— 6 —

Deux semaines que j’avais accepté la proposition de Marthe. Deux semaines que je ne faisais que travailler. Son vœu le plus cher étant que je me consacre totalement à la création et à la couture, elle avait pris en charge le côté financier, les transactions avec les clientes. Avec son accord, j’étais restée au rez-de-chaussée de l’atelier ; je ne voulais pas me retrouver isolée à l’étage comme elle me l’avait proposé. La journée, je travaillais dans le joyeux brouhaha des filles et je déjeunais avec elles. J’avais aussi souvent besoin que Philippe me rassure. Dès que je le pouvais, je lui demandais de me faire travailler, particulièrement les incrustations de perles, plumes et autres bijoux. Le soir cependant, je profitais du calme, cherchant par tous les moyens à me perfectionner. Je quittais l’atelier de plus en plus tard. Je glissais mes écouteurs dans mes oreilles et lançais ma playlist du moment. Je m’enfermais dans ma bulle, j’étais bien, j’oubliais parfois de dîner, et il fallait souvent un appel ou un SMS de Pierre pour me rappeler qu’il était temps d’aller me coucher.


C’était le cas ce soir-là. Il n’était pas loin de 22 heures et j’étais toujours derrière ma machine à coudre, enivrée par la chanteuse des K’s Choice et leur Not an Addict. Soudain, j’eus la sensation d’être observée.

— Y a quelqu’un ? couinai-je en retirant un écouteur.

— Marthe serait-elle devenue une tortionnaire pour que tu bosses encore à cette heure-là ? me demanda la voix si reconnaissable de Gabriel.

— Que fais-tu ici ? lui répondis-je en me levant et en coupant la musique.

Il sortit de l’obscurité et fit quelques pas dans ma direction.

— Chaque soir, j’entends le bruit de ta machine à coudre, et après, celui de tes talons sur le parquet lorsque tu t’en vas. Ce soir, je n’ai pas résisté…

Ses yeux me parcoururent de la tête aux pieds.

— Excuse-moi pour le bruit, j’ai bientôt fini. Je ne vais pas te déranger plus longtemps.

Je me rassis et tentai de reprendre le fil de mon ouvrage. Je le sentis s’approcher de moi, pencher la tête par-dessus mon épaule. Son parfum — Eau Sauvage, logique — investit mes narines.

— Ne t’excuse surtout pas, j’aime te savoir au-dessus de moi. Tu as dîné ?

— Non.

J’aurais dû dire oui.

— Moi non plus. Et, comme c’est étrange, je vais être livré d’ici un petit quart d’heure dans mon bureau.

— Je ne voudrais pas te priver de ta part.

— J’ai commandé pour deux.

Je tournai le visage vers lui, il me fixait.

— Tu as toujours réponse à tout ?

— La plupart du temps, oui. Ferme l’atelier et rejoins-moi.

Il prit la direction de la sortie.

— Gabriel ! Je vais rentrer chez moi, je te remercie, mais…

— On dîne. C’est tout, n’y vois rien de plus. O.K. ?

— Très bien, capitulai-je.

Il quitta la pièce, je m’avachis dans ma chaise. J’allais être en tête à tête avec Gabriel, c’était dangereux pour ma tranquillité d’esprit. J’attrapai mon téléphone et envoyai un SMS à Pierre : « Viens d’arrêter de bosser, mange un morceau avec Gabriel et rentre, bonne nuit, à demain, je t’embrasse fort. » La réponse arriva presque instantanément : « Bon appétit, attention à toi en rentrant en métro, de garde demain soir, tél. dans la journée. » Pour repousser le moment de descendre, je fis le tour de l’atelier, éteignis les lumières et ma machine à coudre, jetai un coup d’œil à mon visage dans un miroir et me retins de rectifier mon maquillage. Visiblement, je n’avais plus rien à faire. J’attrapai mon sac à main, mon manteau, et fermai la porte en me promettant d’abréger le dîner. Je descendis fébrilement les marches jusqu’au premier. La porte s’ouvrit automatiquement. Je pénétrai dans l’appartement et restai plantée dans l’entrée. Celle-ci donnait sur plusieurs bureaux, séparés par des cloisons vitrées et tous plongés dans l’obscurité, en dehors des écrans de veille des ordinateurs.

— Viens, me dit Gabriel du fond du couloir.

J’avançai vers son antre et m’immobilisai sur le seuil. Un petit rictus aux lèvres, Gabriel servait du vin dans des verres à pied. Le couvert était dressé sur une table de réunion, des bougies allumées disposées entre les assiettes. Au menu : plateau d’un traiteur chic du quartier. J’eus le sentiment d’être prise au piège. Gabriel reposa la bouteille et vint vers moi.

— Installe-toi.

J’esquivai sa main qui s’apprêtait à se poser dans le creux de mes reins. Je m’assis et examinai la pièce autour de moi. Le bureau de Gabriel était encombré de dossiers et de paperasses qui menaçaient de s’écrouler à tout instant. Plusieurs écrans, dont le son était coupé, diffusaient en boucle les cours de la Bourse et les actualités. Il s’assit en face de moi, et me fit signe de manger. Il attaqua son repas sans un mot, et sans me quitter des yeux. De temps à autre, il souriait, pas véritablement à moi, plutôt en écho à ce qui devait lui passer par la tête. Ne surtout pas en connaître la teneur.

— Marthe est ravie que tu aies accepté sa proposition, me dit-il après avoir repoussé son assiette. Et toi, tu ne regrettes pas ?

— Non, franchement, pour la première fois de ma vie, je fais ce que j’aime. Enfin… on ne peut pas dire que Marthe m’ait laissé le choix.

Il éclata de rire.

— C’est tout elle.

— Tu la connais depuis longtemps ?

Il but une gorgée de vin.

— Vingt ans.

— Comment les as-tu rencontrés, elle et son mari ?

— En essayant de piquer la bagnole de Jules, me répondit-il le plus naturellement du monde.

— Quoi ?

Il arqua un sourcil.

— Tu as envie de connaître mes petits secrets ?

— Tu voulais qu’on fasse connaissance, je crois ?

Il afficha un air victorieux, desserra sa cravate et défit le premier bouton de sa chemise.

— O.K., c’est parti ! À dix-huit ans, j’étais un vrai p’tit caïd. Mon père m’a mis à la porte à ma majorité.

— Pourquoi ?

— Il en a eu marre, à juste titre. Je foutais le bronx partout où je passais et je ne fichais rien à l’école. Pourtant, j’avais d’autres ambitions que de finir ouvrier à la chaîne. Du coup, j’enchaînais les conneries. Je suis monté à Paris, je me suis fait des potes, j’ai squatté à droite et à gauche, et je me suis mis à vivre de trafics pas catholiques pour un sou. J’avais une sacrée réputation avec mon bagout.

— Pourquoi ça ne m’étonne pas ?

– À l’époque, c’était plutôt la version camelot, c’est là que j’ai rencontré Jules. Un jour, j’ai voulu agrandir mon terrain de jeu, je suis venu dans les quartiers de riches pour m’amuser et j’ai vu la Jag’. Elle me tendait les bras. J’allais forcer la serrure quand je me suis fait tirer l’oreille comme un sale gosse. C’était Jules. Impossible de l’embobiner malgré toutes mes combines. Il m’a donné le choix : soit je le suivais chez lui, soit c’était les flics. Je ne suis jamais reparti de chez Jules et Marthe. Et aujourd’hui, je dirige leurs sociétés.

— Attends, il y a un écart énorme entre voler une voiture et être patron de ça ! lui dis-je en désignant son bureau d’un geste de la main.

— Il faut croire que j’étais mignon, ou que je faisais pitié.

Son air de premier communiant m’amusa.

— En fait, ils n’ont pas eu d’enfants à cause de leurs vingt ans d’écart, reprit-il. Ils avaient envie d’avoir un p’tit jeune chez eux.

— Et Marthe, elle a joué quel rôle pour toi, celui de mère ?

— Elle est ce qui se rapproche le plus d’une famille. Mais assez parlé de moi, à ton tour !

Il s’enfonça dans sa chaise, croisa les mains et posa son menton dessus.

— Que veux-tu que je te raconte ?

— Ton mari sait que tu es là avec moi ?

— Oui.

— Et ça ne lui pose pas de problème ?

— Non.

— C’est parce qu’il ne me connaît pas, me dit-il un sourire carnassier aux lèvres.

— Prétentieux.

— Réaliste, je sais reconnaître une belle femme, et en général, je ne résiste pas.

Ses yeux parcoururent mon visage, mon cou, mon décolleté.

— Et ton mari… comment s’appelle-t-il déjà ?

— Pierre.

— Pierre, donc, ne doit pas te regarder très souvent, sinon, il t’aurait mise en laisse, pour qu’aucun homme digne de ce nom ne s’approche de toi.

Je sentis des picotements sur ma peau, et alors que j’avais réussi à me détendre, je n’aimais pas la tournure que prenait notre conversation, trop tendancieuse, trop risquée. J’aimais l’idée que je puisse lui plaire. Machinalement, je remis mes cheveux en place.

— Merci pour le dîner, il est temps que je rentre maintenant.

Tout en soufflant sur les bougies, il planta ses yeux dans les miens.

— Tu lis dans mes pensées, allons nous coucher.

— Tu ne t’arrêtes donc jamais ? marmonnai-je en me levant.

— Attends, je pars en même temps que toi. Je te ramène.

— Pas la peine, je rentre en métro.

— Tu rigoles ou quoi ? Je vais te reconduire chez toi.

Il ouvrit un placard et en sortit deux casques.

— Je t’arrête tout de suite, je ne monterai pas sur une moto.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai peur !

Il s’approcha de moi, je reculai et me cognai contre la porte.

— De quoi ? De moi ou de la moto ?

De toi, pensai-je. Je tâtonnai dans mon dos à la recherche de la poignée et réussis à la tourner.

— De la moto, lui répondis-je en me précipitant dans le couloir.

Il rit et me suivit. Une fois sur le palier, je décidai d’emprunter l’escalier. Hors de question de me retrouver avec lui dans l’espace exigu de l’ascenseur. En sortant de l’immeuble, je remarquai la grosse cylindrée noire. Jamais de la vie je ne grimperais sur un tel engin. Gabriel pencha la tête vers moi.

— Toujours pas décidée ?

— Non, merci encore pour ce soir. À bientôt.

Je lui souris et pris la direction de la station de métro. Je marchai en me répétant « Ne te retourne pas, ne te retourne pas. » Avant de descendre les marches, je craquai. Gabriel ne me lâchait pas des yeux. Je secouai la tête et m’engouffrai dans les couloirs souterrains. Au loin, j’entendis le vrombissement d’une moto.

Dans le wagon, assise sur un strapontin, la tête appuyée sur la vitre, je me promis de rester le plus loin possible de Gabriel. Pourquoi avait-il fallu qu’il vise si juste quant à l’attitude de Pierre ? Pourquoi fallait-il qu’il soit si attirant, avec son côté propre sur lui mais dangereux, mauvais garçon sur les bords ? Perdue dans mes pensées, je faillis louper mon arrêt.

Le froid me saisit lorsque je ressortis à l’air libre, et j’accélérai le pas pour rentrer plus vite chez moi. Le ronronnement d’un moteur attira soudain mon attention ; je tournai la tête et reconnus la moto de Gabriel, qui me suivait au pas. Comment diable avait-il fait pour me retrouver ? Il partit à toute allure une fois que j’eus fermé la porte de l’immeuble. Décidément, je devais éviter le moindre contact avec cet homme. Et pourtant, c’est avec des images de lui en tête que je m’endormis.


Le lendemain matin, en pénétrant dans le hall de l’immeuble de l’atelier, je percutai Gabriel qui en sortait au même moment.

— Elle me tombe dans les bras dès le matin !

— Bonjour, lui répondis-je en souriant de toutes mes dents malgré moi.

— Tu as bien dormi ?

— Oui. Merci pour l’escorte hier soir.

— La prochaine fois, tu seras derrière moi.

Je soupirai.

— Il n’y aura pas de prochaine fois.

— Tu as peur de ne pas résister.

Je le foudroyai gentiment du regard.

— J’adore les défis, Iris. Et je n’abandonne jamais.

Il s’approcha de moi et m’embrassa sur la joue tout en effleurant ma taille de sa main. Je me dis que j’en voulais plus.

— J’aime ton parfum, susurra-t-il. À très vite.

Il partit et je rentrai précipitamment. Par bonheur, l’ascenseur était disponible. Je m’enfermai dedans et m’observai dans le miroir. J’avais les joues rouges et les yeux brillants, et ce n’était pas dû au froid mordant du jour. Pourquoi cela m’arrivait-il ? Comment avais-je pu penser à ça ? Je devais être raisonnable, garder une distance respectable avec lui ; il éveillait en moi un truc qui me dépassait. J’avais envie de plaire, de séduire, de deviner le désir dans les yeux d’un homme. Et de cet homme, précisément. Mais j’avais Pierre, je l’aimais, je ne pouvais pas être troublée par la présence d’un autre, si séduisant soit-il.


Les deux semaines suivantes, mon rythme fut infernal. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les commandes s’accumulaient. Je découvrais l’addiction au travail. Pierre assistait à mon épanouissement professionnel de loin, sans faire de commentaires. Marthe me donnait des conseils vestimentaires. Si je voulais vendre mes créations, je me devais d’être irréprochable et ultraféminine dans mes propres tenues. Au bout du compte, elle ne me transforma pas en fashionista, elle me modela à son image. Cela me convenait et me flattait.


Ma clientèle était composée de deux types de femmes : les relations de Marthe et les maîtresses de Gabriel. Les premières, d’une classe folle, cherchaient des vêtements dans l’esprit de la nouvelle garde-robe de Marthe. Quant aux secondes, elles souhaitaient surtout se faire très vite enlever leurs robes par leur amant, peu importait le modèle. Malgré leur insistance à se dénuder et à raccourcir leur jupon, je ne cédais pas à la vulgarité : suggérer plutôt qu’exhiber. Chaque fois que j’en avais une au téléphone, je me demandais comment une femme au premier abord si distinguée pouvait se mettre à glousser dès l’instant où le prénom Gabriel était prononcé. La première fois que je m’entendis glousser devant lui à mon tour, je cessai de m’interroger. Je le croisais presque chaque jour. J’étais dans l’attente de ces rencontres furtives, tout en les redoutant. Évidemment, il trouvait toujours le moyen de glisser un sous-entendu, une flatterie, invariablement accompagnés d’un sourire enjôleur.


Un soir, Marthe voulut que je l’accompagne au vernissage d’un artiste qu’elle soutenait. Je me préparai à l’atelier, elle devait passer me chercher. En l’attendant, j’en profitai pour téléphoner à Pierre.

– Ça va ? me demanda-t-il.

— Oui. Tu ne voudrais pas venir à Paris ? Ça fait deux mois que j’y suis, et on ne s’est toujours pas fait de week-end en amoureux.

— J’ai la flemme.

— S’il te plaît, ça serait sympa. On se baladerait, on flânerait, on prendrait le temps… de ne rien faire.

– Écoute, j’ai une semaine effrayante, alors rien qu’à l’idée d’être coincé dans les bouchons vendredi soir… Non franchement, je n’ai pas le courage.

— Tu pourrais faire un effort. Je ne sais pas moi, tu n’as pas l’impression qu’on ne fait plus rien ensemble ? Changer d’air pourrait te détendre, te permettre d’oublier le boulot, te donner envie de… de…

— De quoi, Iris ?

Je serrai les poings.

— De…

— En fait, non, ne réponds pas, hors de question d’avoir cette conversation.

— C’est toujours pareil, tu refuses de parler. À croire que c’est tabou !

— Et toi, tu vois des problèmes où il n’y en a pas. Je n’en peux plus de la pression que tu me mets sur les épaules.

— Quelle pression !? J’ai juste envie de te retrouver, j’ai envie de sentir que tu m’aimes, et de te montrer que je t’aime. Je ne te demande pas la lune !

— Accepte un peu de grandir, nous ne sommes plus un jeune couple. Tu lis trop de romans à l’eau de rose. J’ai un travail qui me prend beaucoup d’énergie et qui ne me permet pas de jouer la sérénade à longueur de temps. Et dis-toi une chose : je fais ça pour nous !

— Tu ne comprends rien, soupirai-je.

J’entendis Marthe m’appeler.

— Je dois y aller, Pierre. Bonne soirée.

— Toi aussi.

Il raccrocha. Je fixai mon portable de longues secondes avant de le fourrer dans mon sac. Je soupirai, j’étais épuisée. Marthe m’appela à nouveau, je descendis la rejoindre.


Le vernissage, dans une galerie au cœur de Saint-Germain-des-Prés, était une nouvelle occasion pour Marthe de me présenter au monde. Comme à son habitude, elle me tenait par le coude tandis que nous naviguions de groupe en groupe. Je ne m’en formalisais plus. J’aimais sa présence à mes côtés. J’avais mon mentor. Elle m’apprenait, je l’écoutais, je suivais ses règles et ses conseils. Elle me faisait découvrir un monde certes superficiel, mais ô combien fascinant et attirant. Je sentis sa main se serrer sur ma peau nue avec force. Je tournai le visage vers elle. Que scrutait-elle de cette façon ? L’entrée en scène de Gabriel. Fidèle à sa légende, il arrivait comme un cador. Une main dans la poche, il parlait avec les hommes sans oublier de distribuer compliments et baisers aux femmes. Tout le monde semblait le connaître. Il acheva son parcours mondain devant nous. Il nous embrassa l’une après l’autre, et recula d’un pas.

— Le maître et l’élève, fatales… Vous ne laissez aucune chance aux autres.

— Gabriel, tu ne peux vraiment pas t’en empêcher, lui dit Marthe d’une voix presque menaçante.

— La faute à qui ? lui répondit-il totalement décontracté. J’imagine que si je te demande la permission d’offrir un verre à Iris, tu vas me la refuser.

— Tu imagines très bien, mon chéri. Ce soir, nous devons conclure des affaires, contrairement à toi, qui ne penseras qu’à t’amuser. Sur qui as-tu jeté ton dévolu ?

Le coup d’œil que Gabriel me lança ne pouvait pas avoir échappé à Marthe.

— Je réfléchis encore… Mesdames, je vous laisse travailler.

Marthe m’entraîna. Ce fut plus fort que moi, je me tournai vers lui une dernière fois.

— Iris, ne t’ai-je pas prévenue à son sujet ?

Le ton cinglant de Marthe me ramena brutalement sur terre.

— Si.

— Pourquoi agis-tu de cette façon ? On dirait qu’il te fascine.

— Il n’est pas bien méchant, c’est un beau parleur, je le trouve drôle même.

— N’as-tu donc aucune jugeote ? Ressaisis-toi, ma chérie, ne le laissons pas nous gâcher la soirée.

— Vous avez raison, je sais.


Après plus d’une heure de mondanités passionnantes, je réussis à m’échapper sous le prétexte d’aller me rafraîchir. J’avais besoin de souffler. Je passai plus de cinq minutes assise sur la lunette des toilettes, la tête entre les mains. En revenant dans la galerie, je fis comprendre de loin à Marthe que j’allais jeter un coup d’œil aux œuvres de l’artiste. Nous étions aussi là pour ça, me semblait-il.

Clouée devant un tableau, j’étais rongée par la colère. Colère contre Pierre et son attitude au téléphone plus tôt dans la soirée. Je n’en revenais pas ! Il n’était prêt à rien, il ne voyait rien. À croire qu’il faisait tout pour que je me jette dans les bras du premier venu. Mon esprit dériva automatiquement vers Gabriel, dont la présence n’arrangeait pas mon état de nerfs. Je n’avais plus aucun contrôle sur mon corps lorsqu’il était dans la même pièce que moi. La menace de Marthe n’y avait rien changé, et c’était un mauvais point. Je ne l’entendis pas arriver derrière moi.

— Je n’ai jamais rien compris à l’art abstrait, me dit-il.

— Marthe ne t’a pas initié ?

— Je suis resté hermétique.

Je lui fis face et lui souris. J’avais envie moi aussi de m’amuser et d’oublier l’espace de quelques instants les mises en garde. Il pencha la tête, comme étonné.

— Tu as échappé à sa surveillance ?

— Oui, pour le moment.

— Tu restes avec moi ?

— Un petit peu.

— Champagne ?

— Pourquoi pas !

Il afficha un air satisfait et adressa un signe au serveur. Celui-ci arriva instantanément avec un plateau, Gabriel saisit deux coupes, m’en tendit une et fourra un billet dans la poche de l’homme en le gratifiant d’un clin d’œil et d’une tape complice dans le dos. J’éclatai de rire.

— N’aurais-tu pas envie de t’amuser ce soir ? me demanda-t-il en faisant tinter sa coupe contre la mienne.

Il lisait dans mes pensées. Je bus une gorgée sans le lâcher des yeux.

— Je réfléchis encore, lui répondis-je. Comme toi tout à l’heure… As-tu trouvé ta proie ?

— Tu joues avec le feu.

— Peut-être…

Mon sourire se figea. Dans ma vision périphérique, j’aperçus mon chaperon.

— Marthe me cherche, lui annonçai-je. Je dois y aller.

— Va la retrouver (il s’approcha de moi), tiens ton rôle. Ne t’attire pas ses foudres. Et pour répondre à ta question, je sais qui je veux. Mais je ne sais pas si elle est prête à jouer, et moi, je préfère jouer à deux.

Ses yeux s’attardèrent une dernière fois sur mon décolleté, et il s’éloigna. Je partis rejoindre Marthe. En cours de route, je voulus savoir jusqu’à quel point je pouvais me sentir sûre de moi, perchée sur mes stilettos, avec une démarche qui n’était pas la mienne. Je me retournai pour jeter un coup d’œil à Gabriel. Il me fixait comme si j’étais une friandise. Pourquoi Pierre ne me regardait-il jamais comme ça ?


Marthe décida qu’il était temps de partir. Nous récupérions nos manteaux lorsque Gabriel apparut.

— Les reines de la soirée s’en vont déjà ?

— Oui. Je suis fatiguée, lui répondit Marthe.

— Accepterais-tu de laisser Iris sous ma protection ?

Le sol se déroba sous mes pieds.

— Je te demande pardon ? s’insurgea mon chaperon.

– Ça concerne votre partenariat, j’ai déniché des clientes potentielles. Fais-moi confiance, je connais tes méthodes, je sais ce que tu attends d’Iris. Ensuite, je la mets dans un taxi.

Marthe m’observa, hésitante.

Business is business ! renchérit Gabriel.

— Laisse-nous, tu veux bien, lui répondit-elle.

J’attendis qu’il se soit éloigné pour prendre la parole.

— Je vous promets d’être sage ; le temps de donner ma carte et je rentre chez moi. J’ai trop mal aux pieds pour tenir une heure de plus debout.

Elle prit délicatement mon menton entre ses doigts.

— Je t’attends demain matin à l’atelier. Si Gabriel a le moindre geste déplacé envers toi…

– Ça n’arrivera pas, lui promis-je en la regardant dans les yeux.

Je l’accompagnai jusqu’à son taxi. Lorsque je revins dans la galerie, j’eus le sentiment de me jeter dans la fosse aux lions. Gabriel était en pleine conversation avec plusieurs femmes, qui ne se gênaient pas pour roucouler avec lui. Pourquoi n’en ferais-je pas autant ? Un rôle de composition. J’attrapai un verre sur le plateau d’un serveur qui passait. Je bus une première gorgée, une deuxième, une troisième, pour me donner du courage, ou plutôt le grain de folie nécessaire à ce que je m’apprêtais à faire. Puis je m’avançai d’une démarche assurée, les yeux braqués sur lui. Il cessa de parler avec ses fans, qui se tournèrent vers moi. Gabriel se reprit au moment où j’arrivai. Il me présenta et nous laissa parler chiffons entre filles, nous dit-il.


Marthe serait satisfaite : j’avais de nouvelles commandes. Je sentis une main se glisser autour de ma taille. Gabriel enclenchait la vitesse supérieure, j’eus l’impression d’être sa propriété. Ça allait peut-être un peu trop vite.

— Les affaires tournent, me murmura-t-il à l’oreille.

— Grâce à toi.

— Mon seul but était de nous débarrasser de Marthe.

— Je lui ai promis d’être sage et de rentrer chez moi.

— Quel programme !

— Rassure-toi, j’ai croisé les doigts dans le dos, lui dis-je en inclinant la tête vers lui.

Je ne maîtrisais plus du tout la situation. Et encore moins les mots qui sortaient de ma bouche.

— Coquine, ronronna-t-il.

Il me serra contre lui, nous excusa auprès de ces dames et nous entraîna vers la sortie.

— On s’en va ? lui demandai-je en freinant notre progression.

— Tu n’en as pas marre, toi, de ces vieux beaux et des rombières qui réfléchissent au sens philosophique d’un pot de yaourt écrasé sur une toile ?

Mon éclat de rire dut s’entendre dans toute la galerie.

— Iris, tu sais ce qu’on dit : « Femme qui rit… »

J’écarquillai les yeux. Gabriel me poussa fermement vers la rue. Un taxi attendait. Il m’ouvrit la portière et m’invita à m’installer dans la voiture. Puis il fit le tour et me rejoignit sur la banquette arrière. Je l’entendis donner une adresse au chauffeur.

Durant le trajet, je contemplai les rues parisiennes. C’était beau. Je n’avais pas envie de parler. Je n’avais pas envie que la soirée s’arrête, je me sentais si libre ! J’aimais le regard que Gabriel portait sur moi, même si c’était éphémère. J’étais celle qu’il avait choisie parmi toutes les femmes de la soirée. Un homme voulait de moi. Pourtant, mes mains commençaient à trembler, mon ventre se tordait d’angoisse, je n’arrêtais pas de remettre mes cheveux en place, et si je fermais les yeux, des images de Pierre et moi se télescopaient dans mon esprit. Fébrilement, j’attrapai mon téléphone dans mon sac. Pas le moindre message ni appel de sa part. Cependant, j’en avais un de Marthe. Je n’avais pas besoin de l’écouter. Elle avait toujours raison et savait ce qui était bon pour moi. Je tombai de mon nuage et revins sur terre.

Le taxi ralentit, et s’arrêta devant un immeuble cossu à Richelieu-Drouot.

— Pour y mettre les formes, je te propose un dernier verre chez moi ?

Je soupirai sans savoir si c’était de déception ou de soulagement.

— O.K., j’ai compris, Iris, tu rentres chez toi.

— Oui, lui répondis-je en levant les yeux.

Il sortit plusieurs billets de sa poche et les passa par-dessus l’épaule du chauffeur en lui demandant de conduire « la demoiselle où elle voulait ». Il me regarda sans animosité ni rancœur, sourit et s’approcha de moi.

— Bonne nuit, me dit-il de sa voix éraillée.

— Merci… toi aussi.

— Ce n’est pas gagné pour moi.

Il embrassa ma joue et sortit de la voiture. Il tapota le capot avant de s’écarter. Le taxi démarra, je me tordis le cou pour le voir pénétrer chez lui.


Dans mon lit, les yeux braqués vers le plafond, je cherchais le sommeil. Je me tournai et me retournai, fermai les yeux de toutes mes forces, puis les ouvris en grand. J’aurais voulu rembobiner. Je me repassais le film de la soirée. Je m’observais, comme extérieure à mon propre corps, et je voyais une étrangère. Ce n’était pas moi, cette femme qui avait mangé des yeux Gabriel, qui l’avait provoqué, qui avait ri à ses plaisanteries, qui lui avait donné son numéro de portable et avait failli commettre l’irréparable. Je devais revenir sur la planète Fidélité, écouter Marthe, me concentrer sur la couture… Mais comment pouvais-je y arriver alors que Gabriel semblait lire dans mes pensées ?


J’étais devant la porte du bureau de Marthe, tirée à quatre épingles. J’avais forcé sur le fond de teint pour camoufler mes cernes. Et j’avais peur. De toute façon, je devais lui mentir. Pourquoi n’étais-je pas partie en même temps qu’elle hier soir ? Je m’étais mise en danger. Je me cramponnai désespérément aux commandes que j’avais décrochées la veille, grâce à… Gabriel. Je frappai et entrai directement. Marthe n’était pas assise à son bureau, mais installée dans le canapé, pensive. Étrange.

— Bonjour, Marthe.

— Je ne m’attendais pas à te voir aussi tôt ce matin.

Elle se leva, me tourna autour et examina ma tenue.

— Je n’ai pas traîné après votre départ.

— Qu’ont donné les contacts de Gabriel ?

— Des commandes intéressantes, je pense que cela peut déboucher sur des clientes régulières. Je leur ai laissé ma carte, elles doivent prendre rendez-vous dans les jours prochains.

— Très bien. Et Gabriel ?

Elle vrilla son regard au mien.

— Il a amusé la galerie, et… il est parti en charmante compagnie pendant que j’attendais un taxi.

Elle releva mon menton avec un doigt.

— Tu ne me mens pas ?

— Non Marthe, bien sûr que non !

— Parce que je ne le tolérerais pas ! me dit-elle sèchement.

Je me sentis mal. Elle ferma les yeux, secoua la tête et finit par me regarder à nouveau.

— Je suis étonnée qu’il n’ait rien essayé. Je le connais, quand il désire une femme, rien ne l’arrête.

— Je lui ai fait comprendre qu’il perdait son temps avec moi.

Elle me sourit, visiblement satisfaite de ma réaction. Mon don pour le mensonge m’époustouflait ! Pour autant, il valait mieux que je ne m’attarde pas davantage.

— J’ai du travail qui m’attend.

Je pris la direction de la sortie.

— Iris…

— Oui ?

Je déglutis.

— Approche-toi.

Je lui obéis. Elle inspecta à nouveau ma silhouette. J’avais volontairement revêtu une tenue de working girl sérieuse. Marthe défit les premiers boutons de mon chemisier cintré. Je fixai ses doigts fins, délicats, leurs gestes fluides.

— C’est très bien de jouer à la femme sage, mais n’exagère pas. Et pense à des talons beaucoup plus hauts la prochaine fois.

— Très bien. Bonne journée.

Je sentis ses yeux sur moi jusqu’à ce que je referme la porte de son bureau.


Les jours suivants, Gabriel se livra à un véritable harcèlement téléphonique. À mon grand soulagement, Marthe était toujours en ma compagnie, elle était mon garde-fou. Je ne céderais pas à la tentation, je n’étais pas là pour ça. Systématiquement, j’effaçais ses messages sans les écouter, je refusais d’entendre sa voix me susurrer je ne sais quelle ânerie.


Le vendredi midi, je bouclai ma semaine en compagnie de Marthe dans son bureau, comme d’habitude.

— Profite bien de ton mari, parce que je te garde avec moi le week-end prochain, me dit-elle pour conclure.

— Pourquoi ?

— Nous irons t’acheter tout ce que tu ne couds pas pour parfaire ton image, et ta garde-robe.

— Marthe, vous êtes… Je n’ai besoin de rien.

Elle me gratifia à la fois de son air mystérieux et de son regard qui ne tolérait aucun refus, puis elle se leva. Je la raccompagnai à la porte.

— Continue ainsi, Iris, tu iras loin. Écoute-moi, toujours.

Je baissai les yeux tandis qu’elle pénétrait dans l’ascenseur. Ce fut plus fort que moi, je me postai à la fenêtre pour observer son départ. Quelques minutes passèrent avant qu’elle sorte de l’immeuble. Elle marcha lentement jusqu’à un taxi, le chauffeur lui ouvrit la porte, elle disparut.

— Iris ! Téléphone ! me cria une des filles.

Je courus.

— Allô ! dis-je sans vérifier le nom de mon interlocuteur.

— Bonjour, toi, ronronna Gabriel. Tu sais te faire désirer.

— Marthe…

— Vient de partir, elle a un rendez-vous avec son notaire, c’est moi qui l’ai programmé.

— Pourquoi…

— Je t’attends dans mon bureau.

— Mais…

— Si tu n’es pas avec moi dans dix minutes, je viens te chercher à l’atelier.

Il raccrocha. Pas de doute, il avait pris des cours d’autorité avec Marthe. Sous le regard curieux des filles, je quittai l’atelier le plus naturellement possible et descendis au premier. Je sonnai, la porte s’ouvrit et je me figeai dans l’entrée. Les bureaux étaient tous occupés par les collaborateurs de Gabriel, golden boys en puissance. Ils échangèrent des regards de connivence en me voyant. L’un d’eux s’avança vers moi, un mini-Gabriel en formation. Je pris les devants en me dirigeant le plus dignement possible vers le bureau de son patron.

— Je viens voir Gabriel, je connais le chemin.

Je passai devant lui et ceux qui l’avaient rejoint. Je crus entendre un sifflement et me raidis. Résultat des courses, je me jetai dans la gueule du loup sans préparer ma défense.

Mon démon personnel était au téléphone, braillant à pleins poumons ; je n’aurais pas aimé être à la place de son interlocuteur. Pour la première fois, je voyais Gabriel dans son monde professionnel : puissant, sérieux, hargneux. Il me sourit tout en crachant des ordres. Puis il s’approcha et ferma la porte que j’avais laissée ouverte, sans oublier de lancer un coup d’œil peu amène en direction du couloir. Sa proximité fit battre mon cœur plus vite. De son bras libre, il tenta de me bloquer contre le mur, je lui échappai en passant par-dessous. C’est là qu’il abrégea sa conversation en prétextant un rendez-vous de la plus haute importance.

— Aurais-tu des problèmes de téléphone ? me demanda-t-il en arquant un sourcil.

— Non.

Il s’avança vers moi. Je reculai.

— Me fuis-tu ?

J’étais coincée contre son bureau.

— Euh… non.

— Dans ce cas, je t’invite demain soir. Un vrai dîner digne de ce nom, et en tête à tête.

Il avait prononcé sa dernière phrase en mettant son visage à ma hauteur, pour bien capter mon regard. Il me sourit, je fis de même. C’était plus fort que moi, je jouais la carte de la provocation, et j’y prenais un malin plaisir.

— Une fois de plus, je vais refuser.

— Et en quel honneur ?

— Je passe le week-end avec mon mari.

— Merde, je n’arrive pas à imprimer ton seul défaut.

Je réussis à longer le bureau et à mettre de la distance entre nous. Il fallait que je sorte d’ici.

— Tu es pressée ?

— Il me reste un peu de travail avant de partir. Passe un bon week-end.

Je tournai les talons et commençais à ouvrir la porte lorsque Gabriel la referma en passant un bras par-dessus mon épaule. Il se tint là, presque collé à mon dos. Il ne me touchait pas, pourtant je sentais son souffle sur ma peau. Je fermai les yeux.

— Où est passée ton assurance de l’autre soir ? me murmura-t-il à l’oreille.

Je devais calmer le jeu. Je ne connaissais pas ces codes.

— Je suis désolée, si je… mais j’avais trop bu… Ce n’était pas moi.

— Oh si ! Moi je crois bien que tu n’as jamais été plus toi qu’à ce moment.

— Tu te trompes, je suis une fille banale, sage et…

— Fidèle, je sais. Et c’est toi qui te trompes lourdement.

Il m’énervait, j’aimais ça. N’y avait-il pas une part de vérité dans ce qu’il affirmait ? Je lui fis face et plantai mes yeux dans les siens.

— J’ai plus d’ambition que de gonfler le rang de tes maîtresses. Voilà tout.

— Souhaiterais-tu m’enchaîner ?

— J’ai déjà un défaut, je ne compte pas m’encombrer d’un second.

— Tu deviens mordante… J’adore ! Tu me plais de plus en plus.

— J’aurai beau te supplier, invoquer mon mariage, Marthe, tu ne me laisseras pas tranquille ?

— On va vraiment bien s’amuser, fais-moi confiance…


Gabriel me raccompagna jusqu’à la porte de ses locaux, une main dans mon dos, un sourire satisfait aux lèvres. Il ne s’était rien passé, pourtant, j’étais rongée par la honte et la gêne. Facile d’imaginer ce que les employés devaient penser. Qui étais-je en train de devenir ? Gabriel me fit une bise et me souhaita un bon week-end avec mon mari.


Pierre m’attendait sur le quai de la gare. Heureusement que les trois heures de train m’avaient permis de masquer mon trouble. Il m’embrassa distraitement en prenant mon sac.

— C’est gentil d’être venu me chercher.

— Je voulais rattraper ma désertion parisienne et me faire pardonner à l’avance de la garde du week-end prochain.

Pour une fois, nous étions synchrones.

— Je ne ferai pas d’histoire, je ne serai pas là.

— Pourquoi ?

— Marthe souhaite que je reste pour… le travail.

— Ah bon… On rentre ?


Volontairement, la journée du lendemain, je ne revins pas sur notre dispute au téléphone ni sur mes attentes le concernant. Je jouai à la parfaite petite femme. Il partit faire un tennis avec des amis et lorsqu’il revint, il semblait détendu. Peut-être allions-nous passer une bonne soirée ?

Je préparais le dîner lorsqu’il me rejoignit dans la cuisine.

— Tu as eu un texto, me dit-il en me tendant mon téléphone.

Je le pris, saisie d’une légère panique combinée à de l’envie. À juste titre. Gabriel m’écrivait : « Tu rentres quand ? »

— C’est qui ? interrogea Pierre.

Je levai la tête.

— Euh… une cliente… Elle s’inquiète de savoir quand je rentre.

— Un samedi soir ? s’étrangla-t-il.

Je n’eus pas le temps de lui répondre, un nouveau bip se fit entendre. Pierre soupira d’énervement.

— Tu sais quoi ? Je vais éteindre mon téléphone, elle attendra lundi.

Je m’exécutai, posai mon portable sur la table et me glissai dans ses bras.

— Je suis tout à toi, lui dis-je en nichant mon nez dans son cou.

Je serrai mes bras autour de sa taille, quémandant de la tendresse. Il me prit mollement contre lui, mais je savais bien qu’il regardait ailleurs. Il me lâcha presque aussitôt.

— On passe à table ? me dit-il.

— Si tu veux.

Dix minutes plus tard, nous avions retrouvé notre place désormais habituelle du samedi soir : nous dînions devant la télé. Tout en mangeant, j’observai Pierre. Où était passé mon mari ? Je le reconnaissais de moins en moins. Nous devenions des étrangers l’un pour l’autre, dans l’indifférence la plus totale de sa part. Si seulement son travail ne l’absorbait pas autant ! Si seulement nous arrivions à nous comprendre…

Après avoir débarrassé, je revins près de lui dans le canapé.

— Je peux ? lui demandai-je en me calant contre lui.

— Viens.

Il leva son bras et je me blottis étroitement contre son épaule. Machinalement, il caressa mes cheveux.

Au lit, je lui fis la même demande, espérant de l’attention, de la douceur, du désir… Espérant qu’il me fasse oublier, espérant qu’il me fasse culpabiliser d’en avoir un autre en tête. Il n’eut aucun geste supplémentaire. Sa respiration s’apaisa, il dormait du sommeil du juste. Un quart d’heure passa, puis une demi-heure, une heure, mes yeux restaient désespérément ouverts. Je ne pensais qu’à une chose. Je me levai sans bruit, descendis sur la pointe des pieds et retrouvai mon portable à la place où je l’avais laissé dans la cuisine. Je le fixai de longues minutes, puis je finis par le rallumer. Je découvris le dernier message de Gabriel : « Amuse-toi bien avec ton mari ». Si tu savais ! pensai-je. Je tapai la réponse sans réfléchir : « S’il te plaît, arrête, ne me mets plus en difficulté devant lui ! » À cette heure, il ne me répondrait pas. Lorsqu’un bip retentit, je partis me barricader dans les toilettes. « Traiteur au bureau lundi soir ? » « Non », lui répondis-je. Bip : « Si je te promets d’être sage ? » Je soupirai, souris et répondis : « On verra. » Bip : « YES ! » J’éteignis mon téléphone et retournai me coucher, perplexe. Dans quel bourbier venais-je de me mettre ?

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