XVI

Une réception aux Écarts suivit l'enterrement de Suzanne Rosselin. Il y avait beaucoup à commenter car l'inhumation s'était déroulée dans une sobriété déconcertante, suivant en cela les recommandations que Suzanne avait faites quatre années auparavant à son notaire, selon lesquelles « elle en avait rien à branler des fleurs et des poignées en or, qu'elle préférait que le petit conserve les économies pour aller voir la terre de ses ancêtres et qu'enfin, on enterre avec elle la vieille brebis Mauricette quand elle viendrait à décéder, car Mauricette avait été une amie certes pas très dégourdie mais aimante et fidèle, que le curé veuille bien en toucher un mot à la cérémonie ». Le notaire lui avait fait valoir que cette exigence païenne n'avait aucune chance d'aboutir, et Suzanne avait dit qu'elle n'en avait rien à branler de l'orthodoxie et qu'elle irait voir ce connard de curé elle-même pour régler le cas de Mauricette.

Le curé s'était apparemment souvenu des recommandations subies et avait évoqué un peu gauchement l'attachement de Suzanne à son cheptel.

Vers quatre heures, la dernière voiture du village quitta les Écarts. Camille, le front bourdonnant, rejoignit Buteil au camion. Plus elle y songeait, plus les préparatifs de la bétaillère l'inquiétaient.

Buteil les attendait en fumant tristement, assis sur le marchepied à l'arrière du camion.

– C'est prêt, dît-il en voyant arriver la jeune femme.

Camille examina le véhicule, à présent entièrement bâché à mi-hauteur sur les flancs et le toit. Sa carrosserie grise était en partie décrassée.

Buteil tapota le flanc du camion du plat de la main et en fit résonner les tôles, comme pour faire les présentations.

– Il a vingt ans, c'est le bel âge, annonça-t-il. Un 508 c'est du costaud, mais il y a des inconvénients. Freins à tambour, faut bien s'appliquer dans les descentes, direction non assistée, faut en donner un vieux coup dans les tournants, sans compter qu'il y a du jeu. Les pédales sont molles. C'est la seule chose qui ait fait soumission dans ce camion.

Buteil se tourna vers Camille, l'examina des pieds à la tête, jaugeant son corps d'un œil de praticien, silhouette longue, bras fins, poignets étroits.

– C'est peut-être très joli pour une femme, dit-il avec un claquement de langue, mais ça va moins bien pour un camionneur. Je ne sais pas si vous pourrez le tenir.

– J'ai déjà conduit des engins de ce genre, dit Camille.

– C'est qu'ici, ça tourne dru. Va falloir tirer.

– On tirera.

– Montez, je vous fais visiter. Je l'ai toujours arrangé comme ça quand je partais avec les gosses.

Buteil ouvrit bruyamment les vantaux arrière et grimpa dans le camion. Il régnait dans la bétaillère une chaleur étouffante et Camille fut saisie par l'odeur de suint.

– Quand ça roule, ça sent moins, expliqua Buteil. Elle a chauffé tout l'après-midi.

Camille hocha la tête et l'intendant, ragaillardi, lui présenta d'un geste ample son aménagement des lieux. La bétaillère faisait plus de six mètres de longueur et Buteil y avait installé quatre lits d'appoint dans le sens de la longueur, deux au fond, deux devant, séparés par une bâche transversale.

– Ça fait deux chambres indépendantes avec fenêtre, commenta-t-il avec satisfaction. On peut relever les bâches devant les claires-voies. Si on veut y voir dehors, ou si on veut y voir dedans, ça revient au même, on les lève, exactement comme on ferait avec un rideau. Quand on veut être tranquille, on les rabat.

Buteil remonta les bâches pour appuyer sa démonstration et la lumière entra sur toute la longueur du camion à travers les claires-voies. “Ici, continua-t-il en se dirigeant vers le fond et en écartant une lourde toile grise, salle de bains.”

Camille examina la cabine de douche fabrication maison, surmontée d'un vieux chauffe-eau reconverti à usage de réservoir, capacité environ cent cinquante litres.

– La pompe ? demanda-t-elle.

– Là, dit Buteil. A réapprovisionner tous les deux jours. Et ici, enchaîna-t-il, toilettes. C'est le système du train à l'ancienne, on laisse tout derrière soi. À l'autre bout, dit-il en se retournant, cuisinière à gaz, la bonbonne est pleine. Dans la grande caisse, matériel de cuisine, linge, lampes de poche et tout le fourbi. Ici, tabourets pliants. Sous chacun des lits, tiroir pour ses affaires propres et privées. Tout est prévu. Tout est pensé. Tout marche.

– Vu, dit Camille.

Elle s'assit sur un des deux lits du fond, à gauche. Son regard parcourut les quelque treize mètres carrés surchauffés de la bétaillère. Buteil avait posé sur les matelas des draps et des oreillers blancs qui contrastaient avec le sol noir, l'armature écaillée, les bâches délavées. Elle commençait doucement à s'habituer à l'odeur. Elle commençait à établir sa propriété sur le matelas mou sur lequel elle était assise, elle commençait à posséder tout le camion. Buteil l'observait, fier et inquiet.

– Tout marche, répéta-t-il.

– C'est parfait, Buteil, dit Camille.

– Et vous bilez surtout pas pour l'odeur. Ça s'en va quand on roule.

– Et quand on ne roule pas ? Quand on dort ?

– Eh bien quand on dort, on ne sent pas. Puisqu'on dort.

– Je ne me bile pas.

– Vous vouiez l'essayer ?

Camille acquiesça et suivit Buteil jusqu'à la cabine. Elle grimpa les deux marches et s'installa sur le siège du conducteur, le régla, étendit les bras sur le large volant brûlant. Buteil lui donna les clefs et se recula. Camille mit le contact, embraya et manœuvra lentement sur le chemin carrossable de la bergerie, avant, demi-tour, arrière, demi-tour, avant. Elle coupa le contact.

– Ça ira, dit-elle en descendant.

Comme convaincu par la manœuvre, Buteil lui tendit les papiers. Soliman arriva à cet instant, le pas lent, le visage tiré, les yeux rouges et fixes.

– On file dès que tu es prête, dit-il.

– On ne bouffe même pas là ?

– On bouffera dans le camion. Plus on tarde, plus le vampire s'éloigne.

– Je suis prête, dît Camille. Apporte tes affaires et amène le Veilleux.

Dix minutes plus tard, Camille, qui fumait à côté de Buteil à l'arrière du camion, vit monter Soliman avec un sac sur le dos et un dictionnaire sous le bras.

– Tu prends le lit de devant, à gauche, ordonna Buteil.

– Bien, dit Soliman.

– Sol est un type soigneux, dit Buteil. Ça va lui prendre un sacré moment de ranger son tiroir.

– Buteil, appela Soliman depuis l'intérieur du camion, ça pue quand même dans cette bétaillère.

– Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? dit l'intendant, un peu agressif. On fait pas de la courgette ici. On fait de la brebis.

– Ne t'énerve pas. Je te dis juste que ça pue.

– Ça s'en va quand on roule, intervint Camille.

– Précisément.

Lawrence arrivait vers eux, suivi du Veilleux.

– “Amour”, annonça Soliman, appuyé au vantail du camion, les mains posées sur les hanches. “Affection vive pour quelqu'un ou pour quelque chose. Penchant dicté par les lois de la nature. Sentiment passionné pour une personne de l'autre sexe.”

Camille se retourna vers Soliman, un peu déconcertée.

– C'est le dictionnaire, expliqua Buteil. Il a tout là-dedans, ajouta-t-il en montrant son front.

– Je vais dire au revoir, dit Camille en se levant du marchepied.

Le Veilleux monta à son tour dans la bétaillère, vida d'un coup le contenu de son sac dans le tiroir que lui indiqua Buleil, le premier en entrant à droite. Puis il attendit debout près du marchepied, à côté de Soliman, et se roula une cigarette avec du gros tabac. Le Veilleux avait remis aussitôt après la cérémonie son pantalon de velours avachi et sa veste déformée, enfilé ses chaussures de montagne et posé sur sa tête son chapeau à ruban noir, fragilisé par l'âge et gris de poussière. Il s'était coiffé, rasé et avait passé sur son mailîot de corps une chemise blanche et propre, un peu raide. II se tenait droit, cigarette pendant aux lèvres, poing gauche calé sur son bâton. Son chien s'était couché sur ses pieds. Il sortît son canif et en lissa la lame sur sa cuisse.

– Quand est-ce qu'il va démarrer, ce déplacement sur route ? demanda-t-il de sa voix grave.

– Ce quoi ? dit Soliman.

– Ce roade-mouvie. Ce déplacement.

– Ah. Dès que Camille aura fini de dire au revoir au trappeur.

– De mon temps, les jeunes femmes n'embrassaient pas les hommes sous mes yeux dans les chemins de terre.

– C'est toi qui as eu l'idée de la faire venir.

– De mon temps, continua le Veilleux en rabattant la lame de son canif, les jeunes femmes ne conduisaient pas les camions.

– Si t'avais su le conduire, on n'en serait pas là.

– J'ai pas dit que j'étais contre, Sol. Et même, ça me plaît.

– Quoi ?

– Les bras de cette fille sur le volant du camion. Ça me plaît.

– Elle est jolie, dit Soliman.

– Elle est plus que ça.

Lawrence, les bras passés autour de Camille, les observait de loin.

– Le vieux s'est mis en frais pour toi, dit-il. Chemise immaculée rentrée dans son pantalon cradingue.

– Il n'est pas cradingue, dit Camille.

– Plus qu'à prier le Ciel qu'il n'emporte pas le chien. Il doit puer, le chien.

– C'est possible.

– God. Tu es sûre que tu veux partir ?

Camille regarda les deux hommes qui l'attendaient sur le marchepied, soucieux, tendus. Buteil mettait la dernière main à son installation, suspendait une mobylette au flanc gauche, un vélo au flanc droit.

– Certaine, dit-elle.

Eile embrassa Lawrence qui la serra longuement contre lui, puis la laissa aller avec un signe. Du camion, elle le regarda rejoindre sa moto, lancer le moteur, s'éloigner sur la route.

– Et maintenant ? dit-elle aux deux hommes.

– On lui colle au cul, dit le Veilleux en levant le menton, très raide, le regard impérieux.

– Vers où ? Il était à La Castille dans la nuit de lundi. Ça lui fait presque quarante-huit heures d'avance.

– On démarre, dit Soliman. Je t'expliquerai l'idée en route.

Soliman était un jeune homme aérien, au profil net, élégant, toujours un peu levé vers le ciel, au dos cambré, aux membres allongés, aux mains légères. Il avait le visage lisse, encore enfantin, presque limpide. Mais il flottait toujours sur ce visage une lueur d'ironie ou de simple amusement, celle d'un type qui contient à grand-peine une énorme blague ou une sagesse supérieure, celle d'un type qui se parle tout seul et qui se dit « Attendez-vous à en voir une bien bonne ». Camille s'imagina que les influences mêlées du dictionnaire et des histoires africaines avaient peut-être donné à Soliman ce sourire étrange de fin connaisseur, qui l'éclairait de manière ambiguë, le teintant d'expressions contrastées, parfois dociles, bienveillantes, parfois ombrageuses, autoritaires. Elle se demanda quelle sorte de sourire finirait par lui donner la consultation assidue du Catalogue de l'Outillage Professionnel, peut-être pas quelque chose de très désirable.


Camille monta son propre sac dans le camion, en rangea le contenu dans le tiroir glissé sous son lit – celui du fond, à gauche, avait dit Buteil –, ferma les vantaux arrière, se hissa sur le siège du chauffeur, aux côtés des deux hommes déjà installés, Soliman au milieu, le berger contre la vitre.

– Il vaudrait mieux mettre le bâton au sol, conseilla-t-elle au Veilleux en se penchant vers lui. En cas de coup de frein brusque, il vous casserait le menton.

Le Veilleux hésita, réfléchit, puis coucha le bâton sous ses pieds.

– Et la ceinture, ajouta Camille d'une voix douce, se demandant si, au fond, le Veilleux était jamais monté dans une voiture. Il faut accrocher ce truc. En cas de coup de frein brusque.

– Ça va me coincer, dit le Veilleux. Je n'aime pas qu'on me coince.

– C'est le règlement, dit Camille. C'est obligatoire.

– Nous, dit Soliman, on s'en branle du règlement.

– Entendu, dit Camille en mettant le contact. Quelle direction générale ?

– Plein nord, vers le Mercantour.

– En passant par où ?

– La vallée de la Tinée.

– Bon. C'est ma direction aussi.

– Ah oui ? dit Sol.

– Oui. Je t'expliquerai l'idée en route.

La bétaillère sortit bruyamment du chemin de terre et de caillasse. Buteil, adossé à la vieille barrière de bois, leur fit un signe de main contraint, avec la mine soucieuse d'un gars qui voit sa maison foutre le camp à travers les champs.

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