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Après une dizaine de jours à broyer du noir et à tourner autour du pot, je venais de retrouver le sourire. Je comptais faire la surprise à Pierre ce soir. Je nous concoctais un dîner en amoureux avec le grand jeu : bougies, bonne bouteille de vin, belles assiettes. Et une jolie robe légèrement sexy — surtout pas trop, Pierre donnait dans le traditionnel. En l’essayant une dernière fois, je m’étais dit qu’il était vraiment dommage de ne pas la porter avec des talons hauts. Tant pis. C’étaient les goûts de mon mari qui comptaient pour le moment. Je ne doutais pas du choc que j’allais lui causer, mais j’espérais que mon poulet à l’estragon l’aiderait à digérer mon annonce. Dernière chose, je devais m’assurer que tous mes plans ne tomberaient pas à l’eau. J’avais interdiction formelle de l’appeler à l’hôpital sauf en cas d’extrême urgence, mais un SMS ne devrait pas attirer ses foudres : « Tu seras là pour dîner ? » Je me mis à tourner en rond dans la cuisine. À ma plus grande surprise, je n’eus à attendre que cinq minutes avant qu’il me réponde : « Oui, tu veux te faire un resto ? » Je souris. Depuis le clash avec mes parents, il faisait quelques efforts. Cependant, je ne revins pas sur mes plans : « Non, on reste chez nous, j’ai une surprise… », lui répondis-je. « Moi aussi », m’annonça-t-il.

Deux heures plus tard, j’entendis la porte d’entrée claquer.

– Ça sent bon ! me dit Pierre en me rejoignant dans la cuisine.

— Merci.

Il m’embrassa différemment. D’habitude, j’avais l’impression d’être transparente, j’avais à peine le temps de sentir ses lèvres sur les miennes, c’était le baiser de la routine, en pire. Là, c’était plus profond, plus aimant. Aurait-il en tête de passer une très bonne soirée jusqu’au bout ? Je l’espérais et, de mon côté, j’aurais bien commencé par le dessert. Je m’agrippai à lui et me mis sur la pointe des pieds.

— On peut passer à table plus tard, tu sais, lui dis-je.

Il rit légèrement contre ma bouche.

— Je veux connaître ta surprise d’abord.

Je servis nos assiettes, et nous passâmes à table. Je ménageai le suspense et l’invitai à entamer son repas. Lorsqu’il fut rassasié, il s’installa plus confortablement dans le fond de sa chaise. Je posai mes couverts.

— Qui commence ? lui demandai-je.

– À toi l’honneur.

Je me trémoussai sur ma chaise, je ne savais pas où poser le regard, je lui souris timidement.

— En fait… aujourd’hui, j’ai fait quelque chose… un truc que j’aurais dû faire il y a bien longtemps…

J’avalai une gorgée de vin.

— Et ? m’incita-t-il à poursuivre.

— J’ai démissionné.

Il se redressa, comme au ralenti. Une armée d’anges passa.

— Dis quelque chose.

Ses traits se durcirent. Il balança sa serviette, se leva brusquement et me dévisagea sévèrement.

— Tu aurais pu m’en parler, quand même ! Merde ! Je suis ton mari, et c’est à deux qu’on prend ce genre de décision. J’ai mon mot à dire !

Je vis rouge à mon tour. Ces derniers temps, chaque discussion dégénérait en quelques secondes. Nous étions de plus en plus sur des charbons ardents. La moindre broutille pouvait déclencher une dispute… quand il était là, évidemment.

— Pierre, je ne demande que ça, moi, de te parler ! Mais franchement, tu n’es jamais à la maison. Ta vie se résume à l’hôpital.

– Ça va être ma faute maintenant ? Ne pars pas sur le terrain des reproches et de l’hôpital. Je ne vais pas m’excuser de vouloir réussir.

— Tu ne m’écoutes pas, tu ne me regardes pas. Par moments, c’est comme si je n’existais pas. Ne crois pas que les deux dernières semaines vont rattraper ton retard.

– Ça suffit !

Il ferma les yeux, soupira profondément et se pinça l’arête du nez.

— Je ne veux pas qu’on se dispute, ni que la soirée soit gâchée. S’il te plaît.

Il se rassit, but un verre d’eau et s’accouda à la table en se frottant le visage. Il secoua la tête.

— Toi et tes surprises, marmonna-t-il.

C’est vrai que sur ce coup-là, j’avais mal joué.

— Pardon… je vais t’…

— Je n’aurais pas dû m’énerver comme ça, me coupa-t-il.

Il me regarda et prit ma main dans la sienne par-dessus la table. Je lui souris. La pression était retombée, enfin je l’espérais.

— Et puis, finalement, ça va parfaitement avec ma surprise à moi… Tu ne pouvais pas prendre de meilleure décision, en réalité.

J’écarquillai les yeux comme des billes. J’étais sidérée.

— On part vivre en Papouasie ?

Il rit, moi aussi. Il serra plus fort ma main.

— Non, je veux un bébé. Il est temps, non ?

Il me regardait intensément, visiblement ému par son annonce et sûr que j’allais sauter au plafond. Mon sourire me quitta petit à petit. Nos plannings n’étaient plus du tout synchrones.

— Tu vas pouvoir te consacrer pleinement à notre famille, comme ça a toujours été prévu.

Il fallait qu’il arrête très vite.

— Pierre, stop !

Je retirai ma main de la sienne.

— Je n’ai pas démissionné de la banque pour avoir des enfants.

Lui aussi redevint sérieux.

— Pourquoi, alors ? me demanda-t-il, les mâchoires serrées.

— J’ai trouvé une formation de couturière.

— Tu te moques de moi, j’espère.

— J’en ai l’air ?

Il me regarda comme si j’étais une demeurée.

— Mais c’est de la folie ! Ce qui est fait est fait. C’est trop tard, tu ne seras jamais couturière. Tes parents t’ont fait une crasse…

— Une crasse ? Là, c’est toi qui te fous de moi !

Je bondis de ma chaise.

— C’est trop tard, insista-t-il. Tu ne vas pas reprendre des études à ton âge… enfin des études c’est beaucoup dire. Ça ne va rien changer à ta situation.

— Bien sûr que si. Après ma formation, j’ouvre ma boutique. Je commencerai par être retoucheuse et puis je compte développer une clientèle pour faire des choses plus intéressantes, du sur-mesure…

— Attends, attends !

Il se leva à son tour et se mit à faire les cent pas.

— Tu veux être retoucheuse ?

— Pour commencer, oui. Je ne vais pas avoir le choix.

— C’est du délire ! Et tu te retrouveras à quatre pattes devant nos amis pour faire leurs ourlets ? Je ne te parle même pas de la conversation en soirée !

— Tu te préoccupes davantage du qu’en-dira-t-on que de mon bonheur ? Tu es bien d’accord avec mes parents, en fait !

— Tout de suite les grands mots ! Écoute, Iris, là, tu me fatigues. Tu fais tout à l’opposé de nos plans de vie. Je ne te reconnais plus.

Il attrapa une veste qui traînait.

— Je vais prendre l’air.

— Vas-y, fais comme d’habitude, fuis la discussion !

Il sortit dans le jardin et disparut dans l’obscurité. Après quelques instants où je restai tétanisée, je soufflai les bougies et commençai à débarrasser la table. Je nettoyai tout, seule, le visage ravagé par les larmes. Des larmes de rage et de tristesse mêlées. La tête au-dessus de l’évier, je reniflais bruyamment. Comment une soirée qui avait si bien commencé pouvait-elle partir en vrille à une telle vitesse ? Que nous arrivait-il ? Nous étions devenus des étrangers, ne parlant pas la même langue, incapables d’écouter l’autre et de comprendre ses attentes.

Vingt minutes plus tard, j’entendis la porte claquer. Je retirai mes gants Mapa, et allai à sa rencontre. Il me jeta un regard froid.

— Laisse-moi t’expliquer, s’il te plaît…

— Je vais me coucher.

Sans un geste vers moi, il quitta la pièce.


J’avais trente et un ans, un mari bien plus préoccupé par sa carrière que par sa femme — qui venait de se rappeler que nous devions avoir une famille nombreuse ; un travail dont le seul mérite était de m’empêcher de tourner dingue, seule et perdue dans ma grande maison vide. Je n’étais que la femme de Pierre. Rien d’autre. Je savais pertinemment ce que l’on attendait de moi : que je sois une petite femme gentille et docile, souriant béatement aux exploits professionnels de son cher et tendre, et bientôt une mère au foyer exemplaire, enchaînant les grossesses et accompagnant les sorties scolaires. J’entendais déjà ma belle-mère me dire à quel point c’était merveilleux que je sache coudre : « Vous pourrez faire les déguisements pour l’école et la crèche vivante. » Les femmes de médecins n’ont pas besoin de travailler. Je refusais cet archaïsme. Mes parents avaient décidé pour moi au-delà de ce qui était permis. Mon mari n’allait pas s’y mettre à son tour. Je n’allais pas être réduite à un rôle de poule pondeuse de têtes blondes.

Nous étions en train de nous perdre, embourbés dans la routine et l’incompréhension la plus totale. Je devais prendre les choses en main. Pierre portait sa part de responsabilités, mais je commençais à admettre que j’y étais pour beaucoup. Mon laisser-aller, ma passivité, mon amertume des derniers temps participaient à l’étiolement de notre couple. Ma reconversion professionnelle allait nous sauver, et je devais le prouver à Pierre. J’allais redevenir celle dont il était tombé amoureux.


Pierre semblait dormir lorsque j’entrai dans notre chambre. Je n’allumai aucune lumière et me glissai sous la couette en silence.

— Tu en as mis du temps, me dit-il.

Je me blottis contre son dos et passai un bras par-dessus sa taille. Je déposai un baiser entre ses omoplates. Je ne voulais pas que l’on s’endorme si loin l’un de l’autre. Il se raidit et se dégagea de mon étreinte.

— Ce n’est vraiment pas le moment, Iris.

— Ce n’est pas ce que je cherchais… Mais, de toute manière, ce n’est jamais le moment avec toi. (Je me réfugiai à l’autre extrémité du lit.) À se demander comment on réussira à avoir un enfant…

Pierre se releva et alluma sa lampe de chevet. Il s’assit sur le bord du lit, se prit la tête entre les mains.

— Je ne veux pas qu’on entame une énième dispute, donc je ne relèverai pas ta remarque… Mais tu te rends compte ?

Il me regarda par-dessus son épaule.

— Tu as fait ça dans mon dos, et tu me dis que tu ne veux pas d’enfants.

Je me relevai à mon tour.

— Je n’ai plus quinze ans, ne compare pas ma candidature dans le dos de mes parents avec ça. Je crois savoir ce qui est bon pour moi… Et je n’ai jamais dit que je ne voulais pas d’enfants, je te demande d’être un tout petit peu patient. J’ai consacré dix ans de ma vie à te soutenir dans tes études et ta carrière à l’hôpital, je te demande de m’accorder six mois.

— C’est quoi cette formation ? Explique-moi.

Je lui racontai ma trouvaille, elle m’avait mise dans tous mes états. Quelques jours plus tôt, un peu au hasard, j’étais tombée sur un site où j’avais découvert une formation privée, sans pour autant être onéreuse. Sans subvention de l’État, elle était financée par un mécène discret. Mes petites économies pourraient la payer. Je le rassurai en lui précisant que je n’aurais même pas à empiéter sur le budget familial. Je lui appris que les cours étaient dispensés par des professionnels issus de grandes maisons de couture, et même de modistes de haut vol.

— Quitte à tenter l’aventure, autant le faire jusqu’au bout, lui dis-je pour conclure.

— C’est bien joli tout ça, mais il doit bien y avoir une sélection pour entrer dans cette école ?

— Je dois confectionner un ouvrage, peu importe lequel, et écrire une lettre de motivation où j’évoque ma représentation de la couture.

Il se mura dans le silence. Je voulais lui faire comprendre ma détermination.

— C’est l’occasion ou jamais pour moi de réaliser mon rêve. Ce n’est pas dans dix ou quinze ans que je pourrai le faire. Je n’imposerai pas ça à nos futurs enfants. Et puis, je déteste mon boulot à la banque, je m’ennuie, je deviens aigrie, ce n’est pas moi et tu le sais. Comme toi, je veux avoir une vie professionnelle épanouissante.

— Dernière nouveauté, soupira-t-il. Écoute, je suis fatigué, je me lève tôt demain matin.

Il se recoucha, éteignit la lumière ; je me roulai en boule. Pierre finit par ronfler. Et moi, j’allais passer une nuit blanche…


J’avais à peine dormi. Pierre était sous la douche, je me levai et allai préparer le petit déjeuner. Lorsqu’il pénétra dans la cuisine, il ne m’adressa pas un mot, se servit une tasse de café et contempla le jardin à travers la fenêtre de la cuisine. Je n’osais pas ouvrir la bouche. Il brisa le silence.

— J’ai réfléchi…

— Je t’écoute.

Il se tourna vers moi et s’approcha. Je restai assise et le regardai.

— Vas-y, sois couturière.

J’ouvris de grands yeux, prête à sourire.

— Il y a une contrepartie, m’annonça-t-il. Après ta formation, on fait un bébé. Et hors de question que tu ouvres une boutique, la maison est bien assez grande. Tu pourras t’installer au grenier, tu y couds déjà, tu pourras continuer et t’occuper des enfants en même temps.

La balle était dans mon camp. Je me levai.

— Bien sûr, ça me va très bien. Merci.

C’est la seule chose que je trouvai à dire. Il soupira, alla poser sa tasse vide dans l’évier.

— J’y vais, à ce soir.


Je réussis à ne pas faire mon préavis : à la fin de la semaine, je dis définitivement adieu à la banque. Le lendemain, tel un boxeur prêt à entrer sur le ring, je fis craquer mon cou et pénétrai dans le grenier. L’odeur de poussière me fit tousser. Je m’approchai de ma machine et retirai le tissu qui la camouflait. Ma machine à coudre et moi… J’imaginais que c’était le même lien qui unissait un musicien à son instrument. Mon piano, ma guitare, c’était ma Singer. Aujourd’hui, je comptais sur elle, l’enjeu était énorme. Elle allait bien, c’était tant mieux. J’avais les mains moites, et mon cœur s’emballait. Je n’avais pas droit à l’erreur. J’avais déjà réfléchi à l’ouvrage que je souhaitais envoyer pour postuler. J’avais croqué une robe bicolore noir et turquoise, d’inspiration Courrèges, avec un col rond mis en valeur par une surpiqûre, des manches courtes et une martingale.

Tout était en place, la pédale sous mon pied et le tissu entre mes mains. Première opération, l’allumer ; la lumière fut. Deuxième opération, vérifier la canette ; en place et remplie. Troisième opération, glisser mon tissu sous l’aiguille et rabattre le pied presseur ; aucune résistance. Plus qu’un geste, et c’était reparti. Mon pied s’abaissa doucement sur la pédale, et le tac-tac si particulier de la machine à coudre résonna dans la pièce. Mes mains tenaient fermement mon ouvrage, le tiraient vers l’extérieur. J’étais fascinée par l’aiguille qui entrait et sortait précisément de l’étoffe, elle formait un point parfait, régulier.

J’étais moins excitée par la rédaction de la lettre. Pourtant j’y consacrai trois jours d’affilée, et à ma grande surprise, j’éprouvai un plaisir non feint à l’écrire. C’était la première fois de ma vie que l’on me donnait l’occasion d’exprimer mon amour, ma passion pour la couture. Lorsque ce fut fini, je postai le tout.


Je prenais bien garde de tenir Pierre au courant de mes avancées. Il faisait semblant de s’intéresser à mon projet, je n’étais pas dupe. Plus aucun reproche ne sortait de ma bouche. Lorsqu’il rentrait tôt — c’était rare —, je l’accueillais avec le sourire. Ce n’était pas difficile, je me sentais libérée, je retrouvais l’énergie qui me faisait défaut depuis bien trop longtemps. J’espérais bien qu’il appréciait. Je camouflais mes angoisses face à l’attente qui n’en finissait pas et qui me paralysait. Pendant quinze jours, je cousis à peine, trop occupée à guetter le facteur. Je passais plus de temps dans le jardin qu’à l’intérieur. J’allais vérifier dix fois, vingt fois le matin s’il n’était pas passé. J’avais tout misé sur cette formation. N’était-ce pas prétentieux ? Si j’étais refusée, mon rêve s’envolerait en fumée. Pierre ne me laisserait pas retenter le coup ailleurs, et j’arrêterais ma pilule.


Le facteur me tendit le courrier, une seule enveloppe, la sentence que je guettais chaque jour. Fébrile, je la décachetai. Les yeux fermés, je sortis la lettre. J’inspirai et expirai profondément à plusieurs reprises. Sur un simple carton de couleur crème, la réponse, manuscrite, d’une écriture élégante à l’encre noire, était brève : « Je vous attends le 10 janvier à l’Atelier. » Je sautai partout dans la maison en poussant des cris de joie. Je fus ensuite saisie d’un fou rire incontrôlable. Et tout d’un coup, je me tétanisai : un détail loin d’être insignifiant venait de me revenir à l’esprit ; l’école était à Paris, à près de trois heures de train de chez nous.


— Paris, ce n’est pas la porte à côté, me dit Pierre.

— Tu as raison.

J’étais assise en tailleur sur le canapé à côté de lui, il était concentré et m’écoutait attentivement.

— Tu commencerais quand ?

— Dans un mois.

— Tu en penses quoi ? Tu as vraiment envie d’y aller ?

– Ça ne dure que six mois, ce n’est pas long. En juillet, je suis de retour. J’ai une chance folle d’être acceptée là-bas.

Je lui demandais encore la permission. Il soupira en me regardant. Puis il se leva.

— Où vas-tu habiter ? Tu ne connais personne !

— Je vais chercher une chambre de bonne.

Il leva les yeux au ciel.

— C’est censé me rassurer ?

— Je reviendrai tous les week-ends.

Il déambulait dans le salon.

— Ou pas. Tu auras beaucoup de travail… La maison va être vide sans toi.

— Réfléchis aux avantages, tu pourras rester à l’hôpital aussi tard que tu voudras, aucun risque pour toi de tomber sur ma sale tête le soir.

Il prit un instant de réflexion, et sourit. Je venais de sortir l’argument choc pour qu’il accepte.

— Et j’aurai plein de choses à te raconter. Tu connaîtras enfin le bonheur d’avoir une femme heureuse et épanouie.

Sans me lâcher du regard, il se rassit à côté de moi et me prit dans ses bras.

— Tu vas me manquer.

C’était presque trop facile. En tout cas, trop beau pour être vrai.

— Toi aussi, lui répondis-je. Tu pourras me rejoindre de temps en temps, et on se fera des soirées et des week-ends parisiens en amoureux.

— On verra.


Le mois de décembre défila à vitesse grand V avec les préparatifs des fêtes. Je surpris Pierre en acceptant sans rechigner d’aider ma belle-mère pour Noël. Et pour son plus grand bonheur, j’enchaînai en invitant tous nos amis pour le réveillon, je gérai toute l’organisation. Ma belle-famille ainsi que nos amis reconnurent que j’avais un dynamisme inconnu au bataillon jusque-là, mais cela n’empêcha personne de me faire des remarques sur mon projet, ils restaient sceptiques : « Pourquoi t’embarques-tu dans une telle histoire ? », me répétaient-ils. Je crois surtout que cela les dépassait que je me sépare de Pierre toutes les semaines. Lui, durant toutes ces conversations, restait neutre.


Quant à mes parents, c’était une autre histoire. Je ne leur avais plus adressé la parole depuis le dimanche fatidique. Mes frères m’avaient téléphoné à plusieurs reprises. Chaque appel s’était soldé par un accrochage. Ils ne comprenaient pas que je ne passe pas au-dessus des torts de nos parents. Pour eux, j’étais responsable de l’éclatement de notre famille. Lorsqu’ils m’avaient traitée de fouteuse de merde, je leur avais demandé de ne plus se fatiguer à m’appeler. Ce qui me contrariait, c’était l’attitude de Pierre. Il faisait le relais entre eux et moi. Lui avait accepté de leur reparler. Je savais pertinemment qu’il les avait régulièrement au téléphone. Il n’aurait même pas été loin de se laisser tenter par un gigot en solo, « pour apaiser la situation », me disait-il pour se justifier. Et aussi parce que, finalement, j’avais trouvé le moyen de faire ce que je voulais. Son ironie était toujours perceptible.


À une semaine de mon départ pour Paris, je n’avais plus d’appétit, j’étais prise d’insomnie, je me réveillais en sursaut, et me collais à Pierre pour tenter de me rendormir. Chaque fois que j’essayais de coudre, c’était un échec, ça n’avait pas de forme, ma machine plantait ou je déchirais le patron. Mes beaux-parents avaient réussi à mettre leur grain de sel dans mon projet, ils s’étaient arrangés pour qu’un couple de leurs amis joue les chaperons et me prête une chambre de bonne près de la place de la Bastille. Impossible de faire mes valises, dès que j’essayais de choisir ce que je devais emporter, c’était la panique générale.


Je n’avais pas osé demander à Pierre de prendre une semaine de vacances, je le regrettais. Un soir, je fis ce que je ne faisais jamais, je me rendis à l’hôpital pour le récupérer à la sortie de ses consultations. La secrétaire m’accueillit avec tout le respect dû à l’épouse du médecin et m’informa qu’il était en plein rendez-vous. Je patientai dans la salle d’attente.

— Qu’est-ce que tu fais là ? me demanda-t-il en m’apercevant, quelques minutes plus tard.

Je me levai en entendant sa voix.

— Je voulais te voir.

— Suis-moi.

Comme à chaque fois que nous étions sur son lieu de travail, il conservait une distance entre nous.

— J’aurais préféré que tu me préviennes, me dit-il une fois la porte du bureau fermée. Mais bon… tu as de la chance, j’ai fini.

— Tant mieux, on va profiter de notre soirée.

Je baissai les yeux.

– Ça ne va pas ?

— Non ! Je réalise ce que je m’apprête à faire.

Il retira sa blouse et rangea ses dossiers qui traînaient. Je soupirai un grand coup.

— J’ai peur de ne pas être à la hauteur. Après tout, c’est peut-être mes parents qui ont raison, la couture, c’est un hobby, et je n’ai pas les capacités pour devenir professionnelle.

– Écoute, tu vas là-bas pour le savoir, c’est un test, si ça ne fonctionne pas, tu passeras à autre chose, au moins tu n’auras plus de regrets. Personne ne t’en voudra si tu échoues, pas moi en tout cas.

Il me prit dans ses bras.

— Il y a autre chose, Iris ?

— Je suis terrifiée à l’idée de ne pas te voir tous les jours. On n’a jamais été séparés. Comment va-t-on faire ?

Il soupira et frotta mon dos.

— Tu l’as dit toi-même, ça ne dure pas longtemps, ce n’est rien, six mois. Les semaines passeront vite, j’en suis sûr. On y va ?

Il enfila son manteau, m’ouvrit la porte et m’entraîna dans le dédale de couloirs. Je sentais son regard sur moi. J’aurais voulu sourire, être enthousiaste, mais je ne pensais qu’à notre séparation. Une fois sur le parking, Pierre me retint par le bras.

— Attends, j’ai oublié un truc, ne bouge pas, j’arrive.

Il repartit en courant vers l’hôpital.

Dix minutes plus tard, il revint le sourire aux lèvres.

— C’est bon, c’est réglé ?

— J’ai bataillé, mais j’ai obtenu ce que je voulais.

Je fronçai les sourcils.

— J’ai annulé tous mes rendez-vous après dix-huit heures pour la fin de la semaine.

— Tu ne vas pas avoir de problèmes ?

— Ne t’inquiète pas.

Je me jetai dans ses bras, il me serra étroitement contre lui.


L’entrée sur le périphérique mit une chape de plomb dans la voiture. Jusque-là, l’ambiance était bonne. Pierre cessa totalement de parler lorsqu’il se mit en quête d’une place dans la rue de l’immeuble où j’allais habiter. Et je n’essayais plus d’entretenir un semblant de conversation lorsqu’on pénétra dans mon nouveau chez-moi. Il déposa mes valises sur le lit et fit rapidement le tour du studio. Il regarda par la fenêtre, vérifia la serrure de la porte d’entrée, passa la tête dans la salle de bains, alluma les plaques électriques de la kitchenette, renifla le frigo…

— Pierre, c’est bon !

— Je vois ça. Tu ne défais pas tes valises ?

— Je le ferai après ton départ, ça m’occupera, je crois que je vais avoir du mal à trouver le sommeil.

Je m’approchai de lui et me glissai dans ses bras.

— On va se dénicher un endroit pour dîner avant que tu ne reprennes la route.


Après trois bouchées, je repoussai mon assiette, rien ne passait. Pierre fit de même. Il commanda un café, demanda l’addition, et se perdit dans la contemplation de la rue. Je ne parlais pas, je savais qu’à l’instant où j’ouvrirais la bouche, je craquerais.

— C’est bizarre d’être là, dit-il sans me regarder.

J’attrapai sa main, il se tourna vers moi.

— Il faut que j’y aille… Le temps que je rentre…


Nous étions au pied de l’immeuble, il m’attira dans ses bras.

— Tu fais attention sur la route ?

— Je n’aime pas te savoir là toute seule.

— Que veux-tu qu’il m’arrive ?

— Une mauvaise rencontre, un accident. Fais attention à toi, s’il te plaît.

— Promis. (Je levai la tête vers lui.) C’est valable pour toi aussi. Ne te tue pas au travail sous prétexte que je ne suis pas là pour te râler dessus.

Il prit mon visage en coupe, repoussa les cheveux de mon front.

— Tu sais, je n’ai pas été très impliqué dans ton projet, mais je veux que tu saches que je suis fier de toi, n’en doute jamais.

Enfin, il s’intéressait à moi, il était attentif.

— Serre-moi fort.

On resta de longues minutes collés l’un à l’autre. J’embrassai ses joues, ses lèvres, laissant enfin les larmes couler. Pierre m’essuya le visage et m’embrassa lentement. Il détacha légèrement ses lèvres des miennes.

— Je t’aime.

Des mois qu’il ne me l’avait pas dit.

— Je t’aime aussi.

Un dernier baiser, et il me lâcha.

— Rentre maintenant.

— Je te téléphone dès que je peux demain.

J’ouvris la porte de l’immeuble, et Pierre tourna les talons. Il me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, me sourit et me fit signe de rentrer, je lui obéis. En traversant la cour pour rejoindre mon escalier, je me dis qu’il retournait à la maison sans moi pour la première fois. Mais peut-être que cette séparation allait nous réunir et raviver la flamme.


Barricadée à double tour dans mon studio, je m’assis sur le lit et regardai autour de moi. Je découvrais la vie dans une chambre d’étudiante à trente et un ans. J’espérais que le week-end je n’aurais pas trop l’impression de rentrer chez mes parents dans l’unique but de faire mes lessives. Mon environnement en semaine se cantonnerait à vingt mètres carrés. Je ne pouvais pas dire que c’était sale ou vétuste, c’était correct. De toute manière, je n’avais pas le droit de faire la fine bouche, vu que je ne payais pas de loyer. Pour une des premières fois de ma vie, je regrettais de ne pas avoir la télévision. Je ne la regardais jamais, mais quelque chose me disait que sa compagnie n’aurait pas été de trop durant mes futures soirées en solitaire. N’avais-je pas fondé trop d’espoir dans cette reconversion et péché par excès de confiance en moi ?

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