Agnès Martin-Lugand Entre mes mains le bonheur se faufile
roman

Pour Guillaume, Simon-Aderaw et Rémi-Tariku, mes bonheurs.


Le bonheur est un rêve d’enfant réalisé dans l’âge adulte.

Sigmund FREUD

Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme, ce sont les bras de l’homme qu’elle aime.

Yves SAINT LAURENT

— 1 —

Comme tous les dimanches midi, je ne voulais pas y aller. Comme tous les dimanches midi, je traînais des pieds, je faisais tout pour gratter un peu de temps. Sauf que…

— Iris ! appela Pierre. Qu’est-ce que tu fais ?

— C’est bon, j’arrive.

— Dépêche-toi un peu, on va être en retard.

Pourquoi mon mari était-il si pressé d’aller déjeuner chez mes parents ? Alors que moi, j’aurais donné n’importe quoi pour y échapper. Seul avantage, cela me permettait d’étrenner ma dernière robe. J’avais réussi à mettre la touche finale la veille au soir, et j’étais satisfaite du résultat. J’essayais tant bien que mal de ne pas perdre la main et d’entretenir mon doigté de couturière. Et puis, dans ces moments-là, j’oubliais tout : mon travail à la banque d’un ennui mortel, la routine de ma vie, le délitement de mon couple. Je n’avais plus l’impression de m’éteindre. Au contraire, j’étais vivante ; lorsque je faisais équipe avec ma machine à coudre ou que je dessinais des modèles, je palpitais.

Je me regardai dans le miroir une dernière fois et soupirai.

Je rejoignis Pierre dans l’entrée, il pianotait sur son téléphone. Je pris un petit temps pour l’observer. Voilà près de dix ans que je le connaissais, sa tenue du dimanche n’avait pas changé d’un iota ; chemise oxford, pantalon de toile et les éternelles chaussures bateau.

— Je suis là, lui dis-je.

Il sursauta, comme pris en faute, et rangea son portable dans sa poche.

— Ce n’est pas trop tôt, râla-t-il en enfilant sa veste.

— Regarde, j’ai fini ça hier. Qu’en penses-tu ?

— Très joli, comme d’habitude.

Il avait déjà ouvert la porte d’entrée et se dirigeait vers la voiture. Il ne m’avait pas jeté un coup d’œil. Comme d’habitude.


À 12 h 30 pétantes, notre voiture se garait devant la maison de mes parents. Mon père nous ouvrit la porte. La retraite ne lui allait pas, il prenait de l’embonpoint, et sa cravate du dimanche l’étranglait de plus en plus. Il serra la main de son gendre, prit tout juste le temps d’embrasser sa fille avant d’entraîner Pierre au séjour pour boire le traditionnel porto. De mon côté, je passai brièvement dire bonjour à mes deux frères aînés, qui en étaient à leur deuxième verre. L’un était accoudé à la cheminée, l’autre lisait le journal dans le canapé, et ensemble ils commentaient l’actualité politique. Ensuite, je partis rejoindre le clan des femmes à la cuisine. Ma mère, tablier autour de la taille — cela faisait près de quarante ans que cela durait —, surveillait la cuisson de son gigot du dimanche et ouvrait les conserves de haricots verts pendant que mes belles-sœurs s’occupaient du déjeuner de leur progéniture. Les plus petits au sein. Quant aux plus grands, ils interrompirent leur repas de fête — pommes de terre dauphine et tranche de rôti froid — pour faire des bisous à leur tante. Je donnai un coup de main à ma mère, j’essorai la laitue et préparai la vinaigrette en les écoutant toutes les trois cancaner sur madame Untel qui avait fait un scandale à la pharmacie ou sur monsieur X à qui on avait découvert un cancer de la prostate. Et ma mère qui disait suivant le cas : « Elle devrait avoir honte de se comporter comme ça, ça ne se fait pas » ou « C’est quand même malheureux, si jeune… » De mon côté, je restais silencieuse, je détestais ces commérages.


Je le restai tout autant durant le repas, présidé comme toujours par mon père. De temps à autre, je jetai un regard à Pierre, qui se sentait comme un poisson dans l’eau au milieu de ma famille, pourtant si ennuyeuse et à l’opposé de mes envies. Pour me distraire, je faisais le service, comme lorsque j’étais la jeune fille de la maison ; pour cause, nous étions les seuls sans enfants. Lorsque je revins à table avec le plateau de fromages, une de mes belles-sœurs m’interpella.

— Iris, ta robe est superbe ! Chez qui l’as-tu trouvée ?

Je lui souris et je sentis enfin le regard de Pierre sur moi.

— Elle vient de mon grenier.

Elle fronça les sourcils.

— Je l’ai faite moi-même.

— C’est vrai, j’avais oublié que tu cousais un peu.

J’eus envie de lui répondre qu’elle n’était pas la seule, mais je m’abstins. Aucune envie de faire un esclandre aujourd’hui.

— Tu es vraiment douée, je suis épatée. Tu crois que tu pourrais m’en faire une ?

— Si tu veux, on en reparlera.

Son idée de porter une robe relevait pourtant du miracle. Relooker ma belle-sœur était un défi que j’aurais apprécié relever : elle s’obstinait à camoufler ses formes voluptueuses — cadeaux de ses grossesses — en s’affublant de pantalons et pulls informes.

Le silence qui suivit jeta un froid. Je préférai reprendre ma place à table et ne pas m’étendre sur le sujet. C’était dur de me retrouver confrontée à mon rêve brisé.

— C’est quand même dommage qu’Iris n’ait pas fait son école, dit mon frère aîné.

Je reposai mon verre avant d’avoir eu le temps de boire une gorgée de vin. Je penchai la tête sur le côté en le regardant. Il avait l’expression de celui qui vient de commettre une bourde. Je me tournai vers mes parents, qui eux ne savaient plus où se mettre.

— De quelle école vous parlez ?

— Tu as mal compris, répondit ma mère. Ton frère est juste en train de dire que tu aurais pu réussir dans ce domaine.

Je ricanai.

— C’est vrai, maman, vous m’avez beaucoup soutenue, je devrais m’en souvenir.


Je fus propulsée plus d’une dizaine d’années en arrière, lorsque je lui avais confectionné une tenue de cérémonie complète. J’aurais eu moins mal ce jour-là si elle m’avait giflée.

— Iris, tu ne veux quand même pas que je porte cette fripe au mariage de ton frère ? De quoi aurais-je l’air ? m’avait-elle envoyé en balançant la robe sur une chaise.

— Maman, essaye-la au moins, l’avais-je suppliée. Je suis sûre que tu serais belle dedans, j’y ai passé tellement de temps…

— Tu aurais mieux fait de te concentrer sur tes révisions, vu le résultat.


La voix de mon frère me ramena au présent. Il scrutait mes parents et semblait désormais satisfait d’avoir évoqué ce sujet de discorde entre eux et moi durant toute mon adolescence.

— Non, mais franchement, dites-lui. Il y a prescription depuis tout ce temps. Ça ne va pas changer sa vie !

— Est-ce que quelqu’un ici pourrait m’expliquer de quoi il s’agit ? m’énervai-je en me levant de table. Papa ? Maman ?

Mes belles-sœurs lancèrent un regard interrogatif à leur mari respectif et se levèrent. Les enfants avaient comme par hasard besoin de leurs mères. Pierre se leva à son tour, vint me rejoindre et me prit par les épaules.

— Calme-toi, me dit-il à l’oreille avant de se tourner vers ma famille. C’est quoi cette histoire ?

— C’est bon, je m’y colle, intervint mon frère aîné après avoir vérifié que les enfants étaient éloignés. Iris, tu as postulé à une école de couture à la fin de tes études sans en parler à personne ?

— Comment le sais-tu ? Et puis, de toute façon, ils m’ont refusée.

— Tu as cru que tu avais été refusée parce que tu n’as jamais eu de réponse… C’est là que tu te trompes.

Une boule se forma dans ma gorge, je commençai à trembler.

— Tu as été acceptée, mais tu ne l’as jamais su.

Comme dans un brouillard, j’écoutai mon frère me raconter que nos parents avaient ouvert mon courrier et qu’ils avaient découvert ce que j’avais préparé dans leur dos. Je m’étais dit à l’époque qu’une fois que j’aurais fini cette maudite école de commerce dans laquelle ils m’avaient inscrite de force alors que je ne rêvais que de machines à coudre et de maisons de couture, je serais libre de faire ce que je voulais. Après tout, j’étais majeure et vaccinée, et ils n’auraient plus leur mot à dire. La réalité était tout autre et je ne l’apprenais qu’aujourd’hui : ils avaient décidé de se débarrasser de la fameuse lettre ; ils l’avaient brûlée. Ils m’avaient trahie. C’était comme si je venais de passer sous un rouleau compresseur. Mes propres parents m’avaient volé ma vie. Je chancelai sur mes jambes, et retins la nausée qui monta. La sensation de mal être fut vite dissipée ; la fureur enflait.

— On est désolés, on aurait dû intervenir à l’époque…

Je me moquais des excuses de mes frères, ils n’avaient jamais eu à subir l’autorité de mes parents. Déjà, parce qu’ils étaient des garçons. Ensuite, ils avaient choisi le droit et la médecine. Forcément, ça collait mieux dans l’esprit de nos géniteurs. Je me tournai vers eux, prête à les mordre, prête à leur sauter à la gorge.

— Comment avez-vous pu me faire une chose pareille ? Vous êtes… c’est… c’est dégueulasse !

— Ta lubie pour la couture a toujours été ridicule, me dit froidement mon père. Nous n’allions pas te laisser finir ouvrière dans une usine de confection.

— Avec cette école, je n’aurais pas fini à l’usine ! Et quand bien même, si c’était ce que j’avais voulu ! Le p’tit peuple vous dérange ? Vous n’aviez pas le droit d’intervenir, de choisir pour moi et de tout détruire…

Toutes ces années, j’avais mis mon échec et ce pseudo-refus sur le compte de mon incompétence. J’avais cru que je n’avais rien entre les mains, que je n’avais pas une once de talent pour la couture. Et pourtant, je m’évertuais encore à manier l’aiguille, à m’améliorer. J’aurais pu faire tellement mieux. Sans eux, je ne végéterais pas dans une banque.

— Iris, ça suffit maintenant ! me dit ma mère d’une voix cinglante. Tu as quel âge ?

— Vous avez passé votre temps à me rabaisser ! leur criai-je. Vous n’avez jamais cru en moi !

— Nous avons fait ce qui était le mieux pour toi. Tu n’as jamais eu les pieds sur terre. Comment aurions-nous pu te laisser faire ça à six mois de votre mariage ? La date était fixée, les faire-part préparés, la robe commandée…

— Mon petit Pierre, vous pouvez nous remercier, intervint mon père.

— Ne me mêlez pas à cette sale histoire et ne comptez pas sur moi pour vous remercier. Comment des parents peuvent-ils trahir leur enfant à ce point ? Vous parlez du mariage ? Eh bien justement, nous aurions dû parler de ça tous les deux, Iris et moi. Vous n’aviez plus le droit d’intervenir pour elle. C’était mon rôle, ma place.

Je regardai Pierre. C’était dans des moments comme ça que je me souvenais à quel point je l’aimais. Quand il me protégeait. Quand il redevenait celui que j’avais rencontré, qui se battait pour moi, qui me considérait, qui faisait attention à moi, pour qui j’existais. Jamais je n’aurais imaginé qu’il prît ma défense de cette façon face à mes parents.

– À quoi cela sert-il de revenir là-dessus aujourd’hui ? répondit ma mère. Ce qui est fait est fait. Et un jour, tu nous remercieras d’avoir choisi pour toi.

— On s’en va, dis-je à Pierre.

— Bien sûr, rentrons à la maison.

— Oh Iris, reste là, c’est bon, me dit mon frère.

— Ils ont tout foutu en l’air. Je n’ai plus rien à faire dans une maison, une famille où personne ne me respecte ! Vous n’êtes que des…

— Des quoi ?

— Vous êtes petits, coincés, à l’esprit étriqué. Je la dégueule, votre vie… Bande de réac’ !

Mon père se leva brusquement.

— Ne compte pas revenir ici sans t’être excusée.

Je le regardai bien droit dans les yeux. Pierre me fit reculer et me glissa à l’oreille de ne pas aller trop loin.

– Ça n’arrivera jamais, ce n’est pas à moi de m’excuser.

— La colère d’Iris est légitime, renchérit mon mari.

Soutenue par lui, je quittai peut-être pour toujours la maison de mon enfance. Pourrais-je jamais leur pardonner ? J’en doutais.


Une fois dans la voiture, je fondis en larmes. Pierre me prit dans ses bras par-dessus le levier de vitesse. Il frottait mon dos et me murmurait des paroles de réconfort.

— Tu m’aurais laissée faire mon école ? lui demandai-je en reniflant.

— Mais oui, me dit-il après un petit temps. Allons-y, ne traînons pas là.

Il me lâcha, je repris ma place, et il démarra. Je regardai par la vitre sans rien distinguer. Qu’aurais-je vu de toute manière ? Une ville bourgeoise un dimanche après-midi, autant dire une ville fantôme. J’essuyai rageusement mes larmes. Le sentiment d’injustice, l’indignation prenaient le dessus. Je bouillonnais de l’intérieur. J’avais envie de tout casser, de tout envoyer promener. Pourquoi mes parents s’étaient-ils toujours acharnés après moi ? Que leur avais-je fait pour mériter ça ? Ils avaient été incapables d’écouter mes envies, d’entendre que je souhaitais être première d’atelier de couture. Quel mal y avait-il à ça ? J’avais passé mon temps à me battre contre eux, à chercher à leur prouver que je pouvais y arriver. J’avais continué de coudre, même lorsqu’ils avaient refusé que je fasse un CAP, même lorsqu’ils avaient décidé de mes études supérieures. Je les avais nargués des années durant en installant ma machine à coudre sur la table de la salle à manger, en portant exclusivement des vêtements de mon cru, en évoquant les commandes que me passaient mes amies, leurs mères… Pendant que je ruminais, Pierre conduisait silencieusement. Je sentais bien qu’il me jetait des coups d’œil, certainement inquiets.

Une fois la voiture garée devant chez nous, je sortis de l’habitacle et claquai la portière. J’entendis le bip de la fermeture centralisée.

— Iris, dis-moi quelque chose, s’il te plaît… ne te renferme pas.

Je me tournai brusquement vers lui.

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Qu’ils ont gâché ma vie ? Que je ne voulais pas finir comme ça ?

— Sympa pour moi. Je ne pensais pas que tu étais malheureuse à ce point.

Mes épaules s’affaissèrent, j’étais fatiguée tout d’un coup. Je marchai vers lui et me glissai dans ses bras. Il était tendu, je venais de le vexer.

— Pierre, ça n’a rien à voir avec toi, excuse-moi, je me suis mal exprimée. Ce n’est pas nous que je regrette, ni notre mariage. Comment peux-tu imaginer une chose pareille ? Heureusement que tu es là. Mais je n’ai jamais voulu finir dans une banque, j’avais d’autres ambitions, tu le sais bien, je ne m’en suis jamais cachée.

— Sauf que moi non plus je n’étais pas au courant de cette histoire d’école.

— Je voulais te faire la surprise. Enfin… si j’étais acceptée.

— Rentrons, je ne tiens pas à discuter sur le pas de la porte, au vu de tous.

Évidemment, les voisins, en particulier nos amis, devaient être derrière leur fenêtre, se demandant ce qui se passait chez le médecin. Le téléphone se mettrait à sonner dans les deux prochaines heures. Avec nos amis, nous vivions tous dans le même quartier — le plus prisé de la ville. Je pourrais même dire qu’ils étaient dans les cinq rues autour de chez nous. Le monde n’existait pas au-delà de ce périmètre.

Sitôt à l’intérieur, le silence de notre maison me sauta à la figure, et m’angoissa. Je balançai mes ballerines et allai me pelotonner dans le canapé du séjour. Pierre prit le temps de ranger méticuleusement sa veste, son portefeuille et ses clés de voiture. Puis il me rejoignit. Il posa son portable sur la table basse, s’assit à mes côtés et passa la main dans mes cheveux.

— Ma chérie, je sais que c’est dur ce qui vient de se passer…

— C’est un euphémisme.

Il soupira.

— Il faut admettre que ta mère a raison sur un point : c’est du passé. Tu ne peux pas refaire l’histoire, tu ne peux pas changer le cours des choses.

— C’est censé me remonter le moral ?

— Je ne te dis pas de leur pardonner tout de suite, laisse le temps faire son œuvre. Mais au moins, maintenant tu as la preuve que tu étais douée, cette école voulait de toi… Tu n’as plus à avoir de doutes, tu sais coudre.

Il me sourit et me prit dans ses bras. Il ne pouvait pas comprendre ce que je ressentais. Rien ni personne ne l’avait empêché de se plonger à corps perdu dans la médecine. La vibration de son téléphone interrompit mes réflexions. Il se redressa, prêt à le saisir.

— Ne me fais pas ça cet après-midi, Pierre, s’il te plaît.

— Mais…

— Non, pas d’hôpital aujourd’hui. C’est dimanche, tu n’étais pas de garde ni d’astreinte ce week-end. Ils n’ont pas à te demander de venir. J’en ai marre que tu sois au garde-à-vous chaque fois qu’ils t’appellent. Je suis ta femme, et là, c’est moi qui ai besoin de toi.

— Ne t’inquiète pas, je reste là. Laisse-moi juste répondre.

Je hochai la tête. Il tapa un SMS à toute vitesse et reposa son portable sur la table en soupirant. Il me reprit contre lui.

J’aurais voulu ne pas pleurer, mais j’échouai. Hors de question de me retrouver une fois encore seule dans notre grande maison, sans lui, parce qu’il courait à l’hôpital. Pas aujourd’hui. Pas après ce que je venais d’apprendre. Pas quand je ne savais que faire de cette nouvelle qui avait bouleversé ma vision des choses.

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