

— Il allait me tuer, dit-elle. Et toi aussi. Nous tuer toutes les deux.

— Oui.

— Les gens ne respectent plus la vie humaine, c’est terrible !

— Oui.

Ma grand-mère se retourna vers la cave.

— Heureusement que tout le monde n’est pas comme ce Kenny. Il y a encore des gens normaux.

— Comme nous ?

— Oui, je suppose. Mais je pensais plutôt à l’inspecteur Harry.

— Bravo pour ton laïus.

— J’avais toujours rêvé de dire un truc comme ça. Je suppose que tout vient à point à qui sait attendre…

— Tu peux aller dans le bâtiment d’en face dire à Morelli que je suis là ?

Ma grand-mère s’éloigna vers la rue.

— S’il est là, je mettrai la main dessus ! dit-elle.

Kenny était à l’autre bout de la cave quand nous nous étions précipitées dehors. Soit il était remonté au rez-de-chaussée, soit il était toujours en bas en train de ramper vers la porte de derrière. Je penchais plutôt pour la deuxième solution. Il y avait trop de monde au rez-de-chaussée.

Je me trouvais à cinq ou six mètres de la porte, et je ne savais pas trop quoi faire si Kenny surgissait. Je n’avais ni revolver ni bombe lacrymogène. Pas même ma torche électrique. Je ferais peut-être mieux de filer dare-dare et d’oublier Kenny. L’argent, ce n’est pas tout dans la vie, me dis-je.

Qu’est-ce que je racontais ? Il n’était pas question d’argent. Il était question de ma grand-mère.

Il y eut une nouvelle explosion, plus faible que les précédentes, et des flammes jaillirent des fenêtres de la cuisine. Des gens criaient dans la rue et j’entendis des sirènes qui approchaient. De la fumée se déversait par la porte de la cave et s’enroulait autour d’une silhouette humaine. Une créature de l’enfer cernée par le feu. Kenny.

Il se plia en avant, en proie à une quinte de toux, puis inspira profondément, bras ballants. Apparemment, il n’avait pas réussi à prendre une arme. Bonne nouvelle. Je le vis regarder à droite et à gauche, puis marcher droit sur moi. J’avais l’impression que mon cœur allait bondir hors de ma poitrine, puis je me rendis compte que Kenny ne m’avait pas encore vue. Je me dressai, perdue dans l’ombre, sur sa voie de sortie. Il comptait contourner les garages et disparaître dans les ruelles du Bourg.

Il avançait à pas de loup, inaudible dans le rugissement des flammes. Ce ne fut qu’arrivé à un mètre cinquante de moi qu’il me vit. Il se figea sur place, surpris, et on se mesura du regard.

Tout d’abord, je crus qu’il allait prendre ses jambes à son cou, mais il se rua sur moi en poussant un juron, et on roula tous deux dans la poussière en se donnant des coups de pied et de poing. Je lui flanquai un bon coup de genou et lui enfonçai mon pouce dans l’œil.

Kenny s’écarta de moi en hurlant de douleur et commença à se relever. Je l’attrapai par un pied et le fis retomber à genoux. On roula de nouveau par terre. Et de nous rebalancer des coups de pied, de poing et des insultes.

Il était plus grand et plus fort que moi, et plus fou sans doute. Quoique j’en connaisse qui ne seraient pas forcément d’accord sur ce dernier point. J’étais mue par la colère. Kenny tentait le tout pour le tout, mais j’étais complètement enragée.

Je ne voulais pas seulement l’empêcher de fuir… je voulais lui faire mal. Pas facile à admettre. Je ne m’étais jamais considérée comme quelqu’un de foncièrement mauvais et de rancunier, mais c’était ainsi.

Je serrai le poing et lui balançai un revers, portant un coup qui me fit vibrer le bras jusqu’à l’épaule. Il y eut un craquement, Kenny haleta, puis je le vis battre l’air de ses bras.

Je l’attrapai par le pan de sa chemise et appelai à l’aide.

Ses mains se serrèrent autour de mon cou et je sentis son souffle tiède sur mon visage.

— Crève, dit-il d’une voix pâteuse.

Peut-être, mais il mordrait la poussière avec moi. Je me cramponnais à sa chemise avec une poigne de fer. Sa seule façon de m’échapper serait qu’il se mette torse-poil. Je ne lâcherais pas sa liquette, même étranglée.

J’étais si concentrée là-dessus qu’il me fallut quelques secondes pour me rendre compte que nous étions trois.

— Putain, me criait Morelli à l’oreille. Mais lâche-le donc !

— Il va s’échapper !

— Mais non. Je le tiens.

Derrière Morelli, je vis Ranger et Roche au coin de la maison, flanqués de deux policiers en uniforme.

— Qu’elle me lâche ! hurlait Kenny. Bon Dieu, ces salopes de Plum sont de vraies tigresses !

J’entendis un autre craquement dans l’obscurité, et je soupçonnai fort Morelli d’avoir accidentellement cassé quelque chose appartenant à Kenny. Son nez, par exemple.

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