Je m’extirpai du lit, allai écarter les doubles rideaux et plongeai mon regard dans le parking. Effectivement, la Fairlaine de Morelli était garée juste à côté de la Buick d’oncle Sandor. J’aperçus le pare-chocs toujours sur la banquette arrière et quelqu’un avait taggé « MORT AUX VACHES » sur la portière côté chauffeur. J’ouvris la porte de ma chambre et sortis la tête.
— Du vent !
— J’ai une réunion de travail dans un quart d’heure, me cria Morelli. Elle ne devrait pas durer plus d’une heure. Après, je suis libre pour le restant de la journée. Je veux que tu attendes mon retour avant d’aller chez Stiva.
— D’accord.
Lorsque Morelli revint, à neuf heures et demie, je bouillais d’impatience. J’étais postée à la fenêtre quand il entra dans le parking et je sortis de l’immeuble comme une tornade, un auriculaire ballottant dans le fond de mon sac. J’avais mis mes Doc Martens au cas où je devrais botter certaines fesses et fixé ma bombe lacrymo à ma ceinture pour pouvoir la prendre avec facilité. Mon boîtier paralysant, prêt à l’emploi, était enfoncé dans la poche de mon blouson.
— Pressée ? me fit Morelli.
— Le petit doigt de George MacKey me rend un peu nerveuse. Je me sentirai nettement mieux quand je l’aurai rendu à son propriétaire.
— Si tu as besoin de me parler, tu me téléphones. Tu as mon numéro de voiture ?
— Gravé dans ma mémoire.
— De mon Alphapage ?
— Oui, oui.
Je fis démarrer la Buick et sortis du parking pleins gaz. Morelli me suivit à une distance raisonnable. Arrivée vers chez Stiva, je vis les lumières clignotantes d’une escorte de motards. Super. Un enterrement. Je me garai sur le côté et regardai passer le fourgon funéraire, puis la voiture des fleurs et couronnes, puis la limousine de la proche famille, dans laquelle je reconnus Mrs. MacKey.
Je lançai un coup d’œil dans mon rétroviseur et vis que Morelli s’était garé juste derrière moi. Il secoua la tête comme pour me dire oublie ça.
Je tapai son numéro sur le cadran à touches de mon téléphone cellulaire.
— George va être enterré sans son petit doigt !
— Crois-moi, George se fiche pas mal de son doigt à l’heure qu’il est. Tu n’as qu’à me le rendre. Je le conserverai comme preuve.
— Preuve de quoi ?
— De falsification de dépouille mortelle.
— Je ne te crois pas. Tu serais capable de le jeter dans une benne à ordures.
— Pour tout te dire, je pensais plutôt le mettre dans le vestiaire de Goldstein.
Le cimetière était situé à deux kilomètres et demi de chez Stiva. Il y avait sept ou huit voitures devant moi, avançant au pas en une sombre procession. Au-dehors, la température avoisinait les dix degrés et le ciel était d’un bleu hivernal. J’avais plus l’impression d’être en route pour un match de football que pour un enterrement. Nous franchîmes les grilles du cimetière et serpentâmes à travers les allées jusqu’à la tombe autour de laquelle des chaises avaient été placées. Le temps que je puisse me garer, Spiro avait déjà fait asseoir la veuve.
Je me glissai jusqu’à lui et, me penchant à son oreille, lui dis :
— J’ai le doigt de George.
Pas de réaction.
— Le-doigt-de-George, répétai-je d’une voix de gamine de trois ans qui appelle sa maman. Le vrai. Celui qui manque. Dans mon sac.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Que fait son doigt dans votre sac ?
— Ce serait trop long à vous expliquer. Maintenant, nous devons rendre à George ce qui est à George.
— Quoi ? Mais vous êtes cinglée ! Je ne vais quand même pas faire rouvrir ce cercueil pour recoller un petit doigt ! Tout le monde s’en tape du petit doigt de George !
— Pas moi !
— Pourquoi ne vous occupez-vous pas de quelque chose d’utile, comme retrouver mes fichus cercueils par exemple ? Pourquoi perdez-vous votre temps à me rapporter des choses dont je ne veux pas ? Vous n’espérez tout de même pas que je vais vous payer pour avoir remis la main sur un doigt ?
— Bon Dieu, Spiro, vous êtes une pourriture !
— Bon, et à part ça ?
— À part ça, soit vous trouvez une solution pour rendre son doigt à George soit je fais un esclandre.
Spiro ne parut pas convaincu.
— Et je le dis à ma grand-mère, ajoutai-je.
— Ah non, pas ça !
— Alors, pour le doigt ?
— On ne met le cercueil en terre qu’une fois que tout le monde est remonté en voiture et que les moteurs tournent. On pourrait jeter le doigt avec à ce moment-là. Ça vous va ?
— » Jeter » son doigt dans la terre ?
— Je n’ai pas l’intention de faire rouvrir ce cercueil. Il faudra vous contenter d’enterrer le doigt dans le même trou !
— Je sens que je vais crier.
— Bon Dieu !
Il pinça les lèvres, mais sans réussir à les joindre à cause de sa malocclusion.
— Très bien, dit-il. Je ferai rouvrir le cercueil. On ne vous a jamais dit que vous étiez une chieuse ?
Je m’éloignai de Spiro et rejoignis Morelli à la lisière du groupe.
— Je n’arrête pas de me faire traiter de chieuse.
— Alors, c’est que ça doit être vrai, me dit-il, me prenant par les épaules. Tu as réussi à te débarrasser du doigt ?
— Spiro va le rendre à George après la cérémonie, quand les voitures se seront éloignées.
— Tu vas rester ?
— Oui. Ça me donnera l’occasion de parler à Spiro.
— Je vais partir avec les vivants. Je serai dans le coin si tu as besoin de moi.
J’inclinai mon visage vers le soleil et laissai mes pensées vagabonder pendant la courte prière. Lorsque la température tomba en dessous de dix degrés, Stiva ne perdit pas de temps autour de la tombe. Aucune veuve du Bourg ne mettait des chaussures pratiques pour un enterrement et il incombait à l’ordonnateur des pompes funèbres de garder les pieds de ces vieilles dames au chaud. Le service prit au total moins de dix minutes, pas même assez longtemps pour que le nez de Mrs. MacKey ne rosisse de froid. J’observai les personnes âgées qui s’éloignaient à petits pas à travers la pelouse ou la terre battue. Dans une demi-heure, ils seraient tous chez les MacKey, à suçoter des mines de crayons et à siroter du whisky à l’eau. Et à une heure, Mrs. MacKey se retrouverait livrée à elle-même et se demanderait alors à quoi elle pourrait bien occuper ses journées, seule dans la maison familiale pour le restant de ses jours.
Des portières de voitures claquèrent et des moteurs vrombirent. Les limousines s’éloignèrent.
Spiro, immobile, une main sur une hanche, était la longanimité faite croque-mort.
— Eh bien ? me fit-il.
Je sortis le sachet de mon sac et le lui tendis.
Deux employés du cimetière se tenaient de part et d’autre du cercueil. Spiro donna le petit sachet à l’un d’eux avec pour instruction d’ouvrir le cercueil et de déposer le sachet à l’intérieur.
Aucun des deux hommes ne cilla. Je suppose que lorsqu’on gagne sa vie à mettre des cercueils plombés dans la terre, on n’est pas forcément du genre inquisiteur.
— Alors, dit Spiro en se tournant vers moi, comment avez-vous récupéré ce doigt ?
Je lui racontai l’épisode « Kenny au rayon chaussures » et dans quelles circonstances j’avais trouvé le doigt en arrivant chez moi.
— Vous voyez, me dit Spiro, il y a une différence entre Kenny et moi. Il faut toujours qu’il cherche à impressionner la galerie. Il aime bien lancer des trucs et voir comment ça tourne. Tout ça l’amuse. Quand on était gamins, on avait un jeu : j’écrasais un cafard avec le pied et Kenny le transperçait avec une épingle pour voir combien de temps il mettrait à mourir. Je suppose que Kenny aime voir agoniser et que j’aime le travail bien fait. Si ça avait été moi, je vous aurais entraînée dans un parking vide et obscur et je vous aurais enfoncé un doigt dans le cul !
J’éprouvai une sorte de vertige.
— Métaphoriquement, bien entendu, ajouta Spiro. Je ne ferais jamais ça à une belle fille comme vous. A moins, bien sûr, qu’elle n’en exprime le désir…
— Il faut que je file.
— Nous pourrions peut-être nous retrouver plus tard. Pour dîner, par exemple. Le fait que vous soyez une chieuse et moi une pourriture ne veut pas dire pour autant que nous ne pourrions pas nous entendre.
— Je préférerais m’enfoncer une aiguille dans un œil.
— Passez me voir, j’ai ce qu’il vous faut.
Je n’osai pas demander « Apparemment, Kenny aussi pense que vous avez ce qu’il lui faut ».
— Kenny est un pauvre type, dit Spiro.
— Il était votre ami.
— Et puis des choses se passent…
— Vous pensez à quoi ?
— À rien.
— J’ai eu l’impression que Kenny s’imaginait que nous nous étions associés pour fomenter un complot contre lui.
— Kenny est branque. La prochaine fois que vous le rencontrez, vous feriez aussi bien de lui tirer dessus. Vous pouvez faire ça, non ? Vous êtes armée ?
— Il faut vraiment que je file.
— La prochaine fois, dit-il, faisant semblant de tenir un revolver et de tirer.
Je regagnai la Buick au pas de course, me glissai au volant, verrouillai les portières et téléphonai à Morelli.
— Tu as peut-être raison, je devrais me lancer dans la cosmétologie, lui dis-je.
— Je suis sûr que tu adorerais redessiner les sourcils à de vieilles peaux.
— Spiro ne m’a rien dit. Enfin, rien que je ne voulais entendre.
— J’ai appris un truc intéressant par la radio pendant que je t’attendais. Il y a eu un incendie hier soir dans Low Street. Dans les locaux de l’ancienne fabrique de tuyaux. Un incendie criminel, ça ne fait aucun doute. La fabrique est condamnée depuis des années, mais apparemment, quelqu’un s’en servait pour stocker des cercueils.
— Es-tu en train de me dire que quelqu’un a fait flamber mes cercueils ?
— Spiro a mis des clauses restrictives afférentes à l’état des cercueils ou bien es-tu payée que tu les ramènes morts ou vifs ?
— Je te retrouve là-bas.
La fabrique de tuyaux était située sur un bout de terrain coincé entre Low Street et la voie ferrée. Elle avait été fermée dans les années 70 et laissée à l’abandon depuis. De chaque côté s’étendait une zone non constructible, et au-delà survivaient quelques industries : un cimetière de voitures, un fournisseur en plomberie, les Transports et Entrepôts Jackson.
Le portail donnant sur le parking de la fabrique était mangé par la rouille, le macadam, craquelé et boursouflé par endroits, était jonché de débris de verre et de détritus jetés aux quatre vents. Un ciel plombé se reflétait dans des flaques d’eau noirâtre. Un camion de pompier, dans le parking, laissait tourner son moteur au ralenti. Une voiture à l’allure officielle était garée à côté du camion ; celle de la police et celle du capitaine des pompiers se trouvaient tout à côté de l’aire de chargement où l’incendie avait fait de gros dégâts.
Je me garai à côté de Morelli et on se dirigea vers un groupe d’hommes qui parlaient et prenaient des notes, clipboard en main.
Ils levèrent les yeux à notre approche et saluèrent Morelli d’un signe de tête.
— Quel est le binz ? demanda Morelli.
Je reconnus l’homme qui lui répondit : John Petrucci. Quand mon père travaillait à la poste, c’était sous les ordres de Petrucci. Et maintenant, le voilà devenu capitaine des pompiers. Allez y comprendre quelque chose.
— Incendie criminel, dit Petrucci. Limité à l’aire de chargement. Quelqu’un a arrosé d’essence un lot de cercueils et y a foutu le feu. Le schéma est clair.
— Vous avez un suspect ? demanda Morelli.
Ils le regardèrent comme s’il était tombé sur la tête.
Morelli se fendit d’un sourire.
— Je demandais ça à tout hasard, dit-il. Ça vous ennuie si on jette un coup d’œil ?
— Faites comme chez vous. Nous, on en a terminé. L’expert de la compagnie d’assurances a vu ce qu’il voulait voir. Il n’y a pas eu beaucoup de dégâts matériels. Tout est en ciment. Le site devrait être condamné sous peu.
Morelli et moi nous hissâmes sur l’aire de chargement. Je sortis ma torche électrique de mon sac, l’allumai et la braquai sur un tas de détritus carbonisés et imbibés d’eau qui se trouvait au beau milieu de la plate-forme. À l’autre bout, on pouvait reconnaître des débris de cercueils. Une boîte en bois dans une caisse en bois. Aucune garniture. Tout était noirci par le feu. Je touchai un coin et le cercueil et son conditionnement s’effritèrent avec un soupir.
— Si tu voulais faire du zèle, tu pourrais ramasser les poignées et me dire combien de cercueils il y avait, dit Morelli. Puis tu pourrais les apporter à Spiro et lui demander s’il les reconnaît.
— Il y en avait combien, à vue d’œil ?
— Un paquet.
— Ça me suffit.
Je sélectionnai une poignée, l’enveloppai dans un Kleenex et la mis dans ma poche.
— Pourquoi voler des cercueils pour les brûler ensuite ? dis-je, songeuse.
— Une blague ? Une vengeance ? Peut-être que chourer des cercueils a semblé une bonne idée sur le coup, puis la personne n’a pas su quoi en faire.
— Spiro ne va pas être content.
— Ouais, fit Morelli. Et ça a l’air de te faire chaud au cœur…
— J’avais besoin de ce fric.
— Pour quoi faire ?
— Finir de payer ma Jeep.
— Mais tu n’a plus de Jeep, petit chou.
La poignée du cercueil pesait lourd dans ma poche. Non en termes d’unités de masse mais en termes d’unités de mesure de ma trouille. Je n’avais pas du tout envie d’aller frapper à la porte de Spiro. Ma règle en pareil cas était de remettre à plus tard.
— Je pense que je vais aller déjeuner chez mes parents, dis-je à Morelli. Comme ça, j’emmènerai ma grand-mère avec moi chez Stiva. Il y a un autre corps exposé, et mamie adore aller aux expos d’après-midi.
— Très délicat de ta part, me dit Morelli. Je suis invité au déjeuner ?
— Non. Tu as déjà eu du pudding. Si je t’invite encore à manger à la maison, ils ne me lâcheront pas. Deux repas, autant dire qu’on est fiancés.
Je fis le plein d’essence en chemin et fus soulagée de ne pas voir Morelli à mes basques. Finalement, ça ne se goupillait pas si mal que ça, songeai-je. Je ne toucherais sans doute pas la prime mais du moins en avais-je fini avec Spiro. Je tournai dans Hamilton Avenue.
Mon cœur cessa de battre quand j’arrivai dans High Street et vis la Fairlane de Morelli devant chez mes parents. Je tentai de me garer derrière lui, évaluai mal la manœuvre et lui arrachai son feu arrière droit.
Morelli descendit de sa voiture et alla constater les dégâts.
— Tu le fais exprès ou quoi ? dit-il.
— Non ! C’est cette Buick ! On ne voit pas où elle se termine.
Je le fusillai du regard.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? lui demandai-je. Je t’avais dit pas de déjeuner.
— Je te protège. Je t’attendrai dans la voiture.
— Parfait.
— Plus que parfait.
— Stéphanie ! cria ma mère de la porte. Qu’est-ce que tu attends pour rentrer avec ton petit ami ?
— Tu vois ? fis-je à Morelli. Qu’est-ce que je t’avais dit ? Te voilà mon « petit ami » maintenant.
— Veinarde.
Ma mère nous faisait signe d’entrer.
— Venez, venez ! cria-t-elle. Quelle bonne surprise. Une chance, j’ai fait beaucoup de soupe. Et on a du pain frais que ton père vient d’aller acheter à la boulangerie.
— J’adore la soupe, dit Morelli.
— Pas de soupe pour toi, lui dis-je.
Mamie Mazur apparut aux côtés de ma mère sur le seuil.
— Qu’est-ce que tu fais avec lui ? me demanda-t-elle. Tu m’avais dit qu’il n’était pas ton genre.
— Il m’a suivie.
— Si j’avais su, je me serais mis du rouge à lèvres.
— Il ne reste pas.
— Bien sûr que si qu’il reste, fit ma mère. J’ai de la soupe pour tout le monde. Que vont penser les voisins s’il ne reste pas ?
— Ça, c’est vrai, dit Morelli. Que vont penser les voisins ?
Mon père était en train de changer le joint du robinet de la cuisine. Il parut soulagé de voir arriver Morelli. Il préférerait sans doute que je ramène quelqu’un d’utile, comme un boucher ou un mécanicien auto, mais je suppose qu’à ses yeux un flic est un cran au-dessus d’un croque-mort.
— Passez à table, dit ma mère. Servez-vous. Prenez du pain et du fromage. Des crudités. J’ai acheté ces assiettes anglaises chez Giovichinni. Je n’en ai pas trouvé de meilleures que les siennes.
Pendant que tout le monde se bâfrait, je sortis la page de la brochure où figurait la photo du cercueil de mon sac et comparai les poignées du modèle avec celle que j’avais ramassée sur le lieu du sinistre. Elles semblaient identiques.
— C’est quoi cette photo ? voulut savoir ma grand-mère. On dirait un cercueil.
Elle y regarda de plus près.
— Tu n’envisages quand même pas d’acheter ça pour moi ? s’exclama-t-elle. J’en veux un sculpté. Je ne veux pas de ce modèle militaire.
Morelli releva la tête de son assiette.
— Militaire, vous dites ?
— Il n’y a que l’armée pour avoir des cercueils pareils, dit ma grand-mère. L’autre jour, j’ai vu à la télé qu’ils avaient des tas de cercueils comme celui-là depuis la guerre du Golfe. Il n’y pas assez d’Américains qui sont morts là-bas, et du coup l’armée a des kilomètres carrés de ces cercueils sur les bras. Elle en est réduite à les vendre aux enchères. C’est… comment on appelle ça déjà… du surplus.
Morelli et moi échangeâmes un regard. Han !
Morelli posa sa serviette sur la table et repoussa sa chaise.
— Vous permettez que je téléphone ? demanda-t-il à ma mère.
Cela semblait tiré par les cheveux de penser que Kenny avait subtilisé les armes et les munitions de la base militaire en les dissimulant dans les cercueils. Mais bon, on entendait parler de choses plus dingues que ça. Et cela expliquerait les inquiétudes de Spiro quant à ces cercueils.
— Alors ? demandai-je à Morelli à son retour.
— Marie est en train de vérifier.
Mamie Mazur, qui portait une cuillerée de soupe à sa bouche, arrêta son geste.
— Ça concerne la police ? dit-elle. On travaille sur une affaire ?
— J’essaie d’obtenir un rendez-vous chez mon dentiste, lui dit Morelli. J’ai un plombage qui fout le camp.
— Faites comme moi : mettez des dentiers. Quand j’ai un problème de dents, je les envoie par la poste.
Je commençais à hésiter à traîner ma grand-mère chez Stiva. Autant je savais qu’elle pourrait assurer face à un croque-mort pervers, autant je ne voulais pas la mettre dans les pattes d’un croque-mort dangereux.
Je terminai ma soupe et pris une poignée de gâteaux secs, non sans jeter un coup d’œil à Morelli, me demandant comment il faisait pour garder la ligne. Il avait ingurgité deux assiettées de soupe, la moitié d’une miche de pain tartinée de beurre et sept petits gâteaux. J’avais compté.
Il surprit mon regard et haussa les sourcils d’un air interrogateur.
— Je suppose que tu fais du sport, lui dis-je.
— Je cours quand j’ai le temps. Un peu de body building.
Il sourit.
— Chez les Morelli, les hommes ont un bon métabolisme.
Chienne de vie.
Son Alphapage se mit à sonner, et Morelli alla retéléphoner de la cuisine. À son retour, il avait l’air d’un chat qui vient d’avaler un canari.
— C’était mon dentiste, dit-il. Une bonne nouvelle.
J’empilai les assiettes à soupe et me hâtai d’aller les poser dans l’évier.
— Il faut que j’y aille, dis-je à ma mère. Du travail m’attend.
— Tu parles d’un travail ! fit-elle.
— C’était succulent, dit Morelli à ma maman. Votre soupe est délicieuse.
— Ma porte vous est ouverte, lui dit-elle. Je fais un rôti demain pour le dîner. Venez donc avec Stéphanie.
— Non ! fis-je.
— Tu n’es guère polie, me dit ma mère. C’est comme ça que tu traites tes petits amis ?
Le fait que ma mère voie d’un bon œil que je sorte avec un Morelli montre bien à quel point elle était désireuse de me marier, ou au moins de me poser socialement.
— Il n’est pas mon petit ami, lui dis-je.
Elle me tendit un sachet de biscuits.
— Je fais des choux à la crème demain. Ça fait une éternité que je ne t’en ai pas fait.
Une fois dehors, je me campai devant Morelli et le regardai droit dans les yeux.
— Tu ne viens PAS dîner demain, d’accord ?
— Pas de problème.
— Alors, ce coup de fil ?
— Fort Braddock avait une foultitude de cercueils en surplus. Ça, c’était deux mois avant que Kenny se fasse virer. L’entreprise Stiva Pompes Funèbres en a acheté vingt-quatre. Ces cercueils étaient stockés dans la même partie du Fort que les munitions, sur une surface importante. À savoir, dans deux ou trois entrepôts et sur environ un hectare de terrain à découvert mais clôturé.
— Ce qui n’était pas un problème pour Kenny puisqu’il travaillait sur place.
— Eh oui. Après la vente aux enchères, on a marqué les cercueils pour enlèvement. Du coup, Kenny savait lesquels revenaient à Spiro.
Morelli sourit aux anges.
— C’est mon oncle Vito qui aurait été fier.
— Il volait des cercueils à l’époque ?
— Il les remplissait surtout. Voler n’était qu’une activité annexe.
— Donc, tu penses qu’il serait possible que Kenny ait utilisé les cercueils pour sortir les armes du Fort ?
— Ça semble risqué et inutilement compliqué, mais oui, je crois que c’est possible.
— D’accord. Donc, Spiro, Kenny et sans doute Moogey auraient volé ces armes à Braddock et les auraient stockées chez R J. Puis tout d’un coup, la marchandise disparaît. Quelqu’un les a doublés et nous savons que ce n’est pas Spiro puisqu’il m’a engagée pour retrouver les cercueils.
— Ça ne devrait pas être Kenny non plus, fit Morelli. Quand il t’a dit que Spiro avait quelque chose à lui, il voulait sans doute parler des armes volées.
— Ce qui nous laisse ? Moogey ?
— Les morts ne donnent pas de rendez-vous nocturnes aux frères Long pour faire une vente.
Ne voulant pas rouler sur les débris déchiquetés du feu arrière de Morelli, j’en ramassai les plus gros morceaux qui traînaient dans le caniveau et, ne sachant trop quoi en faire, les lui tendis.
— Je suppose que tu es assuré, lui dis-je.
Morelli avait l’air dépité.
— Tu continues à me suivre ? lui demandai-je.
— Oui.
— Alors, surveille mes pneus pendant que je suis avec Spiro.
Le petit parking de chez Stiva était envahi par le public venu nombreux pour l’exposition en matinée, ce qui m’obligea à me garer dans la rue. Je m’extirpai de la Buick et, mine de rien, cherchai à repérer Morelli. Je ne le vis pas, mais mes acidités d’estomac m’avertissaient qu’il était bel et bien dans les parages.
Spiro était dans le hall d’entrée, se prenant pour Dieu réglant la circulation en ce bas-monde.
— Comment ça va ? lui dis-je.
— Ça n’arrête pas. Joe Loosey nous est arrivé hier soir. Rupture d’un anévrisme. Et Stan Radiewski est à côté. Il faisait partie des Elks. Cette association a toujours un fort taux de participation.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous, lui dis-je. La bonne, c’est que… je crois bien que j’ai retrouvé vos cercueils.
— Et la mauvaise ?
Je sortis la poignée calcinée de ma poche.
— La mauvaise, c’est que… je crois bien que voilà tout ce qu’il en reste.
Spiro contempla la poignée sans mot dire.
— Je ne saisis pas, fit-il au bout d’un moment.
— Hier soir, quelqu’un a cru bon de faire un feu de joie avec un lot de cercueils. Il les a tous entassés sur l’aire de chargement de la fabrique de tuyaux désaffectée, les a arrosés d’essence et a craqué une allumette. Ils étaient tous carbonisés, sauf un qui était suffisamment épargné pour qu’on puisse identifier les restes d’un cercueil dans une caisse.
— Vous avez vu tout ça ? Autre chose a brûlé ? Il y avait autre chose ? Des armes de contrebande, par exemple ?
— D’après ce que j’ai pu voir, non. Mais vous voulez peut-être aller vérifier par vous-même ?
— Bon Dieu de bon Dieu, s’exclama Spiro. Je ne peux pas m’absenter pour le moment. Qui baby-sitterait tous ces foutus Elks ?
— Louie ?
— Surtout pas. Il va falloir que vous me rendiez ce service.
— Ah, non. Pas question.
— Tout ce que vous aurez à faire sera de vous assurer qu’il y a du thé chaud en quantité suffisante et de dire un tas de poncifs comme… les voies de Dieu sont impénétrables. Je serai de retour dans une demi-heure.
Il sortit son trousseau de clefs de sa poche.
— Qui était présent avec vous à la fabrique ?
— Le capitaine de la brigade des pompiers, un policier, un autre type que je ne connaissais pas, Joe Morelli et un groupe de pompiers qui remballaient leur matériel.
— Ils ont dit quelque chose de spécial ?
— Non.
— Vous leur avez dit que ces cercueils m’appartenaient ?
— Non. Et je ne vous garde pas la boutique. Payez-moi et je file.
— Il n’est pas question que je vous donne un sou tant que je n’ai pas vérifié de visu qu’il s’agit bien de mes cercueils. Après tout ce ne sont peut-être pas les miens. Vous avez peut-être inventé toute cette histoire.
— Une demi-heure, lui criai-je tandis qu’il s’éloignait. Pas plus !
J’allai vérifier que rien ne manquait sur la table à thé. Tout semblait en ordre. Eau chaude et biscuits à volonté. Je m’assis sur une chaise sur le côté et contemplai un bouquet de fleurs tout proche. Tous les Elks s’étaient rassemblés dans la nouvelle annexe avec feu Radiewski et le silence qui régnait dans le hall d’entrée me mettait mal à l’aise. Pas de magazine à feuilleter. Pas de télévision à regarder. Une musique mourante suintait de la stéréo.
Au bout de ce qui me parut quatre jours, Eddie Ragucci entra d’un pas nonchalant. Cet expert-comptable était un grand manitou chez les Elks.
— Où est la fouine ? demanda-t-il.
— Il a dû s’absenter. Il m’a dit qu’il n’en avait pas pour longtemps.
— Il fait beaucoup trop chaud dans le salon d’exposition. Le thermostat doit être déréglé. Le maquillage de Stan commence à dégouliner. Ce genre de choses n’arrivait jamais du temps de Constantin. Quelle pitié qu’il ait fallu que Stan nous quitte juste au moment où Tintin est à l’hôpital. Quand la malchance s’en mêle.
— Les voies de Dieu sont impénétrables.
— Ça c’est bien vrai.
— Je vais voir si je peux vous trouver l’assistant de Spiro.
J’appuyai sur quelques touches de l’interphone, criant « Louie » dans le haut-parleur et lui demandant de venir au plus vite dans le hall.
Il apparut au moment où j’en arrivais à la dernière touche.
— J’étais dans la salle d’embaumement dit-il.
— Il y a quelqu’un d’autre là-bas ?
— Le mort, Mr. Loosey.
— D’autres employés, je veux dire. Comme Clara, l’esthéticienne ?
— Non. Rien que moi.
Je le mis au courant pour la question du thermostat et lui demandai d’aller y jeter un coup d’œil. Cinq minutes plus tard, je l’entendais revenir de son pas traînant.
— Le bidule était tordu, dit-il. Ça arrive tout le temps. Ils s’appuient dessus et ils le tordent.
— Ça vous plaît de travailler dans les pompes funèbres ?
— Avant ça, je bossais dans une maison de retraite. Ici, c’est vachement plus tranquille : il n’y a qu’à les laver au jet. Et une fois qu’ils sont sur la table, ils bougent pas.
— Vous connaissiez Moogey Bues ?
— Pas avant qu’il soit tué. Il m’a fallu une bonne livre de mastic pour lui reboucher le crâne.
— Et Kenny Mancuso ?
— Spiro m’a dit que c’était Kenny qui avait tué Moogey Bues.
— Vous le connaissez ? Vous l’avez déjà vu traîner par ici ?
— Je le connais de vue, mais ça fait un bail que je l’ai pas croisé. Y en a qui racontent que vous êtes chasseuse de primes et que vous êtes après Kenny.
— Il ne s’est pas présenté au tribunal.
— Si jamais je le vois, je vous fais signe.
— Voici plusieurs numéros où vous pouvez me joindre, lui dis-je en lui tendant ma carte.
La porte de derrière s’ouvrit et se referma avec fracas. Quelques instants plus tard, Spiro faisait son entrée, raide comme un piquet. Ses chaussures vernies noires et le bas de son pantalon étaient saupoudrés de cendres. Ses joues étaient d’un rouge maladif et ses yeux noirs et porcins dilatés à l’extrême.
— Oui ? fit-il, le regard fixé sur quelqu’un derrière moi.
Je me retournai et vis Morelli qui traversait le hall.
— Vous cherchez quelqu’un ? lui demanda Spiro. Si c’est Radiewski, il est dans l’annexe.
Morelli exhiba son insigne.
— Je sais qui vous êtes, lui dit Spiro. Il y a un problème ? Je m’absente une petite demi-heure et quand je reviens, il y a un problème !
— Aucun problème, dit Morelli. J’essaie simplement de mettre la main sur le propriétaire de plusieurs cercueils qui se sont envolés en fumée.
— Vous l’avez devant vous. Et ce n’est pas moi qui les ai brûlés. On me les avait volés.
— Vous aviez porté plainte ?
— Je ne tenais pas à ce que cette affaire s’ébruite. J’avais loué les services de miss Prodige ici présente pour les retrouver.
— Le cercueil que les flammes ont épargné m’a paru un peu simple pour le Bourg, fit Morelli.
— Je les ai achetés en solde à l’armée. Du surplus. J’envisageais de les revendre en franchise dans un autre coin. À Philadelphie, peut-être. Ils ont pas mal de pauvres par là-bas.
— Vous m’intriguez avec cette histoire de surplus militaire, fit Morelli. Comment ça fonctionne ?
— Vous faites une offre auprès de l’armée. Si elle est acceptée, vous avez huit jours pour venir prendre votre merde à la base.
— De quelle base parlez-vous ?
— Fort Braddock.
Morelli était d’un calme olympien.
— Kenny Mancuso travaillait bien à Braddock si je ne m’abuse ?
— Ouais. Comme beaucoup de gens.
— Bon, fit Morelli, donc ils ont accepté votre proposition. Comment vous y êtes-vous pris pour transporter les cercueils ?
— Je suis allé les chercher en camion avec Moogey.
— Une dernière question, fit Morelli. Avez-vous la moindre idée de la raison pour laquelle quelqu’un volerait vos cercueils pour les brûler ensuite ?
— Absolument. Ils ont été volés par un fou. Excusez-moi, mais mon devoir m’appelle. Vous en avez fini ?
— Pour le moment, oui.
Ils se mesurèrent du regard. Un muscle tressauta dans la mâchoire de Spiro. Il fit volte-face et s’éloigna vers son bureau.
— On se retrouve au ranch, me lança Morelli.
Et le voilà parti lui aussi.
Spiro avait fermé la porte de son bureau. Je frappai et attendis. Pas de réponse. Je frappai plus fort.
— Spiro ! criai-je. Je sais que vous êtes là !
Spiro ouvrit la porte à toute volée.
— Quoi encore ?
— Mon… fric.
— Dieu du ciel, j’ai d’autres choses à penser qu’à votre argent de mes deux !
— Ah oui ? Et à quoi par exemple ?
— À ce frapadingue de Kenny Mancuso qui fout le feu à mes cercueils par exemple !
— Comment êtes-vous sûr que c’est lui ?
— Qui d’autre ? Qui d’autre ? Il est fou à lier et il m’a menacé.
— Vous auriez dû en parler à Morelli.
— Oui, c’est ça. Ce serait le bouquet. Je n’ai pas assez d’ennuis comme ça, je vais me foutre les flics au cul !
— J’ai cru comprendre que vous n’aimiez pas trop la police.
— Les flics, ça craint.
Je sentis un souffle sur ma nuque et me retournai pour me retrouver nez à nez avec Louie Moon.
— Excusez-moi, dit-il, mais faut que je parle à m’sieur Spiro.
— Je t’écoute ! s’exclama Spiro.
— C’est au sujet de Mr. Loosey. Y a eu un accident.
Spiro ne dit pas un mot, mais son regard perçant sembla planter deux forets dans le front de Louie.
— J’avais mis Mr. Loosey sur la table, dit Louie, et je m’apprêtais à l’habiller, et puis j’ai dû aller réparer le thermostat et quand je suis retourné auprès de Mr. Loosey, j’ai vu qu’il lui manquait sa… hum… sa partie intime, quoi. Je ne sais pas comment ça a pu arriver. C’était là quand je suis parti, et quand je suis revenu ça y était plus.
Spiro écarta Louie du revers du bras et fonça en avant, hurlant :
— Nom de Dieu de putain de merde !
Quelques minutes plus tard, Spiro était de retour dans son bureau, le teint brouillé, les poings serrés.
— Je n’y crois pas ! rugit-il. Je pars une demi-heure et quelqu’un châtre Loosey. Vous savez qui c’est ? Kenny, évidemment ! Je vous confie ma boutique et vous laissez Kenny venir couper la queue de mes morts !
Le téléphone sonna. Spiro décrocha d’un geste sec.
— Stiva, annonça-t-il.
Il pinça les lèvres, et je compris que c’était Kenny.
— Tu es complètement dingue, dit Spiro. Trop de cocaïne. Trop de piquouses !
Kenny lui parla un petit moment, puis Spiro lui coupa la parole.
— Ta gueule ! fit-il. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Et tu ne sais pas ce que tu fais en t’en prenant à moi. Si je te vois traîner dans les parages, je te bute. Et si je ne suis pas là, je chargerai la minette de le faire.
La minette ? Il voulait parler de moi ?
— Excusez-moi, lui dis-je, vous disiez ?
— Quel minable ! fit Spiro en raccrochant violemment.
Je posai mes mains à plat sur son bureau et me penchai vers lui.
— Je ne suis pas une minette. Et je ne suis pas une tueuse à gages. Et si je travaillais dans la protection, laissez-moi vous dire que je ne protégerais pas votre corps de limace. Vous êtes une moisissure, un furoncle, une merde de chien. Si vous dites encore à quelqu’un que je vais le tuer pour vous, je ferai en sorte de vous donner une voix de soprano pour le restant de vos jours !
Stéphanie Plum, docteur des menaces creuses.
— Laissez-moi deviner, fit Spiro. Vous avez vos ragnagnas, c’est ça ?
— En tout cas, une chance que je n’avais pas mon revolver sur moi, je lui aurais vidé le chargeur dessus.
— La plupart des gens ne vous paieraient pas un dollar pour avoir retrouvé de la marchandise calcinée, dit Spiro, mais étant donné que je suis un type correct, je vais vous faire un chèque. Nous considérerons que c’est un acompte. Je verrai si cela est opportun de continuer à avoir une nénette comme vous à mes côtés.
Je pris le chèque et partis. Je ne voyais pas l’intérêt de discuter ; il était clair qu’il était à côté de ses pompes. Je m’arrêtai à une station-service pour prendre de l’essence et Morelli vint se garer derrière moi.
— C’est de plus en plus bizarre, lui dis-je. J’ai l’impression que Kenny pète les plombs.
— C’est-à-dire ?
Je lui racontai la mésaventure de feu Mr. Loosey et le coup de fil de Kenny.
— Tu devrais lui donner du super à ta voiture, me dit Morelli. Tu risques de gripper le moteur.
— Dieu m’en garde.
Morelli grimaça.
— Fais chier ! dit-il.
Je trouvai que c’était une réaction un peu exagérée à mon manque de soins automobiles.
— Ce serait si grave que ça que mon moteur se grippe ?
Il s’appuya contre l’aile.
— Un flic s’est fait tuer dans le Nouveau-Brunswick hier au soir. Deux coups qui ont traversé son gilet pare-balles.
— Munitions de l’armée ?
— Oui, fit Morelli, levant les yeux vers moi. Il faut que je retrouve cette came. Je suis sûr qu’elle est sous notre nez.
— Tu crois que Kenny pourrait avoir raison au sujet de Spiro ? Qu’il aurait vidé les cercueils et m’aurait engagée pour se couvrir ?
— Je n’en sais rien. Il y a un truc qui cloche. Mon instinct me dit que tout a commencé avec Kenny, Moogey et Spiro puis qu’un quatrième larron est entré dans la danse et a brouillé les cartes. À mon avis, il leur a piqué la came et les a divisés pour mieux régner. Et ce n’est sans doute pas quelqu’un de Fort Braddock, car il revend au détail à Jersey et Philadelphie.
— Ce doit être un de leurs proches. Un confident… une petite amie.
— Ou quelqu’un qui a tout découvert par hasard, fit Morelli. Quelqu’un qui aurait surpris une conversation.
— Comme Louie Moon.
— Ouais, comme Louie Moon.
— Et c’est forcément quelqu’un qui avait accès à la clef du hangar de stockage. Comme… Louie Moon.
— Il y a sans doute pas mal de gens à qui Spiro a pu parler et qui ont accès à cette clef. En passant par sa femme de ménage et Clara. Idem pour Moogey. Ce n’est pas parce que Spiro t’a dit que lui seul avait cette clef que c’est vrai. Tous les trois devaient en avoir une.
— Si tel est le cas, qu’en est-il de la clef de Moogey ? Est-ce qu’on a pensé à regarder s’il l’avait à son trousseau quand on l’a trouvé mort ?
— Son trousseau de clefs manquait. On a supposé qu’il l’avait posé quelque part dans le garage et qu’on remettrait la main dessus tôt ou tard. Ça ne semblait pas très important à ce moment-là. Ses parents sont venus avec un double de sa clef de voiture pour la ramener chez eux. Maintenant que les cercueils ont refait surface, j’ai une bonne raison d’aller cuisiner Spiro. Et je veux aussi dire deux mots à Louie Moon. Tu crois pouvoir rester en dehors de tout ça un moment ?
— Ne t’en fais pas pour moi. Je comptais aller faire du shopping. Il faut que je me trouve une robe qui aille avec mes nouvelles chaussures.
Morelli pinça les lèvres.
— Tu mens. Tu mijotes quelque chose, non ?
— Oh, alors là, tu me vexes. Moi qui pensais t’émoustiller en te parlant de mes toilettes. Je comptais m’acheter une robe ultra-mini en fibre élastique et à paillettes.
— Je te connais, et je sens que tu ne vas pas aller faire du shopping.
— Croix de bois croix de fer, si je mens… !
Morelli eut un sourire en coin.
— Tu mentirais au pape.
Je faillis me signer, mais me retins.
— Je ne mens presque jamais, lui dis-je.
Sauf quand c’est une question de vie ou de mort. Ou dans les occasions où la vérité ne me paraît pas indispensable.
Je regardai la voiture de Morelli s’éloigner, puis je pris la direction de l’agence de Vinnie dans l’idée d’aller y pêcher quelques adresses.