Il avait dû s’en aller très tôt, à l’aube. Elle n’avait rien entendu et Truc, qui dormait au pied de son lit, ne s’était même pas réveillé. Lorsqu’elle n’avait pas découvert ses vieux vêtements dans la cuisine, elle était remontée, avait entrouvert doucement la porte de sa chambre. Le lit était refait avec des draps propres, les mêmes qu’elle avait sortis la veille. Tout était en ordre, les disques, l’électrophone et l’album de bandes dessinées sur l’étagère. Les vêtements d’Antoine pliés sur une chaise.
Truc la suivait en gémissant et en cherchant partout, jusque sous le lit. Peut-être flairait-il le souvenir d’Antoine et éprouvait-il de la peine.
Elle songea ensuite au billet mais ne put le retrouver dans la cuisine. Elle fouilla dans chaque tiroir, dans le living également. L’enfant l’avait emporté.
Tandis que le café se faisait, elle sortit au-dehors, essaya de retrouver ses pas mais la neige était trop dure. Pourtant sur la petite pente voisine les traces de la luge restaient visibles, elles. Mais elle savait que le soleil de cette journée, qui s’annonçait radieuse, les ferait fondre en quelques heures.
Elle but plusieurs tasses de café puis alla chercher la chemise d’Antoine que Pierre avait portée la veille. Truc la renifla, gémit et remonta l’escalier pour gratter à la porte. Il ne flairait que l’odeur de son fils. Elle l’entraîna au-dehors, assez loin de la maison et lui fit à nouveau sentir la chemise. Mais le chien tourna en rond en gémissant, finit par rentrer à La Rousse.
Sur une carte Michelin elle découvrit que La Rousse était plus proche de Foncine-le-Bas que de Chapelle-des-Bois. Environ quatre kilomètres en coupant à travers bois. L’enfant pouvait venir de là-bas.
Une fois prête, elle fit le plein du scooter, appela Truc qui s’installa, méfiant, à l’arrière.
— Ne crains rien. J’irai lentement.
Elle rejoignit la route, passa près de la ferme Lamy. Elle aperçut plusieurs personnes devant la porte, agita la main sans s’arrêter. Plus loin elle rencontra des congères mais put les contourner en quittant la route. La descente sur Foncine fut assez facile et elle s’immobilisa devant le café du pays.
Tranquillement elle pénétra dans l’épicerie du village, attendit son tour d’être servie. Elle acheta des aliments pour chien.
— Y a-t-il une famille Roso ? demanda-t-elle en s’efforçant d’avoir un ton très naturel.
L’épicière parut réfléchir :
— Roso ? Ce nom ne me dit pas grand-chose. On vous a dit qu’ils habitaient ici ? Je connais à peu près tout le monde sauf les gens qui viennent pour la neige, évidemment. Vous avez demandé au café ?
— Non, pas encore.
— Ils vous renseigneront peut-être. C’est tout ce que vous voulez ?
En sortant elle aperçut la fourgonnette des postes et attendit le facteur.
— Roso ? Je n’ai pas ça dans mes clients. Et je fais plusieurs villages, vous savez.
L’enfant avait donc menti.
— Ils ont un petit garçon de dix ans qui porte une longue cape d’un bleu très sombre, presque noire, taillée dans du tissu militaire très certainement.
— Non, je ne vois pas.
Le café était désert. Elle commanda une Suze-citron, mais n’obtint pas de renseignements. Personne n’avait vu de petit garçon portant une longue cape.
— Il y a beaucoup de gens qui habitent la région. Des étrangers au pays qui s’installent dans des vieilles maisons, des fermes isolées. Vous êtes bien madame Berthod ? lui demanda la patronne. Je vous ai reconnue à cause de votre engin. Votre mari vient quelquefois ici l’été.
Elle décida d’aller jusqu’à Foncine-le-Haut, dut suivre la route verglacée. Mais elle n’obtint pas de meilleures informations, déjeuna dans un petit restaurant. Elle choisit de rentrer par une autre route malgré la forte pente qui l’attendait. Le scooter pouvait franchir ce genre d’obstacle mais elle crut bien devoir faire demi-tour. Durant une heure elle dut jeter de la neige sur le verglas pour avancer et franchir le petit col.
Plus loin il y avait une ferme mais les volets en étaient fermés. Elle s’arrêta un moment, tourna autour en espérant découvrir des traces. Truc fouinait lui aussi mais visiblement personne n’était venu là depuis quelque temps.
Elle fut quand même heureuse d’apercevoir La Rousse, conserva jusqu’au bout l’espoir qu’il était revenu et l’attendait. Elle n’avait pas fermé les portes et en entrant dans le living elle l’appela :
— Pierre ?
Mais il n’était pas revenu. Attristée, elle donna à boire et à manger au chien, alla s’étendre dans le living en écoutant de la musique, un verre de whisky à la main.
Le téléphone la fit sursauter. Malgré l’improbabilité de la chose elle crut que c’était le jeune garçon qui l’appelait. Ce n’était que son mari.
— Tu devais m’appeler, lui reprocha-t-il. Tout va bien ? J’ai appelé vers midi.
— J’étais sortie.
— Tu vas bien ?
— Oui, ça va. Quand viens-tu ?
— Vendredi soir certainement. Veux-tu que j’amène des amis ? Les Gardet par exemple ?
Il devait appréhender de passer le week-end en tête à tête avec elle.
— Une autre fois, dit-elle. Je ne me sens pas disposée à recevoir du monde.
— Comme tu voudras. Mais cela t’aurait distraite… Tu sais que Louise Gardet t’aurait donné un coup de main.
— Je n’y tiens pas du tout. Une autre fois.
— Tu es certaine que tout va bien ? Je te trouve une drôle de voix. Veux-tu que je t’envoie le docteur Rolland ?
— Je ne suis pas malade.
— Peut-être un peu déprimée ?
— Non. Je suis en pleine forme.
Elle se méfiait. Il était quand même capable d’avertir le docteur. Il fallait lui donner la preuve qu’elle n’avait pas besoin d’être examinée.
— Je sors tous les jours avec le scooter. Il marche toujours très bien. Je mange à droite et à gauche et je ne m’ennuie pas. Que veux-tu que je prépare pour vendredi soir ?
— Ce que tu voudras… Rien de sensationnel. Toute cette semaine j’ai fait pas mal de déjeuners d’affaires. Je profiterai du week-end pour me mettre au régime.
— Entendu.
Le combiné raccroché, elle le regarda d’un œil sombre. Elle ne comprenait pas son mari. Dans cet accident il avait perdu non seulement son fils unique mais aussi ses parents, et pour lui la vie continuait comme s’il ne s’était rien passé. Il avait résisté au choc avec son égoïsme habituel. Qu’est-ce qui pourrait un jour l’atteindre au plus profond de lui-même, lui donner le dégoût de l’existence qu’il menait ?
Cinq minutes plus tard, le téléphone sonna à nouveau et elle pensa que Guy la rappelait.
— Madame Berthod ? J’ai votre oie. C’est peut-être un peu tôt dans la semaine, comme j’en ai trouvé une j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas laisser passer l’occasion.
— Mon oie ?
— Mais oui, souvenez-vous.
— Oui, bien sûr. Je passerai la prendre. Demain. Aujourd’hui, je ne suis pas venue à Chapelle.
— Oh ! Ça ne presse pas, quand vous voudrez. Tout va bien à La Rousse ? Pas besoin de quelque chose ?
— Non, merci, tout va bien.
Elle se dit que peut-être son mari avait demandé au café du village des nouvelles de sa femme et le patron avait choisi le prétexte de l’oie pour la rappeler.
L’oie farcie. Elle l’avait complètement oubliée. Le gamin lui avait demandé d’en faire cuire une. Pourquoi une oie ? Où avait-il entendu ces mots, magiques pour lui peut-être, évoquant des festins somptueux, des réveillons extraordinaires ? Elle se mit à rire. Quelle tête ferait Guy lorsqu’elle lui servirait cette oie. Combien pouvait-elle peser ? Il serait furieux, circonspect quant à l’état mental de sa femme. La bête devait bien faire plusieurs kilos. Pour deux c’était une quantité énorme de marchandise. Que diraient aussi les gens de Chapelle lorsqu’ils sauraient qu’elle avait commandé une oie pour elle et son mari ? Plus que jamais ils penseraient qu’elle n’allait pas très bien et avait quelque chose de dérangé dans la tête.
Pourtant elle avait vraiment désiré faire plaisir à l’enfant. Elle s’était vue sortant l’oie dorée et fumante du four, l’apportant sur la table devant les yeux extasiés de Pierre Roso.
— Pierre Roso, répéta-t-elle.
Puis elle hurla. De toutes ses forces pour se libérer de ce cauchemar. Truc, névrosé comme la plupart des chiens de race, fit un bond terrible et se mit à hurler à la mort. Ce fut d’un effet brutal sur la crise de Charlotte. Elle se dressa, se bouchant les oreilles avec ses mains :
— Tais-toi, pour l’amour du ciel, tais-toi !
Elle prit un coussin, le lui lança à la tête. Il s’enfuit derrière un fauteuil, ne bougea plus. Lorsque quelques secondes plus tard il risqua un œil inquiet, elle éclata de rire. Tout frétillant, il la rejoignit, plaça sa gueule entre ses genoux, ferma les yeux de bien-être.
— Tu es gentil, Truc, mon bon Truc. Toi seul me comprends. Toi seul as vu ce petit garçon, n’est-ce pas ? Il était vêtu d’une longue cape. Il a mangé ici plusieurs fois, il a même couché. Pourquoi refuses-tu de flairer son odeur ? Dis-moi pourquoi tu refuses ?
Truc gémit sans expression particulière. De l’index elle frappa son crâne :
— Qu’y a-t-il là-dedans ? Juste l’odeur d’Antoine ? Tu refuses celle d’un autre enfant de son âge ? C’est ça ta fidélité ? Mais elle me désespère, moi. Je n’ai rien à quoi me raccrocher. Rien. Même cette luge que j’ai décrochée, j’aurais très bien pu le faire inconsciemment, pas précisément pour l’enfant. L’autre soir, Bouvet m’a vue, avec elle. Tu étais attelé avec le harnais. Il a dû trouver ça très curieux. De même pour les vêtements. Il y en avait dans la penderie et aussi dans la commode. Est-ce que je les ai rassemblés pour une illusion ? Une hallucination ? Tu sais ce qui se passe en toi ? Tu sens que ce gosse ne t’aime pas. Alors tu réagis à ta manière de chien. Tu l’ignores. Non seulement lui, mais encore son odeur. Tu refuses de flairer sa trace. Tu la méprises. Pour ton orgueil de chien c’est la pire des insultes, car si tu suivais sa piste ce serait la preuve que tu y es attaché. Tu comprends ça, hein ?
Maintenant le chien-loup haletait et sa langue pendait sur le côté de sa gueule.
— Il avait le couteau à découper dans la main hier au soir. Il voulait te tuer. Peut-être qu’il y serait parvenu. Tu ne te méfiais pas. Tu aurais cm qu’il s’approchait de toi pour te caresser, enfin. Qu’il avait fini par faire la paix. Et il t’aurait enfoncé la lame dans la gorge. Oui, je l’ai vu dans ses yeux. Il l’aurait fait.
Elle se pencha, appuya sa joue contre la tête tiède de l’animal. Il clignait des yeux et ses cils chatouillaient sa peau. Elle soupira.
— Il y avait Antoine si lumineux, si beau. Il n’était qu’amour pour moi comme pour toi, pour tout ce qui l’entourait. Mais il avait failli y avoir Pierre. Pendant deux mois Pierre a existé. Là, dans mon ventre. Et aussi dans ma tête, dans mon amour. Dans la tête de son père, dans celles de plusieurs personnes. Tu crois qu’il suffit qu’on change un prénom pour que cet être disparaisse ? Moi, je ne le crois pas.
La langue de Truc lui mouilla le bout du nez.
— Alors Pierre est venu, noir, sombre, famélique, secret. Il n’est que méfiance et haine. Il est jaloux. De toi, mon pauvre Truc, mais aussi d’Antoine. Il veut sa luge, ses vêtements, mais ce qu’il veut surtout c’est que je l’aime… Hier j’aurais voulu le border dans son lit, lui embrasser tendrement le front mais il n’a pas voulu. Il a passé et repassé cet horrible disque dans la chambre. Tu te souviens de sa déception lorsqu’il s’est rendu compte qu’il n’y avait pas beaucoup de jouets d’intérieur ? Peut-être pensait-il au train électrique, au circuit automobile, aux jeux de constructions mécaniques ou autres et aussi à cette petite machine à vapeur qu’Antoine aimait tant et qui fonctionne comme une véritable. Peut-être que je pourrais téléphoner à Guy pour lui dire d’apporter tous ces jouets ici.
Elle se dressa et se mit à marcher dans la pièce suivie par le regard attentif et inquiet de Truc :
— Oui, voilà pourquoi il est reparti avant le jour comme un voleur. Il était déçu, furieux que cette chambre ne soit pas telle qu’il l’avait imaginée. Il avait dû en rêver. Or celle-ci est d’une sobriété monacale. Nous l’avions voulu ainsi pour qu’Antoine ne pense qu’aux jeux extérieurs. Surtout son père qui lui reprochait déjà de trop lire, de trop aimer vivre dans la maison. Il y avait la luge, les skis, les patins et sans lui laisser le temps de souffler il l’obligeait à passer d’un jeu à l’autre. Les longues marches dans la neige avec les raquettes également. Et pour l’été le vélo, le ballon de football, la natation et le petit voilier sur les lacs. Tu sais, je crois qu’il faisait semblant d’aimer tout ça pour ne pas décevoir Guy. Mais ce qu’il aimait le plus c’était jouer à reconstituer ses rêves secrets. Tu te souviens quand tu jouais le chien de traîneau ? Croc-Blanc l’avait enthousiasmé, je sais. Vous alliez bivouaquer dans la neige à des kilomètres. Et moi, d’ici, je pouvais voir la fumée de votre petit feu qui s’élevait dans le ciel. Il essayait de faire frire du lard, m’avait demandé un jour comment préparer les haricots. Je lui en avais donné une petite boîte. Vous avez dû vous la partager.
Elle alla se verser deux doigts de whisky, les jeta au fond de sa gorge.
— Eh oui, je bois. Ne me regarde pas ainsi, on dirait que tu m’en fais reproche. Mon pauvre chien, comme si tu étais capable de me reprocher quoi que ce soit. Toi qui m’aimes tant.
Agenouillée, elle ouvrit les bras, reçut contre sa poitrine tous ces kilos de chair tremblante qui ne savaient comment lui manifester leur compréhension. Elle le berça avec des larmes dans les yeux.
— L’autre est venu et avec sa rage rentrée il a joué avec la luge. Tu sais, il serait tombé de fatigue si je n’étais allée le chercher hier au soir. J’avais l’impression qu’il voulait rattraper tout ce temps perdu mais aussi essayer de la casser. Il y a tant de hargne, de haine dans ce petit corps déficient. Tu as vu comme il est maigre ? Il mange à s’en faire éclater l’estomac. J’avais fait le projet de le remplumer. Qu’il n’ait plus ce cou fragile, ces petits bras et surtout ces yeux caves au fond de leur orbite. Tu vois, s’il avait pris du poids, de la graisse et des muscles, il aurait fini par devenir un garçon comme les autres. Il aurait perdu sa haine. Il y avait Pierre, nous l’avons rejeté aux ténèbres au profit d’Antoine, et maintenant Pierre est revenu, méchamment triomphant, prêt à tout saccager. Tout. Hier au soir j’ai eu très peur sur le moment et puis je n’ai même pas songé à fermer la porte de ma chambre à clé cette nuit. Tu vois, j’étais quand même confiante. Peut-être que j’ai eu tort.
Elle sourit à travers ses larmes :
— Bien sûr tu étais là, mon bon gros, tu l’aurais empêché d’approcher. Mais il ne savait pas que je t’avais fait monter dans ma chambre. Il m’avait demandé de te jeter dehors. Déjà en te faisant aller dans la grange je l’avais irrité. Peut-être que cette nuit il est descendu chercher le couteau, peut-être qu’il a entrouvert doucement la porte de ma chambre et que tu as grogné en signe d’avertissement. Il n’aura pas insisté.
Prenant la tête de Truc entre ses deux mains elle plongea son regard dans le sien. Aucun chien ne peut aisément le supporter, et il essaya de détourner les yeux. Truc n’échappait pas à la règle et il préféra fermer les paupières.
— Tu sais, toi, peut-être, qu’il est venu… Mais tu ne peux me le dire ni me mettre en garde.
Elle soupira :
— Je pense à ses jouets. Si je demande à mon mari de les apporter, enfin tous ceux qu’il pourra, il va croire que je suis encore très malade et fera venir le médecin. Je pourrais inventer quelque chose, dire que c’est pour les distribuer à des enfants du pays par exemple. Après tout ils ne servent plus à rien dans notre grande maison de Dijon. Oui, ce serait excellent, ça. Il ne se méfierait plus du tout. Il me dit toujours qu’il faut désacraliser ses affaires, ses jouets, sa chambre ici et à Dijon, toute cette période de notre vie, ces dix ans… Tous ces dix ans et recommencer une vie nouvelle. Bien sûr, il a raison, mais il ne sait pas tout, mon mari.
Elle embrassa Truc sur le museau :
— Il ne connaît pas Pierre. Peut-être qu’il ne se souvient même pas que pendant deux mois Pierre a existé de sa vie propre, là-bas à Dijon, dans sa maison. Il a certainement oublié que l’on devait baptiser ainsi notre enfant. Parce que tant qu’il s’est agi de Pierre nous étions certains que ce serait un garçon. Et puis nous avons douté et nous avons choisi Antoine et aussi Léonie pour le cas où ce serait une fille. Mais comme nous ne parlions jamais d’elle, nous ne lui avons pas donné assez de notre attente, de notre amour pour qu’elle vienne au jour. Ce fut donc Antoine.
Elle pleurait doucement et Truc lui léchait les joues l’une après l’autre comme pour les essuyer.
— Je lui téléphonerai demain, continua-t-elle. Pour les jouets… Pierre reviendra alors, lorsque mon mari sera parti et il retrouvera la chambre dont il rêvait. Il faut comprendre les enfants, mon bon Truc. Ils peuvent être si secrets.