Donc, Morelli ne m’avait pas mise au courant pour Andy Roche. Et alors ? Quoi de neuf sous le soleil ? Morelli cachait toujours son jeu. C’était son style. Il ne montrait jamais toutes ses cartes. À personne. Ni à son chef, ni à ses coéquipiers, encore moins à moi. Alors, pas de quoi prendre la mouche. Après tout, le but était d’arrêter Kenny. Les moyens d’y parvenir n’avaient pas beaucoup d’importance.
Je n’insistai pas auprès de Roche et allai échanger quelques mots avec Spiro. Oui, Spiro voulait toujours que j’aille le border. Non, Kenny ne s’était pas remanifesté.
J’allai aux toilettes puis regagnai la Buick. À cinq heures, je pliai bagage, incapable de chasser des visions de mamie Mazur se faisant poignarder au pic à glace. Je passai chez moi, jetai des vêtements dans une corbeille à linge, y ajoutai du maquillage, du gel coiffant et mon sèche-cheveux, et portai le tout à ma voiture. Je remontai chercher Rex, branchai mon répondeur, laissai la lumière de la cuisine allumée et sortis en verrouillant la porte. Le seul moyen que j’avais de protéger ma grand-mère était encore de retourner chez mes parents.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit ma mère quand elle vit la cage de Rex.
— Je viens passer quelques jours ici.
— Tu as enfin laissé tomber ce travail ! Ce n’est pas trop tôt ! J’ai toujours pensé que tu méritais mieux.
— Ce n’est pas ça. J’ai besoin de me changer les idées.
— J’ai installé la machine à coudre et la planche à repasser dans ta chambre. Comme tu disais que tu ne reviendrais jamais vivre à la maison…
Je tenais la cage de Rex à pleins bras.
— J’avais tort. Me revoilà. Je m’arrangerai, ne t’en fais pas.
— Frank ! cria ma mère. Viens aider ta fille, elle revient habiter chez nous !
Je la poussai du coude pour passer et m’engageai dans l’escalier.
— Pour quelques jours seulement. C’est provisoire.
— La fille de Stella Lombardi disait la même chose et ça fait trois ans qu’elle est chez ses parents.
Je sentis un cri se former au tréfonds de moi.
— Si tu m’avais prévenue, poursuivit ma mère, j’aurais fait un peu de ménage. J’aurais changé le dessus-de-lit.
D’un coup de genou, j’ouvris la porte de ma chambre.
— Pas la peine de changer le dessus-de-lit, dis-je. Celui-là est très bien.
Je zigzaguai dans le fouillis ambiant et posai Rex sur le lit, le temps de dépoussiérer le plateau de la coiffeuse.
— Comment va mamie ? demandai-je.
— Elle fait la sieste.
— Je faisais la sieste, cria mamie Mazur de sa chambre. Vous faites un boucan à réveiller les morts. Qu’est-ce qui se passe ?
— Stéphanie revient habiter avec nous.
— Qu’est-ce qui lui prend ? On s’ennuie à cent sous de l’heure ici.
Ma grand-mère passa la tête par l’entrebâillement de ma porte.
— Tu n’es pas enceinte au moins ?
Mamie Mazur se faisait faire une indéfrisable une fois par semaine. Entre deux séances chez le coiffeur, elle devait dormir la tête dans le vide sur le côté du lit car si les bouclettes perdaient de leur fermeté au fil de la semaine, elles n’étaient jamais tout à fait aplaties. Aujourd’hui, on avait l’impression qu’on lui avait laqué ses cheveux à l’amidon avant de la faire passer dans une tornade. Sa robe était froissée suite à sa sieste, elle portait des chaussons en velours rose et sa main gauche était recouverte d’un bandage.
— Comment va ta main ? lui demandai-je.
— Elle recommence à trembler. Il faut que je reprenne de leurs pilules.
En dépit de la planche à repasser et de la machine à coudre qui occupaient une grande partie de l’espace, ma chambre n’avait pas beaucoup changé au cours de ces dix dernières années. Elle était petite et n’avait qu’une seule fenêtre. Les rideaux blancs étaient doublés d’un tissu plastifié. La première semaine de mai, on les remplaçait par des voilages. Les murs étaient peints en vieux rose ; les plinthes et les moulures en blanc. Le lit à deux places était recouvert d’un dessus-de-lit à fleurs roses dont la texture et les couleurs avaient été fanées par le temps et les essorages en machine. J’avais une petite penderie pleine de vêtements pour les quatre saisons, une coiffeuse et une table de chevet en érable sur laquelle était posée une lampe en pâte de verre d’un blanc laiteux. La photo de la remise de mon diplôme au lycée était toujours accrochée au mur. Ainsi qu’une autre de moi en majorette. Je n’avais jamais complètement réussi à maîtriser l’art de lancer le bâton, mais j’étais parfaite quand je me pavanais en bottes le long d’un terrain de football. Un jour, pendant le défilé entre les deux mi-temps, j’avais perdu le contrôle de mon bâton qui était allé valdinguer parmi les joueurs de trombone. J’en frémissais encore.
Je montai ma corbeille de linge dans ma chambre et la fourrai dans un coin, vêtements et le reste. La maison était pleine d’odeurs de cuisine et de bruits de couverts qu’on dressait. Au salon, mon père zappait d’une chaîne sur l’autre, augmentant le volume pour dominer le brouhaha venant de la cuisine.
— Baisse ! lui cria ma mère. Tu vas tous nous rendre sourds !
Mon père se concentra sur l’écran, faisant celui qui n’entendait pas.
Au moment où je prenais place à table pour dîner, mes plombages vibraient et ma paupière gauche tressautait spasmodiquement.
— Comme ça fait plaisir d’être tous à nouveau réunis, dit ma mère. Quel dommage que Valérie ne soit pas là.
Valérie, ma sœur, mariée au même homme depuis un siècle avait deux enfants. Valérie était la fille normale de la famille.
Mamie Mazur, assise en face de moi, faisait vraiment peur à voir, les cheveux toujours décoiffés et le regard dans le vide. Comme dirait mon père, encore une qui s’était levée en oubliant d’allumer la lumière.
— Combien de comprimés de codéine a-t-elle pris ? demandai-je à ma mère.
— Un seul, à ce que je sache.
Je sentis ma paupière tressaillir et posai un doigt dessus.
— Elle a l’air… ailleurs.
Mon père cessa de beurrer une tranche de pain et leva les yeux. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa et reprit son activité.
— Maman, cria ma mère, tu as pris combien de comprimés ?
La tête de ma grand-mère pivota en direction de ma mère.
— Quels comprimés ?
— C’est terrible qu’une vieille dame ne puisse plus être en sécurité dans la rue, dit ma mère. On se croirait à Washington ! Bientôt, on va nous tirer dessus depuis des voitures. Le Bourg n’était pas comme ça dans ma jeunesse.
Je ne voulais pas lui détruire ses illusions, mais dans sa jeunesse, au Bourg, il y avait une voiture de mafiosi garée toutes les trois rues. Les hommes étaient sortis de chez eux manu militari, encore en pyjama, et emmenés sous la menace d’un revolver jusqu’à Mea-dowlands ou à la décharge de Camden pour un sacrifice rituel. Normalement, les voisins ne couraient aucun danger mais il y avait toujours le risque de se prendre une balle perdue.
Le Bourg était ni plus ni moins qu’avant à la merci des Mancuso et des Morelli. Kenny était plus fou et plus tête brûlée que les autres, mais je soupçonnais qu’il n’était pas le premier Mancuso à laisser une cicatrice sur le corps d’une femme. A ma connaissance, aucun autre homme de sa famille n’avait jamais lardé une vieille dame de coups de pic à glace, mais les Mancuso et les Morelli étaient réputés pour leur tempérament violent, alcoolique, et pour leur bagou pour attirer une femme dans une relation masochiste.
Je le savais d’expérience. Lorsque Morelli avait passé à l’abordage de mon Petit Bateau quatorze ans plus tôt, il n’avait pas été violent, certes, mais il n’avait pas été d’une extrême douceur non plus.
A sept heures, ma grand-mère dormait comme une souche, ronflant comme un sapeur ivre mort.
Je mis ma veste et pris mon sac.
— Où vas-tu ? me demanda ma mère.
— Chez Stiva. Il m’a embauchée pour l’aider.
— Ah, ben voilà un travail, fit ma mère. Il pourrait y avoir pire que travailler pour Stiva.
Je sortis, fermai la porte derrière moi et pris une profonde inspiration histoire de changer d’air. Il faisait frais. Mon tic oculaire s’apaisa sous le ciel noir de la nuit. Poochie était assis dans la véranda de la maison d’en face, à mener sa vie de chien, attendant d’entendre l’appel de la nature.
Je roulai jusque chez Stiva et me garai au parking. À l’intérieur, Andy Roche avait repris sa place à la table à thé.
— Comment ça va ? lui demandai-je.
— Une vieille dame vient de me dire que je ressemblais à Harrison Ford.
Je choisis un biscuit dans l’assiette posée derrière lui.
— Vous ne devriez pas être auprès de feu votre frère ?
— On n’était pas tellement proches.
— Où est Morelli ?
Roche parcourut la pièce d’un regard nonchalant.
— Une question à laquelle personne ne peut jamais répondre.
Je retournai à ma voiture. À peine m’étais-je installée que le téléphone sonnait.
— Comment va ta grand-mère ? me demanda Morelli.
— Elle dort.
— Ton retour chez papa-maman est temporaire, j’espère. J’avais des projets pour toi en chaussures violettes.
Je restai sans voix. J’étais persuadée que Morelli avait surveillé Spiro alors qu’en fait il m’avait suivie. Je fis la moue. J’étais nulle comme chasseuse de primes.
— Je ne voyais pas d’autre solution, lui dis-je. Je me fais du souci pour ma grand-mère.
— Tu as une famille formidable, mais je ne te donne pas deux jours avant d’être sous Valium.
— On ne marche pas au Valium chez nous ; on se shoote au flan au fromage blanc.
— A chacun son trip, fit Morelli.
Et il raccrocha.
À dix heures moins dix, je m’engageai dans l’allée de chez Stiva et me garai sur le côté, laissant juste assez de place pour que la voiture de Spiro puisse passer. Je verrouillai les portières de la Buick et entrai dans le salon funéraire par la porte latérale.
Spiro, l’air nerveux, disait des au revoir. Louie Moon n’était pas en vue. Andy non plus. Je me glissai dans la cuisine et fixai mon étui à revolver à ma ceinture. Après avoir mis une cinquième balle dans le barillet de mon .38, je l’enfonçai dans l’étui. Je fixai un deuxième étui pour ma bombe lacrymogène et un troisième pour ma torche électrique. Je me disais que pour cent dollars la prestation, Spiro méritait bien la totale. J’aurais une crise de tachycardie si jamais je devais me servir de mon arme, mais ça, c’était mon petit secret.
Je portais une veste longue qui masquait mon attirail. Juridiquement, cela signifiait que je pouvais être inculpée pour dissimulation d’armes. Malheureusement, l’autre solution ferait sauter le standard du téléphone arabe du Bourg pour dire que je braquais Stiva à main armée. La menace d’une arrestation n’était rien en comparaison.
Lorsque le dernier des endeuillés fut parti, je fis monter Spiro dans les pièces ouvertes au public situées dans les deux derniers étages du bâtiment, en fermant portes et fenêtres à clef. Seules deux pièces étaient occupées. Dont l’une par le faux frère.
Le silence qui régnait était stressant et la présence de Spiro ne faisait que renforcer le malaise que j’éprouvais face à la mort. Spiro Stiva, le Croque-Mort Démoniaque. Je gardais la main posée sur la crosse de mon petit Smith & Wesson en me disant que j’aurais peut-être mieux fait de le charger avec des balles d’argent.
On traversa la cuisine jusque dans le couloir du fond. Spiro ouvrit la porte menant à la cave.
— Minute ! lui dis-je. Où allez-vous ?
— Nous devons aller vérifier la porte de la cave.
— » Nous ? »
— Oui, nous. Comme dans moi et mon putain de garde du corps.
— Je ne crois pas.
— Vous voulez être payée ou pas ?
Bon argument.
— Il y a des cadavres là en bas ?
— Navré, on est en rupture de stock.
— Alors qu’est-ce qu’il y a en bas ?
— La chaudière, bordel !
Je dégainai mon arme.
— Je vous suis, dis-je à Spiro.
Spiro lorgna mon petit cinq coups.
— Nom d’un chien, voilà bien une arme de gonzesse !
— Je parie que vous ne diriez pas ça si je vous tirais une balle dans le pied.
Ses yeux d’obsidienne se fixèrent sur les miens.
— Bon, on descend ou quoi ? dit-il.
La cave consistait en une vaste pièce et ressemblait, en gros, à n’importe quelle cave. À part qu’il y avait des cercueils empilés dans un coin.
La porte qui donnait sur l’extérieur se trouvait à droite au pied de l’escalier. Je m’assurai que le verrou était bien tiré.
— Il n’y a personne, dis-je à Spiro, rengainant mon arme.
Je n’étais pas trop sûre de savoir sur qui j’avais envie de tirer. Sur Kenny, sans doute. Sur Spiro, peut-être. Sur des fantômes, qui sait ?
On remonta au rez-de-chaussée et j’attendis dans le couloir pendant que Spiro farfouillait dans son bureau. Il en ressortit vêtu d’un pardessus et portant un sac de sport.
Je le suivis jusqu’à la porte de derrière que je maintins ouverte pendant qu’il branchait l’alarme et coupait l’interrupteur. L’éclairage intérieur baissa au minimum ; l’éclairage extérieur subsista.
Spiro ferma la porte et sortit ses clefs de voiture de la poche de son pardessus.
— On va prendre la mienne, dit-il. Vous montez avec moi.
— Et si vous preniez la vôtre et moi la mienne ?
— Pas question. Pour les cent dollars que je vous paie, je veux avoir Calamity Jane à côté de moi. Vous pourrez rentrer chez vous avec ma voiture et repasser me chercher demain matin.
— Ce n’est pas ce dont nous étions convenus.
— Vous étiez bien dans mon parking ce matin. Je vous ai vue en train d’attendre que Kenny se montre pour le ramener en prison à coups de pied au cul. Alors pourquoi faire tout un plat à l’idée de devoir m’accompagner au travail !
La Lincoln de Spiro était garée tout près de la porte. Il la visa avec sa télécommande et les portières se déverrouillèrent. Il se détendit une fois qu’on fut installés à l’intérieur sans problème.
Nous étions au beau milieu d’une flaque de lumière dans l’allée déserte. Pas un bon endroit où s’attarder. Surtout si Morelli, d’où il était, ne pouvait voir cette partie du bâtiment.
— Démarrez, dis-je à Spiro. On est une cible facile pour Kenny ici.
Il mit le moteur en route mais n’avança pas d’un pouce.
— Que feriez-vous si Kenny bondissait tout à coup à côté de la voiture et pointait un revolver sur vous ? me demanda-t-il.
— Je n’en sais rien. On ne peut jamais prévoir ce qu’on ferait en pareille situation… jusqu’à ce qu’elle se présente.
Spiro réfléchit un petit moment, tira une bouffée de sa cigarette et débraya.
On s’arrêta à un feu à l’angle de Hamilton Avenue et de Gross Street. Spiro ne tourna pas la tête, mais je vis son regard obliquer en direction de la station-service de Delio. Les pompes à essence et le bureau étaient éclairés ; les ateliers de réparation fermés. Plusieurs voitures et une camionnette étaient garées devant le dernier, en attente d’être réparées le lendemain.
Spiro garda le silence. Son visage ne trahissait aucune émotion. Je ne pus m’empêcher de me demander ce qu’il ressentait.
Le feu passa au vert et l’on franchit le carrefour. Nous avions parcouru la moitié de la rue quand soudain je fis le rapprochement.
— Oh, mon Dieu ! m’écriai-je. Faites demi-tour ! Retournez à la station-service !
Spiro pila et s’arrêta sur le côté.
— Que se passe-t-il ? Vous avez vu Kenny ?
— Non, pas Kenny, une camionnette. Grosse, blanche, avec une raison sociale en lettres noires !
— Vous n’avez pas mieux à me proposer ?
— Quand j’ai interrogé la femme qui dirige l’entrepôt, elle m’a dit qu’elle avait vu une camionnette comme celle-là faire plusieurs allers-retours dans le coin de votre hangar. C’était trop vague pour être significatif sur le moment.
Dès que la circulation lui en donna l’occasion, Spiro exécuta un demi-tour en règle et alla se garer à l’entrée de la voie d’accès à la station-service, derrière les voitures laissées en dépôt. Il y avait peu de chances que Sandeman soit toujours là, mais je tendis le cou pour voir dans le bureau au cas où. Je ne tenais pas à avoir une altercation avec lui.
On descendit de voiture et on s’approcha de la camionnette. Elle était aux Meubles Macko. Je connaissais le magasin. C’était une petite entreprise familiale qui était résolument restée dans le centre-ville quand ses concurrents partaient s’installer dans des galeries marchandes en bord de nationales.
— Ça vous dit quelque chose ? demandai-je à Spiro.
— Non. Je ne connais personne aux Meubles Macko.
— Elle pourrait contenir des cercueils.
— On peut en dire autant d’une cinquantaine de camionnettes à Trenton.
— Oui, seulement celle-ci se trouve au garage où travaillait Moogey. Et Moogey était au courant pour les cercueils. C’est lui qui vous les avait ramenés de Fort Braddock.
Ravissante idiote refile infos à lèche-bottes, songeai-je. Allez, lèche-bottes, laisse-toi aller, et refile-moi infos à ton tour.
— Donc, vous pensez que Moogey était de mèche avec quelqu’un des Meubles Macko et qu’ils ont décidé de voler mes cercueils, dit-il.
— C’est possible. Ou peut-être que Moogey a emprunté la camionnette pendant qu’elle était en révision.
— Qu’aurait bien pu vouloir faire Moogey de vingt-quatre cercueils ?
— À vous de me le dire.
— Même avec le vérin hydraulique, il faudrait être au moins deux pour soulever les cercueils.
— Ça ne me paraît pas être un problème insurmontable. Vous trouvez un gros lard, vous lui donnez la pièce et il vous aide à transbahuter les cercueils.
— Je ne sais pas, fit Spiro, les mains enfoncées dans ses poches. J’ai quand même du mal à croire que Moogey ait pu faire ça. Il y avait deux choses dont on pouvait être sûr avec lui : il était dévoué et con. Moogey était un gros trouduc bouché. Kenny et moi, on le laissait sortir avec nous parce qu’il nous faisait marrer. Il nous obéissait au doigt et à l’œil. On lui disait, hé Moogey, et si on faisait passer une tondeuse à gazon sur les poils de ta queue ? Et il nous répondait, ouais, d’accord, faut que je bande d’abord ?
— Il était peut-être moins bête que vous ne croyiez.
Spiro resta silencieux pendant quelques secondes, puis il tourna les talons et repartit en direction de la Lincoln. On ne dit mot pendant tout le restant du trajet. En arrivant au parking de chez Spiro, je ne pus résister à la tentation de revenir sur la question.
— C’est quand même drôle votre trio, dis-je. Kenny est persuadé que vous avez quelque chose à lui. Et maintenant nous pensons que Moogey avait peut-être quelque chose à vous.
Spiro se glissa dans une place, coupa le contact et se tourna vers moi. Il passa son bras gauche par-dessus le volant, les pans de son pardessus s’écartèrent et j’aperçus la crosse d’un revolver et un holster.
— Où voulez-vous en venir ? me demanda Spiro.
— Nulle part. Je pensais à voix haute. Je me disais que Kenny et vous aviez beaucoup de points communs.
Nos regards se croisèrent, et un frisson de peur glacée parcourut ma colonne vertébrale et alla mourir dans mon ventre. Morelli avait raison au sujet de Spiro. Il vendrait père et mère, et n’hésiterait pas à brûler ma cervelle d’oiseau. J’espérais de toutes mes forces que je n’étais pas allée trop loin.
— Vous feriez peut-être mieux d’arrêter de penser à haute voix, dit-il. Voire de penser tout court.
— Je vais augmenter mes tarifs si vous le prenez comme ça…
— Bordel, fit Spiro, vous êtes déjà surpayée. Pour cent dollars la nuit, je pensais que c’était pipe comprise.
Ce seraient de longues années derrière les barreaux qui allaient être comprises, et ce fut cette idée réconfortante qui me permit de faire mon numéro de garde de corps, allumant les lumières de chez lui à coups secs, passant ses placards au peigne fin, comptant les moutons sous son lit, et ayant un haut-le-cœur devant les traces de mousse de savon sur son rideau de douche.
Après lui avoir assuré que la voie était libre, je repris la Lincoln et retournai au salon funéraire pour récupérer ma voiture.
À quelques rues de chez mes parents, j’aperçus Morelli dans mon rétro. Il s’arrêta, laissa tourner le moteur pendant que je faisais mon créneau, et ne vint se garer derrière moi qu’une fois que je fus descendue de la Buick. Je me dis que je ne pouvais lui en vouloir d’être prudent.
— Qu’est-ce que t’es allée faire à la station-service ? me demanda-t-il. Tu voulais voir la réaction de Spiro devant la camionnette ?
— On ne peut rien te cacher.
— Et alors ?
— Il dit qu’il ne connaît personne aux Meubles Macko. Et il ne croit pas en la possibilité que Moogey ait pu voler les cercueils. Apparemment, Moogey était le souffre-douleur du trio. Je ne suis même pas certaine qu’il soit impliqué dans cette affaire.
— C’est quand même lui qui a amené les cercueils dans le New Jersey.
Je m’adossai à la Buick.
— Peut-être que Kenny et Spiro n’avaient pas mis Moogey dans le coup mais qu’à un moment il a découvert ce qui se tramait et il a voulu en tirer parti.
— Et tu penses qu’il a « emprunté » la camionnette pour transporter les cercueils ?
— C’est une version possible, dis-je, me détachant de la Buick et remontant mon sac sur mon épaule. Je passe chercher Spiro chez lui à huit heures demain matin pour l’accompagner à son travail.
— Je t’attendrai dans son parking.
J’entrai dans la maison plongée dans l’obscurité et m’immobilisai un moment dans le hall d’entrée. C’est toujours endormie qu’elle était la plus belle, dégageant un air de contentement. Même si la journée ne s’était pas très bien passée, elle l’avait menée à bien et avait tenu bon pour sa famille.
Je suspendis ma veste dans le placard de l’entrée et gagnai la cuisine sur la pointe des pieds. Trouver de quoi manger dans ma cuisine était toujours un quitte ou double. Chez ma mère, c’était un « à tous les coups l’on gagne ». J’entendis un grincement venant de l’escalier et reconnus le pas de ma mère.
— Comment ça s’est passé chez Stiva ? me demanda-t-elle.
— Bien. Je l’ai aidé à fermer et je l’ai accompagné chez lui.
— Je suppose qu’il ne peut pas conduire avec sa blessure. Il paraît qu’on lui a mis vingt-trois agrafes.
Je sortis du jambon et du provolone du frigo.
— Attends, je te les fais, dit ma mère, prenant le pain de seigle sur le comptoir.
— Je peux me débrouiller, protestai-je.
— Tu ne coupes pas le jambon assez fin.
Elle fit un sandwich pour chacune, servit deux verres de lait et posa le tout sur la table.
— Tu aurais pu l’inviter à manger un sandwich, dit-elle.
— Qui ? Spiro ?
— Non. Joe Morelli.
Ma mère ne cessait de m’étonner.
— À une époque, tu l’aurais fichu dehors de chez nous à coups de balai.
— Il a changé.
Je mordis dans mon sandwich à belles dents.
— C’est ce qu’il me dit.
— Il paraît que c’est un flic bien.
— Ne pas confondre flic bien et mec bien.
Je m’éveillai, ne sachant plus où j’étais, les yeux fixés sur un plafond d’une vie antérieure. La voix de mamie Mazur me ramena à la réalité.
— Si je ne rentre pas dans la salle de bains tout de suite, il va y avoir des cochonneries dans le couloir, criait-elle. Le dîner d’hier dégouline en moi comme de la graisse d’oie.
J’entendis la porte s’ouvrir, puis mon père marmonner quelque chose d’incompréhensible. Ma paupière se mit à tressauter. J’y plaquai une main et braquai mon autre œil sur mon réveil sur la table de nuit. Sept heures et demie. Merde ! Moi qui voulais arriver tôt chez Spiro. Je sautai du lit et fouillai dans ma corbeille à linge en quête d’un jean et d’une chemise propres. Je me donnai un coup de brosse et fonçai dans le couloir non sans avoir pris mon sac au passage.
— Mamie ! braillai-je à travers la porte. Tu en as pour longtemps ?
— Est-ce qu’on demande au pape s’il est catholique ? me cria-t-elle.
Bon, je pouvais repousser la salle de bains d’une demi-heure. Après tout, si je m’étais levée à neuf heures, je ne l’aurais utilisée que dans une heure et demie.
— Où vas-tu ? me demanda ma mère qui me surprit, veste en main. Tu n’as pas pris ton petit déjeuner.
— J’ai dit à Spiro que je passais le chercher.
— Il peut attendre. Les morts ne lui en voudront pas s’il arrive avec un quart d’heure de retard. Viens manger !
— Je n’ai pas le temps.
— J’ai fait une bonne bouillie d’avoine. C’est déjà sur la table. Je t’ai servi ton jus d’orange.
Elle avisa mes chaussures.
— Mais qu’est-ce que tu as aux pieds ?
— Des Doc Martens.
— Ton père portait des chaussures comme ça quand il était à l’armée.
— Ce sont des super chaussures, dis-je. Je les adore. Tout le monde en porte.
— Les femmes qui aiment les autres femmes en portent, oui. Pas celles qui veulent se trouver un bon mari. Tu n’es pas lesbienne, au moins ?
Je m’appliquai une main sur l’œil.
— Qu’est-ce qui ne va pas, tu as un problème aux yeux ?
— J’ai la paupière qui tressaute.
— Mais tu es trop nerveuse aussi ! C’est à cause de ton travail. Regarde comme tu pars dans la précipitation dès le matin. Et qu’est-ce que tu portes à ta ceinture ?
— Une bombe lacrymogène.
— Quoi ? Ta sœur ne sort pas avec ce genre d’accessoires.
Je consultai ma montre. En mangeant très vite, je pouvais toujours être chez Spiro à huit heures.
Mon père, attablé devant un café, lisait son journal.
— Alors, comment va la Buick ? me demanda-t-il. Tu lui donnes bien du super ?
— La Buick va bien. Pas de problème.
Je bus le jus d’orange d’un trait et goûtai à la bouillie d’avoine. Elle manquait de quelque chose. De chocolat, peut-être. Ou de glace. J’ajoutai trois cuillerées de sucre et du lait.
Mamie Mazur vint nous rejoindre.
— Ma main va un peu mieux, dit-elle. Mais j’ai un mal de tête carabiné.
— Tu n’as qu’à rester à la maison aujourd’hui, lui dis-je. Tu te reposeras.
— Je vais aller me reposer chez Clara. J’ai l’air d’un épouvantail à moineaux. Je me demande comment j’ai fait pour avoir mes cheveux dans cet état.
— Personne ne le verra si tu ne sors pas d’ici, avançai-je.
— Et si quelqu’un vient ? Si le beau Morelli revenait me faire une petite visite ? Tu crois que j’ai envie qu’il me voie avec cette tête-là ? Et puis de toute façon, il faut que je me montre tant que j’ai encore mon pansement et que je défraye la chronique. Ce n’est pas tous les jours qu’une vieille se fait agresser chez son boulanger.
— J’ai des trucs urgents à faire ce matin, mais je vais revenir et je t’accompagnerai chez le coiffeur, dis-je à ma grand-mère. D’ici là, tu ne sors pas.
J’ingurgitai le restant de bouillie d’avoine et une demi-tasse de café. Je pris mon blouson, mon sac et filai. J’avais la main sur la poignée de la porte que le téléphone sonnait.
— C’est pour toi, me dit ma mère. C’est Vinnie.
— Je ne veux pas lui parler. Dis-lui que je suis partie.
Mon téléphone cellulaire sonna quand je débouchai dans Hamilton Avenue.
— Tu aurais pu me prendre avant de sortir, me dit Vinnie. Ça m’aurait coûté moins cher.
— Quoi ? Je n’entends rien… ça va couper…
— Arrête tes conneries, tu veux.
Je fis des bruits de friture.
— Et je ne marche pas non plus à ton numéro de bruiteuse, dit Vinnie. Radine tes fesses à l’agence dans la matinée.
Je ne vis Morelli nulle part dans le parking de chez Spiro, mais je supposai qu’il était là. Je repérai deux camionnettes et un camion bâché. Trois possibilités.
J’allai chercher Spiro et on partit pour le salon funéraire. Quand je m’arrêtai au feu à l’angle de Hamilton Avenue et de Gross Street, on tourna tous deux la tête vers la station-service.
— On devrait peut-être aller poser quelques questions, suggéra Spiro.
— Lesquelles ?
— Au sujet de la camionnette de livraison. Juste comme ça. Ça pourrait être intéressant de voir si c’était bien Moogey qui avait volé les cercueils.
J’avais deux possibilités. Soit je le mettais au supplice en disant « À quoi bon, laissons tomber », et passais mon chemin ; soit je pouvais entrer dans son jeu pour voir ce qu’il en sortirait. Il était indéniable que j’aurais du mérite à torturer Spiro, mais mon intuition me dicta de laisser la balle dans son camp et de suivre le mouvement.
Les ateliers de réparation étaient ouverts. Sandeman devait donc être là. Je m’en moquais. Comparé à Kenny, Sandeman était un enfant de chœur. Cubby Delio travaillait dans le bureau. Spiro et moi entrâmes d’un même pas.
À la vue de Spiro, Cubby nous accorda instantanément toute son attention. Spiro était peut-être un enfoiré mais il représentait le salon funéraire qui était un des plus gros clients du garage. C’était ici que Stiva faisait réviser tous ses véhicules et venait faire le plein d’essence.
— On m’a dit pour votre bras, dit Cubby à Spiro. Si c’est pas une honte ! Je sais que Kenny et vous étiez potes. Il a dû tomber sur la tête. C’est ce que tout le monde pense.
Spiro éluda d’un geste de la main signifiant que tout cela n’était rien de plus qu’un fâcheux contretemps. Il pivota sur ses talons et regarda par la fenêtre la camionnette toujours garée devant l’atelier de révision.
— Je m’interrogeais sur ce véhicule, dit-il à Cubby. Macko est un de vos clients habituels ?
— Oui, oui. Ils ont un compte chez nous, comme vous. Ils ont deux camionnettes comme celle-là, et on s’occupe des deux.
— Qui vous les amène ? Toujours le même gars ?
— En général, c’est soit Bucky soit Biggy. Ça fait des années qu’ils sont chauffeurs chez Macko. Pourquoi ? Y a un problème ? Vous cherchez à vous meubler ?
— J’y songe, fit Spiro.
— C’est une bonne boîte. Une entreprise familiale. Ils les bichonnent, leurs véhicules.
Spiro glissa son avant-bras blessé sous sa veste. Le petit homme se donnait des airs du grand empereur.
— Vous n’avez toujours pas remplacé Moogey à ce que je vois ? dit Spiro.
— J’avais bien trouvé quelqu’un, mais il n’a pas fait l’affaire. Pas facile à remplacer, Moogey. Quand il tenait la station, ce n’était même pas la peine que je vienne. Je pouvais prendre une journée une fois par semaine et aller à l’autodrome. Même après qu’on lui a tiré dans le genou, je pouvais compter sur lui. Il continuait à venir bosser.
Je soupçonnai Spiro de penser la même chose que moi, à savoir que c’était peut-être lors d’une de ces journées autodrome que Moogey avait emprunté la camionnette de chez Macko. Ce qui, évidemment, impliquait que quelqu’un d’autre était resté pour tenir la station-service. Ou que c’était ce quelqu’un d’autre qui était parti au volant de la camionnette.
— C’est dur de trouver un bon employé de nos jours, dit Spiro. J’ai le même problème, vous savez.
— J’ai un bon mécanicien, dit Cubby. Sandeman a ses jours, mais c’est un super mécano. Avec les autres, c’est le va-et-vient permanent. J’ai pas besoin d’un ingénieur en aérospatiale pour faire des pleins ou changer des pneus. Si je pouvais trouver quelqu’un pour tenir le bureau à plein temps, ce serait bon.
Spiro tint encore quelques propos huileux à souhait et se glissa hors du bureau.
— Vous connaissez les gars qui travaillent ici ? me demanda-t-il.
— J’ai eu l’occasion de parler à Sandeman. Il se donne des airs. Il consomme des drogues douces, à l’occasion.
— Vous vous entendez bien avec lui ?
— Je ne crois pas être son genre de femme.
Spiro baissa les yeux vers mes pieds.
— C’est peut-être à cause de ces pompes, dit-il.
Je dus tirer de toutes mes forces sur la portière de la Buick pour réussir à l’ouvrir.
— Vous avez d’autres réflexions à me faire ? Au sujet de ma voiture peut-être ?
Spiro se carra dans son siège.
— Je dois dire qu’elle est impressionnante, dit-il. Au moins vous savez choisir vos bagnoles.
J’escortai Spiro jusqu’à l’intérieur du salon funéraire où toutes les alarmes paraissaient intactes. On fit un examen superficiel de ses deux clients pour être sûrs que personne ne les avait délestés d’une quelconque partie de leur anatomie, puis je dis à Spiro que je repasserais le soir et qu’il pouvait me biper en cas de pépin.
J’aurais bien aimé pouvoir surveiller Spiro, car j’étais sûre qu’il allait vouloir suivre la piste que je lui avais donnée, et qui sait où elle allait le mener ? Et surtout, si Spiro bougeait, peut-être Kenny allait-il bouger lui aussi ? Malheureusement, je ne pouvais pas assurer une surveillance efficace avec ma Grande Bleue. Il allait falloir que je me dégote un autre véhicule si je voulais pouvoir filer Spiro.
La demi-tasse de café que j’avais engloutie au petit déjeuner suivait son petit bonhomme de chemin dans mon organisme. Je décidai de rentrer chez mes parents pour utiliser la salle de bains. Je pourrais toujours réfléchir à mon problème de voiture sous la douche. Et à dix heures, j’accompagnerais ma grand-mère au salon de coiffure pour une remise en forme.
Quand j’arrivai à la maison, la salle de bains était occupée par mon père. Ma mère était dans la cuisine, en train d’éplucher des légumes pour un minestrone.
— J’ai besoin d’aller aux toilettes, lui dis-je. Tu crois que papa en a pour longtemps ?
Ma mère leva les yeux au ciel.
— Je ne sais pas ce qu’il fabrique là-dedans, dit-elle. Il s’enferme avec le journal et on ne le voit plus pendant des heures.
Je chipai un morceau de carotte et un de céleri pour Rex et courus au premier. Je frappai à la porte de la salle de bains.
— Tu en as encore pour longtemps ? criai-je à mon père.
Pas de réponse.
Je frappai plus fort.
— Tu vas bien ? criai-je.
— Nom de Dieu, fit mon père d’une voix étouffée, on ne peut même pas chier tranquille dans cette baraque !
Je regagnai ma chambre. Ma mère avait fait mon lit et rangé mes vêtements. Je me dis que c’était quand même chouette de revenir chez ses parents et d’être chouchoutée de la sorte. Je devrais leur en être reconnaissante. Je devrais profiter de ce bonheur…
— C’est-y pas amusant ? murmurai-je à Rex qui sommeillait. Ce n’est pas tous les jours que je t’emmène chez papi et mamie, hein ?
Je soulevai le couvercle de sa cage pour lui donner son petit déjeuner, mais ma paupière tressautait tant que je ratai mon coup et que son bout de carotte tomba par terre.
À dix heures, mon père n’était toujours pas ressorti de la salle de bains et j’avais la danse de Saint-Guy dans le couloir.
— Dépêche-toi, dis-je à ma grand-mère. Je vais exploser si je ne trouve pas des toilettes très vite !
— Tu n’auras qu’à y aller chez Clara, me dit-elle. Ses toilettes sont très jolies : elle y laisse des fleurs séchées en permanence et il y a une poupée faite au crochet assise sur un rouleau de papier-toilette. Je suis sûre qu’elle voudra bien que tu les utilises.
— Je sais, je sais. Allons-y.
Ma grand-mère portait son manteau bleu en laine et avait noué une écharpe grise en foulard sur sa tête.
— Tu vas crever de chaud dans ce manteau, lui dis-je. On n’est quand même pas au pôle Nord !
— Je n’ai rien d’autre à me mettre, dit-elle. Tout est usé. Je pensais qu’on pourrait aller faire les boutiques après le coiffeur. Je viens de recevoir mon allocation vieillesse.
— Tu es sûre que tu n’as pas trop mal à la main pour aller faire du shopping ?
Elle leva sa main blessée à hauteur de ses yeux et examina le pansement.
— Non, ça va. Le trou n’était pas si gros que ça. Pour tout te dire, ce n’est qu’une fois arrivée à l’hôpital que je me suis rendu compte que la blessure était profonde. C’est arrivé si vite… J’ai toujours pensé que je pouvais me débrouiller toute seule en toutes circonstances, mais maintenant je ne sais plus. Je suis moins rapide qu’avant. Je suis restée sans bouger, comme une empotée, et je l’ai laissé me planter son truc dans la main.
— Je suis sûre que tu ne pouvais pas faire grand-chose, mamie. Kenny est plus fort que toi et tu n’étais pas armée.
Ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Il m’a donné l’impression que je n’étais plus qu’une vieille chose.
En sortant du salon de coiffure, je trouvai Morelli avachi contre la Buick.
— Qui a eu l’idée d’aller interroger Cubby Delio ? me demanda-t-il tout de go.
— Spiro. Et si tu veux mon avis, il ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Il tient à remettre la main sur les armes pour ne plus avoir Kenny sur le dos.
— Tu as appris quelque chose d’intéressant ?
Je lui rapportai la conversation qu’on avait eue.
— Je connais Bucky et Biggy, dit-il. Ils ne tremperaient pas dans un coup pareil.
— Cette camionnette est peut-être une fausse piste.
— Je ne crois pas. Je suis passé à la station-service tôt ce matin et j’ai pris des photos. Roberta affirme que c’est bien celle qu’elle a vue.
— Je croyais que tu étais censé me suivre ! Et si je m’étais fait agresser ? Et si Kenny m’avait attaquée à coups de pic à glace ?
— Je t’ai suivie à mi-temps. De toute façon, Kenny aime bien faire la grasse matinée.
— Ce n’est pas une raison ! Tu aurais pu au moins me prévenir que tu me laissais me débrouiller toute seule.
— Quel est ton plan pour aujourd’hui ? me demanda-t-il.
— Ma grand-mère en a pour une heure chez Clara. Ensuite, je lui ai promis de l’emmener faire du shopping. Et il va falloir que je passe voir Vinnie à un moment ou à un autre.
— Il va te reprendre l’affaire ?
— Non. J’emmène mamie Mazur avec moi. Elle va lui remettre les idées en place.
— Je repensais à ce Sandeman…
— Oui, moi aussi. Au départ, je croyais qu’il aurait pu cacher Kenny chez lui. Mais c’est peut-être le contraire. Peut-être qu’il l’a doublé dans les grandes largeurs.
— Tu crois que Moogey aurait pu être de mèche avec Sandeman ?
Je haussai les épaules.
— C’est dans le domaine du possible. Celui qui a volé les armes a forcément des contacts dans la rue.
— Tu disais que Sandeman n’avait montré aucun signe d’enrichissement personnel.
— Si tu veux mon avis, sa fortune, il se la fourre dans les trous de nez.