Je me recroquevillai derrière le volant, bloquai les portières, et lançai des regards furtifs alentour pour être sûre que personne ne m’avait prise en flagrant délit de crime fédéral. Je serrai mon sac contre moi ; des papillons noirs dansaient devant mes yeux. D’accord, je n’étais pas la chasseuse de primes la plus froide et la plus hargneuse qui soit, et alors ? L’important, c’était de coincer l’autre zozo, non ?
Je démarrai et sortis du parking. Je flanquai Aerosmith dans la radiocassette et réglai le volume à fond en arrivant sur la Route 1. Il faisait nuit, il pleuvait, la visibilité était nulle, mais dans le New Jersey, il nous en faut plus pour lever le pied. Des feux de stop luisirent devant moi et je m’arrêtai en dérapant. Le feu passa au vert et on redémarra tous, pleins gaz. Je dus couper deux files pour pouvoir tourner, faisant une queue de poisson à une BMW. Le chauffeur me traita de tous les noms et joua de son klaxon.
Je lui répondis par une série de gestes moqueurs à l’italienne agrémentés d’un commentaire bien senti sur sa mère. Être née à Trenton imposait certaines obligations en de telles situations.
Les voitures avançaient comme des tortues le long des rues de la ville, et ce fut avec soulagement que je finis par traverser la voie ferrée et que je sentis le Bourg se rapprocher, m’aspirer. J’atteignis Hamilton Avenue, et ma voiture se retrouva emportée dans le vortex de la culpabilité familiale.
Au moment où je me garai le long du trottoir, j’aperçus ma mère qui surveillait la rue de derrière la porte-moustiquaire.
— Tu es en retard, me dit-elle.
— De deux minutes !
— J’ai entendu des sirènes. Tu n’as pas eu un accident au moins ?
— Mais non, je n’ai pas eu d’accident, je travaillais.
— Tu devrais te trouver un vrai métier. Quelque chose de sûr avec des horaires réguliers. Ta cousine Marjorie a décroché une bonne place de secrétaire chez J & J. Il paraît qu’elle gagne bien.
Mamie Mazur était dans l’entrée. Elle habitait chez mes parents depuis que papi Mazur se faisait servir ses deux œufs au bacon quotidiens dans l’autre monde.
— On a intérêt à se dépêcher de dîner si on ne veut pas rater l’expo, dit mamie Mazur. Vous savez que j’aime arriver tôt pour être sûre d’avoir une bonne place. Et comme les Chevaliers de Colomb[1] vont jouer ce soir, il y aura foule.
Elle lissa le devant de sa robe.
— Comment tu la trouves ? demanda-t-elle. Trop voyante ?
Mamie Mazur, soixante-douze ans, en faisait quatre-vingt-dix maxi. Je l’aimais tendrement, mais en petite culotte, elle faisait penser à un poulet déplumé. Sa tenue de ce soir était une robe chemisier rouge camion de pompier aux boutons dorés étincelants.
— Elle est parfaite, lui dis-je. Surtout pour le salon funéraire qui sera le palais de la cataracte ce soir.
Ma mère posa la purée sur la table.
— Venez manger avant que ça refroidisse, dit-elle.
— Alors, qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? me demanda mamie Mazur. Tu as passé quelqu’un à tabac ?
— J’ai traqué Kenny Mancuso toute la journée, mais la chance ne m’a pas souri.
— Kenny Mancuso est un bon à rien, dit ma mère. Tous ces garçons Morelli et Mancuso sont de la mauvaise graine. Tous indignes de confiance.
Je me tournai vers elle.
— Tu as appris quelque chose sur Kenny ? Du nouveau par radio-potins ?
— Non, à part que c’est un bon à rien. Ça ne te suffit pas ?
Au Bourg, il est possible d’être un bon à rien congénital. Chez les Morelli et Mancuso, les femmes étaient irréprochables, mais les hommes étaient des nuls. Ils buvaient, juraient, battaient leurs gosses et trompaient leur femme ou leurs copines à tour de bras.
— Sergie Morelli sera là ce soir, dit mamie Mazur. Je peux le cuisiner sur la question. Je sais y faire moi aussi. Au cas où tu ne le saurais pas, il a toujours eu un faible pour moi.
Sergie Morelli avait quatre-vingt-un ans, et les touffes de poils gris qui lui sortaient des oreilles étaient presque aussi grosses que son visage ratatiné. Je ne m’attendais pas à ce que Sergie sache où Kenny se cachait, mais parfois des bribes d’informations pouvaient se révéler utiles.
— Et si je venais avec toi ? demandai-je à mamie Mazur. On cuisinerait Sergie à deux.
— Je n’y vois pas d’inconvénient. A condition que tu ne me casses pas la baraque.
Mon père leva les yeux au ciel et planta sa fourchette dans son morceau de poulet.
— Tu crois que je devrais être armée ? demanda mamie Mazur.
— Si ça dégénère ?
— Bon Dieu de bon Dieu ! fit mon père.
On eut de la tarte aux pommes maison chaude comme dessert. Les pommes étaient acides et à la cannelle ; la pâte feuilletée et croustillante ; le tout saupoudré de sucre. J’en mangeai deux parts qui faillirent me donner un orgasme.
— Tu devrais ouvrir une pâtisserie, suggérai-je à ma mère. Tu ferais fortune avec tes tartes.
Elle débarrassait la table.
— J’ai assez à m’occuper avec la maison et ton père. Et puis, si je devais me mettre à travailler, je voudrais être infirmière. J’ai toujours pensé que je ferais une excellente infirmière.
On la regarda tous bouche bée. Aucun de nous ne l’avait jamais entendue formuler un tel désir. En fait, on ne l’avait jamais entendue formuler aucun désir outre ceux concernant ses housses ou ses doubles rideaux.
— Tu devrais peut-être envisager de reprendre des études, lui dis-je. En cours du soir. Suivre une formation d’infirmière.
— Moi, infirmière, ça ne me dirait rien, intervint mamie Mazur. On vous oblige à porter ces saletés de chaussures blanches caoutchoutées, et on passe ses journées à vider des pots de chambre. Moi, si je devais travailler, je voudrais être vedette de cinéma.
Le Bourg compte cinq entreprises de pompes funèbres. Danny Gunzer, le beau-frère de Betty Szajack, était exposé chez Stiva.
— Quand je mourrai, assure-toi qu’on m’emmène chez Stiva, me dit mamie Mazur en chemin. Je refuse que ma dépouille passe entre les mains de Mosel. Il n’a aucun talent. Il n’y connaît rien en maquillage. Il met trop de rouge. Avec lui, personne n’a l’air naturel. Quant à Sokolowsky, je ne veux pas qu’il me voie nue. On m’a raconté des choses bizarres à son sujet. Stiva, c’est le nec plus ultra. Tout mort qui se respecte va chez Stiva.
Stiva se trouvait dans Hamilton Avenue, pas très loin de l’hôpital St. Francis, dans un immeuble de style victorien doté d’une véranda sur tout le tour de la façade. Les murs étaient peints en blanc, les volets en noir et, par respect pour la vue basse du titubant troisième âge, Stiva avait recouvert le perron et l’escalier qui partait du trottoir d’une moquette extérieure vert pomme. Une allée menait à l’arrière du bâtiment où un garage pour quatre voitures abritait les véhicules de fonction. Une annexe en brique avait été ajoutée du côté opposé. Elle abritait deux salons d’exposition. Je n’avais jamais fait le tour complet du propriétaire, mais je supposai que tout le matériel d’embaumement s’y trouvait aussi.
Je me garai dans la rue et contournai la Jeep au pas de course pour aider mamie Mazur à en descendre. Elle avait décrété qu’elle ne pourrait pas tirer les vers du nez de Sergie Morelli avec ses tennis et marchait en équilibre précaire dans des chaussures noires à talons, en cuir véritable, que, disait-elle, toutes les petites pépées portaient aux pieds.
Je la pris fermement par le coude et lui fis gravir l’escalier jusqu’au hall d’entrée où les Chevaliers de Colomb se rassemblaient en chapeaux et écharpes de cérémonie. On y parlait à voix basse et les bruits de pas étaient étouffés par la nouvelle moquette. Le parfum entêtant des fleurs fraîchement coupées se mêlait aux relents de pastilles Valda qui ne pouvaient pas faire grand-chose pour cacher le fait que les Chevaliers de Colomb s’étaient donné du cœur au ventre à grandes lampées de bourbon.
Constantin Stiva, depuis trente ans qu’il avait ouvert boutique, régnait chaque jour que Dieu faisait sur de telles assemblées d’endeuillés. Stiva était la quintessence du croque-mort : la bouche éternellement en accord avec la muzak d’ambiance, le front haut et pâle aussi consolant qu’un flan à la vanille, le geste toujours discret et silencieux. Constantin Stiva… l’embaumeur subreptice.
Depuis peu, Spiro, son beau-fils, se donnait des airs d’ordonnateur de pompes funèbres, tournoyant autour de Constantin durant les expositions des corps le soir et l’assistant pour les enterrements le matin. Autant il était évident que la mort était la vie de Constantin Stiva, autant Spiro restait sur la touche. Il exprimait ses condoléances du bout des lèvres et des dents, et le regard dans le vide. Si je devais extrapoler quant au plaisir qu’il tirait de ce négoce, je miserais sur l’aspect « panoplie du petit chimiste » – tables rabattables et autres harpons pancréatiques. La petite sœur de Mary Lou Molnar, qui était en primaire avec Spiro, lui a raconté que ce dernier conservait ses bouts d’ongles dans un bocal.
Spiro était un petit brun. Phalanges poilues. Nez proéminent. Front fuyant. La vérité toute crue était qu’il avait une tête de rat sous anabolisant, et ce bruit qui courait à propos de ses rognures d’ongles n’était pas fait pour redorer son blason à mes yeux.
C’était un ami de Moogey Bues, mais l’histoire du coup de feu ne semblait pas l’avoir ému outre mesure. Je lui avais parlé brièvement quand j’avais épluché le petit livre noir de Kenny. Il m’avait répondu en restant sur une réserve polie. Oui, Moogey, Kenny et lui étaient potes depuis le lycée et l’étaient restés. Non, il ne voyait pas quel pouvait être le mobile de ces deux coups de feu. Non, non, il n’avait pas revu Kenny depuis son arrestation et n’avait pas la plus petite idée de l’endroit où il se trouvait.
Pas de Constantin dans le hall d’entrée, mais Spiro était là, faisant la circulation en costume noir et chemise blanche de rigueur.
Mamie le lorgna comme on le ferait d’une pâle imitation d’un bijou de prix.
— Où est Tintin ? demanda-t-elle.
— À l’hôpital. Hernie discale. C’est arrivé la semaine dernière.
— Oh, non ! fit mamie, le souffle coupé. Et qui tient la boutique ?
— Moi. Je m’en occupe déjà beaucoup en temps ordinaire. Et puis, Louie m’aide, bien sûr.
— Louie ? Qui c’est ?
— Louie Moon. Vous ne le connaissez sans doute pas parce qu’il travaille surtout le matin, et il fait office de chauffeur. Il est chez nous depuis bientôt six mois.
Une jeune femme franchit la porte d’entrée et s’immobilisa au milieu du hall. Elle fouilla la pièce des yeux tout en déboutonnant son manteau. Son regard croisa celui de Spiro qui la salua de son petit signe de tête de croque-mort professionnel. La jeune femme lui rendit son salut.
— On dirait bien que vous avez fait une touche, lui dit ma grand-mère.
Spiro sourit, dévoilant de proéminentes incisives et des dents du bas assez biseautées pour faire faire des rêves humides à une orthodontiste.
— Je plais à pas mal de femmes. Je suis un assez bon parti.
Il écarta les bras.
— Un jour, tout cela m’appartiendra.
— Disons que je ne vous avais jamais envisagé sous cet angle, lui dit mamie Mazur. Je suppose que vous pourriez entretenir une femme sur un grand pied.
— Je compte m’agrandir, dit-il. Mettre le nom en franchise.
— Tu entends ça ? me dit mamie Mazur. C’est-y pas beau de voir un jeune homme avec de l’ambition ?
Si cet échange devait s’éterniser, j’allais dégobiller sur le costume de Spiro.
— Nous sommes venues pour voir Danny Gunzer, lui dis-je. Ravie de vous avoir parlé, mais il faut qu’on y aille avant que les Chevaliers de Colomb aient colonisé toutes les bonnes places.
— Je comprends parfaitement. Mr. Gunzer est dans le salon vert.
Le salon vert aurait pu être une des plus belles pièces, mais Stiva l’avait repeint en un vert bilieux et y avait installé des plafonniers assez puissants pour éclairer un terrain de football.
— Je hais ce vert, dit mamie Mazur, me talonnant. Avec cet éclairage, on voit la moindre ride. Voilà où on en arrive quand on laisse Walter Dumbowski s’occuper de l’installation électrique. Ces frères Dumbowski ne connaissent rien à rien. Laisse-moi te dire que si Stiva veut m’exposer dans ce salon vert, tu me ramènes à la maison illico. Je préfère encore être laissée sur le bord du trottoir et ramassée par le camion poubelles. Si on n’est pas un rien du tout, on a droit à un des nouveaux salons du fond, avec les boiseries. Tout le monde sait ça.
Betty Szajack et sa sœur étaient à côté du cercueil ouvert. Mrs. Goodman, Mrs. Gennaro, la vieille Mrs. Ciak et sa fille étaient déjà assises. Mamie Mazur fonça droit devant et posa son sac à main sur une chaise pliante du deuxième rang. Une fois qu’elle eut réservé sa place, elle s’avança à pas chancelants vers Betty Szajack et lui présenta ses condoléances pendant que je quadrillais le fond de la pièce. J’appris que Gail Lazar était enceinte, que l’épicerie fine de Barkalowski était citée par le Service d’hygiène et que Biggy Zaremba avait été arrêté pour attentat à la pudeur, mais je n’appris rien de nouveau sur Kenny Mancuso.
Je zigzaguai dans la foule, transpirant à grosses gouttes sous mon chemisier en flanelle et mon pull à col cheminée, accompagnée de visions de mes cheveux moites frisant au maximum et dégageant des volutes de vapeur. Quand j’arrivai auprès de mamie Mazur, debout à côté du cercueil, je soufflais comme une vache.
— Non mais regarde-moi cette cravate, me dit-elle, les yeux rivés sur Gunzer. Avec des têtes de petits chevaux imprimées dessus, je n’avais jamais vu ! Ça me donnerait presque envie d’être un homme pour pouvoir être exposée avec une cravate pareille.
Des bruits de pas traînants se firent entendre au fond de la salle, et les conversations cessèrent tandis que les Chevaliers de Colomb faisaient leur entrée, avançant deux par deux. Mamie Mazur se mit sur la pointe des pieds et pivota sur ses hauts talons pour mieux les voir. Un de ses talons se prit dans la moquette et ma grand-mère partit à la renverse, raide comme un piquet.
Elle atterrit sur le cercueil avant que j’aie eu le temps de la retenir, battant l’air de ses bras en quête d’un appui qu’elle finit par trouver sous la forme d’un guéridon en fer forgé sur lequel était posé un bouquet de glaïeuls dans un énorme vase en pâte de verre. Le guéridon tint bon mais le vase tomba et alla s’écraser sur Danny Gunzer, lui éclatant le front. De l’eau se répandit dans ses oreilles et lui dégoulina sur le menton. Les glaïeuls atterrirent sur son costume anthracite en un désordre bariolé. L’assistance en fut glacée d’horreur, s’attendant à moitié à ce que Gunzer se redresse en poussant un grand cri. Ce dont il s’abstint.
Mamie Mazur fut la seule à ne pas se démonter. Elle se redressa, rajusta sa robe, et lança à la cantonade :
— Eh bien, c’est encore une chance qu’il soit mort. Au moins, il n’y a pas de mal.
— Pas de mal ? Pas de mal ? glapit sa veuve, les yeux hagards. Regarde sa chemise ! Sa cravate est fichue ! Je te signale que j’ai dû payer un supplément pour cette cravate !
Je bredouillai des excuses à Mrs. Gunzer et lui promis de la dédommager pour la cravate. Mais Mrs. Gunzer piquait sa crise et ne voulait rien entendre.
Elle brandit son poing en direction de ma grand-mère.
— On devrait vous enfermer, toi et ta maboule de petite-fille ! Chasseuse de primes ! Et puis quoi encore ?
— Je vous demande pardon ? dis-je, plissant les yeux, les poings sur les hanches.
Mrs. Gunzer fit un pas en arrière (craignant sans doute que je lui tire dessus) et j’en profitai pour battre en retraite. Je tirai mamie Mazur par le coude et la guidai vers la porte, manquant, dans ma hâte, de renverser Spiro.
— C’est un accident, lui dit ma grand-mère. Je me suis pris le talon dans votre moquette. Ça aurait pu arriver à n’importe qui.
— Bien entendu, lui répondit Spiro. Je suis certain que Mrs. Gunzer s’en rend compte.
— Pas vraiment, cria celle-ci. Cette femme est un danger public.
Spiro nous escorta jusqu’au hall d’entrée.
— J’ose espérer que cet incident ne vous empêchera pas de revenir nous voir, dit-il. Nous apprécions toujours la visite de jolies femmes.
Il approcha ses lèvres de mon oreille et chuchota sur un ton de conspirateur :
— J’aimerais vous parler en privé au sujet d’une affaire personnelle.
— Quel genre d’affaire ?
— Quelque chose qu’il faut retrouver, et l’on m’a dit que vous étiez très douée pour ça. Je me suis renseigné sur vous après que vous m’avez posé des questions sur Kenny.
— Pour tout vous dire, je suis assez prise en ce moment. Et je ne suis pas détective privé. Je n’ai pas de licence.
— Mille dollars, me chuchota Spiro. Net.
Le temps s’arrêta tandis que je me livrais mentalement à une orgie de dépenses.
— Bien entendu, dis-je, si tout cela reste entre nous, je ne vois aucun mal à aider un ami.
Je baissai d’un ton.
— Qu’est-ce que nous cherchons ?
— Des cercueils, me souffla Spiro. Vingt-quatre.
En arrivant chez moi, je trouvai Morelli qui m’y attendait, adossé contre le mur, mains dans les poches, jambes croisées aux chevilles. Il leva vers moi un regard interrogateur tandis que je sortais de l’ascenseur et sourit en voyant le sachet de provisions que je portais.
— Laisse-moi deviner, dit-il. Des restes.
— Maintenant je comprends pourquoi tu es détective.
— Je peux faire mieux.
Il huma l’air ambiant.
— Du poulet, dit-il.
Il me tint le sachet pendant que j’ouvrais ma porte.
— Dure journée ? me demanda-t-il.
— Surtout depuis cinq heures. Si je ne retire pas ces vêtements tout de suite, je vais être bouffée par la rouille.
Morelli passa dans la cuisine et sortit du sachet un morceau de poulet protégé par de l’aluminium, ainsi qu’un Tupperware de farce, un de sauce, et un de purée. Il mit la sauce et la purée au four à micro-ondes qu’il régla sur trois minutes.
— Et la liste ? Tu en as tiré quelque chose d’intéressant ?
Je lui tendis une assiette, des couverts et sortis une bière du réfrigérateur.
— Rien avec un grand R. Personne ne l’a vu.
— Tu as une idée précise de notre prochaine étape ?
— Pas la moindre.
Mais si ! Son courrier ! J’avais complètement oublié que je l’avais dans mon sac. Je le sortis et l’étalai sur le comptoir de la cuisine – facture de téléphone, relevés de carte bancaire, un tas de prospectus, et un rappel par écrit que Kenny était attendu chez son dentiste pour un check-up.
Morelli balaya le tas de paperasses du regard tout en étalant de la sauce sur le poulet farci et la purée.
— C’est son courrier ?
— Tu n’as rien vu.
— Bon sang, rien n’est donc sacré pour toi ?
— Si : la tarte aux pommes de ma mère. Qu’est-ce que je dois faire ? Décacheter ces enveloppes à la vapeur ?
Morelli les jeta par terre et les piétina. Je les ramassai et les examinai. Elles étaient froissées et sales.
— Reçues en mauvais état, dit Morelli. Commence par la note de téléphone.
Je la parcourus et fus étonnée d’y trouver quatre appels à l’étranger.
— Qu’est-ce que tu en dis ? demandai-je à Morelli. Tu connais ces indicatifs ?
— Les deux premiers sont ceux du Mexique.
— Tu peux trouver le nom des abonnés ?
Morelli posa son assiette sur le comptoir, tira l’antenne de mon téléphone portable, et composa un numéro.
— Salut Murphy, dit-il. J’ai besoin de tes services. Il faudrait que tu me trouves des noms et des adresses à partir de numéros de téléphone.
Il les lui donna et patienta en mangeant. Quelques minutes plus tard, Murphy reprenait la ligne et Morelli écouta les informations qu’il lui donnait. Il raccrocha, avec ce visage impassible que j’en étais venue à considérer comme sa tête de flic.
— Les deux derniers numéros sont au Salvador. Murphy ne pouvait pas être plus précis.
Je lui chipai un morceau de poulet et commençai à le grignoter.
— Reste à savoir pourquoi Kenny téléphone au Mexique et au Salvador, dis-je.
— Il projette peut-être d’y partir en vacances.
Je ne croyais pas Morelli quand il avait ce regard vide. Habituellement, on lisait sur son visage à livre ouvert.
Il ouvrit le relevé MasterCard.
— Kenny n’y a pas été de main morte, dit-il. Il a dépensé près de deux mille dollars le mois dernier.
— En billets d’avion ?
— Non.
Il me tendit le relevé.
— Regarde par toi-même.
— Surtout des vêtements. Des boutiques du coin.
Je posai le relevé sur le comptoir.
— Au sujet de ces numéros de téléphone…
Morelli avait la tête plongée dans le sac à provisions.
— N’est-ce pas la tarte aux pommes que je vois là ? dit-il.
— Si tu y touches, tu es un homme mort.
Morelli me prit par le menton.
— J’adore quand tu joues les dures. J’aimerais bien rester pour en profiter davantage, mais il faut que je file.
Il sortit, longea le couloir et fut happé par l’ascenseur. C’est en entendant le bruit métallique de la porte qui se refermait que je me rendis compte qu’il avait emporté la facture de téléphone de Kenny. Je me frappai le front.
— Han !
Je réintégrai mon appartement, tournai les verrous, me déshabillai sur le chemin de la salle de bains, et me glissai sous le jet fumant de la douche. Ensuite, je dénichai une chemise de nuit en flanelle, me séchai les cheveux avec une serviette et trottinai pieds nus jusqu’à la cuisine.
Je mangeai deux parts de tarte aux pommes, en donnai quelques miettes à Rex, puis allai me coucher, songeant aux cercueils de Spiro. Il ne m’avait rien raconté outre le fait que ces cercueils avaient disparu et qu’il fallait les retrouver. Je m’étonnai que quelqu’un puisse égarer vingt-quatre cercueils, mais je suppose que rien n’est impossible. Je lui avais promis de revenir sans mamie Mazur pour que nous puissions discuter des détails de l’affaire en toute tranquillité.
Je me tirai du lit à sept heures et jetai un coup d’œil par la fenêtre. Il ne pleuvait plus mais le ciel était encore assez couvert et assez sombre pour évoquer la fin du monde. J’enfilai un short, un sweat-shirt et laçai mes chaussures de course. Le tout avec autant d’enthousiasme que si je me préparais à m’immoler par le feu. Je me forçais à faire un jogging au moins trois fois par semaine, et il ne m’était jamais venu à l’idée que j’aurais pu y trouver du plaisir. Je courais pour brûler les quelques bières que je buvais et parce que ça pouvait toujours servir pour rattraper les voyous.
Je fis un parcours de cinq kilomètres, arrivai chancelante dans le hall d’entrée et remontai chez moi par l’ascenseur. Pas la peine d’en rajouter côté remise en forme.
Je mis la machine à café en route et passai en coup de vent sous ma douche. J’enfilai un jean et une chemise en jean, ingurgitai une tasse de café et convins avec Ranger de le retrouver pour le petit déjeuner une demi-heure plus tard. J’avais mes entrées dans les bas-fonds du Bourg, mais Ranger avait ses entrées dans les bas-fonds des bas-fonds. Il connaissait les dealers, les macs et les trafiquants d’armes. Cette affaire Kenny Mancuso commençait à sentir le roussi, et je voulais savoir pourquoi. Non que cela entre dans mes prérogatives. Mon rôle était simple : retrouver Kenny et l’arrêter. Le problème venait de Morelli. Je ne lui faisais pas confiance et je ne supportais pas l’idée qu’il puisse en savoir plus long que moi.
En arrivant au coffee-shop, je trouvai Ranger déjà installé à une table. Il portait un jean noir, des bottes de cow-boy noires hyper brillantes en serpent repoussé main, et un tee-shirt qui lui moulait avantageusement les pectoraux et les biceps. Un blouson en cuir noir était suspendu de guingois au dossier de sa chaise, alourdi d’un côté par un renflement de mauvais augure.
Je commandai un chocolat chaud et des crêpes à la myrtille avec un supplément de sirop.
Ranger prit un café et un demi-pamplemousse.
— Que se passe-t-il ? me demanda-t-il.
— Tu as entendu parler des coups de feu tirés à la station-service de Hamilton Avenue ?
Il fit oui de la tête.
— Moogey Bues s’est fait buter.
— Tu sais par qui ?
— Pas le plus petit suspect en vue.
Le chocolat chaud et le café arrivèrent. J’attendis que la serveuse se fut éloignée pour poser ma question suivante.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Un très mauvais pressentiment.
Je bus une gorgée de chocolat chaud.
— Oui, moi aussi. Morelli dit qu’il recherche Kenny pour rendre service à sa mère. Je crois qu’il y a autre chose.
— Oh, oh, fit Ranger. Tu as encore lu une aventure d’Alice ?
— Quel est ton avis ? Tu as entendu quelque chose de bizarre sur Mancuso ? Tu penses que c’est lui qui a tiré sur Moogey Bues ?
— Je pense que ce n’est pas ton problème. Tout ce que tu dois faire, c’est trouver Kenny et le ramener.
— Malheureusement, je n’ai plus de miettes de pain à suivre pour retrouver mon chemin.
La serveuse apporta mes crêpes et le demi-pamplemousse de Ranger.
— Miam-miam, il a l’air bon, dis-je, lorgnant le pamplemousse tout en arrosant mes crêpes de sirop. La prochaine fois, j’en prendrai peut-être un.
— Sois prudente, me dit Ranger. Rien n’est plus affreux qu’une grosse vieille Blanche.
— Tu ne m’aides pas beaucoup sur cette affaire.
— Que sais-tu sur Moogey Bues ?
— Qu’il est mort.
Il mangea un quartier de pamplemousse.
— Tu devrais chercher de ce côté-là.
— Et pendant ce temps, tu pourrais coller ton oreille par terre pour entendre qui approche.
— Mancuso et Moogey ne zonent pas forcément dans mon secteur.
— Tu peux toujours essayer.
— Exact. Je peux toujours essayer.
Je terminai mon chocolat et mes crêpes, et regrettai de ne pas avoir mis de pull car cela m’aurait permis de dégrafer le premier bouton-pression de mon jean. J’étouffai un renvoi et réglai l’addition.
Je retournai sur le lieu du crime et me présentai à Cubby Delio, le propriétaire de la station-service.
— J’y comprends rien, me dit-il. Ça fait vingt-deux ans que j’ai cette station-service et j’avais jamais eu le moindre problème.
— Moogey travaillait pour vous depuis combien de temps ?
— Six ans. Il a commencé, il était encore au lycée. Il va me manquer. Il était très attachant, et on pouvait compter sur lui. C’était toujours lui qui faisait l’ouverture, le matin. Je ne devais jamais m’inquiéter de rien.
— Il vous avait parlé de Kenny Mancuso ? Est-ce que vous connaissez le motif de leur dispute ?
Il fit non de la tête.
— Et sa vie privée ?
— J’en savais pas grand-chose. Il n’était pas marié. D’après ce que je sais, il avait des petites amies. Il vivait seul.
Il farfouilla dans des papiers qui se trouvaient sur son bureau, et en extirpa une liste du personnel écornée et maculée de traînées noirâtres.
— Tenez, son adresse, dit-il. Mercerville. Pas loin du lycée. Il venait de s’y installer. Dans une maison qu’il louait.
Je la recopiai, le remerciai de m’avoir reçue et retournai à ma Jeep. Je pris Hamilton Avenue jusqu’à Klockner Street, passai devant le lycée Stienert, et pris sur la gauche pour me retrouver dans un quartier de maisons individuelles aux jardins bien entretenus et clôturés pour la sécurité des petits enfants et des chiens. Toutes les façades étaient blanches et les éléments d’ornementation de couleurs discrètes. Peu de voitures garées dans les allées. C’était un quartier de familles à doubles revenus. Tout le monde était au travail à gagner l’argent nécessaire pour payer l’entretien des pelouses, les gages de Mademoiselle Labonne, et les frais de crèche ou de garderie de leur progéniture.
Lisant les numéros, j’arrivai à la maison de Moogey.
Elle était identique aux autres et ne présentait aucun signe du drame qui venait de se dérouler.
Je me garai, traversai la pelouse jusqu’à la porte d’entrée et frappai. Pas de réponse. Je m’y attendais. Je regardai par une petite fenêtre à côté de la porte mais ne vis pas grand-chose : un hall d’entrée parqueté, le départ d’un escalier moquetté, un couloir menant à une cuisine. Tout semblait en ordre.
Je marchai jusqu’à l’entrée du garage, jetai un coup d’œil à l’intérieur. Il s’y trouvait une voiture. Celle de Moogey, supposai-je. Une BMW rouge. Je me dis qu’elle faisait un peu luxueuse pour un pompiste, mais allez savoir. Je notai le numéro d’immatriculation et regagnai ma Jeep.
J’étais assise au volant, en train de me demander « et maintenant ? », quand mon téléphone cellulaire sonna.
C’était Connie, la secrétaire de l’agence de cautionnement.
— J’ai une affaire fastoche pour toi, me dit-elle. Passe au bureau quand tu peux, je te refilerai la paperasse.
— Qu’est-ce que tu entends par « fastoche » ?
— Une clocharde. Une vieille qui traîne toujours devant la gare. Elle pense à soulever ses jupes mais elle oublie ses rendez-vous au tribunal. Il suffit que tu la ramasses et que tu l’amènes devant le juge.
— Qui a voulu se porter garant si elle est sans domicile fixe ?
— Une association religieuse dont elle fait plus ou moins partie.
— J’arrive.
Vinnie avait un bureau sur rue dans Hamilton Avenue. « Vincent Plum/Agence de Cautionnement Judiciaire. » En dehors de ses tendances sexuelles particulières, Vinnie avait bonne réputation. La plupart du temps, il évitait aux brebis galeuses de familles de la classe besogneuse de Trenton de devoir remplir des fiches dans les locaux de la police. De temps en temps, il héritait d’une vraie crapule, mais ces cas-là me retombaient rarement sur les bras.
Mamie Mazur avait une conception très Far West des chasseurs de primes. Elle les imaginait enfonçant des portes en vidant le chargeur de leur revolver à six coups. Dans la réalité, mon travail consistait essentiellement à contraindre des abrutis à monter dans ma voiture et à leur servir de chauffeur jusqu’au poste de police où ils étaient reconvoqués et relibérés. J’héritais de beaucoup de cas de conduite en état d’ivresse et de trouble de l’ordre public, et, à l’occasion, j’avais droit à un voleur à l’étalage ou de camping-cars. Vinnie m’avait confié Kenny Mancuso car, au début, l’affaire paraissait limpide. Kenny n’était pas un récidiviste et venait d’une bonne famille du Bourg. Et de plus, Vinnie savait que Ranger m’épaulerait pour l’arrestation.
Je garai la Jeep devant l’épicerie fine de Fiorello. Je lui demandai de me faire un sandwich au thon et passai à côté, chez Vinnie.
A mon entrée, Connie, assise à son bureau qui trônait tel un poste de garde barrant l’accès au bureau de Vinnie, releva la tête. Ses cheveux, crêpés sur quinze bons centimètres, encadraient son visage tel un nid de souris de boucles brunes. Elle avait deux ou trois ans de plus que moi, mesurait six ou sept centimètres de moins et pesait quinze kilos de plus et, tout comme moi, elle avait repris son nom de jeune fille suite à un divorce démoralisant. Dans son cas, ce nom était Rosolli – un nom qu’il ne faisait pas bon prononcer dans le Bourg depuis que son oncle Jimmy l’y avait répandu à tire-larigot. À quatre-vingt-douze ans maintenant, Jimmy serait infoutu de localiser sa bite dans le noir même si elle était fluorescente, mais qu’importe, ce qui était fait n’était plus à faire.
— Salut, dit Connie. Comment va ?
— C’est une question assez compliquée en ce moment. Tu as le dossier de la clocharde ?
Connie me tendit plusieurs fiches agrafées ensemble.
— Eula Rothridge. Tu la trouveras à la gare.
Je consultai les fiches.
— Pas de photo ?
— Tu n’en as pas besoin. Elle sera assise sur le banc le plus proche du parking, à prendre le soleil.
— Des suggestions ?
— Tâche de ne pas marcher contre le vent.
Je grimaçai et partis.
Par son emplacement, sur les rives de la Delaware, Trenton était un site de prédilection pour l’industrie et le commerce. Au fil des années, la navigabilité de la Delaware et l’importance de Trenton décrurent et la ville en arriva peu à peu à son statut actuel, à savoir n’être qu’une grosse fondrière de plus dans le réseau routier de l’État. Récemment, cela dit, nous avons eu une équipe de base-ball en ligue mineure, alors la gloire et la fortune ne sauraient être loin, n’est-ce pas ?
Le ghetto a peu à peu envahi les abords de la gare, tant et si bien qu’il est pratiquement impossible de s’y rendre sans passer par des rues où se succèdent de déprimantes petites maisons attenantes sans jardin emplies de gens atteints de déprime chronique. L’été, le quartier baigne dans la sueur et l’agression généralisée. Quand la température retombe, l’ambiance devient sinistre et l’animosité s’installe derrière les murs insonorisés.
Je parcourus ces rues, portières verrouillées et vitres remontées, plus par habitude que pour des raisons de sécurité car le premier venu armé d’un couteau à éplucher pouvait éventrer ma capote.
La gare de Trenton est petite et n’a rien de mémorable. Une voie d’accès en courbe passe devant l’entrée où quelques taxis attendent et où un flic en uniforme assure la surveillance. Plusieurs bancs municipaux s’y échelonnent à intervalles réguliers.
Eula était assise sur le banc le plus éloigné. Elle portait plusieurs manteaux d’hiver, un bonnet de laine violet et des baskets. Elle avait un visage ridé, le teint terreux ; ses cheveux gris acier coupés très courts jaillissaient en épis de son bonnet. Ses jambes grosses comme des poteaux étaient engoncées dans ses chaussures et suffisamment écartées pour donner au monde le loisir de voir des choses qu’il eût mieux valu garder secrètes.
Je me garai devant elle où il était interdit de stationner, et le flic me gratifia d’un regard noir en guise d’avertissement.
J’agitai les papiers de l’agence dans sa direction.
— Je n’en ai que pour une minute, lui criai-je. Je suis venu chercher Eula pour l’emmener au tribunal.
Il me gratifia d’un regard ah oui, je vois, bonne chance, et se remit à regarder dans le vide.
— J’vais pas au tribunal, me crachota Eula au visage.
— Pourquoi ?
— Il fait soleil. Faut que j’aie ma dose de vitamine D.
— Je vais t’acheter un litre de lait. Vitamine D.
— Et quoi d’autre ? Tu m’achèteras un sandwich ?
Je sortis le sandwich au thon de mon sac.
— Je comptais en faire mon déjeuner, mais je te l’offre, lui dis-je.
— Il est à quoi ?
— Au thon. Il vient de chez Fiorello.
— Il fait de bons sandwiches celui-là. Tas demandé des cornichons ?
— Oui.
— J’sais pas trop… Et qu’est-ce que je vais faire de tout ça ?
Un caddie de supermarché se trouvait derrière elle, contenant deux gros sacs-poubelle en plastique remplis de Dieu sait quoi.
— J’ai une idée, dis-je. On va déposer tes affaires a la consigne de la gare.
— Qui va payer ? J’ai un petit revenu, tu sais.
— Je banquerai.
— Va falloir que tu portes mes affaires. Je boite d’une jambe.
Je jetai un coup d’œil en direction du flic qui regardait par terre, un sourire aux lèvres.
— Tu veux prendre quelque chose dans ces sacs avant que je les mette sous clef ? demandai-je à Eula.
— Non. J’ai tout ce qu’il me faut.
— Et une fois que j’aurai mis tes biens temporels à la consigne, que je t’aurai acheté du lait et donné le sandwich, tu viens avec moi, d’accord ?
— Ouais, ouais.
Je tirai les sacs jusqu’en haut des marches puis le long du couloir, et donnai à un porteur un dollar de pourboire pour qu’il m’aide à fourrer ce satané fourbi dans des casiers de consigne. Un sac par casier. Je jetai une poignée de pièces de vingt-cinq cents dans les fentes des casiers, pris les clefs et m’adossai au mur pour reprendre mon souffle, en me disant que je devais absolument trouver le temps d’aller à la salle de sport. Je courus au petit trot jusque devant le bâtiment, poussai la porte du McDonald’s et achetai du lait écrémé. Je retournai dare-dare devant l’entrée principale de la gare et cherchai Eula des yeux. Elle avait disparu. Le flic aussi. Et j’avais un papillon sur mon pare-brise.
Je m’approchai du premier taxi de la file qui attendait à la station et tapotai contre sa vitre.
— Où est allée Eula ? lui demandai-je.
— ’Sais rien. Faut demander au taxi qu’elle a pris.
— Elle a assez d’argent pour prendre un taxi ?
— Bien sûr. Ça marche bien pour elle ici.
— Vous savez où elle habite ?
— Sur ce banc. Le dernier sur votre droite.
Formidable. Je remontai en voiture, fis un demi-tour et entrai dans le mini-parking. J’attendis que quelqu’un en sorte, pris sa place, mangeai mon sandwich, bus le lait et attendis, bras croisés.
Deux heures plus tard, un taxi déposa Eula. Elle se dandina jusqu’à son banc et s’y assit avec un sens manifeste de la propriété. Je démarrai, sortis du parking et m’arrêtai le long du trottoir devant elle. Je lui souris.
Elle me rendit mon sourire.
Je descendis de voiture et m’approchai d’elle.
— Tu me reconnais ?
— Ouais. C’est toi qui as pris mes affaires.
— Je te les ai mises à la consigne.
— Il t’en a fallu du temps.
Je suis une prématurée d’un mois et on n’a jamais pu m’inculquer les vertus de la patience.
— Tu vois ces deux clefs ? lui dis-je. Tes affaires sont enfermées dans des casiers qui ne peuvent être ouverts qu’avec ces clefs. Soit tu montes dans ma bagnole, soit je jette ces clefs dans des chiottes et je tire la chasse !
— Ce serait méchant de faire ça à une pauvre vieille.
C’était ça ou lui tordre le cou.
— D’accord, dit-elle, se levant avec peine. Autant que je te suive. Il fait plus beau de toute façon.
Le commissariat de police de Trenton a élu domicile dans un immeuble en brique de deux étages. Un bâtiment attenant, de plain-pied avec la rue, fournit l’espace nécessaire pour les services juridiques. Le ghetto s’étend de part et d’autre des locaux, ce qui est très pratique car ainsi la police ne doit jamais sortir très loin pour aller à la rencontre de la criminalité.
Je me garai au parking du commissariat et escortai Eula à l’intérieur jusqu’à l’accueil. En dehors des heures ouvrables ou bien si j’avais eu un fugitif turbulent sur les bras, j’aurais demandé par interphone à entrer par la porte de derrière pour accéder directement au policier tenant le registre des jugements rendus. Rien de tout cela n’était nécessaire avec Eula, aussi je la fis asseoir pendant que j’essayais de déterminer si le juge qui avait fixé le montant de sa caution était sur les lieux. Il se trouva que non, aussi je n’eus d’autres choix que de confier Eula aux bons soins du commissariat.
Je lui donnai les clefs des casiers de consigne, pris mon reçu et sortis par la porte de derrière.
Morelli m’attendait dans le parking, adossé à ma voiture, mains dans les poches, faisant son imitation d’un voyou des rues – ou peut-être n’était-ce pas une imitation.
— Quoi de neuf ? me demanda-t-il.
— Pas grand-chose. Et de ton côté ?
Il haussa les épaules.
— Ça n’avance pas vite.
— Hm, hm.
— Une piste pour Kenny ? me demanda-t-il.
— À toi de me le dire. Tu as piqué sa facture de téléphone hier soir.
— Je ne l’ai pas « piquée ». J’avais oublié que je l’avais dans les mains.
— Ha ha ! Alors pourquoi ne me dis-tu pas ce que tu as appris sur les numéros au Mexique ?
— Parce que je n’ai rien appris.
— Je n’en crois pas un mot. Et je ne crois pas non plus que tu déploies tous ces efforts pour retrouver Kenny simplement par devoir familial.
— Quelle est ta raison d’en douter ?
— La sensation nauséeuse que j’ai à l’estomac.
Morelli eut un large sourire.
— Va en parler à ton banquier.
Bon. Changement de tactique.
— Je croyais qu’on était associés ? lui dis-je.
— Il y a toutes sortes d’associés. Certains sont plus indépendants que d’autres.
J’eus l’impression que mes yeux faisaient un tour complet dans leurs orbites.
— Mettons les points sur les i, lui dis-je. Si je comprends bien, tu voudrais que je te donne tous les renseignements que j’ai et toi aucun. Puis quand nous retrouverons Kenny, tu me le faucherais sous le nez pour des raisons encore inconnues de moi et tu me volerais mon arrestation.
— Mais non. Tu fantasmes.
Tu parles ! J’avais raison, et il le savait aussi bien que moi.