11

Morelli ouvrit la portière de la camionnette à toute volée, jeta mon petit colis sur la banquette et, d’un geste teinté d’impatience, m’invita à suivre le même chemin. Son visage était impassible, mais je sentais que la colère faisait vibrer tout son corps.

— L’enfoiré ! fulmina-t-il en débrayant. Il se croit drôle avec ses jeux de con ? Quand il était gosse, il me racontait les trucs qu’il faisait, je n’arrivais jamais à faire la part du vrai et du faux. Lui non plus, si ça se trouve. Remarque, peut-être que tout était vrai.

— Tu étais sérieux quand tu parlais d’aller porter plainte ?

— La poste voit d’un sale œil que des parties du corps humain soient expédiées à des fins humoristiques.

— C’est pour ça que tu nous as fait sortir en trombe de chez mes parents ?

— Non, c’est parce que je ne pensais pas pouvoir tenir deux heures à table avec l’attention générale fixée sur le manche à balai de Loosey stocké au frigo à côté de la compote de pommes.

— Je te serais reconnaissante de ne pas ébruiter la chose. Je ne voudrais pas qu’on se fasse des idées sur la nature de mes rapports avec Mr. Loosey.

— Avec moi, ton secret est bien gardé.

— Tu crois qu’on devrait le dire à Spiro ?

— Je crois que tu devrais aller le dire à Spiro. Laisse-lui entendre qu’il n’y a que vous deux qui êtes au courant. Tu pourras peut-être apprendre quelque chose.

Morelli s’engagea dans le drive-in du Burger King et acheta deux menus à emporter. Il remonta la vitre, se coula dans la circulation et, tout de suite, l’habitacle fleura bon l’Amérique.

— On est loin du rôti cocotte, dit Morelli.

Pas faux, mais hormis les desserts, pour moi toutes les nourritures se valent. Je plantai la paille dans mon milk-shake et farfouillai dans le sac en papier pour y puiser des frites.

— Ces histoires que Kenny te racontaient, elles parlaient de quoi ?

— De rien que tu aimerais entendre. De rien dont je veuille me souvenir. De trucs de malade mental.

Il prit une poignée de frites.

— Au fait, me dit-il, tu ne m’as pas dit comment tu avais localisé Kenny dans ce motel ?

— Je ne suis pas sûre que je doive divulguer mes secrets professionnels…

— Moi, je suis sûr que si.

O.K., allons-y pour le quart d’heure relations publiques. Le moment était venu de rasséréner Morelli en lui donnant quelques miettes d’informations. Avec l’avantage supplémentaire de l’impliquer dans un acte illégal.

— Je suis rentrée chez Spiro et j’ai fouillé dans son bordel. J’ai trouvé des numéros de téléphone, j’ai appelé et je suis tombée sur le motel.

Morelli s’arrêta à un feu et se tourna vers moi. Je ne pouvais lire son expression dans la nuit.

— Tu es rentrée chez lui ? Serait-ce par le fruit du hasard d’une porte qu’il aurait oublié de fermer à clef ?

— Plutôt par celui d’une fenêtre qui aurait eu l’imprudence de voler en éclats sous un coup de sac à main.

— Bon sang, Stéphanie, il y a des gens qui font de la prison pour ce genre de plaisanterie !

— J’ai été prudente.

— Tu me rassures !

— À mon avis, Spiro va penser que c’est l’œuvre de Kenny et il ne portera pas plainte.

— Donc, Spiro connaissait la planque de Kenny. Ça m’étonne que Kenny n’ait pas été plus discret.

— Peut-être qu’il ne sait pas que Spiro a un identificateur d’appel sur son téléphone au salon funéraire.

Le feu passa au vert. Morelli démarra et on roula en silence pendant tout le restant du trajet. Il tourna dans le parking du poste de police, se gara et coupa les phares.

— Tu veux entrer ou tu préfères rester sur la touche ? me demanda-t-il.

— Je préfère t’attendre ici.

Il prit l’enveloppe, le pénis et un des sacs du fast-food.

— Je fais au plus vite, me dit-il.

Je lui donnai le bout de papier sur lequel j’avais recopié les infos concernant les armes et les munitions que j’avais trouvées chez Spiro.

— Je suis tombée sur de la quincaillerie dans la chambre de Spiro, lui dis-je. Vérifie si elle ne viendrait pas de Braddock par hasard.

L’idée d’aider Morelli alors que lui-même ne me disait pas tout ce qu’il savait ne m’enchantait guère, mais je n’avais pas d’autre moyen de déterminer l’origine de ces armes. De plus, s’il s’agissait bien des armes volées, Morelli me serait redevable.

Je le regardai faire un petit jogging jusqu’à la porte latérale qui s’ouvrit, dessinant brièvement un rectangle de lumière sur la façade en brique obscurcie par la nuit. Elle se referma. Je sortis mon cheeseburger de sa boîte en me demandant si Morelli allait devoir convoquer des proches du défunt pour l’identification de la partie du corps. Louie Moon ou Mrs. Loosey. J’espérais qu’il aurait la délicatesse de retirer l’épingle à chapeau avant de présenter l’objet à la veuve.

J’engloutis le cheeseburger et les frites et m’attaquai au milk-shake. Tout était calme dans le parking et dans la rue. Il régnait dans la camionnette un silence assourdissant. J’écoutai un moment le souffle de ma respiration. Je furetai dans la boîte à gants et les pochettes des portières. Ne trouvai rien d’intéressant. À en croire l’horloge du tableau de bord, Morelli était parti depuis dix minutes. Je terminai mon milk-shake et remis tous les emballages dans le sac en papier. Bon, et maintenant, que faire ?

Bientôt sept heures. C’était l’heure des visites chez Spiro. Le moment idéal pour aller l’entretenir de la zigounette de Loosey. Malheureusement, j’en étais réduite à me tourner les pouces dans la camionnette de Morelli. Mon regard fut attiré par l’éclair lancé par les clefs qui pendillaient au contact. Et si j’empruntais la camionnette pour aller au salon funéraire ? Histoire de faire avancer l’enquête. Après tout, qui pouvait savoir combien de temps il faudrait à Morelli pour s’acquitter des formalités d’usage ? Si ça se trouve, j’allais être coincée là pendant des heures ! Nul doute que Morelli m’en saurait gré. D’un autre côté, si sa camionnette manquait à l’appel quand il sortirait, ça pourrait faire du vilain.

Je farfouillai dans mon sac et en extirpai un marqueur noir. Ne pouvant mettre la main sur le moindre bout de papier, j’écrivis un mot sur le côté du sac du Burger-King. Je reculai la camionnette de quelques mètres, posai le sac bien en évidence sur l’emplacement vide, remontai au volant et filai.

Toutes les lumières brûlaient chez Spiro où une foule de gens étaient assemblés sur le perron. Spiro faisait toujours salle comble le samedi. Le parking était complet et il n’y avait pas une seule place disponible à proximité dans la rue, aussi j’entrai en trombe dans l’allée « Réservée aux Véhicules Funéraires ». Je n’en avais que pour quelques minutes, et de plus, personne n’aurait l’idée de faire enlever par la fourrière une camionnette ayant un macaron de la police sur le pare-brise arrière.

Quand il m’aperçut, Spiro eut une réaction en deux temps. Un : le soulagement de me voir ; deux : la surprise devant ma tenue.

— Joli ensemble, me dit-il. On croirait que vous venez de descendre d’un autocar venant des Appalaches.

— J’ai des nouvelles pour vous, lui dis-je.

— Ah oui ? Moi aussi.

Il fit un signe de tête en direction de son bureau.

— Par ici, me dit-il.

Il traversa le hall à toute vitesse, ouvrit d’un grand coup la porte de son bureau et la referma aussi sec derrière nous.

— Tenez-vous bien, me dit-il. Vous ne devinerez jamais ce que ce con de Kenny a fait. Il est entré chez moi par effraction.

J’écarquillai les yeux, feignant la surprise.

— Non !

— Si. Vous vous rendez compte ? En cassant un carreau !

— Pour quelle raison se serait-il introduit chez vous ?

— Parce qu’il est dingue.

— Vous êtes sûr que c’est lui ? On vous a volé quelque chose ?

— Bien sûr que c’est Kenny ! Qui d’autre sinon ? Non, il ne manquait rien. Mon magnétoscope est toujours là, et mon appareil photo, et mon argent, et mes bijoux. C’est du Kenny tout craché. Quel salopard cette andouille !

— Vous avez porté plainte ?

— Ce qui se passe entre Kenny et moi ne regarde absolument pas la police. Pas de police !

— Vous auriez peut-être intérêt à changer de tactique.

Spiro plissa les yeux et me fixa d’un regard éteint et circonspect.

— Ah oui ?

— Vous vous souvenez du petit incident d’hier concernant le pénis de Mr. Loosey.

— Oui…

— Kenny me l’a envoyé par la poste.

— Sans blague ?

— En express.

— Qu’en avez-vous fait ?

— Morelli l’a porté à la police. Il était présent quand j’ai ouvert le paquet.

Meeeeerde !

D’un coup de pied, il envoya valdinguer la corbeille à papier à travers la pièce.

— Merde, merde, merde, merde, et merde !

— Je ne comprends pas ce qui vous ennuie tant que ça là-dedans, dis-je d’une voix suave. C’est surtout un problème pour ce fou de Kenny. Vous n’avez rien à vous reprocher, après tout.

Ménage cet abruti, pensai-je. Vois un peu jusqu’où il va pousser le bouchon.

La colère de Spiro retomba comme un soufflé. Il me regarda, et en imagination, je visualisai un mini-engrenage se mettre en branle dans sa tête.

— Effectivement, dit-il. Je n’ai rien fait de mal. C’est moi la victime, en fait. Morelli sait-il que c’est Kenny qui a envoyé ce paquet ? Il y avait un mot à l’intérieur ? Le nom de l’expéditeur ?

— Non, rien de tout ça. Et il est difficile de dire ce que sait Morelli.

— Vous ne lui avez pas dit que ça venait de Kenny ?

— Je n’en ai pas la preuve, mais la chose a été embaumée, alors il est évident que la police va enquêter dans les milieux funéraires. Je suppose qu’elle voudra savoir pourquoi vous n’aviez pas signalé ce… hum, vol.

— Je ferais peut-être mieux de cracher le morceau. De leur dire que Kenny est complètement fou. De les mettre au courant pour le doigt et pour mon appartement.

— Et Constantin, vous le lui avez dit ? Il est toujours à l’hôpital ?

— Il sort aujourd’hui. Il a huit jours de convalescence puis il reprendra le travail, mais à mi-temps.

— Il ne va pas être ravi d’apprendre que ses clients se font découper en morceaux.

— À qui le dites-vous. Il n’arrête pas de me bassiner avec ses formules du genre « la dépouille est sacrée » et autres conneries. De vous à moi, quelle importance que ce pauvre Loosey n’ait plus sa queue, il ne risque plus d’en avoir besoin là où il est.

Spiro se laissa tomber sur le fauteuil de bureau capitonné et s’y avachit. Sa civilité de façade déserta ses traits, sa peau fine se tendit un maximum sur ses pommettes saillantes et ses lèvres se pincèrent au-dessus de ses dents pointues. Il se métamorphosait en Homme Rat. Sournois, grossier, mal intentionné. Impossible de dire s’il était né rongeur ou bien si des années de railleries subies dans des cours de récréation avaient assorti son âme à son visage.

— Vous connaissez ce vieux Tintin, dit Spiro, se penchant en avant. À soixante-deux balais, n’importe qui prendrait sa retraite, mais pas Constantin Stiva. Je serai mort de ma belle mort qu’il sera encore en train de lécher les culs ! C’est un animal à sang froid. Il respire le formol comme si c’était l’élixir de vie. Il tient le coup rien que pour me faire chier ! S’il avait pu avoir un cancer au moins. Mais non, juste une sciatique. Quel intérêt ? Personne ne meurt d’une sciatique.

— Je croyais que vous vous entendiez bien ?

— Il me rend dingue avec son règlement à la con et son attitude de béni-oui-oui. Vous devriez le voir dans la salle d’embaumement. Tout y est. On se croirait dans un lieu de culte là-dedans. Constantin Stiva et son putain d’autel des morts. Vous savez ce que j’en pense des morts ? Qu’ils puent.

— Pourquoi travaillez-vous ici en ce cas ?

— Pour le fric, cocotte. J’aime le fric.

Je dus faire un suprême effort sur moi-même pour ne pas me rétracter de dégoût. J’avais l’impression que la bouillie infâme que Spiro avait dans la tête lui sortait par tous les orifices, dégoulinant sur son cou de poulet et son plastron immaculé. Tête de nœud n’était pas la plus belle pour aller danser.

— Vous avez eu des nouvelles de Kenny depuis qu’il a visité votre appartement ?

— Non.

Spiro se renfrogna.

— Dire qu’on était potes, Kenny, Moogey et moi. Inséparables. On a fait les quatre cents coups ensemble. Et puis Kenny s’est engagé dans l’armée, et il a changé. Il s’est cru plus malin que nous. Il avait des idées géniales tout d’un coup.

— Quelles idées ?

— Je ne peux pas vous dire, mais il voyait grand. Ce n’est pas que je ne pourrais pas en avoir des comme ça, mais j’ai d’autres trucs sur le feu.

— Et il vous fait participer à ses idées de génie ? Elles vous rapportent ?

— Ça lui arrivait de me mettre sur le coup. Avec lui, on ne pouvait jamais savoir. C’était un rusé. Et un cachottier. Et on ne s’en rendait pas compte. Il était comme ça avec les femmes aussi. Elles le prenaient pour un type bien.

Spiro retroussa sa lèvre supérieure. Sa façon à lui de sourire.

— Il nous faisait marrer en nous racontant comment il jouait le rôle du « petit ami fidèle jusqu’à la mort » tout en baisant toutes celles qui passaient à sa portée. Ce qu’il pouvait les faire marcher ! Et plus il les cognait, plus elles en redemandaient. On ne pouvait qu’admirer un type pareil. Il avait un truc. Je l’ai vu brûler des femmes à la cigarette ou leur planter des aiguilles dans la peau, et elles continuaient à venir lui manger dans la main.

Je crus que j’allais vomir mon cheeseburger. Je ne savais pas ce qui me dégoûtait le plus des séances d’acupuncture de Kenny ou de l’admiration que Spiro lui vouait.

— Il faut que je parte, dis-je. J’ai des choses à faire.

Entre autres, me désinfecter les idées après cette conversation.

— Attendez une minute, fit Spiro. Je voulais vous parler du problème de ma sécurité. C’est votre spécialité, la sécurité, c’est bien ça ?

Je ne me sentais spécialiste de rien.

— C’est bien ça.

— Alors que dois-je faire vis-à-vis de Kenny ? Je songeais de nouveau à engager un garde du corps. Juste pour la nuit. Quelqu’un qui passerait me prendre ici à la fermeture et m’escorterait jusque chez moi pour être sûr qu’il n’y a pas de problème. J’ai de la chance que Kenny ne se soit pas posté chez moi pour m’attendre l’autre jour.

— Vous avez peur de lui ?

— Il est comme la fumée : impossible à saisir. Il est toujours tapi dans l’ombre à vous tenir à l’œil. À faire des plans.

Nos regards se croisèrent.

— Vous ne le connaissez pas, me dit Spiro. À certains moments, c’est le gars le plus sympa qui soit ; à d’autres, il peut imaginer des choses diaboliques. Croyez-moi, je l’ai vu à l’œuvre. Il vaut mieux que ce ne soit pas contre vous qu’il les imagine.

— Je vous ai déjà dit que… garder votre corps ne m’intéressait pas.

Il sortit une liasse de billets de vingt dollars du tiroir central de son bureau et les compta.

— Cent dollars la nuit, dit-il. Tout ce que vous aurez à faire, c’est de me ramener chez moi sain et sauf. Après, j’assume.

Soudain, je vis l’intérêt de garder Spiro. Je serais sur place si jamais Kenny se pointait chez lui. Je serais en mesure de lui soutirer des renseignements. Et je pourrais ouvertement inspecter son appartement chaque soir. Bon d’accord, par-dessus le marché, je cédai à l’appât du gain. Mais ça aurait pu être pire. J’aurais pu dire oui pour cinquante dollars.

— Je commence quand ?

— Ce soir. Je ferme à dix heures. Soyez ici cinq à dix minutes avant.

— Pourquoi moi ? Pourquoi ne vous trouvez-vous pas un mec baraqué ?

Spiro remit l’argent dans le tiroir.

— Je ne veux pas avoir l’air d’une tante. Avec vous, les gens croiront que vous me draguez. C’est mieux pour mon image de marque. Sauf si vous continuez à vous habiller comme ça. Je pourrais me raviser.

Super.

Je quittai son bureau et aperçus Morelli nonchalamment adossé contre un mur près de la porte d’entrée, les mains fourrées dans les poches de son pantalon, l’air furax. Il me repéra, mais ne changea pas d’expression pour autant. Je lui bidonnai un sourire, traversai le hall à toute vitesse, et franchis la porte avant que Spiro ait une chance de nous voir ensemble.

— Je vois que tu as eu mon message, lui dis-je, en arrivant à la camionnette, accentuant mon sourire cent mille volts.

— Non seulement tu me voles ma camionnette, mais en plus, tu la gares en stationnement interdit.

— Mais tu te gares toujours en stationnement interdit !

— Seulement quand je suis en service et que je n’ai pas le choix… ou quand il pleut.

— Je ne vois pas pourquoi tu es énervé. Tu voulais que je parle à Spiro. C’est ce que j’ai fait.

— Primo, j’ai dû arrêter une voiture de police pour me faire déposer ici, et deuzio, je n’aime pas que tu partes en solo. Je ne veux pas te perdre de vue avant qu’on ait alpagué Mancuso.

— Je suis très touchée de voir que ma sécurité te préoccupe tant.

— Ta sécurité n’a rien à voir là-dedans, baby. Tu as l’art de tomber sur les gens que tu recherches mais tu es infoutue de les arrêter. Je ne tiens pas à ce que tu gâches une nouvelle rencontre avec Kenny. Je veux être là quand tu croiseras de nouveau sa route.

Je m’assis dans la camionnette en poussant un soupir. Quand on a raison, on a raison. Et Morelli avait raison. Je n’étais pas vraiment rapide comme chasseuse de primes. On garda le silence pendant tout le trajet jusque chez moi. Je connaissais ces rues comme ma poche. La plupart du temps, je faisais la route les yeux fermés et me rendais compte tout d’un coup que j’étais arrivée dans mon parking, en me demandant par où j’étais passée. Ce soir, mon attention était en éveil. Si Kenny était dans les parages, je ne voulais pas le manquer. Spiro l’avait comparé à de la fumée et avait dit qu’il vivait dans l’ombre. C’était une vision romanesque. Kenny était l’inadapté moyen qui zonait un peu partout en se racontant qu’il était le petit cousin de Dieu.

Le vent s’était levé, et les nuages filaient au-dessus de nos têtes, nous masquant le croissant argenté de la lune à intervalles réguliers. Morelli se gara à côté de ma Buick et coupa le moteur. Il tendit le bras vers moi et tripota le col de mon blouson.

— Tu as des projets pour ce soir ?

Je le mis au courant de mon nouvel emploi de garde du corps.

Morelli me dévisagea.

— Pourquoi tu fais ça ? me dit-il. Comment t’es-tu laissé entraîner là-dedans ? Si tu savais ce que tu faisais, tu serais morte de trouille.

— Disons que je vis une vie de rêve.

Je jetai un coup d’œil à ma montre. Sept heures et demie et Morelli était toujours en train de travailler.

— Tu fais des heures sup’ ? lui demandai-je. Je croyais que les flics faisaient les trois-huit.

— On a des horaires flexibles à la Brigade des mœurs.

— Tu n’as pas de vie privée ?

Il haussa les épaules.

— J’aime mon boulot, dit-il. Quand j’ai besoin de faire un break, je pars en week-end à la plage ou je vais passer huit jours dans les îles.

Intéressant. Je n’avais jamais imaginé Morelli en amateur d’îles.

— Qu’est-ce que tu fais quand tu vas aux îles ? Qu’est-ce qui t’attire là-bas ?

— J’aime bien plonger.

— Et la plage ? À quoi tu passes le temps sur les plages de Jersey ?

Morelli sourit.

— Je me planque sous la promenade en planches et je me branle. Les vieilles habitudes ont la peau dure.

Autant j’avais du mal à imaginer Morelli plongeant du haut d’une falaise de la Martinique, autant la vision de lui se masturbant sous la promenade était claire comme de l’eau de roche. Je l’imaginais, gamin de onze ans tout excité traînant devant les bars de la plage, écoutant les orchestres, reluquant les femmes en débardeurs et shorts moulants. Et plus tard, se faufilant sous la promenade en planches avec son cousin Mooch, et tous deux se paluchant avant d’aller retrouver tonton Manny et tatie Florence et de rentrer au bungalow à Seaside Heights. Deux ans plus tard, il aurait substitué sa cousine Sue Ann Beale à son cousin Mooch, mais la routine de base resterait identique.

Je poussai la portière de la camionnette et sautai par terre d’un bond mal assuré. Le vent qui sifflait autour de l’antenne de Morelli fouetta ma jupe. Mes cheveux volèrent à travers mon visage en une explosion de boucles folles.

Une fois dans l’ascenseur, je tentai de les mater sous le regard impassible de Morelli, intrigué par les efforts que je faisais pour coincer cette belle pagaille dans un élastique que j’avais déniché dans la poche de ma veste. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Morelli sortit dans le couloir et attendit que j’aie trouvé ma clef.

— Spiro a très peur ? me demanda-t-il.

— Suffisamment peur pour me demander de le protéger.

— Ce n’est peut-être qu’un stratagème pour t’attirer chez lui.

Je me glissai dans l’entrée de mon appartement, appuyai sur l’interrupteur et ôtai ma veste.

— Un stratagème qui lui revient cher, fis-je remarquer.

Morelli alla tout droit à la télévision, l’alluma et zappa sur ESPN. Les maillots bleus des Rangers apparurent sur l’écran. Les Caps jouaient à domicile en blanc. J’assistai à une remise en jeu avant de filer à la cuisine pour voir si j’avais des messages sur mon répondeur.

J’en avais deux. Le premier était de ma mère qui me disait qu’elle avait entendu que la First National recherchait des caissières et de ne pas oublier de bien me laver les mains si j’avais touché Mr. Loosey. Le deuxième était de Connie. Vinnie, rentré de la Caroline du Nord, voulait que je passe à l’agence demain. Compte là-dessus. Vinnie se faisait du mouron pour la caution de Mancuso. Si je passais le voir, il me retirerait l’affaire pour la confier à un agent plus expérimenté que moi.

J’appuyai sur le bouton « off », pris un paquet de chips dans le placard et deux bières dans le frigo. Je me laissai tomber sur le canapé à côté de Morelli et posai les chips entre nous. On se serait cru un samedi soir chez un vieux couple.

À la moitié de la première mi-temps, le téléphone sonna.

— Alors, ça boume ? me dit mon correspondant. Morelli te prend par-derrière ? Il paraît qu’il aime ça. T’en es une sacrée, toi. Te faire à la fois Spiro et petit Joe.

— Kenny ?

— J’appelais juste pour savoir si ma pochette-surprise t’avait fait plaisir ?

— C’était super. Et quel était le but de la manœuvre ?

— Me marrer. Je te regardais pendant que tu ouvrais l’enveloppe. Bonne idée d’avoir fait participer la vioque. J’aime bien les vioques. On pourrait même dire que c’est ma spécialité. Faudra que tu demandes à Joe de te raconter ce que je leur fais aux petites vieilles. Non, attends, j’ai une meilleure idée : et si je te le montrais moi-même ?

— Tu es complètement malade, Kenny. Tu devrais te faire soigner.

— C’est ta mamie que je vais soigner. Et toi aussi peut-être. Je voudrais pas que t’aies l’impression que je te néglige. Au début, j’étais furax que tu fasses foirer mes petites affaires. Maintenant, je vois les choses sous un autre angle. Maintenant, je pense que je vais bien m’amuser avec toi et mamie Tourne-pas-Rond. C’est toujours mieux quand quelqu’un regarde en attendant son tour.

— Tu en profiterais pour me raconter comment Spiro s’y est pris pour arnaquer ses potes.

— Comment tu sais que ce n’est pas Moogey qui nous a arnaqués ?

— Il n’en savait pas assez long pour ça.

Cliquetis sur la ligne. Kenny avait raccroché.

Morelli, qui m’avait rejoint à la cuisine, se tenait debout à côté de moi, canette de bière en main, l’air dégagé mais le regard dur.

— C’était ton cousin, lui dis-je. Il voulait savoir comment j’avais réagi à son paquet-cadeau et me dire qu’il avait le projet de « s’amuser » avec ma grand-mère et moi.

Je me dis que je faisais une assez bonne imitation de la chasseuse de primes dure à cuire même si intérieurement je tremblais comme une feuille. Je n’avais pas l’intention de demander à Morelli de me raconter ce que Mancuso faisait subir aux vieilles dames. Je préférais ne pas le savoir. Et quoi que ce soit, je ne voulais pas que mamie Mazur le subisse.

Je téléphonai chez mes parents pour m’assurer que ma grand-mère était en sécurité à la maison. Oui, elle regardait la télévision, me dit ma mère. Je lui jurai que je m’étais lavé les mains et m’excusai de ne pouvoir venir pour le dessert.

Je troquai ma robe contre un jean, une chemise en flanelle et des tennis. Je pris mon .38 dans la boîte à biscuits, vérifiai qu’il était bien chargé, et le glissai dans mon sac.

Quand je revins dans le salon, Morelli donnait une chips à Rex dans le creux de sa main.

— Je vois que tu as mis ta tenue de combat, me dit-j il. J’ai entendu que tu ouvrais ta boîte à biscuits.

— Mancuso a proféré des menaces concernant ma grand-mère.

Morelli coupa les pattes aux Rangers.

— La frustration le rend nerveux… et con. C’était con de t’aborder à la galerie marchande ; con de s’introduire chez Stiva ; et très con de te téléphoner. Chaque fois qu’il fait un truc comme ça, il prend le risque de se faire repérer. Kenny peut être très rusé quand il est au mieux de sa forme, mais quand il perd, il n’obéit plus qu’à son amour-propre et à son impulsion. Il est en train de craquer parce qu’il s’est planté avec ses armes volées. Il cherche un bouc émissaire. Soit un acheteur lui avait versé une avance, soit il n’a pu livrer qu’un lot d’armes avant que le reste n’ait disparu. Je penche sur la théorie de l’acheteur. A mon avis, il est aux cent coups parce qu’il ne peut pas respecter le contrat et qu’il a claqué son avance.

— Il pense que Spiro a la marchandise.

— Ces deux-là vendraient père et mère pour sauver leur peau.

J’allais enfiler mon blouson quand le téléphone sonna. C’était Louie Moon.

— Il était ici, dit-il. Mancuso. Il est revenu et il a planté Spiro avec un couteau.

— Où est Spiro ?

— A l’hôpital St. Francis. Je l’ai emmené là-bas et je suis revenu fermer la boutique.

Un quart d’heure plus tard, Morelli et moi arrivions à l’hôpital. Deux policiers, Vince Roman et un nouveau que je ne connaissais pas, étaient en faction devant le bureau d’accueil des urgences, lestés de leurs ceinturons.

— Qu’est-ce qui se passe ? leur demanda Morelli.

— On est venus prendre la déposition du gus de chez Stiva, lui répondit Vince. Ton cousin l’a salement tailladé.

Il lança un regard vers la porte derrière le bureau d’accueil.

— Spiro est là, en train de se faire recoudre.

— C’est grave ?

— Ça aurait pu être pire. Kenny a dû vouloir lui trancher la main, mais la lame a glissé sur la gourmette en or de Face de Rat. Attends de voir le bijou, tu comprendras. Tout droit sorti de chez Tiffany’s.

Ce qui eut pour effet de faire pouffer Vince et son acolyte.

— Je suppose qu’on n’a pas arrêté Kenny ? fit Morelli.

— C’est un vrai courant d’air, ce mec.

On trouva Spiro sur un lit d’hôpital au service des urgences, adossé contre l’oreiller. Il y avait deux autres personnes alitées dans la pièce, et Spiro était séparé d’elles par un rideau partiellement tiré. Son avant-bras droit était pris dans un énorme bandage. Sa chemise blanche, ouverte au col, était tachée de sang. Une cravate et un torchon imbibé de sang avaient été jetés par terre à côté du lit.

Quand il me vit, Spiro sortit de sa stupeur.

— Vous étiez censée me protéger ! beugla-t-il. Vous n’êtes jamais là quand j’ai besoin de vous !

— Je ne prends mon service qu’à dix heures moins dix, vous l’avez oublié ?

Il tourna les yeux vers Morelli.

— Il est barje. Votre cousin est complètement barje ! Il a voulu me couper la main, ce con ! Il est mûr pour l’asile. J’étais dans mon bureau, en train de faire tranquillement la facture de Mrs. MacKey, quand j’ai relevé la tête et j’ai vu Kenny devant moi. Et le voilà qui se met à délirer comme quoi je l’aurais volé. Je ne sais absolument pas de quoi il veut parler. Il est fou à lier. Et là-dessus, il me dit qu’il va me découper en rondelles jusqu’à ce que je lui dise ce qu’il veut savoir. Une chance que je portais ma gourmette sinon je serais en train d’apprendre à écrire de la main gauche, moi. Je me suis mis à crier, Louie est arrivé et Kenny a filé. J’exige la protection de la police. Mademoiselle Monts et Merveilles ici présente ne fait pas l’affaire !

— Je peux vous faire raccompagner chez vous, dit Morelli. Mais ensuite, vous serez seul.

Il tendit sa carte à Spiro.

— Au moindre problème, appelez-moi, lui dit-il. Et en cas d’extrême urgence, faites le 911.

Spiro souffla avec ironie et me fusilla du regard.

Je lui souris gentiment.

— On se voit demain ? lui dis-je.

— Ouais, c’est ça. À demain.

Quand on sortit de l’hôpital, le vent était tombé et il bruinait.

— Retour du front chaud, fit Morelli. Après la pluie le beau temps.

On grimpa à bord de la camionnette et, une fois assis, on regarda l’hôpital. La voiture de police était garée dans l’allée réservée aux ambulances. Au bout d’une dizaine de minutes, Roman et son collègue partirent avec Spiro. On les suivit jusqu’à Demby et on attendit qu’ils aient vérifié que l’appartement de Spiro ne présentait aucun danger.

Les policiers quittèrent les lieux. On resta encore quelques minutes.

— On devrait le surveiller, dit Morelli. Kenny ne va pas s’en tenir là. Il va le harceler jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il veut.

— Peine perdue. Spiro n’a pas ce que veut Kenny.

Morelli, indécis, regardait à travers le pare-brise battu par la pluie.

— Il me faut une autre bagnole, dit-il. Kenny a repéré ma camionnette.

Il allait de soi qu’il avait aussi repéré ma Buick. Qui ne l’avait pas repérée ?

— Et ta voiture banalisée beige ?

— Il la connaît sans doute aussi. Il me faut un truc qui me donne plus d’invisibilité. Une camionnette ou un Bronco aux vitres teintées.

Il mit le contact et débraya.

— Tu sais à quelle heure Spiro ouvre le matin ?

— A neuf heures, en temps normal.

Morelli frappa à ma porte à six heures et demie, et j’avais déjà pris de l’avance. Je m’étais douchée, avais revêtu ce que j’en étais venue à considérer comme ma tenue de travail : jean, chemise chaude, chaussures du jour. J’avais nettoyé la cage de Rex et mis du café à chauffer.

— Bon, je t’explique mon plan, me dit Morelli. Tu suis Spiro et moi je te suis.

Je pensais qu’on pouvait trouver mieux en matière de plan, mais n’en ayant pas d’autre à proposer, je gardai mes réflexions pour moi. Je remplis ma bouteille Thermos de café, mis deux sandwiches et une pomme dans ma petite glacière et branchai mon répondeur.

Il faisait toujours nuit quand je sortis sur le parking. Dimanche matin. Pas de circulation. Ni Morelli ni moi n’étions d’humeur loquace. Sa camionnette n’était pas en vue.

— Tu roules en quoi ? lui demandai-je.

— En Explorer noire. Je l’ai garée dans la rue sur le côté de l’immeuble.

J’ouvris la portière de la Buick et jetai mon barda sur la banquette arrière, y compris une couverture qui, apparemment, ne me serait d’aucune utilité. La pluie avait cessé et le fond de l’air était chaud. Dans les dix degrés.

Je n’étais pas sûre que Spiro avait le même emploi du temps le dimanche. Le salon funéraire était ouvert sept jours sur sept, mais je me doutais que le week-end, les horaires variaient selon les arrivages. Et Spiro n’avait pas une tête à aller à la messe. Je me signai. Je n’arrivais même pas à me rappeler la dernière fois où j’avais mis les pieds dans une église.

— À quoi tu joues ? me fit Morelli. Ça veut dire quoi ce signe de croix ?

— On est dimanche et je ne vais pas à la messe une fois de plus.

Morelli posa une main sur ma tête. Un geste ferme et rassurant. Une chaleur se répandit sous mon crâne.

— Dieu t’en voudra pas, me dit-il.

Il fit glisser sa main jusqu’à ma nuque, attira ma tête vers lui et m’embrassa sur le front. Il m’étreignit et partit à grandes enjambées à travers le parking où il disparut dans la nuit.

Je me carrai dans la Buick, me sentant toute chose et me demandant si mon trouble avait à voir avec Morelli. Mais un bisou sur le front, qu’est-ce que cela voulait dire ? Rien, assurément. Sinon que, de temps en temps, Morelli pouvait être un type bien. Alors, pourquoi est-ce que je souriais comme une idiote ? Parce que j’étais en manque. Ma vie amoureuse était inexistante. Je partageais mon appartement avec un hamster. Bon, ça aurait pu être pire. Je pourrais être toujours mariée à Dickie Orr, l’étalon de ces dames.

Le trajet jusqu’à Century Court se passa sans encombre. Le ciel commençait à s’éclaircir. Traînées de nuages sombres sur bandes de ciel bleu. Dans l’immeuble de Spiro, seul son appartement était éclairé. Je me garai et levai les yeux vers mon rétroviseur pour regarder si je voyais les phares de Morelli. Non. Je me tournai sur mon siège, balayai le parking du regard. Pas d’Explorer.

Aucune importance. Morelli était là, quelque part, pas loin. Enfin, je l’espérais.

Je ne me faisais aucune illusion sur le rôle que me faisait jouer Morelli : celui de l’appât. Je me plaçai bien en évidence sur le devant de la scène dans ma Grande Bleue et ainsi Kenny ne se soucierait pas trop de savoir s’il y avait un autre danger.

Je me servis un café, me préparant mentalement à une longue attente. Une lumière s’alluma dans l’appartement mitoyen à celui de Spiro. Une autre un peu plus bas. Le ciel charbonneux vira au bleu azur. Le jour aussi se levait.

Les jalousies de chez Spiro étaient toujours baissées. Aucun signe de vie dans son appartement. Je commençais à me poser des questions quand la porte de chez lui s’ouvrit et qu’il apparut sur le seuil. Après avoir vérifié qu’il avait bien fermé sa porte à clef, il gagna sa voiture à petits pas pressés. Il conduisait une Lincoln bleu marine – avec vitre de séparation coulissante entre sièges avant et banquette arrière. La voiture de prédilection de tous les jeunes croque-morts. Une location-vente passant dans les frais généraux, sans doute.

Il arborait une tenue plus décontractée que de coutume. Jean noir délavé et baskets. Épais pull-over vert foncé. Un bandage blanc jaillissait d’une des manches.

Il sortit du parking et s’engagea dans Klockner Street.

Je m’étais attendue à ce qu’il fasse cas de ma présence d’une façon ou d’une autre, mais il passa devant moi sans daigner m’accorder un regard. Il devait surtout se soucier de ne pas salir son pantalon du dimanche.

Je le suivis à une vitesse de croisière. Le trafic était fluide et, de plus, je savais où Spiro se rendait. Je me garai non loin de chez Stiva, à une place d’où j’avais vue sur l’entrée principale, l’entrée latérale ainsi que sur le petit parking et l’allée qui menait à la porte de derrière.

Spiro se gara devant et entra par la porte latérale qui demeura ouverte le temps qu’il compose le code pour débrancher l’alarme. Elle se referma, puis la lumière s’alluma dans son bureau.

Dix minutes plus tard, Louie Moon arrivait.

Je me servis un autre café et mangeai la moitié d’un sandwich. Personne d’autre n’entra ni ne sortit de chez Stiva. À neuf heures et demie, Louie Moon partit au volant du fourgon funéraire. Il revint une heure plus tard, et fit rouler un mort par la porte de derrière. Voilà donc pourquoi Spiro et lui étaient venus travailler un dimanche matin.

À onze heures, je mis mon téléphone cellulaire à contribution pour appeler ma mère et m’assurer que mamie Mazur allait bien.

— Elle est sortie, me dit ma mère. Je m’absente dix minutes et ton père ne trouve rien de mieux à faire que de laisser ta grand-mère sortir avec Betty Greenburg.

À quatre-vingt-neuf ans, Betty Greenburg était un cauchemar ambulant.

— Depuis son attaque en août dernier, Betty perd la boule, poursuivit ma mère. La semaine dernière, elle a pris sa voiture pour aller au supermarché et on l’a retrouvée à Asbury Park. Elle a dit qu’elle avait raté l’embranchement.

— Elles sont parties depuis combien de temps ?

— Bientôt deux heures ! Elles ont dit à ton père qu’elles allaient à la boulangerie. Tu crois que je devrais appeler la police ?

J’entendis, en fond sonore, le claquement d’une porte et des cris.

— C’est elle ! s’écria ma mère. Et elle a une main bandée !

— Passe-la-moi.

Mamie Mazur vint à l’appareil.

— Tu ne le croiras jamais, dit-elle d’une voix tremblante de colère et d’indignation. Il nous est arrivé une chose affreuse. Betty et moi sortions de la boulangerie avec une boîte de biscuits italiens quand tout à coup Kenny Mancuso en personne a surgi de derrière une voiture, crâneur comme pas deux, et a foncé droit sur moi. Alors, il me fait : « Mais regardez donc qui va là, c’est mamie Mazur ! » « Oh, moi aussi je vous connais, que je lui ai dit, vous êtes ce bon à rien de Kenny Mancuso. » « Bien vu, la vieille, qu’il me dit. Et tu sais quoi ? Je suis venu hanter tes cauchemars. »

Elle s’interrompit. Je l’entendis qui reprenait sa respiration.

— Maman m’a dit que tu avais la main bandée ? lui demandai-je.

J’essayais de ne pas la brusquer, mais j’étais pressée de savoir ce qui s’était passé.

— C’est Kenny qui m’a frappée. Avec un pic à glace. Il me l’a planté dans la main, me dit-elle d’une voix où perçait la douleur qu’elle avait ressentie.

Je reculai mon siège au maximum et laissai tomber ma tête entre mes genoux.

— Allô ? fit ma grand-mère. Tu es toujours là ?

Je tâchai de me ressaisir.

— Et maintenant, tu vas bien ? lui demandai-je.

— Oui, oui, ça va. Ils m’ont rafistolée à l’hôpital. Ils m’ont donné du Tylenol, tu sais, c’est à base de codéine. Avec ça, un poids lourd pourrait te rouler dessus que tu ne sentirais rien. Et puis compte tenu du fait que j’étais choquée, ils m’ont donné un décontractant. Les médecins m’ont dit que j’avais eu de la chance que le pic n’ait rien touché d’important. Il est passé entre les os. Du travail bien fait, si l’on peut dire.

— Et Kenny ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Il a détalé comme le chien galeux qu’il est. En disant qu’il reviendrait. Que ce n’était qu’un début.

Sa voix se brisa.

— Non mais tu te rends compte ? gémit-elle.

— Le mieux serait que tu ne sortes plus pendant un moment.

— C’était bien mon intention. Je suis très fatiguée. Je vais me faire un thé bien chaud.

Ma mère reprit l’appareil.

— Où va le monde ? dit-elle. Une vieille dame se fait agresser en plein jour en sortant de chez son boulanger à deux pas de chez elle !

— Je vais laisser mon téléphone cellulaire branché. Ne laisse pas sortir mamie et appelle-moi s’il se passe quelque chose.

— Tu trouves que ce n’est pas suffisant ?

Je raccrochai et branchai mon téléphone cellulaire. Mon cœur battait à tout rompre et mes paumes étaient moites de sueur. Je m’efforçai de raisonner calmement mais j’avais les idées brouillées par l’émotion. Je descendis de la Buick et cherchai la voiture de Morelli des yeux. J’agitai les bras au-dessus de ma tête en un signal de détresse.

Mon téléphone cellulaire sonna. C’était Morelli. Sa voix était empreinte d’impatience ou d’anxiété. Difficile de trancher.

— Quoi ? fit-il.

Je lui racontai les déboires de mamie Mazur et attendis sa réaction tandis que le silence se tendait à craquer entre nous. Finalement, il poussa un juron et un soupir de dégoût. Ce devait être dur pour lui. Mancuso faisait partie de sa famille.

— Je suis désolé, dit-il. Je peux faire quelque chose ?

— M’aider à choper Mancuso.

— On va le choper, ne t’en fais pas.

Notre crainte commune de ne pas l’arrêter assez vite demeura dans le non-dit.

— Tu es toujours partante pour continuer à servir de gibier ? me demanda Morelli.

— Jusqu’à six heures. Je vais dîner chez mes parents ce soir. Je veux aller voir ma grand-mère.

Il n’y eut aucun autre signe d’activité jusqu’à une heure, moment où le salon funéraire ouvrit ses portes pour les visites d’après-midi. Je braquai mes jumelles sur les fenêtres de la pièce sur rue et aperçus Spiro en costume-cravate. Il devait avoir des vêtements de rechange sur son lieu de travail. Des voitures entraient et sortaient régulièrement du parking et je me rendis compte à quel point il serait très facile pour Kenny de se fondre dans ces allées et venues. Il lui suffisait de se coller une fausse barbe ou une fausse moustache, de mettre un chapeau, une perruque, et le tour était joué. Qui prêterait attention à un visiteur de plus sortant de chez Stiva ?

A deux heures, je gagnai le trottoir d’en face.

Spiro poussa un soupir en me voyant et, instinctivement, il rapprocha son bras blessé de son corps. Ses gestes étaient d’une brusquerie inhabituelle ; sa mine, lugubre. Il me donnait l’impression d’avoir l’esprit troublé. Il était le rat lâché dans un labyrinthe, grattant avec ses pattes pour franchir des obstacles, courant dans des galeries sans issues, cherchant désespérément la sortie.

Un homme était assis, seul, à la table où était servi le thé. La quarantaine, de taille moyenne, de l’embonpoint. Il était en tenue sport. Sa tête me disait quelque chose. Il me fallut un petit moment pour le resituer. Je l’avais vu à la station-service de Delio au moment où on emportait le cadavre de Moogey Bues dans une housse en plastique. J’avais pensé qu’il faisait partie de la brigade criminelle, mais peut-être travaillait-il à celle des mœurs, ou peut-être était-il un agent fédéral.

Je m’approchai de lui et me présentai.

— Andy Roche, dit-il, me tendant la main.

— Vous travaillez avec Morelli.

Il se figea un bref instant, le temps qu’il se reprenne.

— Ça m’arrive, dit-il.

Je pris un biscuit.

— Agent fédéral ? fis-je.

— Trésor public.

— Vous allez rester ici ?

— Le plus longtemps possible. On a amené un mort bidon aujourd’hui. Je suis son frère éploré qui ne l’avait pas vu depuis longtemps.

— Très malin.

— Ce type, ce Spiro, toujours aussi pisse-froid ?

— La journée d’hier a été rude pour lui. Et il n’a pas beaucoup dormi cette nuit.

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