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Une nouvelle semaine de cours s’achevait. Chaque jour, j’avais été soumise à l’observation silencieuse de Marthe. Elle apparaissait à l’atelier, s’installait dans un canapé en face de ma table de travail, croisait les jambes et me fixait. De temps à autre, elle faisait signe à Philippe — toujours au garde-à-vous. Il la rejoignait au pas de charge et répondait à ses questions. J’avais l’impression d’être un rat de laboratoire dont on étudiait le comportement, et je n’y pouvais pas grand-chose.


Le jeudi, de mon propre chef, je proposai aux filles d’aller boire un verre ensemble. Elles acceptèrent. Durant la soirée, je réalisai que je découvrais les sorties entre filles, et surtout avec des filles qui partageaient ma passion. Depuis ma rencontre avec Pierre — à vingt ans —, je n’avais côtoyé que des étudiants en médecine, puis des médecins diplômés. Et je n’avais jamais cherché à passer du temps avec les compagnes des uns et des autres : le shopping ne m’intéressait pas, je le faisais dans mon grenier et avec ma Singer. Nous n’avions pas les mêmes préoccupations ni les mêmes goûts vestimentaires. Elles suivaient le diktat des grandes enseignes et finalement après une compétition sans merci dans les magasins elles portaient le même uniforme. Alors qu’avec les filles de l’atelier et malgré nos dix ans d’écart, sans évoquer nos origines, nous nous comprenions. Je passai une superbe soirée en leur compagnie. Je rentrai chez moi par le dernier métro, et légèrement pompette. Si Pierre savait ça…


Le lendemain matin, l’absence de Marthe me rendit plus légère. Ce vent de liberté ne souffla pas longtemps. Un homme d’une cinquantaine d’années aux tempes grisonnantes arriva à l’atelier peu avant midi. Il était chic avec son pantalon de flanelle, sa chemise impeccable et son pull V en cachemire. Il salua Philippe, qui me désigna de la main. Qu’avais-je encore fait ? Il s’approcha de moi en me souriant.

— Vous êtes Iris ?

— Oui. Bonjour.

— Je suis Jacques, le majordome de Marthe, m’annonça-t-il en me tendant la main.

Un majordome ! Je n’étais pas surprise que Marthe ait du personnel à son service, mais un majordome ! Dans quel monde avais-je mis les pieds ?

— Marthe vous attend à cette adresse pour le déjeuner.

Il me tendit une carte.

— Présentez-vous à 13 heures, ne soyez pas en retard.

— Très bien.

Il me sourit gentiment et tourna les talons.


Une heure plus tard, je pénétrai dans un restaurant non loin de la place Vendôme. J’eus à peine le temps de chercher Marthe du regard qu’un serveur m’accueillit. Si je n’avais pas été aussi stressée, je crois que j’aurais éclaté de rire en le voyant faire une courbette.

— Madame.

— Bonjour, j’ai rendez-vous avec…

— Elle vous attend, suivez-moi.

O.K., Marthe était une cliente VIP. Il m’escorta jusqu’à sa table. Elle fixait la rue, comme hermétique à ce qui se passait autour d’elle. Le serveur décampa sitôt son colis livré.

— Bonjour, Marthe.

Sans m’accorder un regard, elle consulta sa montre.

— Tu es ponctuelle, j’apprécie. Assieds-toi.

J’adressai un merci par la pensée au majordome et obéis à Marthe. Ses yeux perçants me détaillèrent. Puis elle saisit sa serviette, la déplia et la posa sur ses genoux.

— Déjeunons, nous parlerons ensuite.

Comme par magie, alors que nous n’avions pas jeté un coup d’œil à la carte, nous fûmes servies par un jeune homme à peine sorti de l’adolescence et qui semblait monter à l’échafaud en s’approchant de notre table. Marthe avait déjà commandé pour moi. Elle entama son repas. Je n’avais aucun appétit. Son regard se porta sur mes mains scotchées de chaque côté de mon assiette. Je pris sur moi et me forçai à manger. Que me voulait-elle à la fin ?

Lorsqu’elle posa ses couverts, j’en profitai pour laisser mon plat de côté.

— Tu retrouves ton mari ce soir ? me demanda-t-elle.

— Euh… oui, comment savez-vous que je suis mariée ?

— Ton dossier, ma chérie. Que pense-t-il de tes absences ?

— Il en fait son affaire, il travaille encore plus, et ce n’est pas pour lui déplaire.

Pourquoi est-ce que je lui racontais ça ? Je soupirai.

— Que fait-il ?

— Il est médecin hospitalier.

— Tu ne dois pas beaucoup le voir…

— C’est vrai, pas assez à mon goût.

J’ébauchai un sourire et me retins de pousser plus loin mes confidences, car je sentais que je finirais par révéler à Marthe jusqu’à la couleur de ma petite culotte.

— Et vous, Marthe ?

— J’ai été mariée pendant trente merveilleuses années avec Jules. Il est mort il y a trois ans.

— Je suis désolée.

Elle plongea son regard dans le mien, et sans savoir pourquoi je me sentis mal.

— C’était un bourreau de travail, mais je suis restée sa maîtresse, question de volonté.

En quoi cela me regardait-il ?

— C’était un financier, il a spéculé, joué en Bourse et fait fortune. Ensuite, il a fondé les sociétés du premier étage, il s’occupait de gestion de patrimoine, de placements, de fonds de pension, continua-t-elle. Il a tout dirigé jusqu’au bout.

— Et aujourd’hui, qui s’en occupe ?

— Son ancien bras droit. Il avait toute sa confiance, et il a la mienne.

Elle fit signe au jeune homme gracié de nous débarrasser et commanda deux cafés.

— Tu vas bientôt le rencontrer d’ailleurs… J’organise un cocktail le week-end prochain, tu y seras.

— Euh… c’est très gentil de penser à moi, mais…

— J’ai besoin de toi pour cette soirée, Iris.

— Moi ? Mais pour quoi faire ?

Je dissimulai mes mains tremblantes sous la table. La panique me gagnait.

— Tu vas me confectionner une robe, tu as carte blanche et tu te sers à l’atelier.

— Je ne crois pas que…

— Tu porteras ton tailleur, cela permettra d’exposer un maximum ton talent.

– Écoutez, Marthe, je ne comprends pas pourquoi vous pensez que…

— Tu n’as pas ton mot à dire. C’est une commande imposée par la directrice de ton école. Si tu refuses, ne reviens pas la semaine prochaine.

— Vous ne pouvez pas me faire ça, s’il vous plaît, Marthe.

— J’ai un rendez-vous, je passe après à l’atelier pour mes mesures.

Elle se leva. Le maître d’hôtel vint l’aider à enfiler son manteau, et elle partit, me laissant seule à table.


C’est dans un état second que je regagnai l’atelier. Philippe riait dans sa barbe, il savait très bien ce qui venait de me tomber dessus. Les filles remarquèrent que quelque chose n’allait pas.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as vu un fantôme ?

— Marthe… Marthe veut que je lui crée une robe.

— Bah, c’est génial !

— Non, ce n’est pas génial ! Si je refuse, je suis virée.

— La question ne se pose pas, tu vas réussir, donc tu restes avec nous.

— Arrêtez, je n’en suis pas capable.

— Iris, tu es la plus douée d’entre nous, tu vas tout déchirer. Et puis, attends, un truc comme ça, tu n’as pas le droit de le refuser. Tu vas te remuer et te préparer. Sinon, on te pourrit la vie.

Philippe leur accorda une pause plus longue pour qu’elles me coachent et surtout empêchent la panique de me gagner à nouveau.


Je pris sur moi pour paraître à peu près normale quand Marthe arriva dans l’après-midi. Sans un mot, elle se rendit dans la cabine d’essayage. Je respirai un grand coup en attachant mes cheveux puis, mon mètre et de quoi noter en main, je la rejoignis. Elle m’attendait au centre de la pièce. Je commençai à prendre ses mensurations — parfaites. Son corps était élancé, sa taille extrêmement fine, sa poitrine en parfaite harmonie avec sa minceur. Rien de pulpeux, mais elle était diablement féminine dans son pantalon cigarette bleu marine et son top en soie crème. Marthe était l’élégance française dans ce qu’il y a de plus pur. Tout le temps de l’opération, je sentis le poids de son regard sur moi. Elle savait ce qu’elle avait à faire, elle bougeait, levait les bras sans que j’aie besoin de le lui demander. Le silence et la proximité physique alourdissaient l’atmosphère de la pièce, cela en devenait insupportable.

— Donnez-moi au moins une indication sur vos goûts.

— Tu crées, Iris, c’est tout ce que je te demande. Je veux que tu essaies. Si tu échoues, ce n’est pas grave, tu pourras rester ici, et je te laisserai en paix, je m’y engage.

À cause de l’autorité qu’elle dégageait, et malgré ses méthodes, je décidai de lui faire confiance. Avais-je le choix ?

— Je vais essayer, d’accord. Mais prévoyez quand même une tenue de secours…. Par contre, je ne viendrai pas à votre réception.

Elle prit mon menton entre ses doigts.

— Ma chérie, tout se passera bien, je serai avec toi.

Décidément, je n’avais le choix de rien. Qu’allait dire et penser Pierre de tout ça ? Pas du bien, je le sentais.


Je m’enfermai dans le stock. Je me mis à toucher les tissus, je les froissais, les pliais, je testais leur effet sur ma peau pour trouver celui qui me séduirait, qui pourrait convenir à Marthe. Il fallait que la matière et sa silhouette m’inspirent. Après plusieurs heures, je réussis à choisir mes échantillons. J’allais me lancer dans l’esquisse. Un coup d’œil à ma montre m’apprit que j’avais raté mon train, tant pis, je prendrais le suivant.


Je passai la journée du samedi terrée au grenier. Je compulsai frénétiquement tous mes livres sur la mode et sur les grands couturiers. Mon attention se focalisa sur le travail de Coco Chanel et d’Yves Saint Laurent. L’un et l’autre avaient mis en valeur les femmes, en les libérant de leur carcan, en les rendant indépendantes et sûres d’elles. Il me semblait que leurs inspirations conviendraient à ma patronne. Le papier roulé en boule et déchiré s’accumulait aux quatre coins de la pièce. Je me prenais la tête dans tous les sens du terme. Je n’aimais pas ce que je dessinais, et surtout je ne voyais pas Marthe porter ce que j’imaginais. Rien n’était à la hauteur.

Le soir, à reculons, j’accompagnai Pierre chez des amis qui nous avaient invités à dîner. Je l’écoutai leur expliquer, narquois, que je m’étais transformée en étudiante sérieuse. Je ne disais rien, mais son attitude me dérangeait et me peinait. Pour une fois qu’il évoquait ce que je faisais, c’était sur le ton de la dérision. Aurais-je un jour un réel soutien ? Les autres me raillèrent, ils n’auraient jamais cru que je puisse être une acharnée du travail. J’encaissai en souriant bêtement. Le reste de la soirée, je survolai les conversations, je ne pensais qu’à mes croquis.

De retour chez nous, je me couchai en même temps que Pierre. Mais je tournais et virais. Impossible de trouver le sommeil. Je me glissai hors du lit.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je vais travailler, j’ai une idée.

Pierre alluma la lumière, il s’était redressé et tourné vers moi.

– Ça peut attendre demain, non ?

— Je préfère battre le fer tant qu’il est chaud.

Il leva les yeux au ciel et éteignit sa lampe de chevet.

— Ridicule, marmonna-t-il.

Je ne voulais pas déclencher de dispute nocturne, pourtant, j’aurais aimé lui dire que ce n’était qu’un léger aperçu de ce que j’endurais depuis des années. Je le laissai ronchonner sans scrupule pour aller poser sur le papier le modèle auquel je venais de penser.


Le lundi matin, je découvris que ma table de travail avait été déplacée durant le week-end. J’étais toujours avec les filles — transformées en pom-pom girls —, mais plus au calme et avec plus d’espace. Toute la semaine, je travaillai d’arrache-pied, ne quittant l’atelier que pour rentrer dormir quelques heures chez moi. Je me focalisai sur la tenue de Marthe. Après avoir été séduite par des couleurs chatoyantes, je revins sur mon choix et préférai une soie sauvage bleu roi, la couleur était profonde ; cela correspondait davantage à la personnalité énigmatique et troublante de ma patronne. Contrairement à ses habitudes, Marthe mettrait sa taille de guêpe en valeur. Sa robe serait stricte, son corps galbé, les manches trois quarts. J’avais noté qu’elle portait toujours les mêmes bijoux, ils devraient aisément trouver leur place, particulièrement son collier dans le décolleté carré. Au cours de mes différentes observations, j’avais remarqué que chacun de ses vêtements avait une poche quasi invisible, j’en doterais donc sa robe. J’investis le salon de découpe pour tracer le patron à la craie et tailler avec précaution chaque pièce de la robe. Je suppliai Marthe de venir voir et d’essayer sa robe, elle refusa chaque fois que je le lui proposai. J’avais le soutien indéfectible de Philippe, qui canalisait mes élans de panique, fréquents. Pour me calmer, il me donnait des leçons, il me faisait recommencer des coutures qu’il jugeait faibles, pas assez parfaites : les fameuses poches. La discrétion semblait de mise, je n’avais pas le droit de les rater ; aucun pli ne devait être visible et le fond de poche parfaitement plat. Dans ces moments-là, j’oubliais l’enjeu de mon devoir… Mais pouvais-je qualifier la commande de Marthe de devoir ? J’en doutais.


— Tu n’as pas oublié que je ne rentrais pas demain soir, dis-je à Pierre au téléphone le jeudi soir.

— De quoi parles-tu ?

— Je t’ai expliqué le week-end dernier, et tu ne m’as pas écoutée. Je dois me rendre à une réception chez Marthe, elle veut que je sois là, et ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien.

— Tout ça commence à prendre une tournure que je n’apprécie pas. Tu devais faire une formation, pas bosser gratuitement et surtout pas aller à des cocktails mondains.

— Si je refusais, j’étais virée. C’est la dernière chose que je veux.

Je poussai un long soupir, il m’agaçait prodigieusement. Je n’avais aucune raison de camoufler mon entrain.

— Si ça t’intéresse, j’ai adoré ce que j’ai fait cette semaine.


Je venais de donner le dernier coup de fer à repasser. Il ne me restait plus qu’à livrer la robe chez Marthe. Je pris la housse et, pour la première fois, je montai jusqu’au cinquième étage. La porte était grande ouverte. J’assistai à un ballet de fleuristes, de traiteurs, de serveurs. Je repérai le majordome.

— Excusez-moi, bonjour, monsieur…

— Jacques, me coupa-t-il.

— Jacques, alors ! Marthe est là ?

— Non, mais je vous attendais. Elle m’a chargé de récupérer la robe et de vous dire qu’un taxi passera vous prendre en bas de chez vous à 19 h 30.

On m’envoyait un taxi, c’était de plus en plus hallucinant ! Quand il attrapa la housse, j’eus l’impression qu’il me l’arrachait des mains.

— Faites attention, c’est fragile, il faut tout de suite la pendre.

— J’ai l’habitude, ne vous inquiétez pas. À ce soir !

Il tourna les talons, je regardai ma robe s’éloigner. Comme une idiote, je m’y étais attachée, et je ne saurais pas avant le soir si elle convenait à Marthe. J’allais redescendre à l’atelier quand Jacques m’apostropha.

— Attendez, j’ai oublié de vous remettre ça !

Il me tendit une enveloppe.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Votre salaire.

Je lui rendis l’enveloppe comme si elle me brûlait les doigts.

— Je n’en veux pas.

Visiblement, il fut déconcerté par mon refus. Je partis à toute vitesse vers l’escalier. En arrivant à l’atelier, mon comité d’accueil m’attendait, les filles et Philippe. Celui-ci avait pris le temps de vérifier mon tailleur, mes finitions étaient impeccables, je pouvais rentrer chez moi pour me préparer.


Je mettais beaucoup d’espoir dans ma douche, malgré l’étroitesse de la cabine. Après un mois de contorsions diverses et variées, j’arrivais à y pénétrer sans risque de lumbago. Il fallait que ce moment me détende, m’inspire des conversations intelligentes. J’aurais dû potasser Le Cocktail mondain pour les nuls. Je vidai le ballon d’eau chaude, sans me sentir mieux. Enroulée dans une serviette, je pris appui sur le lavabo — ou plutôt le lave-mains — et me regardai dans le miroir. Après tout, il y avait bien pire que d’être invitée à une soirée parisienne. Moi qui n’en pouvais plus des dîners de la petite bourgeoisie de province, j’étais servie. Autant jouer le jeu jusqu’au bout. Ça ne m’arriverait pas tous les jours. Je finis de me préparer avec plaisir : je nouai mes cheveux en chignon bas et me maquillai discrètement, tout en mettant mes yeux verts en valeur. J’enfilai le pantalon de smoking. Comme prévu, il était à ma taille, mais j’avais bien fait de sauter le déjeuner : sa ceinture plate ne tolérait aucun excès. Le tomber me remplit de satisfaction. Ensuite, j’attrapai le gilet dos nu. À quoi avais-je pensé en le dessinant ? J’aurais bien aimé le savoir. Pas à moi, c’était sûr ! Si ça avait été le cas, il aurait recouvert beaucoup plus de peau et j’aurais pu porter un soutien-gorge. Au lieu de ça, la totalité de mon dos serait à découvert, mes épaules dénudées et le décolleté, souligné par une bande de satin bleu nuit, tout simplement plongeant. Après un certain nombre de gesticulations, je réussis à boutonner le bas du dos et à mettre le crochet derrière le cou. Une fois perchée sur les escarpins achetés en quatrième vitesse — Pierre préférait les ballerines —, je me regardai enfin dans le miroir. Je mis du temps à me reconnaître, mais le résultat était plutôt pas mal. En revanche, mon mari ne m’aurait jamais laissée sortir comme ça.


En arrivant chez Marthe, je n’avais qu’une idée en tête : prendre mes jambes à mon cou. J’allais faire une apparition et m’éclipser dès que je le pourrais. Le fameux majordome m’ouvrit et me débarrassa de ma veste. Ensuite, il me gratifia d’un sourire encourageant et m’invita à le suivre dans le couloir. Celui-ci me parut immense, interminable… Le ronronnement des conversations me parvint enfin, et mon escorte disparut sur le seuil d’une salle de réception.

Une cinquantaine de convives conversaient, une flûte de champagne à la main ; des serveurs papillonnaient en proposant des petits-fours, et l’on distinguait un air de jazz en fond sonore. La décoration de l’appartement était à l’image de sa propriétaire, chic et sobre. Des tableaux d’art abstrait aux murs, des meubles sans fioritures de grande qualité et de lourds rideaux sombres aux fenêtres. Anxieuse, je cherchai Marthe du regard… Je la vis : elle portait ma robe. Un soupir de soulagement m’échappa, et l’émotion me fit monter les larmes aux yeux. Une femme dont j’admirais l’élégance portait une de mes créations ! Ma première véritable création.

Marthe me repéra et me fit signe de la rejoindre.

— Iris, ma chérie, me dit-elle en m’embrassant sur la joue, ta robe est magnifique, je n’en attendais pas moins de toi.

— Merci.

Elle me prit les mains, recula d’un pas et m’inspecta des pieds à la tête.

— J’avais raison, il te va à merveille, mais pour l’amour du ciel, les épaules en arrière, et tiens-toi droite.

Je me redressai en lui souriant timidement.

— C’est mieux, me dit-elle. Les hommes te regardent déjà.

Automatiquement, je me recroquevillai.

— Iris, gronda-t-elle gentiment. C’est comme ça que les femmes mènent le monde, je t’apprendrai à user et abuser de ton pouvoir.

Je n’étais pas certaine d’en avoir envie. Elle m’attrapa par le coude, puis elle me présenta à ses amis comme une jeune créatrice, et non comme une stagiaire de l’atelier. Sa main sur mon coude me forçait à me tenir droite et à engager la conversation, en particulier avec certaines femmes qui regardèrent à la loupe les détails de mon tailleur et de sa robe. Je n’en revenais pas de recevoir autant de compliments pour mon travail. Il fallait bien avouer que le plaisir et la fierté prenaient le pas sur la gêne. Et une certaine excitation aussi, surtout que chacune d’entre elles portait avec allure des vêtements griffés par des grands noms.

— J’ai besoin de plusieurs tenues, me dit une connaissance de Marthe. Avez-vous une carte de visite ?

— Iris n’en a pas encore, répondit Marthe à ma place. Passez par moi.

— Je n’y manquerai pas, faites-moi confiance, répondit la future « cliente » en s’éloignant.

Je me retournai vers Marthe, qui souriait, pensive.

— Nous parlerons de ton avenir la semaine prochaine. Profite de la soirée. Prends une coupe de champagne, ça te détendra.

Pour la première fois depuis mon arrivée, Marthe lâcha mon coude et me laissa seule.

Je sirotai du champagne en discutant assez facilement avec certains invités. La plupart étaient amateurs d’art contemporain. Pour la première fois, je me dis que les absences répétées de Pierre avaient du bon. Au fil des ans, cela m’avait permis de dévorer des livres d’art et des catalogues d’expositions, à défaut de m’y rendre. Moi qui craignais de passer pour une cruche inculte, je m’en sortais bien, et finalement je passais un bon moment. Je croisai régulièrement le regard de Marthe. Elle ne se faisait servir que par Jacques et ne buvait pas de champagne, uniquement du gin avec du Schweppes. Sa surveillance ne me dérangeait pas, au contraire, je crois bien que j’appréciais, et je lui souriais. Chaque invité semblait lui vouer un profond respect, de l’admiration, voire pour certains un véritable culte. Ils rôdaient autour d’elle, quémandant une miette de son attention. Je mesurais la chance et l’honneur que j’avais d’entretenir un rapport étroit avec elle.


Quelques instants plus tard, Marthe vint me chercher, elle souhaitait me présenter au successeur de son mari. Elle m’entraîna à l’autre bout de la pièce.

— Gabriel ! appela-t-elle.

Je m’attendais à rencontrer un vieux monsieur de la finance. Et c’est un homme d’une petite quarantaine d’années qui se dirigea vers nous. Loin d’être gringalet, la démarche assurée mais nonchalante, costume et cravate sombres, chemise avec col italien et boutons de manchette, des traits de canaille, rasé de près. En un mot, le genre de type sur lequel on se retourne dans la rue.

— Oui, Marthe, lui répondit-il sans me quitter des yeux.

— Je voulais enfin te présenter Iris. Iris, voici Gabriel.

— Enchantée, lui dis-je en lui tendant la main.

Il la tint quelques secondes dans la sienne. Lorsqu’il la lâcha, je me surpris à penser que j’aurais voulu qu’il la garde plus longtemps encore.

— La protégée de Marthe, me répondit-il d’une voix cassée. C’est un vrai plaisir de te rencontrer. Je commençais à penser que Marthe fantasmait ton existence, mais tu es bien réelle.

Il inclina légèrement la tête et ses yeux me parcoururent des pieds à la tête.

— J’espère avoir souvent l’occasion de te voir, reprit-il.

— Ne viens pas dissiper Iris pendant qu’elle travaille, intervint Marthe.

— Loin de moi cette idée, je pourrais juste venir la regarder… coudre.

Il me décocha un sourire ravageur qui me fit rougir jusqu’à la racine des cheveux.

— Depuis quand t’intéresses-tu à la mode ? lui demanda sèchement Marthe.

— Depuis une minute et quarante-cinq secondes.

En souriant, je baissai la tête. J’aurais voulu trouver un mot d’esprit, quelque chose à dire, n’importe quoi en fait, mais j’étais confuse et embrouillée par la simple présence de cet homme.

— Iris ? m’appela-t-il.

Je levai timidement les yeux vers lui.

— Je peux t’offrir une coupe de champagne ?

— Euh…

— Non ! décréta Marthe.

Elle me prit à nouveau par le coude, et m’entraîna dans son sillage. Je ne pus m’empêcher de me retourner, Gabriel ne me lâchait pas des yeux. Lorsque nos regards se croisèrent, il me fit un clin d’œil, et je rougis, encore. Je sentis la poigne de Marthe se raffermir sur mon coude, ce qui me ramena brusquement les pieds sur terre.

— Iris, si tu avais besoin d’une preuve de ton sex appeal, tu l’as. Cependant, méfie-toi de Gabriel.

— Mais… Marthe… je…

— Je l’aime comme mon fils, mais c’est un séducteur sans respect pour les femmes et tu es mariée. Je te dis cela pour ton bien.

Cette femme lisait en moi comme dans un livre ouvert.

— Ne vous inquiétez pas, lui répondis-je.

Jusqu’à la fin de la soirée, Marthe ne me quitta plus d’une semelle. Je souriais aux personnes qu’elle me présentait, je l’écoutais leur parler.

Discrètement, je cherchai Gabriel du regard. Ce furent des éclats de rire féminins qui me guidèrent jusqu’à lui. Il était entouré de plusieurs femmes. On aurait dit des mouches autour d’un pot de miel. J’étais même prête à parier que deux d’entre elles étaient mère et fille. Elles riaient toutes bêtement à ses blagues. Il avait un mot pour chacune, il leur parlait à l’oreille, elles rosissaient de plaisir et battaient des cils. Les mains de Gabriel étaient baladeuses, mais d’après ce que je voyais, il ne franchissait jamais la limite, se contentant d’émoustiller son auditoire. Marthe avait raison : un homme à femmes. Elle n’aurait pas été là, je me serais fait avoir par son charme. Alors que j’étais mariée, que j’aimais mon mari… C’est à ce stade de ma réflexion que je croisai son regard. Sans me quitter des yeux, il susurrait des mots doux à l’oreille d’une de ses groupies.

— Il est tard, me dit Marthe.

À regret et avec l’impression d’être prise en faute, je brisai la connexion visuelle avec ce Don Juan. Marthe m’observait.

— Il y a des taxis en bas de l’immeuble, prends-en un et rentre chez toi. Reviens ici lundi soir.

— Merci, Marthe, pour la soirée… pour tout.

Sans lâcher mon coude, elle s’approcha de moi et frôla ma joue de ses lèvres.

— Tu as été parfaite, me dit-elle à l’oreille de sa voix ensorcelante.

Puis elle me regarda droit dans les yeux. Je baissai la tête. Sa main quitta ma peau, et elle retourna à ses invités.

J’allai directement dans le vestibule pour récupérer mon manteau. Le préposé au vestiaire s’apprêtait à m’aider à l’enfiler.

— Laissez, je m’en occupe.

Je me retournai. Gabriel était appuyé au chambranle de la porte, les bras croisés. Il s’empara de ma veste avec autorité tandis que je le regardais faire, pétrifiée.

— Tu pars déjà ? On n’a pas fait connaissance.

— Une prochaine fois… peut-être.

Il me fit un grand sourire et me présenta ma veste. Je n’eus d’autre choix que de me laisser faire. Il prit tout son temps pour la remonter jusqu’à mes épaules.

— Laisse-moi t’inviter à dîner, me dit-il à l’oreille. Juste toi et moi, sans ces vieux croûtons, et surtout sans Marthe.

Je me retournai vers lui, il ne bougea pas d’un pouce, si bien que nos corps se frôlaient. Il affichait un vrai sourire de play-boy.

— C’est très gentil, mais je dois refuser.

Il inclina la tête, et fronça les sourcils sans cesser de sourire.

— Je suis mariée.

Pourquoi avais-je la désagréable impression de servir ça comme une excuse minable ?

— Qui irait lui dire qu’on dîne ensemble ? Certainement pas moi. Un petit mensonge de temps en temps, c’est excitant.

Je lui souris et le regardai à travers mes cils.

— C’est non, désolée. Bonne fin de soirée.

Je tournai les talons pour camoufler mes bouffées de chaleur de plus en plus envahissantes, et donc visibles. Il passa devant moi et m’ouvrit la porte.

— Bonne nuit, Iris.


Le lendemain matin, je montai dans le train la tête encore dans les nuages et impatiente de raconter à Pierre que mes créations avaient remporté un vrai succès. Il m’attendait sur le quai de la gare. Après un baiser rapide, il m’entraîna vers la voiture.

— Je te dépose et je repars tout de suite, me dit-il une fois en route.

— Tu travailles aujourd’hui ?

— Je pensais te l’avoir dit pour l’astreinte. J’essaierai de ne pas rentrer tard ce soir.

Je me murai dans le silence pour ne pas lui balancer ma déception à la figure. En moins de dix minutes, nous fûmes devant la maison. Je décidai de ne pas mettre d’huile sur le feu.

— Je nous prépare un petit dîner sympa pour ce soir, lui proposai-je le sourire aux lèvres.

— Ne te casse pas la tête, je prendrai à emporter. De toute façon, je suis crevé, je ne ferai pas long feu.

Je détachai ma ceinture, m’approchai de lui, lui caressai la joue et l’embrassai.

— Je voudrais me faire pardonner de ne pas avoir été là hier soir.

— Y a rien à pardonner, ne t’en fais pas. Regarde, je bosse aujourd’hui. Je dois y aller.

À regret, je me détachai de lui et sortis de la voiture. Je lui jetai un dernier coup d’œil, attrapai mon sac à l’arrière et entrai dans la maison.


Vingt heures. Coiffée, maquillée, habillée avec l’envie de plaire à mon mari. J’allumai quelques bougies et lançai la musique. J’entendis la voiture de Pierre arriver. Je m’assis dans le canapé et pris un magazine. Il entra et se rendit directement dans la cuisine.

— Je suis passé chez le chinois, ça te va ?

— Bien sûr, lui répondis-je. Ç’a été ta journée ?

— Je vais me doucher.

Il ne passa pas me voir et monta l’escalier quatre à quatre. Ça commençait bien…

Un quart d’heure plus tard, j’étais dans la cuisine, préparant nos assiettes. Je tendis l’oreille ; la musique était coupée, la télé allumée.

— Tu as besoin d’aide ? me demanda Pierre du salon.

— Non, c’est bon, je crois que je vais m’en sortir !

Je le rejoignis, et ma soirée romantique se transforma en plateau télé. Pierre joua de la zapette et se décida pour un programme débile de télé-réalité. Il ne lui manquait plus que les grosses charentaises écossaises pour compléter le tableau. J’aurais pu être en jogging et tee-shirt informes, ça aurait eu le même effet : il finit par piquer du nez. Sa tête tomba sur mon épaule. J’étais partagée. Comment lui en vouloir d’être épuisé après sa semaine de boulot à l’hôpital ? Et pourtant, j’attendais qu’il s’occupe un peu de moi, qu’il me pose des questions. Qu’il me remarque ? Ce ne serait pas pour ce week-end. Mes pensées dévièrent vers Gabriel, je secouai la tête pour les chasser et réveillai Pierre pour aller nous coucher.

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