— 7 —

Gabriel était sage à sa façon. Je n’avais jamais vu un « enfant » aussi désobéissant. Oui, j’avais lamentablement cédé à ses invitations à dîner. Et depuis trois semaines, nous avions notre rendez-vous « traiteur au bureau du lundi soir ». Cela me donnait l’impression — totalement fausse — que je maîtrisais la situation. En vérité, ces soirées en sa compagnie me faisaient un bien fou. J’oubliais l’espace de quelques heures l’absence et le manque d’implication de Pierre ; je me sentais femme et désirable, grâce à ses regards et aux sous-entendus qui ponctuaient chacune de ses phrases ; je mettais de côté la pression que mon travail et Marthe faisaient peser sur mes épaules. D’ailleurs, un accord tacite nous liait : nous ne parlions ni de Marthe ni de Pierre. Je jouais avec le feu. Je le savais. La situation devenait périlleuse lors des soirées où nous étions conviés l’un comme l’autre. Il nous fallait alors jouer la carte de la distance, de l’indifférence. Gabriel assurait pour nous deux. Lorsque Marthe ne me surveillait pas, il ne se gênait pas pour me reluquer. Ce qui ne l’empêchait pas de séduire à tout-va : invariablement, il partait à chaque fois avec une nouvelle conquête au bras. À vrai dire, cette attitude me rassurait. Tout cela n’était rien de plus qu’un jeu de séduction, rien de sérieux.

Avec mon mari, c’était le statu quo. Pas de disputes, mais pas de rapprochement notable. Pierre n’avait pas connaissance de mes tête-à-tête avec Gabriel. Je m’enfonçais dans le mensonge de peur de réveiller l’eau qui dort. Il n’avait pas montré de jalousie lorsque j’avais évoqué le premier dîner, mais on ne savait jamais, vu ce qu’il pensait du monde dans lequel j’évoluais. Et moi, à sa place, l’aurais-je laissé dîner avec une autre femme ? Je connaissais la réponse.


Sur le plan professionnel, mon rêve éveillé se poursuivait. La couture et la création remplissaient ma vie, je n’avais jamais été aussi heureuse. Mon carnet de commandes était toujours plein. Philippe avait sauté sur l’occasion et décrété que les filles seraient mes petites mains en période de rush. Je commençais à gagner très correctement ma vie. Grâce à Marthe, je côtoyais des femmes de plus en plus exigeantes, et ma créativité n’en était que plus stimulée. Le milieu de mon mentor était confidentiel, un vrai cercle fermé réservé aux initiés. Je compris très vite qu’elle ne m’entraînerait jamais à la Fashion Week ; les paillettes et les strass la révulsaient. Elle ne parlait de moi qu’à sa garde rapprochée, et faisait le tri parmi des clientes potentielles, « il faut montrer patte blanche pour obtenir un rendez-vous avec la protégée de Marthe », me précisa une femme qui venait de décrocher son ticket d’entrée à l’atelier. Moi qui me croyais trouillarde, je prenais chaque ouvrage comme un défi, une compétition qu’il était impératif que je remporte.


Lundi soir. Je ne verrais pas Gabriel. Marthe venait de me téléphoner. D’ici une dizaine de minutes, je devais être prête à lui présenter les derniers modèles que je souhaitais proposer à mes meilleures clientes. Moment intense en perspective. J’envoyai un SMS à Gabriel pour le prévenir : « Séance de travail avec Marthe, je vais en avoir pour toute la soirée », puis j’installai chacun des vêtements sur les mannequins. Lorsque Marthe pénétra dans l’atelier, je n’avais aucune réponse de Gabriel. Étrange.


Je regardais Marthe toucher mes créations, chacun de ses gestes dégageant une sensualité troublante à la limite de l’érotisme ; elle n’aurait pas été plus charnelle si elle avait caressé une peau. Elle finit par se tourner dans ma direction.

— Maintenant, je veux les voir sur toi.

— Ils sont faits pour les clientes.

Elle balaya ma remarque d’un revers de la main.

— Ton corps doit les faire vivre pour commencer. Tu les as bien faits à ta taille, comme je te l’avais demandé ?

J’acquiesçai. Elle se tapota le menton avec l’index, pendant que ses prunelles s’agitaient.

— Tu vas m’accompagner à un dîner chez des amis samedi soir, ils seront ravis de te rencontrer.

— Je suis désolée, je dois être impérativement chez nous.

— Rien n’est plus important que ta carrière. Il faut que tu cultives ton réseau.

Je baissai les épaules.

— Je sais bien, mais… nous sommes invités à un mariage. Et si j’annonce à Pierre que je ne viens pas en raison d’un dîner ici, j’ai vraiment peur qu’il se braque et…

Elle me fit taire d’un mouvement de la main.

— Très bien, vas-y.

Elle jeta un coup d’œil à mes pieds.

— Où sont tes douze centimètres ? Ici ou chez toi ?

— Ici, répondis-je, penaude.

— Va les chercher.

Je montai à toute vitesse à l’étage chercher une de mes nouvelles et nombreuses paires de stilettos. Marthe avait insisté pour qu’on les achète alors que j’avais déjà du mal à mettre un pied devant l’autre avec les dix centimètres. Elle-même ne portait que ces deux hauteurs, jamais plus bas. Je devrais m’y faire. J’avais même eu droit à une leçon de marche. Lors de la séance de shopping qu’elle m’avait imposée, elle avait dépensé une petite fortune pour compléter ma garde-robe avec, entre autres, de la lingerie et des chaussures, le tout — bien évidemment — de luxe. Lorsque je revins, Marthe avait retiré plusieurs robes des mannequins.

— En cabine, ma chérie !

C’était un ordre. Elle me fit signe d’aller me déshabiller. Pour la première fois, j’utilisais le boudoir pour moi, et non pour mes clientes. Je réalisai à cet instant que l’atmosphère de cette pièce était saturée de volupté.

Me camouflant derrière le lourd rideau de velours noir, je saisis son premier choix : une robe bustier très près du corps en guipure de dentelle noire et pongé de soie vert bouteille pour la doublure. Je l’enfilai, puis me retrouvai coincée. J’avais le chic pour confectionner des vêtements impossibles à fermer.

— Es-tu prête ?

— Presque.

Le rideau s’ouvrit d’un coup.

— Va te mettre au centre, ordonna Marthe.

J’avançai dans la pièce, écrasée par le poids de son regard. Je fis face au miroir. Marthe, silencieuse, se positionna derrière moi et m’observa de longues secondes. Elle mit sa main au creux de mes reins et me força d’une simple poussée à me tenir droite, les épaules en arrière et la poitrine en avant. Puis elle remonta la fermeture Éclair très lentement. Je sentis sa main suivre ma colonne, caresser légèrement mon cou, à la base des cheveux. J’eus des frissons.

— Change-toi.

Seconde tenue. Troisième. Quatrième. Je partis à nouveau en cabine. Je ne prenais plus la peine de fermer le rideau.

— Retire ton soutien-gorge pour le prochain modèle.

Je compris tout de suite auquel elle faisait référence. Je l’avais créé en pensant particulièrement aux demandes insistantes d’une cliente, une bonne amie de Gabriel. Cette robe, en soie rouge Hermès, frôlait l’indécence. En attendant Marthe, j’enroulai mes bras autour de mes seins, histoire de ménager un peu ma pudeur. Ou plutôt ce qu’il en restait, puisque je ne portais que mon string et mes escarpins.

— Enfile celle-ci.

Je saisis la robe. J’avais vu juste. Marthe alla s’asseoir sur une des méridiennes. Une fois de plus, je ne me reconnus pas dans le miroir. Le drapé du décolleté laissait entrevoir l’arrondi de mes seins. Quant à celui du dos, il cachait tout juste mes fesses. J’allais sortir de la cabine lorsque la porte d’entrée de l’atelier claqua.

— Marthe ? Tu es là ?

Gabriel. Clouée sur place, je déglutis.

— Oui, mon chéri, mais tu n’es pas convié.

— Convié à quoi ?

Au son de sa voix, je sus qu’il était dans le boudoir. J’étais cachée, mais j’entendais tout.

— Nous faisons des essayages avec Iris, et ta présence serait déplacée.

— Bien sûr que non, l’avis d’un expert est nécessaire !

— Laisse-nous.

— Hors de question, Marthe chérie. De plus, j’ai besoin de toi pour des signatures.

— Tiens-toi correctement, lui ordonna-t-elle. Iris, nous t’attendons.

J’entendis un baiser claquer. J’étais médusée, j’aurais voulu disparaître. Mais si je ne sortais pas très vite de ma cachette, l’humeur de Marthe risquait de s’assombrir. Et c’était la dernière chose que je souhaitais. Je pris une forte inspiration et avançai vers le centre de la pièce. Je fixais mes pieds. Ne surtout pas croiser le regard de Gabriel. Plus un mot ne fut prononcé. J’attendais la sentence, face au miroir, tête baissée. J’entendis le bruit de talons aiguilles sur le parquet. La main de Marthe retrouva sa place dans le creux de mes reins, cette fois-ci à même la peau. La poussée fut plus puissante.

— Aurais-tu oublié ta leçon de maintien ?

— Non.

— J’attends, Iris.

Je redressai la tête, ouvris les yeux. Elle passa un bras par-dessus mon épaule et saisit mon menton, qu’elle ne devait pas estimer assez fier. Je ne vis Gabriel qu’à cet instant. Il était assis dans un fauteuil, parfaitement placé pour assister à toute la scène. Cravate desserrée, chemise déboutonnée, une cheville négligemment posée sur le genou opposé, le menton dans la main, le regard prédateur. Marthe rectifia mes décolletés. Elle effleura mes seins, mes fesses. Je me cambrai davantage. Puis elle posa sa main sur ma hanche.

— Gabriel, si tu veux donner ton avis, c’est maintenant.

Marthe ne bougea pas. Sans briser la connexion visuelle entre nous, Gabriel se leva et avança nonchalamment. Il se posta en face de moi, à une vingtaine de centimètres. J’étais prise en étau. Entre eux deux. Entre leurs deux corps. Entre leurs deux regards. La tension était palpable. Quelque chose se jouait entre eux ; j’ignorais quoi, mais ça me donnait la chair de poule. Gabriel me détailla de haut en bas avant de revenir ancrer ses yeux dans les miens. La main de Marthe se fit plus possessive sur ma hanche. La distance se réduisit imperceptiblement entre nous trois. Gabriel entrouvrit légèrement la bouche puis regarda Marthe.

— Tu as trouvé ta digne héritière.

Silence. Lourd. Oppressant.

— Iris portera cette robe à l’occasion d’un mariage où elle est invitée avec son mari, annonça Marthe d’une voix où je percevais comme de la déception.

Impossible. Si je débarquais ainsi vêtue, c’était le scandale assuré. À commencer par celui qu’allait provoquer Pierre.

— Dînons tous les trois, proposa Marthe.

— Avec plaisir, lui répondit Gabriel avant de me scruter à nouveau. Prends ton temps pour te préparer, nous avons des dossiers à régler, Marthe et moi.

Ils s’éloignèrent. Dans le miroir, je vis Gabriel poser son manteau sur les épaules de Marthe puis l’entraîner, une main dans son dos. Ils étaient parfaitement synchrones, comme s’ils avaient toujours fait ça, à l’image d’un vieux couple. Elle freina leur progression et se tourna vers moi.

— Remets la première robe pour le dîner.

— Très bien.

Quand ils furent partis, j’expulsai tout l’air que j’avais retenu dans mes poumons. Je restai quelques instants immobile avant de songer à me changer. Un quart d’heure plus tard, la sonnerie de mon téléphone me fit sursauter et me rappela à l’ordre.


Ils m’attendaient dans le hall de l’immeuble. Je fus soulagée de constater que Gabriel était armé de son casque de moto. Au moins, j’éviterais de me retrouver coincée entre eux dans le taxi. En parfait gentleman, il tint la porte pour Marthe et me fit signe de passer à mon tour. Je croisai son regard. Celui que je commençais à connaître et à redouter : sa sagesse n’était pas garantie. Raide comme un piquet, je suivis Marthe jusqu’au taxi.

— Comme d’habitude ? demanda Gabriel.

— Bien sûr, mon chéri.

À travers la vitre, je le vis enfourcher sa moto et mettre son casque. Je distinguai son sourire narquois juste avant qu’il rabatte la visière. Le taxi fila en direction des Champs-Élysées et de l’avenue Montaigne.


Installées à une table, Marthe et moi échangions nos impressions sur l’essayage. Elle m’accordait son attention mais était tendue. Elle frappait nerveusement la table du bout de ses doigts, son regard oscillant sans répit de droite à gauche. Je ne l’avais jamais vue dans un état pareil, et jusque-là je ne pensais pas que Marthe, si maîtresse d’elle-même d’habitude, puisse faire preuve d’une telle agitation.

J’étais sur le point de remporter ma négociation pour porter une autre robe au mariage lorsque Gabriel arriva.

— Mesdames, excusez-moi pour le retard.

— Tu sais pourtant que je ne tolère pas ça, lui assena Marthe, exaspérée.

Il s’approcha d’elle et déposa un baiser sur ses cheveux.

— Besoin de me défouler. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais… (il me jeta un discret coup d’œil) j’étais… comment dire… très énervé. J’ai été piquer une pointe.

— Cesse tes enfantillages immédiatement et assieds-toi.

– À tes ordres, maman.

Marthe ne semblait pas goûter à la plaisanterie. Elle déplia sa serviette d’un geste sec. Gabriel ne trouva rien de mieux que de s’asseoir à côté de moi. Très proche. Trop.


Ce dîner était déroutant. L’atmosphère feutrée, les lumières tamisées, la discrétion des serveurs, la visite du chef étoilé à notre table… Comme si l’endroit avait été privatisé pour nous. Marthe s’était détendue et me faisait parler de Pierre, de mes parents, de mon enfance. Je bafouillai plus souvent qu’à mon tour. Gabriel, passionné par le sujet — et pour cause, avec lui je faisais en sorte de ne jamais parler de moi —, redoublait de curiosité sur ma vie. Selon mes réponses, il penchait la tête sur le côté ou écarquillait les yeux. Plus d’une fois, je crus qu’il allait s’étouffer. Comme lorsque Marthe me fit préciser que j’étais en couple depuis près de dix ans.

— De quelle planète viens-tu ? s’exclama-t-il.

— Gabriel ! le coupa Marthe. C’est toi qui n’es pas normal, à fuir l’engagement, à passer de maîtresse en maîtresse, sans respecter les femmes.

Il ricana et s’avachit au fond de son fauteuil.

— Je ne crois pas que mes maîtresses se plaignent de mon comportement ni de mon manque de respect. Je dirais plutôt qu’elles apprécient.

Il posa son bras sur le dossier de ma chaise. Je frémis.

— Iris, reprit Marthe, tu as sous les yeux l’exemple parfait d’un homme qui batifole et qui ne pense qu’à s’amuser. Si Jules était encore là…

— Il me dirait que je fais exactement ce qu’il attendait de moi.

Marthe le fusilla du regard. Il sourit sans la quitter des yeux.

— Oserais-tu remettre en cause mes compétences ?

J’étais sonnée de découvrir des contentieux entre eux. Et j’avais le pressentiment qu’ils ne se limitaient pas au domaine professionnel. À moins que ce ne soit un jeu ? Marthe retrouva le sourire.

— Mon chéri, cela ne me viendrait pas à l’esprit. Je n’aurais pas mieux choisi que toi pour la succession de Jules.

Elle consulta sa montre avant de regarder dans ma direction.

— Nous ennuyons Iris avec nos histoires de famille.

— Pas du tout, répondis-je.

Marthe fit un geste de la main pour me faire taire.

— Nous rentrons. Gabriel, tu régleras pour nous.

Nous nous levâmes. Le maître d’hôtel nous aida à enfiler nos manteaux. Marthe vint me prendre par le coude. Gabriel nous embrassa sur la joue.

— Je compte sur toi pour nous réunir à nouveau tous les trois, dit-il à Marthe. C’était intéressant (il se tourna vers moi). C’est toujours un plaisir d’être en ta compagnie.

Mais Marthe m’entraînait déjà vers la sortie. J’eus tout juste le temps de lui lancer un « à bientôt ».


Le silence dans le taxi fut brisé par la sonnerie m’annonçant un SMS. Marthe m’observa du coin de l’œil. Gabriel m’écrivait : « Dépose-la et viens me rejoindre pour boire un verre. » L’ange sur mon épaule se sentit mal. Quant à la diablesse, elle était soulagée et ravie.

— Qui est-ce ? m’interrogea Marthe.

— Euh… Pierre… il me souhaite bonne nuit et veut savoir si je suis bien rentrée.

— Ton mari est prévenant.

— Oui.

— Tu ne lui réponds pas ?

— Si, si.

Difficile de contrôler le tremblement de mes mains. « O.K », répondis-je simplement à Gabriel. Instantanément, un nouveau message arriva : « Toi non plus, tu n’as pas eu ta dose. » Le bougre, il lisait dans mes pensées. Suivi très rapidement par : « Promis, je suis sage. »


Sitôt que Marthe fut entrée dans son immeuble, je donnai au chauffeur l’adresse que Gabriel m’avait envoyée. Un bar à vin à Saint-Sulpice. En moins de dix minutes, j’y étais. L’établissement était bondé d’étudiants. Gabriel m’attendait accoudé au zinc, son costume sur mesure impeccable détonnant dans cette ambiance bistrot. Je n’étais pas mieux, avec ma robe de cocktail et mes chaussures qui auraient pu payer une bonne partie du loyer d’un de ces jeunes. Je réussis à me faufiler et à me glisser à ses côtés. Il sourit lorsqu’il me vit, vola un tabouret pour moi et me commanda un verre de vin. Nous trinquâmes en nous regardant dans les yeux. Je lui fis part de mon étonnement quant à notre lieu de rendez-vous.

— J’ai besoin de sortir de l’univers Marthesque de temps en temps.

J’éclatai de rire.

— Quoi ? Tu ne me crois pas ?

— Si, si… Je suis simplement surprise.

— Agréablement ?

Je lui souris.

— Oui.

— Je savais que cet endroit te plairait… Allons en bas, on ne s’entend pas ici.

Gabriel m’ouvrit le chemin. Nous empruntâmes un petit escalier, idéal pour se rompre le cou. Le sous-sol était en réalité une cave voûtée. Quelques personnes dansaient sur une piste improvisée. L’ambiance était plus calme, plus intime aussi. Nous nous installâmes à une petite table, et je me dis que j’allais en profiter pour assouvir une partie de ma curiosité.

— Parle-moi de Jules. Marthe m’a raconté leur rencontre, mais rien de plus, et je n’ose pas lui poser de questions. Mais toi, c’était un peu ton père adoptif, non ?

Il me regarda du coin de l’œil, puis il pencha la tête en arrière.

— Si ça te gêne, ne me réponds pas.

Il se redressa et me sourit.

— Non, pas de problème. Mis à part des évocations comme celle de ce soir, Marthe ne parle plus de Jules depuis qu’il est mort. Tu as de la chance qu’elle t’ait raconté leur rencontre, peu d’élus y ont eu droit.

Il finit son verre et recommanda une tournée.

— Jules était un homme puissant, un bourreau de travail, respecté par tous, d’une exigence et d’une intransigeance monstrueuses. Sa seule faiblesse : sa femme. Il en était fou, il aurait fait et… (il eut les yeux dans le vague) il a fait n’importe quoi pour elle.

— Mais toi et lui ?

— Comme je te l’ai déjà dit, il m’a évité de finir en taule. Je lui dois tout. Il m’a fait bosser comme un forçat. Tu sais… c’était la première fois qu’une personne se préoccupait de moi, c’est pour ça que j’ai tout accepté…

— Comment ça ?

Il planta ses yeux dans les miens, je lui lançai un regard interrogatif. Il but une gorgée de vin avant de me répondre.

— J’ai accepté de changer, de couper les ponts avec tout ce qui faisait partie de ma vie : les potes, le shit, les trafics. J’habitais chez eux ; j’avais ma chambre, ma salle de bains, ils me nourrissaient… un cinq étoiles all inclusive. Si je ne voulais pas décevoir Jules, si je voulais continuer à me vautrer dans le luxe, je n’avais pas le choix. À la moindre incartade, j’étais foutu à la porte. C’était la chance de ma vie. Alors, je suis devenu clean et j’ai trimé. Il m’a inscrit à des cours du soir, et la journée, j’étais son chauffeur et son coursier. Le reste du temps, je devais m’asseoir dans un coin de son bureau, ne pas faire de bruit, écouter et observer. Et quand Jules me laissait quartier libre, c’était Marthe qui prenait le relais.

— Elle t’a appris à t’habiller ?

Il rit.

— Presque… Elle m’a appris les bonnes manières, à me tenir en société. Je ne savais pas parler correctement, chacune de mes phrases était ponctuée d’un « putain », ou d’un « chier ».

— Tu as dû la rendre folle !

— Si elle avait pu, elle m’aurait donné la fessée.

Impossible de maîtriser mon imagination, l’image de Marthe punissant Gabriel m’arracha un sourire.

— J’ai dû faire mes preuves avant qu’ils me sortent, et que Jules me confie des dossiers sérieux.

— C’était quand ?

— Ma première soirée dans le grand monde est arrivée rapidement, ils voulaient exhiber leur poulain… un peu comme toi la première fois que tu es venue chez elle…

Il s’arrêta brusquement, me jeta un coup d’œil et secoua la tête avant de reprendre.

— Pour le boulot, c’était il y a une bonne dizaine d’années. Jules supervisait toutes mes négos, et un jour, j’ai vu de la fierté dans son regard (il sourit). Le lendemain, il annonçait à toute la société que je devenais son bras droit. Quand il est tombé malade, la logique a voulu que je prenne sa place.

— Au milieu de tout ça, tu trouvais le temps d’avoir des amis de ton âge ?

— Non. En fait, je n’ai fait que bosser et évoluer dans ce milieu.

— Ne me fais pas croire que tu n’as pas d’amis, de potes avec qui tu vas boire une bière, prendre un verre comme ici…

Sa solitude me déconcerta.

— Certes, j’ai un carnet d’adresses qui ferait pâlir d’envie n’importe quelle starlette. Mais, Iris, il faut que tu te mettes un truc en tête : ce ne sont que des relations superficielles basées sur le business, aucun sentiment.

Je l’observai, et je me dis que je découvrais un autre Gabriel, plus sérieux, plus réfléchi. Il me restait une dernière question.

— Es-tu heureux ?

L’étonnement se lut sur son visage.

— J’ai conscience que, pour le commun des mortels, je n’ai pas une vie normale, mais franchement… j’ai de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, un job qui me plaît, et je côtoie des belles femmes (il haussa un sourcil). De quoi pourrais-je avoir besoin ? (Il réfléchit un instant.) Si, je sais ce qu’il me manque : je ne suis jamais allé à un mariage.

— Tu te moques de moi ?

— Pas du tout. C’est comment ?

Je ris légèrement. Sa remarque. Sa façon subtile d’éluder la question.

— Tu ne rates rien, fais-moi confiance. Je n’ai aucune envie d’aller à celui de ce week-end. Tu vois, moi, mes relations superficielles, ce sont celles de Pierre et de ses confrères médecins. Je connais à peine les mariés.

— Allez, tu vas t’amuser. Et puis, danser… comme eux.

Il me désigna ceux qui évoluaient entre les tables.

— On danse aux mariages, non ?

J’éclatai franchement de rire.

— Danser ? Je vais faire tapisserie toute la soirée. Au moins, je pourrai porter mes chaussures sans risquer d’avoir des ampoules.

— Ton mari ne va pas…

— C’est de la science-fiction, Pierre qui danse.

— Incroyable !

— Parce que toi, tu fais danser les femmes, peut-être ?

Il s’approcha de moi, posa le bras sur le dossier de ma chaise. Il avait à nouveau son air de canaille. Que venais-je de dire ?

— Bien sûr, ça fait partie des bonnes manières, Marthe m’a appris à vous faire perdre la tête.

— Ah…

Je ne trouvai rien de plus intelligent à répondre.

— Je ne vais plus être sage du tout, et c’est ta faute.

Il se leva et partit vers le fond de la cave. Je le vis chuchoter à l’oreille du type qui s’occupait de la musique et lui glisser un billet dans la poche, avant de revenir vers moi. Il aurait vraiment fallu que je sois stupide pour ne pas comprendre ce qu’il mijotait. Il me tendit la main, je regardai à droite, à gauche. Aucune échappatoire. Aucune envie de m’échapper. Ma main trembla légèrement lorsque je l’avançai vers la sienne. Quand nos paumes se touchèrent, Gabriel prit tout son temps pour m’inviter silencieusement à me lever. Je marchai derrière lui pour rejoindre le centre de la cave, cramponnée à sa main. Les premiers accords de Sweet Jane, la version des Cowboy Junkies, résonnèrent. Je fermai les yeux en souriant. Je sentis son bras enserrer ma taille, il me colla à lui. Mon visage se nicha automatiquement dans son cou. Il commença à nous balancer doucement, en rythme. Sa main caressait mon dos.

— Tu n’es vraiment pas sage, murmurai-je.

— Je suis né pour désobéir.

Je frémis. La voix chaude, la mélodie lourde et légère à la fois, son parfum entêtant me montaient à la tête. Quant à ses doigts qui se baladaient délicatement le long de mon dos, ils déclenchaient des frissons sur chaque centimètre de ma peau. Son étreinte se fit plus possessive. Le désir nous tenaillait. Je le savais, je le sentais. Je m’apprêtais à relever le visage vers lui lorsqu’il me fit tourner. Trois minutes trente. Je m’offrais ces trois minutes trente.

– À la dernière note, je m’en vais.

— Je sais, me répondit-il. Je sais…

Je reposai la tête dans son cou et le laissai mener les derniers pas. Je dus prendre sur moi pour résister, car lorsque le dernier Sweet Jane résonna, ce fut au tour d’Etta James d’entrer en scène. At Last… Gabriel ne me lâcha pas. Nous étions l’un contre l’autre, ma main toujours sur son épaule, prête à caresser sa nuque, ses cheveux. Nos lèvres à quelques centimètres de distance.

— On va te chercher un taxi ? me dit-il tout bas.

— Je crois… oui…

Il me garda contre lui le temps de rejoindre notre table. Il posa mon imperméable sur mes épaules. Aucun mot ne fut échangé. J’avais l’impression d’être dans du coton. Il reprit ma main dans la sienne pour monter l’escalier, cela me sembla naturel. Nous avions à peine fait deux pas dans la rue qu’un taxi passa devant nous, Gabriel le héla. Je déposai un baiser sur sa joue. Baiser plus long que la raison ne m’y autorisait.

— Merci, soufflai-je.

Ce n’était pas pour le taxi.

— Je peux te demander quelque chose en retour ?

— Oui.

— Samedi, quand tu enfileras la robe qui a failli me rendre fou, pense à moi…

Ses yeux se posèrent sur mes lèvres, puis sur mon décolleté. Ma poitrine se soulevait au rythme de ma respiration chaotique, et faisait gonfler mes seins enfermés dans le carcan du bustier.

— Maintenant, file ou je vais faire une très grosse bêtise.

Je ne sais pas où je trouvai la force de ne pas me jeter sur sa bouche, mais je remportai cette victoire sur mon corps et mes désirs. Je grimpai dans le taxi, lui lançai un dernier regard, il ferma la portière. J’avais de la fièvre, j’en étais certaine. La voiture démarra, je me retournai : Gabriel était appuyé contre un mur et fixait la voiture.


Vendredi soir. À la maison. Seule. Pierre était de garde. Encore. Pour une fois, cette solitude imposée ne me dérangeait pas, j’avais la tête ailleurs. Je grignotai un peu de pain et de fromage accompagnés d’un verre de vin. Je pris l’ordinateur portable et allai fouiller sur l’Itunes Store en quête de nouvelles musiques. Après dix minutes de recherches infructueuses, je sus ce qu’il me restait à faire : je téléchargeai Sweet Jane et At Last. Puis je montai à la salle de bains et me fis couler un grand bain avec beaucoup de mousse. Une fois bien installée dans l’eau chaude et parfumée, j’enclenchai les deux chansons et les mis en boucle. Que m’arrivait-il ? Je ressentais le manque de Gabriel puissamment. À mon plus grand étonnement, nous ne nous étions pas croisés depuis que je l’avais quitté l’autre soir. Je m’étais même dit qu’il me fuyait, et j’avais eu peur. Qu’il puisse quitter ma vie me semblait inconcevable. Il y était entré comme un bulldozer, pourtant l’attirance que je ressentais pour lui ne devait en aucun cas prendre davantage d’ampleur. Pierre devait récupérer sa place. Pierre devait refaire battre mon cœur. Et moi, je devais me souvenir des raisons qui me faisaient aimer mon mari. Je coupai la musique, sortis de l’eau, enfilai mon peignoir et allai examiner mes deux robes. Je ne mettrais pas Pierre mal à l’aise, je porterais la plus sage, tout aussi belle et chic. C’était aussi celle avec laquelle j’avais dansé avec Gabriel. Tout me ramenait à lui.


J’émergeais difficilement de la grasse matinée que je m’étais octroyée. Le rythme des derniers mois commençait à se faire ressentir, j’avais besoin de sommeil. Toujours au chaud sous la couette, j’allumai mon téléphone portable. Pierre m’avait laissé un message. Certainement pour me dire qu’il n’allait pas tarder. « Ma garde se prolonge. Je m’en doutais, j’ai mon costume avec moi. Par contre, j’ai oublié ma cravate, prends-en une. Je te rejoins directement à l’église. » C’était la meilleure !


Le visage dissimulé sous une capeline noire, je remontai la nef de l’église, mes talons aiguilles martelant les dalles de pierre, et m’assis en bout de banc. À la suite du message de Pierre, j’avais canalisé mon élan de colère : je n’étais pas revenue sur ma décision quant à ma tenue. La cérémonie débuta. J’étais toujours seule. Pour ne pas laisser la rage me gagner, je décortiquai un à un les vêtements des invités. Certains accessoires retinrent mon attention, comme une ceinture en tissu savamment nouée et qui suffisait à rehausser la robe la plus simple ou encore une pochette en soierie que je pourrais coudre et décliner à l’infini. Cependant, d’autres femmes devraient revoir leur copie. À croire qu’elles faisaient tout pour paraître dix ans de plus. Un ourlet raccourci, deux centimètres de talons en plus, la disparition du rang de perles et du col Claudine ; leur allure serait métamorphosée.


L’échange des consentements venait d’avoir lieu lorsque je sentis quelqu’un se glisser à côté de moi. Pierre nous faisait enfin l’honneur de sa présence. Il osait afficher un visage décontracté, agrémenté de cheveux encore mouillés.

— Quoi ? me dit-il.

– Ça ne te pose pas de problème d’arriver à cette heure-là ?

— Je te l’ai dit, le boulot. Tu as ma cravate ?

Je l’attrapai dans mon sac et la claquai violemment sur son torse.

Dès que la cérémonie fut finie, je sortis sans l’attendre. Je me mis à l’écart du perron de l’église, bras croisés. Pierre se permit de saluer d’autres invités avant de me rejoindre. Durant le folklore de la sortie de mariage — grains de riz et pétales de rose —, nous n’échangeâmes pas un mot. Ce fut chacun de son côté que nous nous rendîmes sur les lieux de la soirée. Un couple, deux voitures. Cherchez l’erreur.


J’étais au buffet, il me fallait du champagne sinon j’allais finir par sauter à la gorge de Pierre. Je l’apercevais, toujours sur le parking, faisant les cent pas, son téléphone portable vissé à l’oreille. Je sifflai ma première coupe en trois gorgées, et en réclamai aussitôt une seconde. Grâce aux soirées parisiennes de ces derniers mois, je supportais très bien l’alcool.

— Excuse-moi, me dit Pierre à l’oreille cinq minutes plus tard.

— Je connais la rengaine.

— Je n’y peux rien.

Je lui fis face.

— Plus de la moitié des invités sont des médecins, n’est-ce pas ?

Il acquiesça.

— Comment se fait-il que tu sois le seul pendu à son téléphone ? Et qui, par la même occasion, délaisse sa femme ?

Il soupira et regarda au loin.

— J’ai eu un souci cette nuit, et je m’inquiète. Bon, allez, on ne va pas s’engueuler devant tout le monde, s’il te plaît… ne fais pas d’histoires.

Je ris jaune et le regardai droit dans les yeux.

— Un « je suis désolé » suivi d’un baiser aurait été préférable pour débuter.

— Et si je te dis que tu es jolie…

— Pierre, le coupa Mathieu, ta femme n’est pas jolie, elle est splendide. Salut Iris !

Il me fit une bise. Mathieu, le seul confrère de Pierre avec qui je m’entendais bien. Un joyeux luron. Il s’était rangé deux ans auparavant, en épousant Stéphanie, aujourd’hui déjà enceinte de leur deuxième enfant. Il claqua une grande tape dans le dos de mon cher mari.

— Non, sérieux ! quand elle est entrée dans l’église, on s’est tous demandé qui c’était. Une vraie femme fatale. Stéphanie veut ta robe quand la p’tite sera née. Quelle réussite époustouflante !

— Merci, je vais aller la saluer, je ne l’ai pas encore vue.

Je trinquai avec lui, mais je m’abstins de le faire avec Pierre. Pour m’éloigner de mon mari, je pris à contrecœur la direction du groupe d’épouses de médecins. À mi-parcours, je me retournai. Pierre me suivait des yeux, l’air contrarié. Bien fait pour lui.


À table, les hommes parlaient boulot, colloques, opérations. Les femmes parlaient chiffons. Et pour la première fois, j’étais au centre de toutes les attentions. Elles n’avaient pas de mots assez forts pour me complimenter sur ma robe et les autres modèles que je leur montrai sur mon smartphone. Elles voulaient que je leur raconte mes soirées mondaines, les vernissages, les cocktails… Par moments, je croisais le regard de Pierre ; il me scrutait sérieusement quelques secondes, et retournait à sa conversation.

Une fois que le gâteau fut découpé et mangé, le bal débuta. Les rangs se clairsemèrent à notre table, comme à toutes les autres, hormis celle des grands-parents. Mon doigt tournait sur le bord de ma tasse de café. Pierre fit le tour de la table et vint s’asseoir à côté de moi.

— On va bientôt aller se coucher, je suis crevé.

Si, un instant, j’avais espéré qu’il m’invite, j’étais fixée.

— Où est passée l’éducation de ta mère ? Après ton retard de cet après-midi, on ne peut pas se permettre de partir comme des voleurs.

— Eh, Iris ! m’interpella Mathieu. J’ai souvenir que ton mari a deux pieds gauches, et comme ma femme est une baleine… tu danses ?

— Avec plaisir, lui répondis-je en me levant.

— Tu crois que tu peux avec des échasses pareilles ? me demanda-t-il en désignant mes chaussures.

— T’inquiète, je me suis entraînée.

Je pensai à Gabriel, et fus heureuse.

L’honneur était sauf. Après un rock endiablé avec Mathieu, je m’autorisai à danser toute seule. Depuis dix ans, j’étais toujours restée scotchée à Pierre, refusant de l’abandonner. C’était fini, cette époque. Je me trémoussais, perchée sur mes dix centimètres, au son des tubes de l’été précédent, Robin Thicke, Hollysiz. Et personne ne savait à quoi — ou plutôt à qui — je pensais. Il aurait apprécié le spectacle, et n’aurait peut-être pas été très sage.

Je finis par apercevoir Pierre, debout près de la piste, qui me faisait signe qu’il était l’heure. Je lançai un au revoir général, et le rejoignis. Quand je fus près de lui, il posa sa main sur mon cou et m’embrassa du bout des lèvres, presque timidement.

— Tu es belle, très belle ce soir… Je… je te regardais danser et… excuse-moi.

— Allons dormir.

Je me blottis contre son épaule en passant un bras autour de sa taille, il me serra fort, et nous quittâmes la soirée. Nous logions dans une chambre d’hôtes du lieu de réception. Nous allions participer au lendemain de mariage. Pour mon plus grand bonheur…


Je dormis très mal. Le sommeil de Pierre fut agité, il parla, je ne comprenais rien. J’étais dans les vapes lorsque j’ouvris un œil. Je remarquai pourtant Pierre, habillé et rasé de près, assis au pied du lit, la tête entre les mains.

— Tu es déjà debout ?

Il me dévisagea, une lueur de panique dans le regard.

— Tu vas m’en vouloir, mais…

Le brouillard se dissipa à la vitesse de la lumière.

— Tu te fous de moi, là ?

— Non, je suis navré.

Je bondis hors du lit et me postai devant lui. Il resta stoïque.

— J’en ai ma claque. Tu me fais venir à ce mariage dont je me moque comme de l’an quarante, et tu n’es même pas foutu d’arriver à l’heure. Si tu savais comme j’ai eu honte hier après-midi, à l’église. Et là… là…

Des larmes de rage perlèrent au coin de mes yeux.

— Tu cherches quoi ? crachai-je.

— Je suis à bout, et… tu ne m’aides pas.

— Et moi ? Je ne suis pas à bout, peut-être ? Je me bats pour sauver notre mariage, tu n’as même pas idée (je levai les yeux au ciel et secouai la tête)… Je fais face à ton indifférence, à ton manque d’intérêt vis-à-vis de moi, de ma carrière, du truc extraordinaire qui m’arrive à Paris, avec Marthe. Hier, tout le monde m’a complimentée, et toi, tu es resté de marbre ou tu pianotais sur ton téléphone. Si tu ne te ressaisis pas très vite, nous allons droit dans le mur. À moins qu’il ne soit déjà trop tard.

Il se leva, s’approcha de moi, visiblement pour m’embrasser. Je tournai la tête.

— C’est urgent, s’excusa-t-il encore. Si je règle ça, tout ira mieux après, je te le promets.

— Je ne te crois plus. C’est fini.

— Je te retrouve dès que je peux à la maison.

— Je n’y serai pas.

Je fouillai dans mon sac, en sortis un jean, un pull et mes vieilles Converse.

— Tu restes ici ? me demanda-t-il.

— Et puis quoi encore ! Je rentre à Paris, je fais comme toi, je vais bosser.

Je m’enfermai à clé dans la salle de bains et laissai enfin les larmes couler.

— Iris, ouvre-moi, s’il te plaît.

— Va-t’en, l’hôpital t’attend. Pire qu’une maîtresse !

La porte claqua.


Après avoir déposé mes affaires dans mon studio, je m’engouffrai dans le métro. Je devais aller à l’atelier. C’était le seul endroit capable de me calmer. J’avais espéré que Pierre serait revenu, qu’il m’aurait appelée. Rien.

J’oubliai mes problèmes conjugaux en découvrant la moto de Gabriel devant l’immeuble. Le soulagement et la joie m’envahirent. Et puis un sentiment de malaise. Je montai à l’atelier sans chercher à savoir s’il travaillait ou s’il était chez Marthe.

Je passai près de deux heures face à ma machine à coudre. Sans l’allumer. Sans prendre de tissu. Sans me lancer dans la confection d’un modèle. J’attrapai mon carnet de croquis et un crayon à papier. Ce fut comme si je n’avais jamais rien dessiné. J’étais au bout du rouleau. J’avais l’impression que je passais ma vie à lutter. Contre qui ? Contre quoi ?

Vu mon état d’esprit, le constat était simple, je n’arriverais à rien de bon. Je fermai l’atelier et descendis l’escalier.

— Que fais-tu là ? me demanda Gabriel, qui sortait de ses bureaux, au moment où j’atteignis le premier étage.

Il n’avait pas meilleure mine que moi, avec ses traits tirés et ses cernes. C’était la première fois que je le voyais ainsi. Pas rasé, en jean, baskets, gros sweat sous un blouson de cuir qui avait vécu.

— Je suis venue travailler, lui répondis-je.

— Je croyais que tu rentrais demain.

— C’est ce qui était prévu, en effet.

— Et le mariage, alors ?

Je ris jaune.

— Génial… Là, tu vois, je vais me coucher.

Côte à côte nous rejoignîmes le rez-de-chaussée. Arrivés dans la rue, comme deux idiots, nous ne savions pas quoi nous dire. Chacun fuyait le regard de l’autre, c’était déstabilisant. Gabriel avança vers sa moto.

— Bon…, bah, j’y vais.

— Bonne soirée, lui répondis-je.

Je lui fis un petit sourire et un signe de la main avant de m’éloigner.

— Si tu n’avais pas peur, je t’aurais proposé un tour.

Je stoppai net, me retournai. Il avait l’air moins sûr de lui qu’à l’accoutumée.

— O.K.

C’était sorti tout seul, je voulais rester avec lui. Il plissa les yeux, sonda ma détermination. Il dut être satisfait.

— Ne bouge pas.

Il courut vers l’immeuble et revint cinq minutes plus tard un deuxième casque et un blouson à la main. Je m’approchai de l’engin. Je me sentis mal.

— Je ne suis pas quelqu’un de sérieux, sauf pour ça. Fais-moi confiance.

Je hochai la tête. Il me sourit et me tendit le blouson, que j’enfilai. Il était à ma taille. Je regardai Gabriel et haussai un sourcil. Il eut presque l’air gêné, s’ébouriffa les cheveux.

— Je t’en ai acheté un, je savais que tu craquerais un jour ou l’autre.

J’allais lui répondre, mais il anticipa en levant la main.

— Ne dis rien, s’il te plaît… écoute-moi maintenant.

Il me fit un topo sur les consignes de sécurité, me mit le casque et vérifia qu’il était correctement attaché. Puis il enfourcha sa moto et me fixa en penchant la tête sur le côté.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire ?

Il rit. Je fis les deux pas qui me séparaient de la monture. Je posai ma main sur son épaule et grimpai derrière lui.

— Trouve ta position. Accroche-toi à moi si tu veux. Et n’oublie pas : suis mes mouvements, laisse-toi aller et tout ira bien. O.K. ?

— Oui, couinai-je.

Je rabattis ma visière, il me fit un clin d’œil avant de faire de même. Comme il me l’avait conseillé, je serrai les genoux contre ses cuisses et m’accrochai à sa taille. C’était ainsi que je me sentais le mieux. Il démarra la moto, le bruit du moteur me terrorisa, la chaleur qui se dégageait des pots d’échappement me surprit, et avant que je n’aie le temps de réagir, nous étions partis. Il roulait lentement. Je me sentais bien, j’étais en sécurité. Je me lovai contre son corps. À un feu rouge, il prit ma main dans la sienne. Il la tint jusqu’au moment de pousser l’accélérateur. Nous roulions. Vite. De plus en plus vite. Il emprunta les quais de Seine. La moto slalomait entre les voitures. J’étais grisée par son corps, la vitesse, l’intime conviction que je pourrais le suivre à l’autre bout du monde, que plus rien ne comptait à part cet instant. Arrêté à nouveau à un feu rouge, il leva sa visière. Je l’imitai.

— Alors ?

— Encore… s’il te plaît.

La moto fila. L’espace de cette balade, nous ne faisions qu’un et je voulais en profiter.


Après avoir découvert les pointes sur le périphérique et les virages serrés, je réalisai que la nuit était tombée. Un dernier slalom entre les voitures sur le boulevard Beaumarchais, et Gabriel gara la moto près de la place de la République. Il me fit signe de descendre, je réussis à retirer mon casque toute seule. Mes membres tremblaient en raison de la tension que je leur avais imposée durant ces deux bonnes heures de conduite.

— J’ai la dalle, on va manger, me dit-il.

— D’accord.

Nous marchions côte à côte dans les rues de Paris, casque à la main.

— Une vraie motarde ! ironisa-t-il.

Je lui mis un coup de coude dans les côtes et accélérai le pas. Il éclata de rire, me rattrapa et me prit par le bras.

— Tu vas où comme ça ? me demanda-t-il en riant.

— Aucune idée.

— Viens.

On fit demi-tour pour entrer au Royal Kebab. Tout y était : l’odeur indéfinissable de viande de mouton grillée et légèrement suspecte, les posters défraîchis, la guirlande lumineuse au-dessus de la photo du bled, les vieilles tables en Formica, les fêtards qui n’avaient pas fermé l’œil depuis deux jours, la télévision qui retransmettait un match de foot. J’adorais être là avec Gabriel. C’était d’ailleurs un habitué, il salua le patron d’une accolade. Lorsque celui-ci me remarqua, il lui fit un clin d’œil puis me gratifia d’un petit signe de tête. Gabriel se retourna vers moi.

– Ça te va ?

— Je suis fan. Promis.

Il parut soulagé. Je l’écoutai commander son maxi kebab-frites, avec la totale, salade, tomates, oignons et sauce samouraï. Le patron me désigna d’un geste.

— Et ta gazelle, elle veut quoi ?

Gabriel me jaugea.

— Tu lui mets un simple sans oignons.

— La gazelle sait ce qu’elle veut, le coupai-je.

Notre restaurateur éclata de rire, suivi de près par Gabriel.

— Eh bah, tu dois pas t’emmerder avec ça. Je t’écoute ?

— Un normal, avec salade, tomates et oignons. Je veux de la sauce blanche. Et… sur les frites aussi.

Je souris. Je sentais le regard de Gabriel. Il se pencha légèrement vers moi et me parla à l’oreille.

— Gourmande ?

— Très.

Il siffla entre ses dents. Je le laissai au comptoir discuter sport avec le patron et allai m’asseoir. J’étais si heureuse de le découvrir autrement que comme une arme de séduction massive. Son côté canaille n’en était que renforcé, le naturel reprenait le dessus. Sa décontraction me fit du bien : toute la pression des dernières vingt-quatre heures était retombée, je me sentais libérée et libre. Moi-même, en quelque sorte.

— Madame est servie, me dit Gabriel en déposant notre plateau en plastique rouge sur la table.

— Madame te remercie.

Il attaqua son repas. Je prenais plus de plaisir à le voir dévorer son kebab, se léchant les doigts pour ne pas en perdre une miette, qu’à manger le mien. On aurait dit un enfant. Je finis par caler, il termina mes restes. Rassasié, il étouffa un rot. Je ris.

— Si Marthe te voyait !

— Elle me hacherait menu, comme lorsqu’elle a découvert que je m’étais fait tatouer.

— Bad boy jusqu’au bout ?

— Ouais, j’ai un beau, gros tatouage.

– À tout hasard, ce sont des ailes dans le dos ?

J’avais tenté le coup. Il arqua un sourcil.

— Version ange déchu, m’apprit-il.

Je ris en levant les yeux au ciel.

— Tu es terrible.

Il s’avachit dans sa chaise et me fixa.

— Pourquoi tu as fait ça ? lui demandai-je.

— Ma crise d’adolescence à vingt-cinq ans. Juste pour la mettre en rogne.

— Je n’oserais pas défier Marthe, lui annonçai-je.

— Ne le fais jamais. Même si tu as pris confiance en toi.

— Tu trouves ?

— Tu n’es plus la femme timorée de ton arrivée.

— Et c’est bien ?

— Très bien. C’est beau à voir. Tu as toujours été féminine et belle, là-dessus, y a rien à dire. Mais aujourd’hui, quand je te vois marcher, avancer, réussir, si sûre de toi… J’ai de plus en plus de difficulté à t’imaginer dans ton autre vie.

Gabriel soupira.

— Je te ramène ? me proposa-t-il brutalement, alors même que ses paroles avaient du mal à s’imprimer dans mon esprit.

— Si tu veux.

Nous nous levâmes et renfilâmes nos blousons. Je fis un petit signe au patron, Gabriel alla lui serrer la main.

— Bonne nuit, les amoureux ! lança-t-il au moment où nous franchissions le seuil.

Mon cœur eut un raté. Gabriel marqua un temps d’arrêt. Et ce fut en silence que l’on se dirigea vers la moto.

— Tu veux un coup de main pour ton casque ?

— Quelqu’un m’a dit que j’étais une vraie motarde.

Notre fou rire dissipa la lourdeur de l’atmosphère.


Voilà, nous étions devant chez moi. Je descendis de la moto, retirai mon casque et le rendis à Gabriel. Il le posa derrière lui, se mit debout lui aussi, et à visage découvert.

— Va te coucher, tu as petite mine, affirma-t-il.

— C’est vrai, je suis fatiguée.

Je ne pouvais m’empêcher de le regarder. J’avais des étoiles dans les yeux. Je le savais. Je m’en moquais. Il s’était passé quelque chose aujourd’hui, comme lorsque nous avions dansé. Un nouveau cap était franchi. Mon corps agit avant que ma conscience ne réagisse : je me jetai à son cou. Ses bras se refermèrent sur moi. Mon Dieu, je n’aurais jamais cru me sentir si bien là. À ma place. Une place à laquelle je n’avais pas droit. À moins que…

— Merci, Gabriel… merci….

— Pas de quoi.

— Cette journée a commencé de la pire des façons, et tu as tout changé, tu ne sauras jamais à quel point.

Je serrai plus fort son cou. Il embrassa mes cheveux. J’eus des frissons.

— Va dormir. Ça ira mieux demain.

Je le lâchai, reculai et lui souris. Il enfourcha sa moto. Je me retournai une dernière fois vers lui avant de pénétrer dans la cour de mon immeuble. Il me fixait toujours. Je me dis que j’avais besoin de réfléchir à ma vie, à mon avenir. Sérieusement.

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