7

Je quittai le poste de police, suivie à distance par Morelli dans son nouveau 4x4, sans doute un peu inquiet des perturbations que pourrait causer la Buick qui avançait péniblement dans la nuit.

On se gara côte à côte dans le parking de chez moi. Mickey Boyd en grillait une sous l’auvent de la porte de derrière. Sa femme, qui s’était fait poser un patch à la nicotine la semaine précédente, lui interdisait de fumer dans leur appartement.

— Ouah ! s’exclama Mickey, sa cigarette collée comme par magie à sa lèvre inférieure, l’œil à demi fermé à cause de la fumée, visez-moi cette Buick. Belle caisse ! On n’en fait plus des comme ça !

Je lançai un regard de biais à Morelli.

— Je suppose que cette grosse voiture avec hublots est encore un de ces trucs de macho.

— C’est un char d’assaut, me dit Morelli. Un homme est capable de le mater.

On monta par l’escalier. À mi-chemin, je sentis mon cœur se serrer. Bientôt, la peur que mon appartement ait été visité se dissiperait et je me sentirais de nouveau en sécurité. Bientôt. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je m’efforçais de dissimuler mon anxiété.

Je ne voulais pas passer pour une poule mouillée devant Morelli. Heureusement, ma porte était fermée et intacte, et en entrant, j’entendis la roue de Rex qui tournait dans l’obscurité.

D’une chiquenaude, j’appuyai sur l’interrupteur, puis jetai mon blouson et mon sac sur la petite table de l’entrée.

Morelli me suivit dans la cuisine où je fis réchauffer le pop-corn au four à micro-ondes.

— Je parie que tu as loué une cassette pour aller avec tout ce pop-corn, me dit-il.

Je déchirai l’emballage des petits pots de beurre de cacahouètes, et tendis S.O.S. Fantômes à Morelli. Il décacheta le couvercle d’un des petits pots de beurre et en goba le contenu.

— En cinéma, tu n’y connais pas grand-chose non plus, à ce que je vois, me dit-il.

— C’est mon film préféré !

— C’est un film pour tapettes. De Niro ne joue même pas dedans.

— Parle-moi plutôt du coup de filet.

— On a eu les quatre de la BMW, mais aucun d’eux ne sait quoi que ce soit. L’affaire a été conclue par téléphone.

— Et la camionnette ?

— Volée, comme de bien entendu. Du coin.

Le minuteur tinta ; je retirai le pop-corn.

— Difficile à imaginer que quelqu’un se pointe dans Jackson Street au beau milieu de la nuit pour acheter des revolvers volés à nos GI’s à quelqu’un qu’il ne connaît que par téléphone.

— Le vendeur a donné des noms. Je suppose que c’était suffisant pour ces types. C’est le menu fretin.

— Rien qui impliquerait Kenny ?

— Rien.

Je versai le pop-corn dans un bol que je tendis à Morelli.

— Et quels noms a cité ce revendeur ? Quelqu’un que je connais ?

Morelli passa la tête dans le réfrigérateur et en sortis des bières.

— Tu en veux une ?

Je pris une canette et la décapsulai.

— Alors, ces noms…

— Oublie ça. Ils ne t’aideraient pas à retrouver Kenny.

— Vous avez une description du revendeur ? Son physique, sa voix ? La couleur de ses yeux ?

— Un Blanc tout ce qu’il y a de plus moyen, une voix tout ce qu’il a de plus moyenne, pas de signe particulier. Et personne n’est allé regarder la couleur de ses yeux. L’interrogatoire a tout de même permis de déterminer que les Blacks voulaient des armes, pas tirer un coup.

— Il ne nous aurait pas échappé si on avait fait équipe, dis-je. Tu aurais dû me téléphoner. En tant que chasseuse de primes, j’ai le droit d’être au courant des opérations interservices.

— Faux. Être invité à participer à une telle opération relève de bons procédés professionnels qui peuvent, éventuellement, t’être appliqués.

— Très bien. Et pourquoi ça n’a pas été le cas ?

Morelli goba une poignée de pop-corn.

— Rien n’indiquait de façon absolue que Kenny y serait mêlé.

— Mais c’était du domaine du possible.

— Ouais, c’était du domaine du possible.

— Et tu as choisi de m’exclure de l’opération. Je le savais depuis le début ! Je savais que tu me tiendrais à l’écart !

Morelli passa au salon.

— Où veux-tu en venir ? fit-il. Tu déterres la hache de guerre ?

— Je veux en venir à te dire que tu es répugnant. ET que je veux que tu me rendes MON pop-corn et que tu sortes de chez MOI !

— Non.

— Comment ça, non ?

— On a passé un accord. Renseignement contre pop-corn. Tu as eu ton renseignement, je veux mon pop-corn.

Je pensai à mon sac posé sur la table de l’entrée. Et si je faisais subir à Morelli le même traitement qu’à Eugène Petras ?

— Oublie ça, me fit Morelli. Si tu t’approches un tant soit peu de la table, je te fais arrêter pour port d’arme prohibée.

— Tu m’écœures. C’est une utilisation abusive de tes prérogatives d’officier de police.

Morelli prit la cassette de S.O.S. Fantômes qui était posée sur la télévision et la glissa dans le magnétoscope.

— Bon, on se le regarde ce film, oui ou merde ?

Je me réveillai de mauvais poil sans savoir pourquoi. Que je n’aie pu trouver le moyen de bomber, électrocuter ou flinguer Morelli y était peut-être pour quelque chose. Il était parti une fois le film et le bol de pop-corn finis. En partant, il m’avait enjoint de lui faire confiance.

— Bien sûr, lui avais-je assuré.

Quand les poules auront des dents.

Je mis la cafetière électrique en route, téléphonai à Eddie Gazarra et lui laissai un message, lui demandant de me rappeller. En attendant, je me vernis les ongles des orteils, bus du café, et fis un pain de guimauves Rice Krispies. Je le coupai en barres et eus le temps d’en manger deux avant que le téléphone ne sonne.

— Quoi encore ? fit la voix de Gazarra.

— Il me faut les noms des quatre Blacks qui se sont fait arrêter hier soir dans Jackson Street. Et ceux dont s’est recommandé le conducteur de la camionnette.

— Merde. J’ai pas accès à ces infos, moi.

— Tu cherches toujours une baby-sitter ?

— Plus que jamais. Bon, je vais voir ce que je peux faire.

Je pris une douche à la va-vite, me coiffai de même, et enfilai un Levi’s et une chemise en flanelle. Je sortis le revolver de mon sac et le remis avec précaution dans la boîte à biscuits. Je branchai mon répondeur et partis.

L’air était vif, le ciel presque bleu. Les vitres de la Buick étaient étincelantes de givre. On l’aurait dit recouverte de poudre magique. Je me glissai au volant, mis le contact et réglai le dégivrage à fond.

Fidèle au principe qu’il vaut toujours mieux faire n’importe quoi (aussi pénible et insignifiant cela soit-il) que rien, je passai ma matinée à rendre visite aux amis et parents de Kenny. Tout en roulant, j’ouvrais l’œil au cas où je verrai ma Jeep ou une camionnette blanche à la carrosserie ornée de lettres noires. Je ne trouvai rien de rien, mais la liste de choses à chercher s’allongeait de jour en jour, alors on pouvait peut-être considérer que l’enquête avançait : plus la liste serait longue et plus j’aurais de chance de retrouver quelque chose.

Après la troisième visite, je décidai de laisser tomber et de passer chez Vinnie. Il fallait que je touche ma prime correspondant à l’arrestation de Petras et je voulais interroger mon répondeur. Je trouvai une place à deux pas de l’agence et tentai de faire un créneau. En un peu moins de dix minutes, je réussis à plutôt bien garer ma Grande Bleue avec seulement une roue arrière sur le trottoir.

— Joli travail, me dit Connie. J’avais peur que tu tombes en panne d’essence avant que t’aies fini de rentrer ton paquebot à bon port.

Je laissai tomber mon sac sur le canapé en vinyle.

— Je m’améliore. Je n’ai touché la voiture de derrière que deux fois, et j’ai évité le parcmètre.

Un visage familier surgit de derrière Connie.

— Meeeeeerde, ben heureusement pour toi que c’est pas ma tire que t’as embouti !

— Lula !

Celle-ci déhancha ses cent quinze kilos et posa une main sur sa taille. Elle portait un survêtement et des tennis blancs. Ses cheveux, qu’elle avait fait teindre en orange, évoquaient du poil de sanglier raidis à la colle murale.

— Salut, fillette ! me lança-t-elle. Quel bon vent nous amène ton triste cul ?

— Un chèque de paiement. Et toi ? Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu cherches quelqu’un pour payer ta caution ?

— Que non. Je viens d’être embauchée pour remettre ce bureau en ordre en deux temps trois mouvements. Je vais me faire chier à faire du classement.

— Et ta profession habituelle ?

— Je suis à la retraite. J’ai cédé mon bout de trottoir à Jackie. J’pouvais pas continuer à faire la pute après m’être salement fait amocher l’été dernier.

Connie souriait jusqu’aux oreilles.

— Je suis sûre qu’elle saura comment « gérer » Vinnie, dit-elle.

— Ouais, fit Lula. S’il me cherche, je lui écrabouille la gueule à ce petit enfoiré. Il se frotte à une femme de mon gabarit, et il ne sera plus qu’une tache puante sur la moquette.

J’aimais beaucoup Lula. On s’était connues quelques mois plus tôt quand, chasseuse de primes débutante, je cherchais des réponses à certaines questions vers son coin de trottoir dans Stark Street.

— Tu traînes toujours dans le quartier ? lui demandai-je. Tu es un peu au courant des trucs qui se passent dans le secteur ?

— Quel genre de trucs ?

— Quatre Blacks se sont fait pincer alors qu’ils essayaient d’acheter des armes volées hier soir.

— Ha, ça. Tout le monde en a entendu parler. C’est les deux fils Long, Booger Brown et son cousin de merde plus-con-tu-meurs Freddie Johnson.

— Tu sais à qui ils les achetaient ?

— À un Blanc. J’en sais pas plus.

— J’essaie de trouver un tuyau sur ce Blanc.

— Sûr que ça me fait bizarre d’être de ce côté-ci de la loi, dit Lula. Il va me falloir un peu de temps pour que je m’y fasse.

Je décrochai le téléphone et interrogeai mon répondeur. Une autre invitation de Spiro et une liste de noms laissée par Eddie Gazarra. Les quatre premiers étaient ceux que venaient de me citer Lula ; les trois autres ceux des types dont s’était recommandé le voyou. Je les notai et me tournai vers Lula.

— Lionel Boone, Stinky Sanders et Jamal Alou, ça te dit quelque chose ?

— Boone et Sanders sont des dealers. Ils font des séjours en taule comme si c’était le Club Med. Leur espérance de vie n’est pas très bonne, si tu vois ce que je veux dire. Alou, connais pas.

— Et toi ? demandai-je à Connie. Tu les connais, ces nuls ?

— A priori non, mais consulte toujours les dossiers.

— Hou là, fit Lula. Ça c’est mon boulot. Vous reculez et vous me laissez faire.

J’en profitai pour appeler Ranger.

— J’ai parlé à Morelli hier soir, lui dis-je. Ils n’ont pas tiré grand-chose des quatre Blacks, à part le fait que le chauffeur de la camionnette s’est recommandé de nommés Lionel Boone, Stinky Sanders et Jamal Alou.

— Une bande peu recommandable, me dit Ranger. Alou est artisan. Il peut te fabriquer n’importe quoi du moment que ça explose.

— On devrait peut-être aller leur dire deux mots ?

— Je ne crois pas que tu aies envie d’entendre ce qu’ils auraient à te dire. Il vaut mieux que j’aille leur rendre une petite visite moi-même.

— D’accord. De toute façon, j’avais d’autres projets.

— Aucun dossier aux noms de ces enfoirés, me cria Lula. On doit être trop classe pour eux.

Connie me remit mon chèque, et je regagnai ma Grande Bleue sans me presser. Sal Fiorello était sorti de son épicerie fine et zieutait à travers la vitre de la Buick.

— Non, mais regardez-moi l’état de cette pépée, lança-t-il à la cantonade.

Je levai les yeux au ciel et enfonçai la clef dans la serrure de la portière.

— Bonjour, Mr. Fiorello.

— Sacrée bagnole que tu as là.

— Oui. Ce n’est pas donné à n’importe qui d’en avoir une comme ça.

— J’avais un oncle qui avait une Buick de 1953. On l’a retrouvé mort dedans. Au centre d’enfouissement des déchets.

— Oh, je suis vraiment navrée.

— Le capitonnage a été irrécupérable, fit Sal. Si c’est pas une honte.

Je me rendis chez Stiva et me garai juste en face du salon funéraire. La camionnette d’un fleuriste s’engagea dans l’allée de service et tourna à l’angle du bâtiment. Pas d’autre activité. Tout semblait d’une immobilité surnaturelle. Je pensai à Constantin Stiva hospitalisé au St. Francis. Je ne l’avais jamais vu prendre de vacances, et voilà qu’il était immobilisé et que son commerce était entre les mains de son grincheux beau-fils. Ça allait le tuer. Était-il au courant pour les cercueils ? À mon avis, non. À mon avis, Spiro s’était planté et faisait tout pour que son beau-père ne l’apprenne pas.

Il fallait que j’aille voir Spiro pour lui faire mon rapport sur les non-avancées de mon enquête et décliner son invitation à dîner, mais j’avais un mal fou à me donner assez de motivation pour traverser la rue. Je pouvais affronter une veillée mortuaire à sept heures du soir avec une ribambelle de Chevaliers de Colomb ; mais je ne raffolais pas de l’idée de me trouver en tête à tête avec Spiro et ses morts même à onze heures du matin.

Je m’attardai encore un moment et en vins à me demander comment Spiro, Kenny et Moogey avaient pu être copains comme cochons à l’école. Kenny, le dégourdi de la bande. Spiro, le gosse pas très malin avec de sales dents et un croque-mort en guise de beau-père. Et Moogey qui, pour autant que je sache, était un brave gars. Marrant comme des amitiés se nouent autour d’un dénominateur commun aussi simple que le désir de ne pas être seul.

Moogey était mort. Kenny avait disparu. Et Spiro recherchait vingt-quatre cercueils bas de gamme. Ce que la vie pouvait être bizarre. On est au lycée, à jouer au basket et à voler l’argent de poche de ses petits camarades, et avant qu’on ait le temps faire ouf, on rebouche les impacts de balle dans le crâne de son meilleur ami avec du mastic mortuaire.

Une idée saugrenue prit corps dans ma tête tel le Phénix renaissant de ses cendres. Et si tout cela était lié ? Et si Kenny avait volé les armes et les avait cachées dans les cercueils de Spiro ? Qu’en conclure ? Bonne question, me dis-je.

Des plumets de nuages s’étiraient sur le ciel et le vent s’était levé depuis que j’étais partie de chez moi ce matin, faisant tourbillonner les feuilles qui venaient s’aplatir contre mon pare-brise. Je me dis que si je ne bougeais pas de là, je ne tarderais pas à voir passer un éléphant rose.

À midi, il était clair que mes jambes n’allaient pas avoir raison de la valse-hésitation de mon cœur. Pas de problème. J’enchaînerais avec le plan numéro deux : aller chez papa et maman, m’imposer à déjeuner, et embarquer mamie Mazur dans l’aventure.

Il était environ deux heures lorsque je m’engageai dans le parking latéral de chez Stiva, ma grand-mère perchée à mes côtés sur la grosse banquette, le cou tendu pour voir par-dessus le tableau de bord.

— D’habitude, je ne vais pas aux expos en après-midi, dit-elle, prenant son sac à main et ses gants. Des fois, en été, quand j’ai envie de me dégourdir les jambes, il m’arrive d’y faire un saut, mais je préfère le public de celles du soir. Évidemment, c’est différent quand on est chasseuse de primes… comme nous.

Je l’aidai à descendre de voiture.

— Je ne suis pas venue en tant que chasseuse de primes, lui rappelai-je, mais pour parler à Spiro. Je l’aide à résoudre un petit problème.

— Tu m’étonnes. Qu’est-ce qu’il a perdu ? Un mort ?

— Pas un mort, non.

— Dommage. Ce serait amusant de chercher un mort.

On gravit les marches du perron et on franchit la porte.

On s’arrêta dans le hall pour lire le planning des expositions mortuaires.

— Alors, on va voir qui ? voulut savoir ma grand-mère. Feinstein ou Mackey ?

— Tu as une préférence ?

— Va pour Mackey. Ça fait des années que je ne l’ai pas vu. Depuis qu’il a arrêté de travailler à l’A & P[5].

Je laissai mamie Mazur à elle-même et partis en quête de Spiro. Je le trouvai dans le bureau de Constantin, installé à l’imposante table de travail en noyer, au téléphone. Il coupa la communication et, d’un geste, m’invita à m’asseoir.

— C’était Constantin, me dit-il. Il m’appelle sans arrêt. Impossible de m’en dépêtrer. Il commence vraiment à me faire braire celui-là !

J’en arrivai à souhaiter que Spiro ait un geste déplacé à mon endroit, juste pour le plaisir d’envoyer une décharge électrique à ce nul. Oh, peut-être ne devrais-je pas m’en priver après tout. Si je pouvais faire en sorte qu’il me tourne le dos, je pourrais lui balancer mes cinquante mille volts dans la nuque et prétendre que ce n’était pas moi mais un proche du défunt qui, fou de douleur, avait surgi dans le bureau, scotché Spiro et filé sans demander son reste.

— Alors, quoi de neuf ? demanda Spiro.

— Vous aviez raison au sujet des cercueils, lui dis-je en posant la clef du hangar sur le bureau. Ils ont bien disparu. Cette clef, vous êtes le seul à l’avoir, c’est bien ça ?

— C’est bien ça.

— Vous n’en avez pas fait de double ?

— Non.

— Vous ne l’avez jamais prêtée à personne ?

— Non.

— Et quand vous faites garer votre voiture ? La clef n’est pas à votre trousseau ?

— Personne à part moi n’a eu cette clef entre les mains. Je la garde chez moi, dans un tiroir de mon buffet.

— Et Constantin ?

— Quoi, Constantin ?

— Il n’a jamais eu la clef entre les mains ?

— Il n’est pas au courant pour ces cercueils. Il s’agit d’une initiative personnelle…

Je n’en fus pas autrement surprise.

— Simple curiosité morbide de ma part : que comptiez-vous faire avec ces cercueils ? En tout cas pas les revendre à quiconque dans le Bourg, n’est-ce pas ?

— J’étais un intermédiaire en quelque sorte. J’avais un acheteur.

Un acheteur. Hmm ! Baffe mentale.

— Et cet acheteur sait-il que ses cercueils se sont envolés ?

— Pas encore.

— Et vous préféreriez ne pas entacher votre crédibilité.

— On peut le dire comme ça.

Je n’étais pas sûre de vouloir en savoir plus. Je n’étais même pas sûre de vouloir continuer à retrouver ces cercueils.

— Changeons de sujet, dis-je. Kenny Mancuso.

Spiro s’enfonça dans le fauteuil de Constantin.

— On était copains, dit-il. Kenny, Moogey et moi.

— Je suis étonnée que Kenny ne soit pas venu vous demander de l’aide. De le cacher, par exemple.

— J’aimerais avoir cette chance.

— Vous voulez bien préciser ?

— Il est à mes trousses.

— Kenny ?

— Il est venu ici.

Je bondis sur mes pieds.

— Ici ? Quand ? Vous l’avez vu ?

Spiro entrouvrit le tiroir central du bureau et en sortit une feuille de papier qu’il me tendit d’une main légère.

— J’ai trouvé ça sur mon bureau en arrivant ce matin.

Le message était sibyllin.

« T’as un truc à moi et maintenant j’ai un truc à toi. »

Il était composé en lettres argentées collées sur la feuille et signé d’un K.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je à Spiro, toujours enfoncé dans son fauteuil.

— Si je savais ! Ça veut dire qu’il est devenu fou. Vous allez continuer à chercher les cercueils, dites ? On a conclu un marché.

Le voilà complètement stressé par ce mot bizarre de Kenny et, dans un soupir, il me relance sur les cercueils. Louche. Très louche.

— Je pense que oui, mais en toute franchise, je sèche.

Je retrouvai mamie Mazur dans le salon d’exposition des Mackey, au poste de commandement, au pied du cercueil, en compagnie de Marjorie Boyer et de Mrs. Mackey. Cette dernière, gentiment pétée au thé fortement alcoolisé, racontait à ma grand-mère une version légèrement décousue de l’histoire de sa vie, insistant sur les moments les plus sordides. Elle tanguait, gesticulait, et régulièrement, une giclée de je-ne-sais-quoi débordait de sa tasse et tachait ses chaussures.

— Il faut que tu voies ça, me dit ma grand-mère. Ils ont capitonné ce pauvre George de satin bleu foncé sous prétexte que le bleu et l’or sont les couleurs de sa confrérie. On croit rêver !

— Tous les frères vont venir ce soir, dit Mrs. Mackey. Ils vont faire une cérémonie. Et ils ont envoyé une gerbe… grosse comme ÇA !

— Belle bague que porte George, dit ma grand-mère à Mrs. Mackey qui but d’un trait le restant de son thé.

— C’est celle de sa confrérie. George, Dieu ait son âme, tenait à être enterré avec.

Ma grand-mère se plia en deux pour voir le bijou de plus près. La tête dans le cercueil, elle tendit le bras pour toucher la bague.

— Han ! s’exclama-t-elle.

Nous eûmes toutes peur de demander ce qui se passait. Ma grand-mère se redressa et se retourna vers nous.

— Non mais regardez-moi ça ! fit-elle, tenant un objet de la taille d’une sucette. Son doigt est venu avec !

Mrs. Mackey s’écroula par terre, évanouie, tandis que Marjorie Boyer quittait la pièce en poussant des cris stridents.

Je fis un pas de fourmi pour voir de plus près.

— Tu es sûre ? demandai-je à ma grand-mère.

Comment une chose pareille pouvait-elle arriver ?

— J’étais en train d’admirer la bague, j’ai voulu toucher la pierre, et voilà que son doigt m’est resté dans les miens !

Spiro déboula dans le salon, Marjorie Boyer sur les talons.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de doigt ?

Ma grand-mère le lui mit sous le nez.

— J’ai voulu regarder de près et voilà le travail !

Spiro lui arracha le doigt des mains.

— Ce n’est pas un vrai doigt, dit-il. C’est de la cire !

— Il s’est détaché de sa main, dit ma grand-mère. Voyez par vous-même.

Tout le monde se pencha sur le cercueil, contemplant le petit moignon là où aurait dû se trouver le majeur de George.

— Il y avait un type l’autre soir à la télé qui disait que des extraterrestres enlevaient des gens pour faire des expériences, dit ma grand-mère. C’est peut-être ce qui lui est arrivé. C’est peut-être des extraterrestres qui ont pris le vrai doigt de George… Et peut-être d’autres parties de son anatomie aussi ! Vous voulez que je vérifie ?

Spiro referma le couvercle d’un coup sec.

— Parfois, des accidents peuvent se produire pendant le processus de préparation, dit-il. Il est alors nécessaire de pratiquer artificiellement quelques améliorations…

Une idée abominable me vint à l’esprit. Nooooon, me raisonnai-je. Kenny Mancuso ne ferait pas une chose pareille. Ce serait trop abject. Même pour lui.

Spiro s’approcha de Mrs. Mackey puis gagna l’interphone qui se trouvait après la porte. Je le suivis et l’entendis demander à Louis Moon d’appeler le SAMU puis d’apporter un peu de mastic au salon numéro quatre.

— Pour en revenir à ce doigt, lui dis-je.

— Si vous faisiez correctement votre boulot, Kenny serait déjà sous les verrous ! me dit-il. Je me demande bien pourquoi je vous ai embauchée pour retrouver mes cercueils alors que vous n’êtes même pas fichue de retrouver Mancuso ! Ce n’est pourtant pas si difficile que ça ! Ce type est fou à lier, il me laisse des petits mots, il démembre les cadavres.

— Vous avez prévenu la police ?

— Quoi ! Vous voulez rire. Je ne peux pas prévenir les flics. Ils courraient interroger mon beau-père. Si jamais tout ça lui arrivait aux oreilles, il deviendrait fou furieux.

— Je suis loin de connaître toutes les subtilités de la loi, mais il me semble que vous êtes dans l’obligation d’en avertir les autorités compétentes.

— Eh bien, je vous en ai avertie, non ?

— Ah non, ne comptez pas sur moi pour prendre tout ça sous ma responsabilité.

— Porter plainte ou pas, c’est mon affaire, fit Spiro. Aucune loi n’impose à quiconque d’aller trouver la police en cas de problème.

Le regard de Spiro se fixa sur un point derrière mon épaule gauche. Je me retournai pour voir ce qui avait retenu son attention et fus agacée de voir Louie Moon se tenant tout près de moi. Il était facile à identifier car son nom avait été cousu au fil rouge sur la poche poitrine de sa combinaison de travail en coton blanc. De taille et de poids moyens, il avait dans les trente ans, le teint pâlichon, des yeux d’un bleu fané au regard éteint, des cheveux blonds légèrement clairsemés. Il me lança un coup d’œil rapide, tout juste le temps de remarquer ma présence, et tendit le mastic à Spiro.

— Une femme s’est évanouie, lui dit ce dernier. Fais rentrer l’équipe du SAMU par la porte de derrière et fais-les monter ici.

Moon partit sans un mot. Très placide, le gars. Peut-être fallait-il y voir un effet d’avoir des morts pour collègues de travail ? Je suppose que cela doit être apaisant pour qui surmonte la question des fluides corporels. Pas beaucoup de conversation, mais idéal pour la tension nerveuse sans doute.

— Et Moon ? dis-je à Spiro. Il n’aurait pas pu prendre la clef du hangar ? Il est au courant pour les cercueils ?

— Moon n’est au courant de rien. Moon a le QI d’un lézard.

Je ne savais trop que répondre à cela, étant donné que Spiro lui-même avait un physique de saurien.

— Bon, reprenons depuis le début, lui dis-je. Quand avez-vous trouvé le mot ?

— Je suis venu pour passer des coups de téléphone et je l’ai trouvé sur mon bureau. C’était un peu avant midi.

— Et le doigt ? Quand vous êtes-vous rendu compte qu’il avait un problème ?

— Je fais toujours un petit tour d’inspection avant les expositions. J’ai remarqué que ce bon vieux George avait un doigt en moins et j’ai dû pratiquer un rafistolage.

— Vous auriez pu m’en parler.

— Je ne tenais pas à ce que ça se sache. Je ne pensais pas qu’on s’en apercevrait. C’était compter sans la venue de mémé Catastrophe.

— Comment Kenny est-il entré à votre avis ?

— Par la porte, je suppose. Je branche l’alarme quand je pars le soir et je la débranche à mon arrivée le matin. Pendant la journée, la porte de service est toujours ouverte à cause des livraisons. La porte d’entrée principale est ouverte aussi en général.

J’avais surveillé l’entrée principale pendant la majeure partie de la matinée sans voir personne. Un fleuriste s’était garé devant la porte de service. C’était tout. Evidemment, il était toujours possible que Kenny se soit pointé avant que je commence à faire le guet.

— Vous n’avez rien entendu ?

— J’ai travaillé avec Louie dans l’annexe toute la matinée. En cas de besoin, les gens nous appellent par l’interphone.

— Alors, qui était là, qui ne l’était pas ?

— Clara, notre artiste capillaire, est arrivée à neuf heures et demie pour travailler sur Mrs. Gasso. Elle est repartie une heure plus tard. Je suppose que vous pouvez aller lui parler, mais ne lui dites rien pour le doigt. Sal Munoz a livré des fleurs. J’étais dans cette pièce de son arrivée à son départ, alors je sais qu’il ne pourra vous être d’aucune aide.

— Je vous conseille de vérifier qu’il ne vous manque rien d’autre.

— Je ne veux même pas le savoir.

— Alors, qu’est-ce que vous avez que Kenny n’a pas et qu’il voudrait avoir ?

— Il est mal pourvu, me répondit Spiro, empoignant son entrejambe et donnant un coup vers le haut. Vous voyez ce que je veux dire ?

Je sentis ma bouche se déformer en une moue.

— Oh, sans blague ?

— On ne peut jamais savoir ce qui motive les gens. Y en a des, ça les ronge ces trucs-là.

— Mouais. Bon, si jamais il vous revient quoi que ce soit d’autre, faites-moi signe.

Je retournai au salon d’exposition récupérer mamie Mazur. Mrs. Mackey était revenue à elle et paraissait remise. Marjorie Boyer était un peu verdâtre, mais peut-être n’était-ce dû qu’à l’éclairage.

Quand nous arrivâmes au parking, je remarquai que la Buick avait un air penché. Louie Moon se trouvait à côté, l’air serein, le regard rivé sur un gros tournevis planté dans le pneu. Il aurait pu tout aussi bien être une vache regardant passer un train.

Ma grand-mère s’accroupit pour y regarder de plus près.

— C’est pas gentil de faire ça à une Buick, dit-elle.

Sans vouloir sombrer dans la paranoïa, je ne crus pas une seconde que cet acte de vandalisme fût le fruit du hasard.

— Vous avez vu qui a fait ça ? demandai-je à Louie Moon.

Il fit non de la tête. Puis il dit, d’une voix aussi douce et fade que son regard :

— Je suis juste sorti attendre le SAMU.

— Il n’y avait personne dans le parking ? Vous n’avez pas vu de voiture en sortir ?

— Non.

Je m’offris le luxe de pousser un soupir et retournai à l’intérieur pour appeler un dépanneur. Je téléphonai de la cabine publique de l’entrée, furieuse de constater que ma main tremblait en cherchant une pièce dans le fond de mon sac. Ce n’est rien qu’un pneu crevé, me dis-je. Pas de quoi en faire un drame. Ce n’est qu’une voiture, après tout… une vieille bagnole.

Je téléphonai à mon père pour qu’il vienne récupérer mamie Mazur, et tandis que j’attendais qu’on change mon pneu, j’essayais d’imaginer Kenny se faufilant à l’intérieur du salon funéraire pour y laisser son petit mot. Il eût été très facile pour lui d’entrer et de sortir ni vu ni connu par la porte de service. Trancher un doigt eût été bien plus difficile. Cela lui aurait pris du temps.

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