XX

Assise jambes croisées sur un méplat de la roche, le chien couché sur ses bottes, Camille regardait la nuit envelopper le Mercantour. Partout où cherchait son regard, les montagnes opposaient leurs masses noires et compactes, somptueuses et sans espoir.

Tôt ou tard, il faut sortir de la montagne. Tôt ou tard, Massart serait hors de sa protection. Sans doute. L'hypothèse du garage de Loubas était intéressante. Mais peut-être se trompaient-ils tous. Peut-être Massart ne suivrait-il aucune route, ni ne chercherait aucune voiture. Peut-être resterait-il enfoui à jamais dans le Mercantour. Maintenant que Camille avait sous les yeux ce vaste territoire aussi désert qu'aux premiers temps du monde, elle croyait cela possible. Soixante-dix kilomètres de roches et de forêts presque vierges, mais combien en en comptant toutes les montées et les descentes, et tous les flancs et toutes les facettes ? Cent fois plus, mille fois plus. Il y avait là pour Massart un pays immense et vide, où il n'aurait qu'à tendre les crocs pour puiser de l'eau, de la viande et des victimes en abondance.

Mais il y avait le froid. Camille se serra dans sa veste. A présent que la nuit était tombée, il ne faisait plus que dix degrés, et il en ferait six vers quatre heures du matin, avait annoncé le Veilleux. Et on était fin juin. Elle tendit le bras vers la bouteille de blanc de Saint-Victor, s'en versa un fond de verre. Massart pouvait-il tenir avec le froid ? Des mois entiers sous la neige ? Sans autre habitat que la fourrure des loups ? Il pourrait faire du feu, mais le feu le ferait repérer. Donc, il aurait froid. Donc, il sortirait du Mercantour, tôt ou tard. Mais pas forcément demain, à Loubas, comme Le Veilleux et Soliman en avaient l'air convaincu. Leur assurance surprenait Camille. Ils ne semblaient douter ni de leur réussite ni de la qualité de leur entreprise. Alors qu'à ses yeux, cette poursuite paraissait par moments sensée défendable, et parfois bancale et sans esprit.

Massart ne sortirait peut-être du Massif qu'au moment des premiers froids, en octobre. D'ici là, quatre mois, est-ce qu'ils camperaient dans la bétaillère aux portes de Loubas ? Personne n'en parlait, personne n'évoquait l'incertitude de cette traque. On aurait suivi un loup équipé d'un émetteur qu'on n'aurait pas été plus assuré. Camille secoua la tête dans la nuit, remonta le col de sa veste, avala une gorgée de vin piégeux. Elle n'était pas du tout assurée, elle. Elle ne voyait pas venir l'histoire de la manière aisée avec laquelle le vieillard et l'enfant la déroulaient. Elle voyait quelque chose de plus sombre, de plus chaotique, quelque chose de plus terrible au fond que ce pistage prédéterminé auquel ils s'accrochaient tous, carte en main.

Et quelque chose de dangereux. Camille porta les jumelles à ses yeux. On ne voyait rien, dans ce noir d'encre des pentes rocheuses. Massart pouvait se glisser à dix pas d'elle, avec le loup, sans même qu'elle l'aperçoive. Le chien la rassurait. Il sentirait l'approche du groupe bien avant qu'il ne soit sur elle. Camille passa ses doigts dans son pelage. C'était un chien qui puait le chien, bien sûr, mais elle lui était reconnaissante d'être vautré sur ses bottes. Comment s'appelait ce chien, au fait ? Inberbolt ? Instertock ? C'était étrange, cette manie qu'il avait de se coucher sur les chaussures des gens.

Elle alluma la lampe, jeta un coup d'œil à sa montre, l’éteignit. Dans un quart d'heure, elle réveillerait Soliman.

La main gauche autour du chien, la main droite autour du verre, elle fixa la montagne, droit dans les yeux. La montagne, elle, ne prenait pas la peine de la regarder. Elle l'ignorait, superbement.


XXI

La descente du Mercantour, dans le demi-jour de l'aube, ne fut pas plus facile que l'ascension, et presque aussi longue. Un peu avant six heures du matin, Camille, les bras et le dos douloureux, arrêta la bétaillère à trente mètres du garage du cousin, à Loubas. Il n'y avait plus qu'à attendre que Massart émerge.

Personne n'avait aperçu sa silhouette dans la montagne, le chien n'avait pas grondé de la nuit. Massart était sans doute passé très au large, avait suggéré le Veilleux.

Camille descendit pour préparer du café à l'arrière. Les yeux lui piquaient un peu. Le Veilleux avait, lui semblait-il, beaucoup ronflé pendant les cinq heures de sommeil commun, mais ça ne l'avait pas tellement gênée. Elle n'avait pas mal dormi, tout compte fait, sur ce vieux lit à ressorts, dans ce camion entièrement graissé au suint de mouton. A la fraîche, l'odeur n'était pas partie pour autant. Cette histoire d'odeur qui s'envole, c'était tout simplement un rêve de Buteil, une fable, comme celle des tapis volants. Elle gardait de la nuit le souvenir d'un rêve menaçant, et de chocs autour du camion. Quelqu'un qui touchait au camion. Mais rien n'avait bougé dans la bétaillère et Soliman, qui avait fait la garde à vingt pas de là, n'avait rien vu. Irvektor non plus, ou quel que soit son nom. Peut-être le Veilleux qui s'était levé, victime d'une insomnie. Il avait dit que certaines nuits, il lui arrivait de rester debout jusqu'à l'aube, au milieu de ses moutons. Camille emporta la cafetière pleine du sucre et trois tasses en fer.

– Qu'est-ce qu'on entend, au juste, par “suint” de mouton ? demanda-t-elle en remontant dans la cabine. De la sueur ? Du suif ?

– “Suint”, répondit aussitôt Soliman. “Humeur onctueuse qui suinte du corps des bêtes à laine.”

– Ah. Merci, dit Camille.

Soliman ferma la bouche comme on ferme un livre et tous trois, tasse en main, fixèrent à nouveau leur regard sur la porte en tôle du garage. Soliman voulait que six yeux veillent plutôt que deux. Si une voiture s'éjectait rapidement, ils ne seraient pas de trop pour capter les détails essentiels. Soliman avait distribué les parts : Camille devait regarder le visage du conducteur, et rien d'autre, le Veilleux devait relever la marque et la couleur de la voiture, et lui-même le numéro de la plaque. Ensuite, on ajusterait les éléments ensemble.

– Au début du monde, commença Soliman, l'homme avait trois yeux.

– Merde, dit le Veilleux. Nous assomme pas avec tes histoires. Tiens-toi tranquille.

– Il voyait tout, continua Soliman, imperturbable. Il voyait très loin, très clair, il voyait la nuit, et il voyait les couleurs qui sont en dessous du rouge et par-dessus le violet. Mais il ne voyait rien dans les pensées de sa femme, et cela rendait l'homme très mélancolique, et parfois fou. Alors l'homme alla supplier le dieu du marais. Celui-ci le mit en garde mais l'homme le supplia tant que le dieu, lassé, accéda à son désir. De ce jour, l'homme n'eut plus que deux yeux et vit dans les pensées de sa femme. Et ce qu'il y découvrit l'étonna tellement qu'il n'y vit plus clair dans le reste de l'univers. C'est pour cela qu'aujourd'hui, les hommes voient mal.

Camille se retourna vers Soliman, un peu déconcertée.

– Il les invente, dit le Veilleux d'un ton hostile et las. Il invente des foutues histoires africaines pour expliquer le monde. Et ça explique rien du tout.

– On ne sait jamais, dit Camille.

– Rien du tout, répéta le Veilleux. Au lieu de ça, ça le complique.

– Ne quitte pas le garage des yeux, Camille, dit Soliman. Ça ne complique pas, ajouta-t-il en se tournant vers le Veilleux. Ça dit juste pourquoi on doit se mettre à trois pour ne voir qu'une seule chose. C'est pour clarifier.

– Tu penses, dit le Veilleux.

A dix heures, aucune voiture n'était apparue. Camille, le dos fatigué, avait pris la liberté d'aller faire quelques pas sur la petite route. A midi, le Veilleux lui-même commença à se décourager.

– On l'a raté, dit Soliman d'une voix sombre.

– Il est déjà passé, dit le Veilleux. Ou il est encore là-haut.

– Il peut rester des semaines là-haut, dit Camille.

– Non, dit Solîman. Il va bouger.

– S'il a une voiture, il n'est plus forcé de se déplacer de nuit. Il peut rouler de jour. Il peut sortir de ce garage à cinq heures du soir comme il peut en sortir à l'automne.

– Non, répéta Soliman. Il se déplacera de nuit et il dormira le jour. On pourrait entendre ses bêtes, le loup qui hurle. C'est trop risqué. Et puis c'est un homme de la nuit.

– Alors qu'est-ce qu'on attend ici, en plein midi ? dit Camille.

Soliman haussa les épaules.

– “Espérance”, dit-il.

– Allume la radio, coupa Camille. Il n'a pas attaqué dans la nuit de mardi à mercredi, il l'a peut-être fait cette nuit. Cherche une station régionale.

Soliman manœuvra le bouton de la radio pendant un bon moment. Le son allait et venait, l'émission crépitait.

– Putain de montagnes, dit-il.

– Respecte les montagnes, dit le Veilleux.

– Oui, dit Soliman.

Il capta une station, écouta en sourdine, puis monta le son.

– C'est pour nous, murmura-t-il.

– … térinaire qui avait examiné les précédentes victimes s'estime fondé à croire qu'il s'agirait du même animal, un loup de taille peu commune. L'animal avait, on s'en souvient, attaqué plusieurs bergeries au cours des jours passés et causé la mort de Suzanne Rosselin, une habitante de Saint-Victor-du-Mont qui avait tenté de l'abattre. Cette fois, c'est à la Tête du Cavalier, dans le canton de Fours, Alpes-de-Haute-Provence, que le loup aurait, au cours de la nuit dernière, renouvelé ses méfaits, s'en prenant à cinq des brebis du troupeau. Les gardes du Parc naturel du Mercantour s'accordent à croire qu'il s'agirait d'un jeune mâle en quête de territoire et escomptent que d'ici…

Camille tendit vivement le bras pour attraper la carte.

– Montre-moi où est cette Tête du Cavalier, dit-elle à Soliman.

– De l'autre côté du Mercantour, tout au nord. Il a passé le Massif.

Soliman déplia la carte avec de grands gestes, la posa sur les genoux de Camille.

– Là, dit-il, dans les alpages. C'est sur la route rouge, celle qu'il a tracée, à deux kilomètres en retrait de la départementale.

– Il est devant nous, dit Camille. Bon sang, il est huit kilomètres devant nous.

– Merde, dit le Veilleux.

– Qu'est-ce qu'on fait ? dit Soliman.

– On lui colle au cul, dit le Veilleux.

– Une seconde, coupa Camille.

Sourcils froncés, elle monta à nouveau le son de la radio qui grésillait en sourdine. Soliman voulut parler mais Camille étendit la main.

– Une seconde, répéta-t-elle.

– … qui, ne le voyant pas revenir, a alerté la gendarmerie. La victime, Jacques-Jean Sernot, retraité de l'Education nationale, âgé de soixante-six ans, a été retrouvée à l'aube, terriblement mutilé, dans un chemin de campagne à proximité du village de Sautrey, dans l'Isère. Son assassin lui aurait ouvert la gorge. Selon sa famille et ses connaissances, Jacques-Jean Sernot était un homme paisible et les circonstances du drame sont pour l'instant inexpliquées. Une enquête a été ouverte par le Parquet de Grenoble qui estime que les éléments perm…

Ce n'est pas pour nous, dit Soliman en sautant à bas du camion. Sautrey, c'est un petit bled au bout du monde, au sud de Grenoble.

– Comment fais-tu pour connaître tout le pays ?

– Le dictionnaire, dit Soliman en soulevant et décrochant sans effort la lourde mobylette suspendue au flanc du camion.

– Montre-moi ça sur la carte, dit Camille.

– Là, dit Soliman en pointant son doigt. Ce n'est pas pour nous, Camille. On ne va pas endosser tous les meurtres du pays. C'est au moins à cent vingt bornes d'ici.

– Peut-être bien. C'est tout de même sur la route de Massart et le type a été égorgé.

– Et après ? Égorgé, étranglé, c'est encore la meilleure méthode quand tu n'as pas de flingue. Laisse tomber ce Sernot, ne te disperse pas, ce sont les brebis qui nous intéressent. C'est à la Tête du Cavalier qu'il est passé. Ils ont peut-être vu sa voiture, là-bas.

Soliman poussa la mobylette sur quelques mètres pour la faire démarrer.

– Prenez-moi à la sortie du village, dit-il, je vais faire trois courses. Eau, huile, bouffe. On mangera en route.

“Prévoyance”, dit-il en s'éloignant “Faculté de voir d'avance. Action en conséquence.”

À une heure trente, Camille laissa la bétaillère à l'entrée du Plaisse, le hameau le plus proche des pâturages de la Tête du Cavalier, en bordure de la départementale 900. Le Plaisse comptait une vieille église au toit couvert de tôles, un café et une vingtaine de maisons déglinguées, faites de pierres, de planches et de réparations en parpaings. Le café survivait grâce aux dons des habitants, les habitants survivaient grâce à la présence magnétique du café. Camille espéra qu'une voiture s'arrêtant la nuit en bord de route avait de bonnes chances d'être aperçue.

Le Veilleux poussa la porte du café, la mine hautaine. Il était aux limites de son territoire depuis qu'on avait passé le col de la Bonette et la cordialité n'était pas de mise. Il convenait, avant tout contact éventuel, de tenir l'étranger à distance et de s'en méfier. Il salua le patron d'un signe et son regard balaya la petite pièce sombre où six ou sept hommes déjeunaient. Il s'arrêta dans l'angle sur un homme aux cheveux aussi blancs que les siens, coiffé d'une casquette, voûté, les yeux fixes, le poing serré sur un verre de vin.

– Va chercher du blanc dans le camion, dit le Veilleux à Sol avec un signe de tête. Je connais ce type-là. C'est Michelet, le berger du Seignol, il transhume souvent à la Tête du Cavalier.

Le Veilleux ôta son chapeau avec dignité, prit Camille par la main – la première fois qu'il la touchait – et, un peu altier, se dirigea vers la tabie du berger.

– Un berger qu'a eu une bête égorgée, dit-il à Camille sans la lâcher, c'est plus le même homme. Il sera plus jamais le même homme. Il est changé, et on peut rien y faire. Ça le rend mauvais à l'intérieur.

Le Veilleux s'assit à la table du berger voûté, tout en lui tendant la main.

– Cinq bêtes, hein ? dit-il.

Michelet lui lança un regard vide et bleu, où Camille lut un vrai désespoir. Il leva simplement les cinq doigts de sa main gauche, comme pour confirmer, pendant que ses lèvres formaient des mots silencieux. Le Veilleux lui posa la main sur l'épaule.

– Des brebis ?

Le berger hocha la tête, serra les lèvres.

– Coup rude, dit le Veilleux.

Soliman entra à cet instant et posa la bouteille sur la table. Sans un mot, le Veilleux prit le verre de Michelet, en vida le contenu par la fenêtre ouverte d'un geste autoritaire et ouvrit sa bouteille de blanc.

– Tu vas en avaler deux verres, dit-il. On causera après.

– Parce que tu veux causer ?

– Ouais.

– C'est pas tous les jours.

– Non. C'est pas tous les jours. Bois.

– C'est du Saint-Victor ?

– Ouais. Bois.

Le berger avala deux verres ballons et le Veilleux lui en remplit un troisième.

– Celui-là, tu le bois lentement dit-il. Va chercher des verres pour nous, Sol.

Michelet suivit Soliman d'un regard désapprobateur. Il était de ceux qui n'avaient pas encore digéré qu'un Noir se mêlât de la Provence et des moutons. Si c'était ça, la relève, ça allait être propre. Mais il était assez avisé pour la boucler devant le Veilleux, parce qu'à cinquante kilomètres à la ronde, on savait que qui critiquerait Soliman goûterait du couteau du Veilleux.

Le Veilleux acheva de servir la tournée et posa la bouteille sur la table, aussi droite que lui.

– T'as vu quelque chose ? demanda-t-il.

– Que ce matin. Quand je suis remonté à l'alpage, je les ai trouvées par terre. Ce salopard les a même pas mangées. Il les a égorgées, voilà tout. Comme si ça l'amusait. C'est une bêle cruelle, le Veilleux, très cruelle.

– Je sais, dit le Veilleux. Elle a eu Suzanne. C'était elle ? Tu le jurerais ?

– Sur ma tête. Des blessures comme mon bras, dit le berger en remontant sa manche.

– À quelle heure t'es descendu de l'alpage, hier ?

– Dix heures.

– T'as vu quelqu'un au village ? Une voiture ?

– D'étranger, tu veux dire ?

– Ouais.

– Personne, le Veilleux.

– Rien sur la route ?

– Rien.

– Tu connais Massart ?

– Le tordu du mont Vence ?

– Ouais.

– Je le vois par-ci par-là, à des messes. Il va pas à l'église par chez vous. Et il vient toujours à la procession de Saint-Jean.

– Bigot ?

Michelet détourna le regard.

– Aux Écarts, vous respectez rien, ni Eve ni Adam. Pour quoi tu cherches après Massart ?

– Il a disparu depuis cinq jours.

– Il y a-un rapport ?

Le Veilleux hocha fa tête.

– Tu veux dire ? La bête ? dit Michelet.

– On sait pas, justement. On cherche.

Michelet avala une gorgée de blanc, siffla entre ses lèvres.

– Tu l'as pas vu par ici ? demanda le Veilleux.

– Pas depuis la messe de l'autre dimanche.

– Raconte pour les processions. C'est un bigot ?

Michelet fit une grimace.

– Disons pis que ça. Superstitieux, quoi. Des salamalecs, quoi. On se comprend.

– On se comprend pas tant que ça. Mais je sais ce qu'on dit. Que c'est la viande qui lui aurait monté à la tête. Que son boulot aux abattoirs, ça l'aurait tellement rongé qu'il serait tombé en dévotion.

– Ce que je peux te dire, c'est que le gars aurait mieux fait d'être moine. On dit qu'il a jamais touché une femme.

Le Veilleux resservit une tournée.

– Je l'ai pas vu rater une messe, continua Michelet. Quinze francs de cierges toutes les semaines.

– Ça fait beaucoup, en cierges ?

– Cinq, dit Michelet en levant les doigts de la main comme pour les brebis tuées. Il les dispose en M, comme ça, ajouta-t-il en dessinant le motif sur la table. M comme “Massart”, “Mon Dieu”, “Miséricorde”, je sais pas après tout, je lui ai pas demandé. Je m'en cogne. Des salamalecs, quoi. Il fait des pas compliqués dans le déambulatoire, en avant, en arrière, va savoir ce qui se trafique dans sa tête, quelque chose de pas très chrétien, tu peux me croire, et puis il tripatouille le bénitier. Des salamalecs à en plus finir. On se comprend.

– Tu dirais qu'il est cinglé ?

– Pas cinglé, mais quand même touché. Quand même touché. Mais gentil. Jamais fait de mal à une mouche.

– Jamais fait de bien non plus, hein ?

– Non plus, admit Michelet. Il ne cause à personne, de toute manière. Qu'est-ce que t'en as à foutre qu'il soît perdu ?

– On s'en branle qu'il soit perdu.

– Ben alors ? Pourquoi lu le cherches ?

– C'est lui qu'a bouffé tes brebis.

Michelet ouvrit grands les yeux et le Veilleux lui posa une main ferme sur le bras.

– Garde ça pour toi. Ça reste entre bergers.

– Tu veux dire ? Un garou ? murmura Michelet.

Le Veilleux fit un signe de la tête.

– Ouais. T'avais rien remarqué ?

– Un truc.

– Quoi ?

– Il a pas de poils.

Un silence s'établit entre les deux hommes, le temps que Michelet assimile l'information. Camille soupira et vida son verre de blanc.

– Et t'es après lui ?

– Ouais.

– Avec eux deux ?

– Ouais.

– Je connais pas la fille, dit Michelet d'un air de réprobation.

– C'est une étrangère, expliqua le Veilleux. Elle vient du nord.

Michelet adressa à Camille un signe distant avec sa casquette.

– Elle conduit la bétaillère, ajouta le Veilleux.

Michelet regarda Camille puis Soliman, méditatif. Il trouvait le Veilleux singulièrement entouré. Mais il ne pouvait rien dire. Personne ne disait rien au Veilleux, ni à propos de Soliman, de Suzanne, des femmes ou de quoi que ce soit d'autre. A cause du couteau.

Michelet le regarda remettre son chapeau en place, se lever.

– Merci, lui dit le Veilleux avec un bref sourire. Préviens les bergers. Dis-leur que le loup file vers Test, sur Gap et Veynes, puis qu'il remontera au nord, sur Grenoble. Qu'ils restent la nuit avec les bêtes. Et qu'ils prennent le fusil.

– On se comprend.

– Peut-être bien.

– Comment t'en sais autant sur lui ?

Le Veilleux négligea de répondre et se dirigea vers le bar. Soliman sortit pour aller faire de l'eau à la fontaine. Il était deux heures. Camille regagna le camion, s'installa sur son siège, alluma la radio.

Un quart d'heure plus tard, elle entendit Soliman enrouler le tuyau de la pompe à l'arrière du camion, et le Veilleux fourgonner dans les bouteilles de blanc. Elle quitta la cabine, grimpa dans le camion, s'assit sur le lit de Soliman.

– On quitte ce patelin, dit le Veilleux en s'asseyant en face de Camille. Personne a vu personne. Pas de Massart, pas de voiture, pas de loup.

– Que dalle, confirma Soliman en s'asseyant à son tour aux côtés de Camille.

La chaleur montait dans la bétaillère. Les bâches étaient relevées au-dessus des claires-voies, laissant passer un faible courant d'air. Soliman regardait les mèches de cheveux se soulever sur le cou de Camille, comme une respiration.

– Il y aurait bien un truc, dit Soliman. Ce qu'a dit Michelet.

– Michelet est un rustre, dit le Veilleux avec hauteur. Il a été discourtois avec la jeune femme.

Il sortit son tabac, prépara trois cigarettes. Il lécha plusieurs fois le papier, colla, et en tendit une à Camille. Camille la porta à ses lèvres, avec une pensée pour Lawrence.

– Ce qu'il a dit de la bigoterie de Massart, reprit Soliman, son affaire de cierges. Possible que Massart ne puisse pas se passer des églises ni des cierges, surtout quand il a tué. Possible qu'il en ait planté quelque part en expiation.

– Comment tu saurais que c'est ses cierges ?

– Michelet dit qu'il les plante par cinq, en forme de M.

– Tu comptes faire toutes les églises sur la route ?

– Ce serait un moyen de le localiser. Il ne doit pas être très loin d'ici. Dix, quinze kilomètres à tout casser.

Camille réfléchit en silence, les bras sur les genoux, tirant sur sa cigarette.

– Moi, dit-elle, je crois qu'il est loin. Je crois que c'est lui qui a tué le retraité dans ce village de Sautrey.

– Bon sang, dit Soliman, ce n'est pas le seul cinglé du pays. Qu'est-ce que tu veux qu'il ait à faire de ce retraité ?

– Ce qu'il a eu à faire de Suzanne.

– Suzanne l'avait percé, et il l'a piégée. Pourquoi veux-tu qu'un retraité de l'Isère ait percé le loup-garou ?

– Il a pu le surprendre.

– Le vampire ne tue que des femelles, bougonna le Veilleux. Massait ne s'intéresserait pas à des vieux types. Pas du tout, jeune fille.

– Oui. C'est ce que dît Lawrence aussi.

– Alors c'est réglé, dit Soliman. On va fouiller les églises.

– Moi, je vais à Sautrey, dit Camille, en écrasant sa cigarette sur le sol noir de la bétaillère.

– Eh, dit Soliman. Pas par terre.

Camille ramassa le mégot et le balança par la claire-voie.

– On ne va pas à Sautrey, dit Soliman.

– On y va, parce que c'est moi qui conduis. J'ai pris les informations de deux heures. Sernot a été égorgé d'une manière particulière, déchiré à la gorge avec on ne sait quoi. Ils parlent d'un chien errant. Ils n'ont pas encore fait de lien avec le loup du Mercantour.

– Ça change pas mal de choses, murmura le Veilleux.

– Quelle heure c'était ? demanda Soliman en se levant.

– Ça ne peut pas être avant trois heures. Les brebis ont été égorgées ici vers deux heures du matin, parole du vétérinaire.

– Ils n'ont pas précisé.

– Et le type ? Qu'est-ce qu'il faisait dehors ?

On va aller demander, dit Camille.

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