— 5 —

Le lundi soir, comme Marthe me l’avait demandé, je montai chez elle après mes cours. C’était plus impressionnant, finalement, de m’y rendre pour un tête-à-tête que pour une grande soirée. Je sonnai, le majordome m’ouvrit. Et, alors que j’étais déjà venue, j’eus le sentiment de découvrir un nouvel appartement. Le silence régnait en maître. La salle de réception s’était transformée en un séjour qui me parut démesuré, les meubles avaient retrouvé leur place. La pièce nue de ses invités, la sobriété et l’ordre qui y régnaient n’en étaient que plus frappants. Trois couleurs dominaient la décoration, le noir, le rouge et le blanc. Les œuvres d’art apparaissaient dans toute leur splendeur, les concepts de bien et de mal semblaient se disputer la place sur les toiles et dans les formes des sculptures. Marthe m’accueillit un grand sourire aux lèvres et m’invita à m’asseoir. Jacques lui servit un verre de gin avec une goutte de Schweppes, sa boisson fétiche semblait-il. Il me proposa un verre de vin. Je déclinai son offre. Il nous laissa seules. Sur la table basse, je crus reconnaître l’enveloppe que j’avais refusée le jour du cocktail.

— Iris, prends cette enveloppe. Et que je ne te voie plus refuser un salaire, c’est compris ?

— Merci, lui répondis-je simplement en m’en emparant.

— Maintenant, nous devons parler sérieusement de ton avenir.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Je croyais vous l’avoir dit : après la formation, je m’installe chez moi…

Elle balaya mes propos d’un geste de la main, croisa les jambes et me fixa.

– Écoute-moi sans m’interrompre.

Je hochai la tête.

— Cela fait plus d’un mois que tu es là. J’ai fait le bilan avec Philippe, il est d’accord pour dire qu’il n’a plus rien à t’apprendre ou si peu…

— C’est faux !

— Maintenant ça suffit, Iris ! Être autodidacte n’est pas une tare, au contraire ! Si tu savais d’où je viens…

— D’où venez-vous, Marthe ?

C’était sorti tout seul. Je regrettai immédiatement ma question.

— De la rue.

Elle me laissa le temps d’assimiler l’information avant de poursuivre.

— Mais nous ne sommes pas là pour parler de moi, un autre jour, peut-être… Je ne veux plus une seule fois t’entendre dire que tu n’as pas de talent. C’est ridicule, et tu le sais.

— Vous êtes la première à me dire que je vaux quelque chose, je ne suis pas sûre de…

— Tu vas te mettre à ton compte comme créatrice, ici même. Tu créeras tes propres collections. Je te guiderai, j’ai largement les moyens de te soutenir. Je mets à ta disposition une des pièces à l’étage de l’atelier. Philippe sera toujours là pour t’épauler en cas de besoin. J’ai un réseau. Toutes les femmes, sans oublier les hommes, vous ont remarqués, toi et ton travail, l’autre soir.

— Je suis extrêmement flattée de l’intérêt que vous me portez. C’est un rêve que vous m’offrez, mais je ne peux pas accepter.

Elle se leva et se mit à déambuler gracieusement dans la pièce. Sa main caressa le dossier du canapé d’un bout à l’autre. Hypnotisée par son aura, je la suivais du regard.

— Penses-tu sincèrement t’épanouir en faisant des ourlets et des jupes droites pour le troisième âge toute ta vie ?

Je venais de perdre ma langue.

— Si tu refuses, ne reste pas à l’atelier, tu perdrais ton temps, et moi le mien.

— Vous me renvoyez ?

— Tu n’as qu’un mot à dire, ma chérie.

— Où est votre intérêt dans cette affaire ?

Elle s’approcha de moi. Je fus incapable de soutenir son regard.

— Tu me plais, Iris. Fais-moi plaisir, réfléchis-y.

Que répondre ? Je devais déjà énormément à cette femme. La moindre des choses était de peser le pour et le contre, et ça ne me coûtait pas grand-chose d’en parler à Pierre, au pire une simple dispute, une de plus. Au moins, j’aurais essayé. Au moins, j’aurais touché du bout des doigts mon rêve inaccessible. Flirter avec l’excellence n’était pas donné à tout le monde, je pouvais en profiter quelques semaines, me prendre pour une autre. Je levai la tête vers elle, lorsque la porte d’entrée claqua.

— Marthe ? Tu es prête ? s’exclama une voix masculine.

C’était Gabriel. Je les avais oubliés, lui et son charme. Le visage de Marthe se crispa imperceptiblement. Puis elle afficha un magnifique sourire et se tourna vers l’entrée du séjour.

— Gabriel, mon chéri, toujours à l’heure.

— Tu m’as bien… éduqué, lui répondit-il tout en me remarquant. Iris, quelle surprise !

— Bonsoir, Gabriel, lui dis-je en me levant.

Le regard que Marthe me lança m’encouragea à tendre la main, et pas la joue. Il dégaina un petit sourire en coin. Puis il nous observa toutes les deux.

— Que complotiez-vous ?

— J’ai fait une proposition à Iris, lui répondit Marthe. Je veux l’aider pour qu’elle puisse créer.

— La générosité de Marthe n’a pas de limites en ce qui concerne l’art, me dit-il avant de se tourner vers elle. Nous allons être en retard, va te préparer. Laisse donc Iris m’expliquer en quoi consiste votre partenariat.

Il alla s’asseoir dans un fauteuil et appuya la tête sur une de ses mains tout en nous regardant. Marthe s’avança lentement vers lui et se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. À aucun moment Gabriel ne cessa de sourire ni de me fixer. Marthe quitta la pièce.

— Alors, dis-moi tout. Qu’attend-elle de toi ?

— Elle veut que je me mette à mon compte, lui répondis-je de but en blanc.

Je soupirai et m’écroulai dans le canapé. En entendant Gabriel rire, je me redressai et fronçai les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Tu es jolie quand tu boudes.

La pivoine était de retour.

— Sérieusement, Iris, qu’est-ce qui te gêne dans le fait que Marthe veuille t’aider ? Tu es douée à ce qu’il paraît. Tu n’as pas d’ambition ?

Je pris ma tête entre mes mains. Incapable de rester en place, je me levai et allai regarder par la fenêtre. Gabriel vint se poster derrière moi. Ce n’était plus la proposition de Marthe qui me faisait trembler. Deux fois de suite qu’en présence de cet homme je n’étais plus maîtresse de mes émotions.

— Qu’est-ce qui te retient ? me demanda-t-il.

– À ton avis ? lui répondis-je en me tournant vers lui.

— Je suis un peu con sur les bords, il faut m’expliquer.

Je ris et préférai m’éloigner.

— Je ne veux pas décevoir Marthe.

— Crois-moi, je la connais, c’est en refusant que tu la décevras. Profites-en, lance-toi. Si tu échoues, ce n’est pas grave.

— Ce que tout le monde oublie, c’est que je ne suis là que pour six mois. Ensuite je rentre chez moi.

— C’est où chez toi ?

— Chez mon mari.

— J’ai toujours tendance à oublier ce genre de détail…

J’eus envie de rire et levai les yeux au ciel.

— Il peut se passer beaucoup de choses en six mois, reprit Gabriel en s’approchant de moi. Dîne avec moi, Iris.

— Non, je ne peux pas.

Nous nous regardâmes. Il souriait, et moi, je respirais plus vite.

— Je te fais peur ?

— Pourquoi lui ferais-tu peur ? intervint Marthe.

— Tu ne me diras pas non éternellement, chuchota-t-il.

Puis il se dirigea vers Marthe et embrassa sa joue.

— Magnifique, comme toujours, lui dit-il. Ne t’inquiète pas, j’ai œuvré en ta faveur. J’essayais de convaincre Iris d’accepter ton offre. Elle me disait qu’elle allait en parler à son mari avant de te donner une réponse.

Il me sembla qu’ils s’affrontaient du regard. Puis je vis l’esquisse d’un sourire sur le visage de Marthe.

— Toutes tes maîtresses pourraient étoffer la clientèle d’Iris.

Gabriel éclata de rire. Marthe se dirigea vers moi, la mine sérieuse.

— Tu as une semaine pour prendre ta décision, ma chérie.

— Marthe… je…

Un simple haussement de sourcils me fit taire. J’attrapai mon sac, mon manteau.

— Au revoir, murmurai-je.

Avant de quitter la pièce, je ne pus m’empêcher de me retourner. Ils m’observaient. Marthe, le regard mystérieux, Gabriel, le regard prédateur. Chacun son style. J’accélérai le mouvement pour sortir au plus vite de cet appartement.


Il ne me restait plus que deux jours pour donner ma réponse à Marthe. Je n’avais toujours pas parlé à Pierre. Évidemment.

En ce samedi soir, nous recevions. Après avoir joué à bobonne derrière les fourneaux toute la journée, je me plongeai dans un bon bain. Je marinai dans l’eau plus d’une demi-heure, en cogitant sur ma tactique d’approche. Quels arguments présenter à Pierre pour qu’il puisse considérer la proposition de Marthe ? C’était le moment d’essayer : il était détendu, ravi d’avoir du monde à la maison. Tout était prêt. Sauf moi, qui ne savais toujours pas ce que j’allais mettre, c’était le comble. Je sortis de la baignoire, me séchai et enfilai ma lingerie en dentelle noire avant de me poster devant mon dressing. Je me décidai pour la robe qui avait déclenché l’éclatement familial. Je lorgnais aussi sur mon tailleur, que j’avais ramené sans trop savoir pourquoi. Impossible de le porter ici. Cependant, profiter de la bonne humeur de Pierre était l’occasion de lui montrer mon travail.

— Pierre, tu peux monter s’il te plaît ? criai-je.

— Que se passe-t-il ? me demanda-t-il en pénétrant dans notre chambre. Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu n’es pas encore prête ?

— C’est bon, ne t’inquiète pas, il faut juste que je m’habille. J’ai besoin de te montrer quelque chose.

– Écoute, on n’a pas le temps, là. Ils vont bientôt arriver.

— Accorde-moi deux minutes.

Je m’approchai de lui et me glissai dans ses bras. Il posa ses mains sur moi, il n’avait pas le choix. Et ça me rappelait la sensation de sa peau contre la mienne.

— S’il te plaît…

Il soupira.

— O.K., qu’est-ce que tu veux que je voie ?

— Mon tailleur, tu sais, celui que j’ai créé et qui a plu à Marthe.

Il fronça les sourcils, me regarda et me lâcha.

— Tu as une idée derrière la tête, Iris ?

Je devais bien choisir mes mots pour ne pas lui faire peur.

— Marthe souhaiterait que le temps de ma formation je confectionne mes propres modèles.

– À quoi ça te servirait ? Aux dernières nouvelles, nous n’avons pas l’intention de déménager pour Paris.

— Ce n’est pas ce que je te demande, ne t’inquiète pas. C’est juste une opportunité en or.

— Je ne savais pas que tu voulais être styliste.

— Elle me dit que j’ai du talent. C’est pour ça que je voulais te montrer mon tailleur. Je ne m’attendais pas à ça, je te promets. Mais Marthe croit en moi, certaines de ses amies veulent déjà passer commande. Et Gabriel me dit que j’aurais tort de rater une occasion pareille.

Il soupira.

— Vas-y.

— Merci.

Mon temps était compté. Je me précipitai dans la salle de bains.

— C’est qui Gabriel ?

J’eus chaud tout d’un coup. Une idée germa dans ma petite tête.

— Je ne t’ai pas parlé de Gabriel ? C’est lui qui dirige les fonds d’investissement du premier. Un séducteur dans l’âme.

— Un vieux beau ?

— Non, tu te trompes, il a juste quelques années de plus que nous. Il est très sympa (charmant), il a l’air d’avoir beaucoup d’humour (surtout quand il est question de toi)…

— Tu as bientôt fini ?

— Oui, presque. Ça te dérangerait si je dînais avec lui ? Il m’a invitée…

— Pourquoi voudrais-tu que ça me dérange ? Tu viens oui ou non ?

Quand je sortis de la salle de bains, Pierre pâlit et me regarda des pieds à la tête. Je tournai sur moi-même.

— Alors ?

— Tu sais, moi et la mode…

— Bah… je suis jolie au moins ?

— Pas plus que d’habitude, et ça ne te ressemble pas trop en fait… je ne vois pas quand tu aurais l’occasion de porter un truc pareil, surtout quand tu travailleras à la maison. Personne ne voudra acheter ça, c’est importable.

— Mais…

La sonnette retentit.

— Les voilà, me dit Pierre. Change-toi vite.

— Attends !

— Quoi ?

— Je dois répondre à Marthe lundi…

Il haussa les épaules.

— Je ne sais pas, je ne vois pas trop l’intérêt… Réfléchis bien à quoi ça va te servir… pas à grand-chose à mon sens.

Il quitta la pièce. Je l’entendis dévaler les marches puis accueillir nos invités. Des larmes me montèrent aux yeux, je regardai en l’air pour tenter de les chasser et soupirai. Ça avait le mérite d’être clair : Pierre ne voyait absolument pas l’opportunité que représentait la proposition de Marthe. Quant au soupçon de jalousie que je croyais éveiller en évoquant Gabriel… Ça ne lui venait même pas à l’esprit que je puisse plaire à un homme — à se demander si je lui plaisais encore —, ni même que je puisse être attirée par un autre que lui.


Ma dernière journée à l’atelier prenait fin. Je m’apprêtais à monter dans le bureau de Marthe pour lui annoncer que j’arrêtais. J’avais réfléchi, je n’y arriverais pas sans le soutien de Pierre. Ça avait été bien de rêver quelques jours. Je frappai à sa porte.

— Entrez, dit-elle de sa voix troublante.

Elle était assise derrière son bureau, penchée sur des documents.

— Bonsoir, Marthe.

— Je t’attendais. Tu as des rendez-vous demain pour des prises de mesures. Les commandes tombent déjà et elles sont urgentes.

Muette, j’étais muette.

— Tu dois prendre le rythme rapidement, c’est un gage de confiance et de qualité pour tes clientes. Après, tu travailleras pour moi, je souhaite renouveler ma garde-robe avec tes créations. Tu n’as rien à dire ?

Elle me toisa.

— Quel est le problème ?

— Mon mari.

— Explique-moi.

— Il n’est pas intéressé par votre proposition.

— Serait-il devenu couturier durant le week-end ?

— Je préférerais.

— Dis-moi, serait-ce lui qui décide à ta place ? Serais-tu ce genre de femme, soumise à son mari ?

— Non… euh… je me suis mal exprimée, en fait, il… il ne voit pas l’intérêt pour quelques mois, et je crois que…

— Que ?

— Qu’il ne me prend pas au sérieux avec la couture.

— Prouve-lui le contraire. Travaille. Existe pour et par toi-même. Ta réussite lui fera comprendre à quel point il a de la chance de t’avoir, et comme par magie, il s’occupera de toi. C’est ce que tu attends de lui, je ne me trompe pas ?

J’acquiesçai.

— Alors, que décides-tu ?

Elle captura mon regard, impossible de lui échapper. Comment, en si peu de temps, cette femme pouvait-elle avoir pris autant d’influence sur moi ? Marthe était fascinante, troublante, je voulais apprendre d’elle, je voulais profiter de son expérience de femme, je voulais qu’elle soit mon guide. J’avais une chance incroyable de l’avoir rencontrée et qu’elle me fasse confiance. Pierre ne pouvait pas le comprendre, pas pour le moment. Moi, je le comprenais et je ne pouvais pas passer à côté de cette chance, même pour quelques mois. Au moins, je l’aurais vécu.

— Vous me disiez que j’avais des rendez-vous demain. Je peux en savoir plus sur les commandes ?

Elle se leva et s’approcha de moi.

— Ma chérie… Nous allons faire de grandes choses toutes les deux !

Pour la première fois, je perçus de l’émotion dans sa voix. Soudain, les traits de son visage se tendirent, elle plissa les yeux.

— Je dois monter. Rejoins-moi pour dîner, ma chérie.

Elle me sourit et quitta précipitamment son bureau, me laissant seule pour réaliser l’ampleur de ma décision, un peu déstabilisée par son départ subit.

Je rejoignis l’atelier où j’allais bientôt accueillir mes clientes. Mes clientes ! Des femmes viendraient ici pour mes créations, pour mon savoir-faire. Marthe croyait en moi. Jamais je n’aurais osé rêver à un pareil retournement de situation. Le destin, le hasard avaient mis sur ma route une femme exceptionnelle qui avait vu en moi ce que personne n’avait jamais remarqué, ce que ni mes parents ni même Pierre n’avaient voulu accepter. Avec Marthe, j’allais pouvoir exprimer ma vraie personnalité, trouver celle que j’étais. Marthe semblait mieux me connaître que moi-même. C’était déroutant, mais fascinant.


Le soir même, toujours à mon bonheur et mon excitation, je retouchai mon maquillage avant de prendre la direction du cinquième étage. Jacques m’ouvrit, la mine soucieuse.

— Bonsoir, lui dis-je. Je suis attendue…

— Bonsoir, Iris. Oui, je sais… mais… elle… Marthe est sujette aux migraines…

— Je m’en vais dans ce cas, elle doit se reposer.

— Surtout pas ! Elle vous veut ce soir auprès d’elle, il ne lui faut aucune contrariété. Vous allez patienter au salon. Entrez.

Jacques s’effaça et me suivit jusqu’au séjour. Puis il me proposa un verre ; je déclinai son offre. Il s’apprêtait à quitter la pièce mais se ravisa et se tourna vers moi.

— J’ai cru comprendre que vous alliez travailler pour Marthe ?

— Oui ! m’exclamai-je un grand sourire aux lèvres.

— Nous serons amenés à nous croiser fréquemment, n’hésitez pas à faire appel à moi pour quoi que ce soit. C’est d’accord ?

— Euh… promis… je m’en souviendrai.

— Elle ne devrait pas tarder à vous rejoindre.

Je le remerciai et il me laissa seule. J’osai déambuler dans la pièce. J’admirais une sculpture — un nu de femme à la pose impudique — lorsqu’une photo encadrée posée sur une commode accrocha mon regard. Je m’approchai, mue par la curiosité. C’était un portrait en noir et blanc, le modèle n’était autre que Marthe, avec une trentaine d’années de moins. Un cliché de professionnel : le travail de la luminosité, les contrastes d’ombre et de lumière ne pouvaient avoir été traités que par un grand photographe. On la devinait nue sous le voilage blanc qui la recouvrait. L’âge n’avait pas entamé sa beauté, mais plus jeune elle dégageait un magnétisme animal et une puissante sensualité. Aucun homme ne devait lui résister. Son port altier, fier, arrogant, lui donnait l’air d’avoir le monde à ses pieds, qu’elle contemplait de haut.

— C’est la séance qui a signé la fin de ma carrière, me dit Marthe, que je n’avais pas entendue arriver derrière moi.

Je me tournai vers elle et fut frappée par la fatigue extrême qui se lisait sur son visage. En l’espace d’une demi-heure, des cernes étaient apparus sous ses yeux, ses traits portaient la trace de la douleur.

— Si vous ne vous sentez pas bien, je peux m’en aller.

— Non, ma chérie, je te garde avec moi.

Elle me prit le cadre des mains et le reposa à sa place avant d’aller s’asseoir dans le canapé. Elle attrapa un tube de comprimés sur une petite table d’appoint et en avala un. Je m’installai en face d’elle et m’excusai d’avoir touché à sa photo.

— Je ne t’en veux pas, me répondit-elle avec un sourire énigmatique.

— Vous étiez mannequin ?

— Je ne savais rien faire de mes dix doigts, mais j’avais un cerveau et une plastique. Alors, j’ai utilisé mon corps pour sortir de la rue et gravir l’échelle sociale. C’est là qu’est née ma passion pour la mode, les tissus, la couture, le travail des gens de l’ombre. J’ai défilé pour les plus grands et servi de modèle à de nombreux peintres et sculpteurs.

Mes yeux se posèrent sur le nu que j’avais observé un peu plus tôt.

— C’est moi, répondit-elle à ma question muette. Mais je ne supportais pas d’être prise pour une écervelée. J’ai été très vite connue pour mes charmes, mais aussi pour ma repartie. Je n’ai jamais eu peur de rien, ni de personne. Mon plaisir : écraser un homme qui sous prétexte de vouloir me mettre dans son lit se comportait comme un goujat.

— Vous me disiez que cette photo a marqué la fin de votre carrière. Pourtant, vous étiez encore jeune…

— Justement ! J’ai voulu quitter le métier au sommet de la gloire. Hors de question de faner à côté de gamines. Et j’avais ce que je voulais. Mon réseau n’était constitué que d’artistes de renom et d’hommes d’affaires. J’avais tout ce qu’il me fallait pour atteindre mon objectif. Ne me restait plus qu’à rassembler les fonds nécessaires.

— C’était l’atelier ?

— Oui, ma chérie. Je voulais créer un endroit pour des jeunes qui avaient de l’or dans les mains mais que personne n’aidait et pour qui les maîtres mots étaient excellence, rigueur et travail. Mon rêve s’est exaucé avec toi. Depuis l’ouverture, j’attends le jour où une véritable artiste franchira le seuil de l’atelier. Avec mes relations, je pourrais te placer dans les plus belles maisons, comme tous ceux qui sont passés entre mes murs… Mais je te garde pour moi. Tu vaux mieux que cet aspect commercial et vulgaire qui sévit de plus en plus aujourd’hui dans la mode. Tu deviendras une grande créatrice. Tu es précieuse, tu dois rester rare.

— Marthe, ne fondez pas trop d’espoir sur moi.

Avait-elle bien compris qu’un jour je rentrerais chez moi ?

— Qu’ai-je dit, Iris ?

Son regard se fit noir.

— Pardonnez-moi…. Comment avez-vous fait pour ouvrir l’atelier ?

Elle me sourit, satisfaite de ma docilité.

— Je connaissais Jules de réputation. Il était le meilleur, un requin de la finance. Je voulais qu’il fasse fructifier mon argent. Je suis venue au premier étage de cet immeuble… sans y être invitée. Jules a refusé de me recevoir, je n’avais pas de rendez-vous. Pour la première fois de ma vie, on me disait non. Il n’a plus jamais recommencé. Et, pour se faire pardonner cet affront, il m’a offert l’atelier, et nous ne nous sommes plus jamais quittés.

Un seul mot me vint à l’esprit pour qualifier Marthe : inspirante.


Je téléphonai à Pierre dans la soirée.

— Tu m’appelles tard ! Tu étais où ?

— Chez Marthe, j’ai dîné avec elle.

— C’était bien ?

— Intéressant, motivant, passionnant, serait plus juste.

— Pourquoi ?

— Si tu savais ! Elle m’a raconté sa vie, elle est… extraordinaire et tellement fascinante, si intelligente, tu n’imagines pas… Par contre, j’ai dit oui. Je me lance, je n’avais pas le choix, j’ai déjà des commandes. Tu te rends compte ?

— Pas vraiment. Enfin, ne te monte pas la tête, ça ne va pas durer longtemps. Tu te souviens de ce qu’on est convenu ? Nos projets après ta formation ?

— Ne t’inquiète pas, je n’ai pas oublié.

— On va dire que ça te fait de l’expérience. Mais, s’il te plaît, ma chérie, évite de te faire retourner la tête par cette femme. Fais attention à toi, ce milieu me dérange.

— Pierre, rassure-toi, ça n’a rien à voir avec sexe, drogue et rock ’n’roll.

Il bâilla bruyamment.

— Je vais essayer de te croire… J’ai eu une grosse journée, je vais dormir. Appelle-moi plus tôt demain.

— Je t’… je t’embrasse.

— O.K. Bonne nuit.

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