3

Morelli et moi avions déjà mené pas mal de batailles l’un contre l’autre sans que jamais aucun de nous ne gagne la guerre. Quelque chose me disait que nous allions repartir au combat. Et qu’il allait falloir que j’apprenne à tempérer. Si j’attaquais Morelli de front, il pouvait faire de ma vie de chasseuse de primes – déjà si difficile – un véritable enfer.

Si ce n’est me réduire à l’état de carpette. Or, ce qu’il fallait, c’était avoir l’air d’une carpette au moment opportun. Je décidai que ce n’en était pas un et que je devais réagir par la colère devant un tel affront. Facile, puisque j’en ressentais. Je pris le large, sortant du parking en faisant celle qui savait où elle allait alors que je n’en avais pas la moindre idée. Il était bientôt quatre heures et je n’avais plus aucune pierre à retourner pour voir si Mancuso ne se cacherait pas dessous, aussi pris-je la direction de chez moi, passant en pilotage automatique et faisant mentalement le point de l’enquête.

Je savais que je devais passer voir Spiro, mais cette perspective ne m’enchantait guère. Je ne partageais pas l’enthousiasme de ma grand-mère pour les salons funéraires. Pour tout dire, l’idée de la mort me donnait la chair de poule et Spiro me paraissait sortir tout droit d’une catacombe. Vu que je n’étais déjà pas d’excellente humeur, je jugeai préférable de remettre cette visite au lendemain.

Je me garai derrière mon immeuble et, mon Levi’s étant toujours trop serré sur les crêpes aux myrtilles du matin, je dédaignai l’ascenseur au profit de l’escalier. En entrant chez moi, je faillis marcher sur une enveloppe qui avait été glissée sous ma porte. Blanche. Grand format. Mon nom y figurait en lettres adhésives argentées. Je l’ouvris et lus le message qui tenait en deux phrases, elles aussi en collage.

« Pars en vacances. Ça vaudra mieux pour ta santé. »

Ne voyant aucun dépliant touristique à l’intérieur, j’en déduisis que ce n’était pas un envoi publicitaire d’une agence de voyages.

J’envisageai l’autre possibilité. Une lettre de menace. Évidemment, si elle émanait de Kenny, cela voulait dire qu’il était toujours à Trenton. Mieux : elle signifiait que j’avais fait quelque chose qui lui causait du souci. Outre Kenny, je ne voyais vraiment pas qui pourrait me vouloir du mal. Un copain à lui ? Morelli ? Ma mère ?

Je fis coucou à Rex, jetai mon sac et l’enveloppe sur le comptoir de la cuisine et écoutai mes messages.

Ma cousine Kitty, qui travaillait à la banque, m’avait appelée pour me dire qu’elle surveillait le compte de Mancuso comme je le lui avais demandé, mais qu’aucune opération n’avait eu lieu ces derniers temps.

Mary Lou Molnar, ma meilleure amie de toujours, devenue Mary Lou Stankovic, me demandait si j’avais disparu de la surface de la Terre vu qu’elle n’avait plus aucune nouvelle de moi depuis Dieu savait quand.

Et le dernier message était de mamie Mazur.

« J’ai horreur de ces machines à la noix, commençait-elle. J’ai toujours l’impression d’être une débile profonde qui parle dans le vide. J’ai lu dans le journal que ton pompiste était exposé ce soir, et si tu pouvais m’accompagner, je ne dirais pas non. Elsie Farasworth m’a bien dit qu’elle m’emmènerait, mais je déteste monter en voiture avec elle car elle a de l’arthrite aux genoux et il arrive que son pied reste coincé sur l’accélérateur. »

L’exposition de Moogey Bues. Ça valait le déplacement. J’allai frapper chez Mr. Wolesky, en face, pour lui emprunter le journal. Mr. Wolesky laissait sa télévision allumée jour et nuit, aussi devait-on toujours tambouriner contre sa porte. Alors il venait vous ouvrir et vous disait d’arrêter de faire tout ce boucan. Quand il avait eu une attaque, quatre ans plus tôt, il avait appelé une ambulance mais n’avait accepté de prendre place sur le fauteuil roulant qu’à la fin de « Jeopardy ».

Mr. Wolesky m’ouvrit et me fusilla du regard.

— Pas la peine de faire autant de boucan. Je ne suis pas sourd.

— Vous pourriez me prêter votre journal ?

— Il s’appelle « reviens ». J’ai besoin du programme télé.

— Je veux juste vérifier un truc.

J’ouvris le journal à la rubrique nécrologique. Moogey Bues était bien exposé chez Stiva. A sept heures.

Je remerciai Mr. Wolesky et lui rendis son journal.

Je téléphonai à ma grand-mère pour lui confirmer que je passerais la prendre. Ma mère me proposa de rester dîner. Je déclinai son invitation, lui promis de ne pas aller au salon funéraire en jean, raccrochai et, pour limiter les dégâts de la pâte à crêpe, j’allai fouiller dans mon réfrigérateur en quête d’aliments à zéro pour cent de matières grasses.

Je venais à peine à bout d’une salade quand le téléphone sonna.

— Salut, fit Ranger. Je parie que tu dînes d’une salade.

Je tirai la langue et louchai en direction du combiné.

— Du nouveau sur Mancuso ?

— Il n’habite pas ici. Il ne passe jamais ici. Il ne travaille pas ici.

— Simple curiosité morbide, si tu devais chercher vingt-quatre cercueils qui ont disparu dans la nature, tu commencerais par où ?

— Libres ou occupés ?

Zut, j’avais oublié de demander. Je levai les yeux au ciel. Mon Dieu, faites qu’ils soient vides !

Je raccrochai et téléphonai à Eddie Gazarra.

— Que me vaut l’honneur ? fit-il.

— Je veux savoir sur quoi travaille Joe Morelli.

— Bonne chance. La moitié du temps, son chef lui-même ne le sait pas.

— Oui, mais tout finit toujours par se savoir.

Gros soupir de la part de Gazarra.

— Je vais voir ce que je peux déterrer.

Morelli, qui faisait partie de la brigade des mœurs, ne travaillait ni dans les mêmes locaux ni dans le même quartier qu’Eddie. Et la brigade des mœurs, qui collaborait étroitement avec la DEA et l’administration des douanes, gardait bouche cousue sur les affaires en cours. Compte non tenu des propos de bar, des ragots de bureau et des confidences sur l’oreiller.

Je troquai mon Levi’s contre le look tailleur strict et chic. Je chaussai des hauts talons, donnai du volume à mes cheveux à grand renfort de gel et de laque, allongeai mes cils au mascara. Je me reculai pour juger de l’effet obtenu. Pas mal, mais aucun risque que Sharon Stone se jette par dépit du haut d’un pont.

— Non, mais regardez-moi cette tenue, dit ma mère en m’ouvrant la porte. Et après, on s’étonne de se faire violer au coin de la rue avec des jupes aussi courtes. Comment tu fais quand tu t’assoies ? On te voit tout.

— Cinq centimètres au-dessus du genou. Ce n’est pas si mini que ça !

— On ne va pas parler chiffons toute la soirée, intervint mamie Mazur. J’ai une visite funéraire à faire, moi. Je veux voir comment ils l’ont préparé. J’espère qu’on voit encore les traces des balles.

— Ne rêve pas trop, lui dis-je. Je pense que le cercueil sera fermé.

Non seulement Moogey avait été abattu, mais il avait subi une autopsie. Je me disais que même si tous les embaumeurs du monde se donnaient la main, ça ne suffirait pas à recoller les morceaux de Moogey Bues.

— Un cercueil fermé ! se récria ma grand-mère. Il ne manquerait plus que ça ! Si jamais le bruit circule que Stiva expose à cercueil fermé, il n’y a plus un chat dans la salle.

Elle boutonna son cardigan sur sa robe et coinça son sac sous son bras.

— Dans le journal, en tout cas, il n’était pas question de ça.

— Repasse après, me dit ma mère. J’ai fait un pudding au chocolat.

— Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? demanda mamie Mazur à ma mère.

— Je ne connaissais pas ce Moogey Bues. J’ai mieux à faire que d’aller regarder le cadavre d’un inconnu.

— Moi, c’est pareil, dit mamie Mazur, mais il se trouve que j’aide Stéphanie dans sa chasse à l’homme. Si ça se trouve, Kenny Mancuso va se pointer et Stéphanie aura besoin de renfort musclé. J’ai vu à la télé comment on coupe les pattes à quelqu’un en lui enfonçant les doigts dans les yeux.

— C’est à tes risques et périls, me dit ma mère. Si jamais elle enfonce ses doigts là où il ne faut pas, c’est sous ton entière responsabilité.

La porte à double battant du salon funéraire était grande ouverte pour le confort de tous ceux qui étaient venus dire un dernier adieu à Moogey Bues. Mamie Mazur joua tout de suite des coudes pour atteindre le premier rang, moi à la remorque.

— Alors, ça, c’est le bouquet, s’exclama-t-elle quand elle arriva à hauteur du cercueil. Tu avais raison. Ils ont foutu le couvercle.

Elle prit un air finaud.

— Comment savoir que c’est vraiment Moogey qui est à l’intérieur ?

— Je suis sûre qu’on a dû vérifier.

— Comment en être sûr ?

Je la foudroyai du regard.

— On devrait peut-être jeter un coup d’œil par nous-mêmes ? dit-elle.

— NON !

Les conversations cessèrent et tous les visages se tournèrent vers nous. Je fis un sourire d’excuse et nouai un bras autour de la taille de ma grand-mère.

Je baissai d’un ton et la sermonnai.

— On ne doit pas regarder dans un cercueil fermé, ça ne se fait pas. Ce n’est pas notre affaire et quelle importance pour nous que ce soit Moogey Bues ou pas qui soit dans ce cercueil ? S’il a disparu, c’est du ressort de la police.

— Ça pourrait avoir son importance pour ton enquête, dit-elle. Ça a peut-être un rapport avec Kenny Mancuso.

— C’est de la curiosité mal placée. Tu as juste envie de voir les impacts des balles.

— Pas seulement, se récria-t-elle.

Je remarquai que Ranger était venu lui aussi. Je ne l’avais jamais vu vêtu que de deux couleurs : kaki militaire et noir mauvais garçon. Ce soir, il était en noir, l’unicité n’étant rompue que par les deux diamants qu’il portait à l’oreille et qui étincelaient sous l’éclairage. Comme d’habitude, il avait noué ses cheveux avec un catogan. Cette fois, il portait un blouson de cuir noir. On ne pouvait que supposer ce qu’il y avait de caché dessous. Sans doute une puissance de feu suffisante pour rayer de la carte un petit pays d’Europe. Il s’adossa au mur du fond, bras croisés, dans une attitude décontractée, aux aguets.

Joe Morelli se tenait face à lui dans une posture similaire.

Je remarquai un homme qui contourna un groupe de gens agglutinés près de la porte. Il fouilla rapidement la pièce du regard, et salua Ranger d’un signe de tête.

Celui que lui adressa Ranger en retour fut imperceptible sauf pour les initiés.

Je le regardai d’un air interrogateur, et il articula silencieusement : « Sandman. » Ce nom ne me disait rien.

Sandman s’approcha du cercueil et en examina le bois ciré, avec l’air de quelqu’un qui avait tout vu et ne pouvait s’étonner de rien. Des pattes-d’oie marquaient le coin de ses yeux sombres et enfoncés. Je me dis que ces rides devaient être dues à la débauche plutôt qu’au soleil ou au rire. Ses cheveux bruns étaient coiffés en arrière, plaqués par du gel.

Il surprit mon regard et le soutint un moment avant de détourner les yeux.

— Il faut que j’aille parler à Ranger, dis-je à mamie Mazur. Si je te laisse seule un moment, tu me jures que tu ne feras pas de bêtise ?

Ma grand-mère le prit de haut.

— Tu m’insultes maintenant ? dit-elle. À mon âge, je sais me tenir, figure-toi !

— Tu ne tournicoteras pas autour du cercueil pour voir ce qu’il y a à l’intérieur ?

— Mmmais non.

— Qui est ce type qui vient de présenter ses condoléances ? demandai-je à Ranger.

— Il s’appelle Perry Sandeman. On lui a donné ce surnom à cause du fait que si tu l’énerves, il te fait dormir pour un très long moment[2].

— Tu le connais bien ?

— Il zone. Il achète un peu de came aux Blacks.

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Il bosse au garage.

— Celui de Moogey ?

— Ouais. Il paraît qu’il était là quand Moogey s’est fait tirer dans le genou.

Un cri retentit vers les premiers rangs, et on entendit le bruit d’un objet lourd se refermer en claquant. Un objet lourd dans le genre couvercle de cercueil. Je sentis mes yeux se lever machinalement au ciel.

Spiro apparut dans l’encadrement de la porte non loin de moi. Deux petites rides s’étaient creusées entre ses sourcils. Il s’élança en avant, la foule s’écarta devant lui, et j’eus une vision très nette de la scène. Une vision de mamie Mazur.

— C’est ma manche, dit-elle à Spiro. Elle s’est coincée dans le couvercle par accident et ce satané machin s’est soulevé. Ça aurait pu arriver à tout le monde !

Ma grand-mère me lança un regard et leva ses deux pouces vers le ciel.

— C’est ta grand-mère ? me demanda Ranger.

— Ouais. Elle voulait vérifier que c’était bien Moogey qui était dans le cercueil.

— T’as un sacré patrimoine génétique, baby.

Spiro vérifia que le couvercle était bien refermé et replaça la couronne qui était tombée par terre.

Je me rapprochai en hâte, prête à étayer la théorie manche-coincée-dans-couvercle, mais ce ne fut pas nécessaire. Spiro tenait manifestement à étouffer l’affaire. Il murmura quelques formules de réconfort aux proches du défunt et s’efforça d’effacer les empreintes digitales laissées par ma grand-mère sur le bois vernis.

— Quand le couvercle s’est soulevé, je n’ai pas pu m’empêcher de voir que vous aviez fait du beau travail, dit ma grand-mère à Spiro. Les traces des balles sont presque invisibles, sauf là où votre mastic s’est un peu enfoncé dans les trous.

Spiro acquiesça, l’air solennel, et du bout d’un doigt qu’il posa sur le dos de ma grand-mère, il l’éloigna adroitement du cercueil.

— Nous prenons le thé dans le hall, lui dit-il. Une tasse vous ferait peut-être plaisir après ce malheureux incident ?

— Je ne dirais pas non, lui répondit ma grand-mère. Je n’ai plus rien à faire ici de toute façon.

J’accompagnai ma grand-mère dans le hall et attendis d’être sûre qu’elle comptait bien boire du thé. Une fois qu’elle eut pris une chaise, une tasse et des biscuits, je partis retrouver Spiro. Il était dehors, derrière la porte de service, dans un halo de lumière artificielle, en train de fumer en cachette.

Le temps s’était rafraîchi, mais Spiro ne semblait pas s’en soucier. Il tirait de grosses bouffées et soufflait la fumée lentement. Je me dis qu’il s’efforçait d’absorber le plus de goudron possible pour en terminer au plus vite avec sa misérable existence.

Je cognai légèrement à la porte vitrée pour attirer son attention.

— Voulez-vous que nous discutions des… hum… des vous savez quoi, maintenant ?

Il me fit un signe de tête affirmatif, et tira une dernière bouffée sur sa cigarette qu’il jeta par terre dans l’allée.

— J’ai failli vous téléphoner cet après-midi, me dit-il, puis j’ai pensé que vous viendriez voir Bues ce soir. Il aurait déjà fallu que je les retrouve hier, ces machins.

Il balaya le parking du regard pour être sûr que nous étions seuls.

— Les cercueils, c’est comme le reste, me dit-il. Les fabricants ont des surplus, des articles de second choix, ils soldent. Parfois, il est possible d’acheter des lots au rabais. Il y a cinq ou six mois, j’ai passé une commande de vingt-quatre cercueils et j’ai eu une remise. Mais comme nous n’avons pas suffisamment d’espace de stockage ici, je les ai mis dans un entrepôt, dans un hangar fermé à clef.

Spiro sortit une enveloppe de la poche de sa veste. A l’intérieur se trouvait une clef qu’il brandit sous mes yeux.

— Voici la clef du hangar. L’adresse est dans cette enveloppe. Les cercueils étaient protégés par du plastique pour le transport et empilés dans des caisses. Je vous ai joint la photo d’un de ces cercueils. Ils étaient tous identiques. Le modèle de base.

— Vous avez prévenu la police ?

— Je n’ai signalé ce vol à personne. Mon souci est de récupérer ces cercueils en faisant le moins de remous possible.

— Cela ne relève pas de ma compétence.

— Mille dollars.

— Mon Dieu, Spiro, il s’agit de cercueils ! Qui irait voler des cercueils ? Et où voulez-vous que je les cherche ? Vous avez des indices ? Des soupçons ?

— J’ai la clef d’un hangar vide.

— Vous feriez peut-être mieux de limiter vos pertes en faisant jouer votre assurance.

— Pour demander un dédommagement, il faut que j’aie un rapport de police et je ne veux pas la faire intervenir.

Mille dollars, c’était tentant, mais le boulot était bizarroïde. Je ne voyais vraiment pas par où commencer à chercher deux douzaines de cercueils envolés dans la nature.

— Supposons que je les localise, dis-je. Que se passe-t-il ? Comment comptez-vous faire pour les ramener ? Il me semble que si quelqu’un est assez abject pour voler des cercueils, il se battra comme un beau diable pour les garder.

— Ne mettons pas la charrue avant les bœufs, me dit Spiro. La prime que je vous offre ne comprend pas la récupération. Je m’en chargerai moi-même.

— Bon, je peux toujours aller poser des questions à droite et à gauche.

— Tout ceci doit rester confidentiel.

Pas de danger. Comme si j’avais envie que les gens sachent que j’étais à la recherche de cercueils. Reviens sur terre, Spiro.

— Ma bouche est scellée.

Je pris l’enveloppe et la fourrai dans mon sac.

— Autre chose, dis-je. Ces cercueils sont vides, c’est ça ?

— C’est ça.

Je retournai voir où en était ma grand-mère en me disant que ce n’était peut-être pas une mauvaise affaire, après tout. Spiro avait égaré un lot de cercueils. Ils ne devaient pas être très faciles à cacher. Ce n’était pas comme si on pouvait les entasser dans le coffre de sa voiture et filer. On avait dû venir en camionnette ou en semi-remorque pour les prendre. C’était peut-être une arnaque de l’entrepôt ? Mais dans quel but ? Le recyclage de cercueils était assez limité. Difficile d’en faire des jardinières ou des pieds de lampe. Il fallait les écouler auprès d’autres pompes funèbres. Ces voleurs devaient être sur le fil du rasoir du crime pour faire du trafic de cercueils.

Je trouvai ma grand-mère en train de boire le thé en compagnie de Joe Morelli. Je n’avais jamais vu Morelli avec une tasse de thé à la main, et cette vision était déconcertante, presque anachronique. Morelli avait été un adolescent difficile. Deux ans passés dans la marine et douze dans la police lui avaient appris à maîtriser ses instincts, mais j’étais convaincue que seule une castration en bonne et due forme serait en mesure de le domestiquer. Il avait toujours en lui une part de barbarie qui bruissait sous la surface… et qui m’attirait irrésistiblement tout en me fichant une trouille bleue.

— Ah, la voilà, dit ma grand-mère en m’apercevant. Quand on parle du loup…

— C’est-à-dire de toi, dit Morelli, tout sourire.

— Tiens donc.

— J’ai appris que tu avais un rendez-vous secret avec Spiro.

— Un rendez-vous d’affaires, précisai-je.

— Ces affaires ont-elle à voir avec le fait que Spiro, Kenny et Moogey étaient copains de lycée ?

Je le regardai avec surprise.

— Ah bon ? Ils étaient copains de lycée ?

— Unis comme les cinq doigts de la main, dit Morelli, joignant le geste à la parole.

— Hmm, fis-je.

Son sourire s’élargit.

— Je suppose que tu es toujours sur le pied de guerre ? dit-il.

— C’est moi qui te fais rire ?

— Rire n’est pas le mot.

— C’est quoi le mot alors ?

Il se balança sur ses talons, mains enfoncées dans les poches.

— Je te trouve adorable.

— Pitié !

— Dommage qu’on ne travaille pas ensemble. Si on faisait équipe, je te dirais ce que j’ai appris sur la voiture de mon cousin.

— À savoir ?

— Qu’elle a été retrouvée cet après-midi. Abandonnée. Pas de cadavre dans le coffre. Pas de traces de sang. Pas de Kenny.

— Où ?

— Dans le parking du centre commercial.

— Kenny était peut-être en train de faire des courses ?

— Peu probable. Les vigiles du centre se souviennent que la voiture est restée au parking toute la nuit.

— Les portières étaient verrouillées ?

— Toutes, sauf celle côté chauffeur.

Je réfléchis quelques secondes.

— Si je devais abandonner la voiture de mon cousin, dis-je, je m’assurerais que toutes les portières soient fermées.

On se regarda un moment dans les yeux sans formuler l’idée qui nous passait par la tête. Kenny était peut-être mort. Rien de concret, en réalité, ne permettait d’en arriver à cette conclusion, mais ce pressentiment s’imposa à moi et je me demandai dans quelle mesure la lettre anonyme que je venais de recevoir était liée à la disparition de Kenny.

Morelli admit cette éventualité avec un sourire figé.

— Ouais, fit-il.

Stiva avait conçu un hall d’entrée en faisant abattre la cloison de séparation entre l’entrée d’origine et l’ancienne salle à manger. Une moquette unifiait la pièce et étouffait les pas. Le thé était servi sur une table basse en érable installée juste à côté de la porte de la cuisine. Éclairage tamisé. Chaises et tables basses de style dix-huitième anglais regroupées pour faciliter la conversation. Arrangements floraux éparpillés ici et là. C’eût été une pièce fort agréable s’il n’y avait eu cette certitude que oncle Harry ou tatie Minnie ou Morty le facteur était nu dans un salon voisin, tout ce qu’il y a de plus mort, regonflé au formol.

— Tu veux un thé ? me demanda ma grand-mère.

Je secouai la tête. Le thé ne me disait rien. J’avais besoin d’air frais et de pudding au chocolat. Et de me débarrasser de mes collants.

— On y va ? dis-je à ma grand-mère.

Elle regarda autour d’elle.

— C’est encore un peu tôt, mais je crois que je n’ai plus personne à voir.

Elle posa sa tasse sur la table et coinça son sac sous son bras.

— Je ne dirais pas non à du pudding.

Elle se tourna vers Morelli.

— Nous avons du pudding au chocolat comme dessert ce soir, il en restera. On fait toujours une double fournée.

— Ça fait un bail que je n’ai pas mangé de pudding fait maison, dit Morelli, l’air de rien.

Ma grand-mère tomba les deux pieds dedans.

— Ah oui ? En ce cas, vous êtes le bienvenu. On en a à revendre.

Un petit son étranglé m’échappa du fond de la gorge, et je lançai à Morelli un regard plein de non, non, non.

Morelli me gratifia d’un de ses regards méga-naïfs dans le genre Mais qu’est-ce qu’il y a ?

— Du pudding au chocolat, dit-il. Formidable ! Je suis partant !

— Alors, c’est décidé, décréta ma grand-mère. Vous connaissez le chemin ?

Morelli nous assura qu’il pourrait aller chez nous les yeux fermés, mais qu’étant donné qu’il faisait nuit et qu’il voulait être sûr qu’il ne nous arriverait rien, il nous suivrait.

— Alors, ça c’est le bouquet ! s’exclama ma grand-mère, une fois que nous fûmes seules dans la voiture. Joe Morelli qui se soucie de notre sécurité. Et on ne peut pas faire plus poli que lui ! Et quel beau garçon. Et policier, en plus. Je parie qu’il a un revolver sous sa veste.

Il allait en avoir bien besoin quand ma mère le verrait sur son seuil. Quand elle allait regarder à travers la porte-moustiquaire, ce n’est pas le Joe Morelli amateur de pudding au chocolat qu’elle verrait, ni le Joe Morelli bachelier qui s’était engagé dans la marine, ni le Joe Morelli représentant des forces de l’ordre, mais le Joe Morelli petit tripoteur de huit ans qui m’avait entraînée dans le garage de son père pour jouer au petit train quand j’avais six ans.

— Il serait un bon parti pour toi, me dit ma grand-mère, comme nous nous garions le long du trottoir. Un homme, ça ne te ferait pas de mal.

— Pas celui-là.

— Qu’est-ce qu’il a qui ne va pas ?

— Ce n’est pas mon type.

— Tu n’as aucun goût en matière d’hommes, me dit ma grand-mère. Ton ex-mari était un chaud lapin. Ce n’était un secret pour personne, mais tu as voulu l’épouser quand même.

Morelli se gara derrière nous et sauta au bas de sa camionnette. Ma mère ouvrit la porte et même de loin, je vis sa bouche se pincer et son dos se raidir.

— On est revenus en force pour ton pudding, lui dit ma grand-mère, arrivant à sa hauteur. On a invité l’inspecteur Morelli compte tenu du fait qu’il n’a pas mangé de pudding fait maison depuis des lustres.

Ma mère pinça un peu plus les lèvres.

— J’espère que je ne vous dérange pas, dit Morelli. Je sais bien que vous n’attendiez pas de visite.

C’est le sésame qui ouvre toutes les portes du Bourg.

Aucune ménagère digne de son sel fin n’avouera jamais ne pouvoir recevoir des invités moins de vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un Jack l’Éventreur serait reçu à bras ouverts grâce à cette formule.

Ma mère le salua d’un signe de tête des plus secs et s’effaça, bon gré mal gré, pour nous laisser passer.

Par crainte que mon père ne fasse un scandale à l’époque, il n’avait pas été mis au courant de l’épisode du petit train. Il considérait donc Morelli avec ni plus ni moins de mépris et d’appréhension que n’importe quel autre prétendant rabattu par ma mère et ma grand-mère. Il le jaugea, échangea avec lui les quelques banalités d’usage et reporta son attention sur la télévision, mettant un point d’honneur à ignorer ma grand-mère pendant qu’elle distribuait les parts de pudding.

— Ils avaient bel et bien fermé le cercueil de Moogey, dit ma grand-mère. J’ai quand même pu le voir grâce à l’accident.

Ma mère écarquilla les yeux, inquiète.

— Quel accident ?

— Mamie s’est pris une manche dans le couvercle, dis-je, en ôtant ma veste, qui s’est ouvert… accidentellement.

Ma mère leva les bras au ciel.

— Toute la journée, des gens m’ont appelée pour me parler des glaïeuls. Demain, ça va être pour le couvercle.

— Il n’avait pas l’air très frais, dit ma grand-mère. J’ai dit à Spiro qu’il avait fait du bon boulot, mais c’était du pipeau.

Morelli portait un blazer par-dessus un polo noir. Quand il s’assit, les pans de sa veste s’écartèrent, révélant son revolver à hauteur de la hanche.

— Joli morceau ! s’exclama ma grand-mère. C’est quoi ? Un .45 ?

— Un 9 mm.

— Je suppose que vous n’accepteriez pas de me le prêter, dit-elle. J’aimerais bien savoir ce que ça fait que de tenir un pareil revolver en main.

— NON ! cria-t-on d’une seule voix.

— J’ai tiré sans le vouloir sur un poulet pendant qu’on était à table, expliqua ma grand-mère à Morelli. C’était un accident.

— Et vous l’avez touché où ? lui demanda Morelli.

— En plein dans le croupion, lui répondit ma grand-mère. Pas de quartier !

Deux parts de pudding et trois bières plus tard, Morelli se décolla de devant l’écran de télévision. Je le raccompagnai dehors et on bavarda sur le trottoir.

C’était une nuit sans lune et sans étoiles, et la plupart des maisons étaient plongées dans l’obscurité. Il n’y avait pas de circulation dans la rue. D’autres quartiers de Trenton étaient peut-être dangereux à cette heure, mais dans le Bourg, la nuit était douce et sécurisante.

Morelli remonta le col de ma veste pour me protéger du froid. Ses doigts m’effleurèrent le cou et son regard s’attarda sur ma bouche.

— Sympa, ta famille, me dit-il.

Je plissai les yeux.

— Si tu m’embrasses, je hurle, et mon père sortira et te fera une tête au carré.

Et avant que tout ça n’arrive, probable que j’aurai mouillé ma petite culotte.

— Ton père ne me fait pas peur.

— Mais tu ne prendras pas le risque.

Morelli tenait toujours mon col dans ses mains.

— Non, je ne prendrai pas le risque.

— Redis-moi pour la voiture. Aucune trace de lutte ?

— Aucune. La clef était dans le contact et la portière passager était fermée mais pas verrouillée.

— Des traces de sang sur le trottoir ?

— Je ne suis pas allé sur les lieux, mais le labo n’a trouvé aucune preuve matérielle.

— Des empreintes ?

— Recherches en cours.

— Des affaires personnelles ?

— Aucune n’a été trouvée.

— Donc, Kenny n’a fait que passer dans cette voiture, en conclus-je.

— Tu fais des progrès en tant qu’agent d’appréhension, me dit Morelli. Tu poses toutes les bonnes questions.

— Je regarde beaucoup la télévision.

— Parlons un peu de Spiro.

— Il m’a engagée pour que je m’occupe d’un problème mortuaire.

Morelli éclata de rire.

— A savoir ?

— Je ne préfère pas en parler.

— Ça a un rapport avec Kenny ?

— Croix de bois croix de fer, si je te le dis je vais en enfer.

La fenêtre de l’étage s’ouvrit et le visage de ma mère apparut dans l’encadrement.

— Stéphanie, chuchota-t-elle, comme en aparté. Qu’est-ce que tu fabriques dehors ? Que vont penser les voisins ?

— Ne vous inquiétez pas, Mrs. Plum, lui cria Morelli. Je m’en allais…

En arrivant chez moi, je trouvai Rex qui sprintait dans sa roue. J’allumai la lumière et il se figea, ses petits yeux noirs écarquillés, ses moustaches frémissantes, indigné que la nuit ait disparu aussi soudainement.

J’ôtai mes chaussures sur le chemin de la cuisine, jetai mon sac sur le comptoir et enfonçai la touche « PLAY » de mon répondeur téléphonique.

Je n’avais qu’un seul message. De Gazarra. Il avait appelé à la fin de son service pour me dire que personne ne savait trop ce que fichait Morelli, à part qu’il travaillait sur un gros coup lié à l’enquête sur Mancuso-Bues.

Je coupai mon répondeur et téléphonai à Morelli.

Il décrocha, légèrement essoufflé, à la sixième sonnerie. Probable qu’il arrivait à peine chez lui.

J’estimai qu’on pouvait s’épargner les entrées en matière.

— Salaud, lui dis-je, lui entrant tout de suite dans le lard.

— Ah, je me demandais qui ça pouvait être.

— Tu m’as menti. J’en étais sûre, de toute façon. Je le savais depuis le début, minable !

Le silence s’étira en longueur, et je me rendis compte que mon accusation pouvait recouvrir un vaste domaine. Pour éviter tout malentendu, j’en réduisis la portée.

— Je veux tout savoir sur cette affaire top secrète sur laquelle tu travailles et je veux savoir en quoi elle est liée à Kenny Mancuso et Moogey Bues.

— Ah, fit Morelli, tu veux parler de ce mensonge-là ?

— Je t’écoute.

— Sur ce mensonge-là, je ne peux rien te dire.

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