XXIV

– C'est moi qui le remplace, répéta le lieutenant Adrien Danglard pour la troisième fois au téléphone. C'est pour une plainte ? Vol ? Menace ? Agression ?

– C'est personnel, expliqua Camille. Strictement personnel.

Elle avait hésité sur le mot Cela lui déplaisait de dire “personnel”, comme si ce terme outrepassait ses droits, créait un lien là où elle n'en souhaitait pas. Il y a des mots comme cela, des insoumis qui empiètent sans cesse sur des terres qui ne leur appartiennent pas.

– Je le remplace, dit Danglard d'un ton neutre. Précisez-moi l'objet de votre appel.

– Je ne veux pas préciser l'objet de mon appel, dit tranquillement Camille. Je veux parler au commissaire Adamsberg.

– Personnel, hein ?

– C'est ce que j'ai dit.

– Vous êtes dans le 5e ? Vous appelez d'où ?

– D'un bord de route dans l'Isère, nationale 75.

– Ce n'est pas de notre ressort, dit Danglard. Faudrait contacter la gendarmerie locale.

Il attrapa une feuille de papier, y inscrivit un nom en grandes lettres, Sabrina Mange, et la tendit avec un signe de tête à son collègue, assis à sa droite. Du bout du crayon, il enclencha le haut-parleur.

Camille songea à raccrocher. L'occasion était offerte, l'inspecteur faisait blocus, le sort était contraire. On ne voulait pas lui passer Adamsberg, elle n'allait pas se battre pour lui parler. Mais Camille, pour peu qu'un combat fût engagé, était assez peu douée pour le renoncement, léger défaut d'humilité qui lui avait souvent coûté de grosses dépenses d'énergie en pure perte,

– Je crois que vous ne me comprenez pas, dit-elle patiemment.

– Très bien, dit Danglard. Vous voulez parler au commissaire Adamsberg. Mais on ne peut pas parler au commissaire Adamsberg.

– Il est absent ?

– Il est injoignable.

– C'est important, dit Camille. Dites-moi où je peux le trouver.

Danglard échangea un nouveau signe de tête avec son collègue. La fille Monge dévoilait ses batteries avec une impensable naïveté. Elle prenait vraiment les flics pour des abrutis.

– Injoignable, répéta Danglard. Envolé, pulvérisé. Il n'y a plus de commissaire Adamsberg. C'est moi qui le remplace.

Il y eut un silence au téléphone.

– Mort ? demanda Camille d'une voix incertaine.

Le lieutenant fronça les sourcils. Sabrina Monge n'aurait pas eu cette intonation. Danglard était un homme fin. Il n'avait entendu ni la méfiance ni la colère qu'il attendait de Sabrina. La fille qu'il avait en ligne était simplement incrédule et décontenancée.

Camille attendait, tendue, plus stupéfaite qu'anxieuse, comme si elle apprenait que l'éternel roseau a fini par se rompre. Impossible. Elle l'aurait lu dans la presse, elle l'aurait su, Adamsberg était un type connu.

– Simplement absent, rectifia Danglard en changeant de ton. Laissez-moi votre nom et vos coordonnées. Je lui ferai parvenir un message et il vous rappellera.

– Ça ne marchera pas, dit Camille, dont la tension se relâcha. Le portable est en fin de charge et je suis en bord de route.

– Votre nom ? insista Danglard.

– Camille Forestier.

Le lieutenant se redressa sur sa chaise, congédia son collègue d'un geste et éteignit le haut-parleur. Camille Forestier, la fille de Mathilde, la fille unique de la Reine Mathilde. La fille qu'Adamsberg tentait parfois, par moments, par périodes, de localiser à la surface du globe, comme on cherche un nuage, et puis qu'il oubliait. Il attrapa une nouvelle feuille, avec la nervosité d'un gars parti à la pêche au gros depuis des jours et qui sent brusquement la ligne tirer.

– Je vous écoute, dit-il.

Prudent, Danglard questionna Camille pendant près de quinze minutes avant d'être convaincu de son identité. Il ne l'avait jamais rencontrée mais il avait assez connu la mère pour pouvoir tester Camille sur quantité de détails que Sabrina Monge, même très informée, n'aurait jamais pu obtenir. Et Dieu que la mère était belle.

Camille raccrocha, saoulée par le flux des questions de Danglard. Adamsberg était protégé comme s'il avait une colonne de tueurs aux fesses. Il lui semblait que le souvenir de sa mère avait beaucoup fait pour briser le tir de barrage du lieutenant. Elle sourit. La Reine Mathilde était à elle seule un laissez-passer, il en avait toujours été ainsi. Adamsberg était en Avignon, elle avait le nom de l'hôtel et son numéro d'appel.

Pensive, Camille arpenta un long moment le bord de la nationale. Elle discernait confusément Avignon sur la carte de France, et cela ne lui semblait pas très loin. Aborder Adamsberg de vive voix plutôt qu'au téléphone lui paraissait soudain hautement préférable. Elle redoutait cet engin, inapte à véhiculer toute situation un peu fine. Le téléphone était conçu pour la conversation de gros et de demi-gros, en aucun cas pour le détail. Et appeler un type qu'on n'a pas vu depuis des années, un type sans doute aux abris, pour demander son aide dans une hypothétique affaire de loup-garou qui n'intéressait personne, semblait soudain une entreprise aléatoire, presque inepte. Le rencontrer offrait de meilleurs espoirs.

Soliman et te Veilleux l'attendaient à l'arrière du camion dans leur pose devenue coutumière, le jeune homme assis sur les marches métalliques, le berger droit debout à ses côtés, le chien calé sur ses pieds.

– Il est en Avignon, dit Camille. Je ne l'ai pas eu. J'imagine qu'on doit pouvoir y aller.

– Tu ne sais pas non plus où est Avignon ? dit Soliman.

– Je le sais par moments. C'est loin ?

Soliman consulta sa montre.

– On rejoint l'autoroute au sud de Valence, dit-il, et on se laisse couler le long du Rhône. On peut y être vers une heure. Tu ne veux pas appeler ?

– C'est mieux de le voir.

– Pourquoi cela ?

– Spécial, dît Camille en haussant les épaules.

Le Veilleux tendit la main vers Camille pour lui demander le portable.

– Il est presque cuit, dit Camille. Faudra le recharger.

– Ça ne durera pas longtemps, marmonna le Veilleux en s'éloignant.

– Qui appelle-t-il ? demanda Camille à Soliman.

– Le troupeau. Il passe un petit coup de fil au troupeau.

Camille haussa les sourcils.

– Et qui décroche ? demanda-t-elle. Une brebis ? Mauricette ?

Soliman secoua la tête, agacé.

– Buteil, évidemment. Mais ensuite… Enfin… Buteil lui passe quelques bêtes. Il l'a déjà fait hier. Il appelle tous les jours.

– Tu veux dire qu'il parle aux moutons ?

– Évidemment. A qui d'autre ? Il leur dit de ne pas se faire de mouron, de bien manger, de ne pas s'alanguir. C'est surtout à la brebis de tête qu'il cause. C'est normal.

– Tu veux dire que Buteil fourre l'écouteur dans l'oreille de la brebis de tête ?

– Oh merde, oui, dit Soliman. Comment veux-tu qu'il fasse autrement ?

– Ça va, dit Camille. Je n'essaie pas de t'énerver. Je me renseigne.

Elle observa le Veilleux, qui, sur le bord de la route, allait et venait avec l'appareil, le visage attentif, accompagnant ses paroles de gestes apaisants. Sa voix grave résonnait jusqu'à elle, elle percevait des morceaux de phrases plus sonores comme “Ecoute ce que je te dis, ma vieille”. Soliman suivait le regard de Camille.

– Tu crois qu'un flic pourra s'intéresser à tout ça ? demanda-t-il avec un geste vague, semblant englober tout à la fois les montagnes, eux trois et la bétaillère.

– Je me demande, murmura Camille. Ce n'est pas gagné.

– Je comprends, dit Soliman.

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