XXVI

À partir de vingt heures, Soliman et le Veilleux s'étaient postés à l'arrière du camion pour guetter l'arrivée du flic doué. Ils avaient manqué être refoulés à l'entrée du camping de la Brèvalte, tant la bétaillère faisait contraste au milieu des tentes et des caravanes blanches. Ils s'étaient installés à l'écart, pour que personne ne vienne se plaindre de l'odeur.

Soliman avait passé l'après-midi à se doucher, se raser, à sillonner Avignon en mobylette, à recharger le portable et à rapporter toutes sortes de marchandises essentielles ou futiles. Le Veilleux n'avait pas ce problème de mobilité et d'action. Voir dix hommes, c'est en voir cent mille. Rester en poste devant le camion, les poings plantés sur son bâton, à observer le monde remuer avec un vague mépris, Interlock vautré sur ses pieds, semblait suffire, non pas à son bonheur, mais à son calme. Alors que Soliman devenait chaque heure plus curieux, plus vorace. L'agitation d'Avignon le captivait. Cet intérêt nouveau pour une chose autre que les Écarts, cette tendance à la fugue, ce plaisir à disparaître avec la mobylette, de jour ou de nuit, alarmaient le Veiileux. Plus tôt on aurait mis la main sur le vampire, plus tôt on lui aurait ouvert le bide et plus tôt Soliman rentrerait se calmer à la bergerie.

Un peu plus loin, assise à l'ombre sur un tabouret de toile, Camille achevait de dîner, avalant à la cuiller à soupe une portion de riz mouillé à l'huile d'olive. Elle aussi attendait Adamsberg, sans plaisir et sans ennui. Le revoir avait été moins harassant qu'elle ne l'avait craint. Et le convaincre ne lui avait coûté aucun effort. Il avait paru prêt à s'occuper de cette affaire de loup avant même qu'elle n'en parle. Il l'avait devancée comme s'il l'avait toujours attendue, pieds nus, sur ce bord du Rhône. Soliman, lui, surveillait l'apparition du flic avec une sorte de ferveur, ne lâchant pas des yeux l'entrée du camping, tandis que le Veilleux, silencieux, restait sur ses gardes.

Adamsberg les rejoignit à l'heure dite, au volant d'une voiture de fonction en limite d'âge. Peu de mots furent échangés, des poignées de main, des présentations brèves. Le commissaire ne sembla pas même remarquer la distance affichée du Veilleux. Les embarras sociaux ne l'avaient jamais affecté. Inapte à se plier aux contraintes collectives, ignorant des principes de déférence et des rituels d'usage, Adamsberg gérait les relations humaines à sa manière un peu nue, exempte de réserve mais aussi de pouvoir. Peu lui importait qui dominait qui, tant qu'on voulait bien le laisser en paix sur son chemin.

La seule chose qu'il demanda fut la carte routière de Massart. Il l'étala sur le sol poussiéreux et l'examina longtemps, l'air vaguement soucieux. Tout était vague chez Adamsberg, et on n'était jamais assuré de lire sur son visage le reflet de la réalité.

– Il est étrange, cet itinéraire, dit-il. Toutes ces petites routes, ces bifurcations. C'est bien compliqué.

– Le type est compliqué, dit Soliman. La folie est compliquée.

– II voudrait traîner et se faire prendre qu'il n'agirait pas autrement. Alors qu'il pouvait traverser la France en un jour et quitter le pays.

– On ne l'a toujours pas pris, observa Soliman.

– Parce qu'il n'est pas recherché, dit Adamsberg en repliant la carte.

– Nous, on le recherche.

– Sans doute, dit Adamsberg en souriant. Mais quand il aura tous les flics à ses basques, il ne pourra plus se payer le luxe de s'éterniser dans les chemins creux et les églises. Je ne comprends pas qu'il ne prenne pas l'autoroute.

– Il a sillonné pendant vingt ans tous les chemins du pays, dit Camille, quand il était rempailleur. Il connaît les routes discrètes, les planques, les coins à moutons aussi. Il tient à se faire passer pour mort. Et surtout, il cache un loup.

– Il rôde la nuit, intervint le Veilleux, il massacre hommes et bêtes et il dort le jour. Voilà pourquoi il roule si peu. Il peut pas montrer sa figure parce que c'est son instinct. Et il se cache loin des hommes parce que c'est sa nature.


Un peu avant une heure du matin, la bétaillère atteignit Sautrey. Adamsberg les avait devancés et les guettait dans le brouillard à l'entrée du village, sans impatience. Il laissait flotter ses pensées, passant du loup à la carte, à Soliman, à la bétaillère, à Camille. Il était reconnaissant au hasard d'avoir mené Camille sur son chemin, le mettant sur la route du grand loup. Mais il ne s'en étonnait pas trop. Il trouvait naturel, légitime, de se retrouver aux prises avec cet animal qui était entré dans son existence dès son premier carnage. Naturel aussi de se retrouver face à Camille. La voir surgir au bord du fleuve l'avait un peu saisi, bien sûr, mais pas tant que ça. C'était comme si une part de lui-même, infime mais efficace, la guettait en permanence sur la frange de ses yeux. Aussi, quand elle entrait dans son champ de vision, il était prêt, en quelque sorte.

Il y avait ce type taillé pour l'aventure, bien sûr, forcément, pourquoi pas. Il n'avait rien contre. Bien sûr il y avait un type. Pourquoi n'y en aurait-il pas eu ? Un beau type sûrement, pour ce qu'il en avait vu. Très bien, tant mieux, vis ta vie camarade. Camille avait été un peu tendue au début, près du fleuve, puis ça s'était passé. Elle était à présent paisible, indifférente. Ni amicale ni hostile, pas même fuyante. Pacifique, lointaine. Bien. C'était normal. Elle l'avait effacé. C'était comme ça. C'était ce qu'il avait voulu. Et c'était bien. Ce grand type aussi, pourquoi pas, il en fallait bien un, pourquoi non. Autant que Camille le prenne beau, elle méritait ça. Est-ce que Camille irait au Canada, c'était une autre affaire.

Il vit apparaître la masse sombre de la bétaillère, ouvrit sa voiture et fit deux appels de phares. Le camion se rangea avec fracas sur le bas-côté, ses lumières s'éteignirent. Soliman et le Veilleux dormaient à l'avant. Camille secoua le jeune homme et sauta sur la route. Soliman descendit à son tour, un peu hébété, et aida le Veilleux à passer les marches.

– Ne me porte pas comme ça, merde, gronda le Veilleux.

– Je ne veux pas que tu tombes, vieillard, dit Soliman.

– Vous n'aviez rien d'autre que cette bétaillère ? demanda Adamsberg à Camille. Pour voyager ?

Camille secoua la tête.

– Je m'y suis habituée.

– Je comprends, dit Adamsberg. J'aime bien cette odeur.

– Ça sent comme ça, dans les Pyrénées. C'est le suint qui fait ça.

– Je sais, dit Camille.


Le berger plissa les yeux dans l'obscurité, s'attarda sur la silhouette du flic. Voilà au moins un gars, un seul, qui ne râlait pas contre le suint de la bétaillère. Ce type-là, avec son visage modelé sans finasserie, valait peut-être la peine qu’on lui cause. Il contourna le camion, appela Adamsberg d'un geste impérieux.

– Il te convoque, commenta Camille.

Adamsberg se rapprocha du berger, qui ajusta son chapeau et croisa les poings sur son bâton.

– Écoutez-moi, mon gars, dit le Veilleux.

– Il est commissaire, dit Soliman. Commissaire. Et en aucun cas ce n'est ton gars.

– Il y a une chose au sujet de Massart, continua le Veilleux, que la petite a sûrement pas dite. C'est un loup-garou. Pas un poil sur le corps, vous pigez ?

– Très bien.

– Tout est au-dedans. Pas de pitié quand vous serez dessus. Le garou a la force de vingt hommes.

– Bien.

– Autre chose, mon gars. Reste un lit au fond à droite. On vous l'offre.

– Merci.

– Attention, continua le Veilleux en jetant un regard à Soliman. On partage le camion avec la jeune femme. Faut la respecter et se respecter soi-même.

Sur un bref signe de tête, il quitta Adamsberg et grimpa dans la bétaillère.

– « Hospitalité », dît Soliman. « Bienveillance, cordialité dans la manière d'accueillir et de traiter ses hôtes. »


Allongée sur son lit, fatiguée par les neuf heures de route, Camille écoutait le ronflement du Veilleux, par-delà la bâche. On avait baissé les toiles sur les claires-voies et l'obscurité dans le camion était presque totale. La bétaillère avait chauffé sur la route d'Avignon et il faisait au moins cinq degrés de plus que dehors. A ses côtés, Adamsberg dormait aussi. Ou peut-être pas. Elle n'entendait pas Soliman non plus. Les ronflements du Veilleux couvraient leurs respirations. Adamsberg n'avait montré aucun embarras à l'idée de dormir sur ce quatrième lit, que le Veilleux lui avait offert avec sa bénédiction et ses mises en garde. Le Veilleux faisait un peu office de curé dans la bétaillère, ce qu'il tolérait ou ne tolérait pas faisait loi, et on feignait d'appliquer cette ioi. Adamsberg s'était couché aussitôt, san autre complication. A présent, il était étendu là, séparé d'elle par une ruelle de cinquante centimètres de large. Ce n'est pas beaucoup. Mais mieux valait encore avoir Adamsberg dans cette proximité délicate que le Veilleux ou Soliman, qui semblait à Camille assez chancelant depuis qu’ils avaient quitté les Écarts.

Mieux valait encore Adamsberg, car le rien est toujours plus simple que le quelque chose. Plus triste aussi, mais plns simple. En allongeant le bras, elle aurait pu le toucher à l'épaule. Elle avait dormi des centaines d'heures la tète posée sur lui, y trouvant un oubli presque idéal. Si bien qu'elle avait cru qu'Adamsberg lui était assorti comme par magie et qu'il n'y avait rien à faire contre. Mais aujourd'hui, sa présence ne l'embarrassait même pas. Elle aurait aimé que Lawrence dorme ici. Avec le Canadien, le paysage sentimental était tout différent de l'évidence passionnelle qui avait présidé à sa fusion ancienne avec Adamsberg. Plus modeste en quelque sorte, semé parfois d'arrière-pensées ordinaires et de réticences mineures. Mais Camille ne s'intéressait plus aux idéaux. Une dure à cuire, voilà ce qu'elle était devenue.

Le Veilleux avait dû basculer sur le côté et s'était arrêté de ronfler. On bénéficiait d'un répit. Dans le silence, elle entendit le souffle régulier d'Adamsberg. Lui aussi s'était endormi sans histoire. Vis ta vie, camarade. Voilà tout ce qui demeure de toute foi, de toute grandeur ; un souffle impassible.


Tenue en éveil par ces pensées austères, Camille s'endormit tard et ne s'éveilla que vers neuf heures. Elle attrapa ses bottes avant de mettre pied à terre, et passa de l'autre côté de la bâche.

Soliman était accoudé sur son lit, avec le dictionnaire.

– Où sont-ils ? demanda Camille en préparant son café. Pousse-toi, Tricot à mailles, dit-elle au chien en s'asseyant sur le lit du Veilleux.

– Interlock, corrigea Soliman.

– Oui, excuse-moi. Où sont-ils ?

– Le Veilleux téléphone au troupeau. Paraît que la brebis de tète n'était pas en forme hier soir, une patte enflée. Psychosomatique. Le vieux est en train de lui remonter le moral. Une brebis de tête qui boite, c'est tout le troupeau qui va de travers.

– Elle a un nom ?

– Elle s'appelle George Gershwin, dit Soliman avec une grimace. C'est le Veilleux qui a voulu tirer dans le dictionnaire, mais il a ouvert aux pages des noms propres. Après, c'est trop tard pour rectifier, ce qui est dit est dit. On l'appelle George. En tout cas, elle a une patte enflée.

– Et Jean-Baptiste ?

– Il est parti très tôt voir les gendarmes de Sautrey, puis il a pris sa voiture et il a filé chez les flics de Villard-de-Lans. Il a dit que c'est à eux que le Parquet a confié l'enquête, quelque chose comme ça. Il a dit de bouffer sans l'attendre.

Adamsberg revint vers trois heures. Soliman lavait du linge dans une bassine bleue, Camille composait, installée dans la cabine du conducteur, et le Veilleux chantonnait, calé sur un tabouret, en grattant la tête du chien. Adamsberg les regarda tous les trois, dans ces postures un peu nomades. Cela fui fit plaisir de retrouver le camion.

Il sortit de la bétaillère un de ces tabourets de toile pliants, de ces trucs rouilles qui vous arrachent les doigts, l’installa au milieu du rectangle d'herbe rase qui longeait le camion. Soliman le rejoignit le premier. Sa ferveur de la veille s'était accrue. Tout lui plaisait dans ce flic, son visage hétéroclite, sa voix apaisante, ses gestes passés au ralenti. Il avait saisi ce matin qu'en dépit des facultés manifestes de douceur et d'ouverture du commissaire, nul ne pouvait avoir barre sur lui, ni homme, ni ordre, ni convenance. Et cela, dans un tout autre registre, lui rappelait la minérale indépendance de sa mère. Il l’avait accompagné à sa voiture et il lui avait longtemps parlé de Suzanne.

Soîiman posa sa bassine aux pieds d'Adamsberg. Le Veilleux, à dix pas de là, interrompit sa rengaine.

– Parle mon gars, dit-il. C'est quoi qu'a égorgé Sernot ?

– Un très grand chien, ou un loup, dit Adamsberg.

Le Veilleux donna un coup de bâton dans le sol, comme pour marquer d'un choc sourd le bien-fondé de leur clairvoyance.

– J'ai vu Montvailland, continua Adamsberg, je l'ai informé au sujet de Massart et de la bête du Mereantour. Je connais ce flic. Il est très bon, mais il est rationnel, et ça le freine. L'histoire lui a plu, mais à peu près autant qu'une poésie. Et encore, Montvailland ne supporte la poésie qu'en alexandrins, par paquets de quatre. C'est notre handicap : l'épopée de Massart ne peut encore entrer dans une tête trop carrée. Montvailland admet l'hypothèse d'un loup. Ils ont eu une alerte l'an dernier, au sud de Grenoble, près du Massif des Écrins. Mais il est contre l'idée d'un homme. J'ai dit que ça faisait beaucoup de chemin et beaucoup de victimes pour un loup seul en quelques jours, mais il croit qu'une telle escapade est possible si le loup a la rage, par exemple. Ou simplement s'il est déboussolé. Il va demander une battue et un hélico. Il y a autre chose.

Le Veilleux leva la main, demanda une interruption.

– T'as mangé, mon gars ?

– Non, dit Adamsberg. Je n'y ai plus pensé.

– Sol, va chercher la bouffe. Apporte aussi le blanc.

Soliman déposa un cageot auprès d'Adamsberg et tendit la bouteille au Veilleux. Nul autre que le Veilleux n'avait le droit de servir le blanc de Saint-Victor, c'était ce qu'on avait enseigné avec ménagements à Camille le lendemain de sa garde au col de la Bonette.

– « Impérialisme », dit Soliman en regardant le Veilleux. « Volonté d'expansion et de domination, collective ou individuelle. »

– Respect, dit le Veilleux.

Il remplit un verre pour Adamsberg et le lui tendit.

– Bon pied, bon cul, bon œil, dit-il. Attention, il est piégeux.

Adamsberg remercia d'un signe.

– Sernot a une contusion au crâne, reprît-il, comme si on l'avait frappé avant de l'égorger. Est-ce qu'on a noté quelque chose de semblable sur Suzanne Rosselin ?

ïl y eut un silence.

– On n'en sait rien, dit Soliman d'une voix un peu tremblée. C'est-à-dire, à ce moment-là, on a vraiment cru à un loup. Personne ne pensait encore à Massart. On n'a pas examiné son crâne.

Soliman s'arrêta net.

– Je comprends, dit Adamsberg. J'ai insisté là-dessus auprès de Montvailland. Mais selon lui, Sernot s'est blessé en luttant avec la bête. C'est rationnel. Montvailland ne veut pas aller au-delà. J'ai au moins obtenu qu'il fasse examiner le corps, à la recherche de poils.

– Massart n'a pas de poils, gronda le Veilleux. Et ceux qui lui sortent la nuit sont pas près de tomber.

– De poils animaux, précisa Adamsberg. Pour qu'on sache s'il s'agit d'un chien ou d'un loup.

– Ils connaissent l'heure de l'attaque ? demanda Soliman.

– Aux alentours de quatre heures du matin.

– II aurait donc eu le temps de franchir la distance entre la Tête du Cavalier et Sautrey. Qu'est-ce que Sernot faisait dehors à quatre heures du matin ? Ils ont une idée ?

– Ça ne pose pas de problème à Montvailland. Sernot était un varappeur, un randonneur, de ces types amateurs des longues marches exténuantes, et un insomniaque. Il lui arrivait de se réveiller vers trois heures et de ne plus se rendormir. Quand il en avait assez, il partait marcher. Montvailland pense qu'il a croisé la bête dans sa chasse nocturne.

– C'est rationnel, dit Camille.

– Pourquoi l'animal lui aurait sauté dessus ? demanda Soliman.

– Déboussolé.

– Ça s'est passé où ? demanda Camille.

– Au carrefour de deux chemins de terre, à la Croisée du Calvaire. Il y a une grande croix de bois plantée sur un tertre. Le corps était au pied de la croix.

– Les cierges, murmura Soliman.

– Bigot, compléta le Veilleux.

– J'en ai aussi parlé à Montvailland.

– Tu lui as parlé de nous ? dit Camille.

– C'est la seule chose dont je n'ai surtout pas parlé.

– Il n'y a pas de honte, dit le Veilleux avec une certaine hauteur.

Adamsberg leva les yeux vers le berger.

– Harceler un homme est interdit, dit-il. Ça tombe sous le coup de la loi.

– Nous, on s'en branle du coup de la loi, dit Soliman.

– On ne le harcèle pas, ajouta le Veilleux. On lui colle au cul. Ce n'est pas interdit.

– Si.

Adamsberg tendit son verre au Veilïeux.

– Montvailland sait que je suis à couvert, continua-t-il, que personne ne doit prononcer mon nom. Il croit que j'ai ramassé ces informations au cours de mon vagabondage.

– Tu te planques, mon gars ? demanda le Veilleux.

Adamsberg hocha la tête.

– Une fille qui me cherche, question de vie ou de mort. Si les journaux annoncent ma présence, elle arrivera dans la minute qui suit pour me tirer une bonne petite balle dans le bide. Elle n'a pas d'autre idée.

– Qu'est-ce que tu vas faire ? demanda le Veilleux. Tu vas la tuer ?

– Non.

Le Veilleux fronça les sourcils.

– Alors quoi, tu vas cavaler toute ta vie ?

– Je lui fabrique une autre idée. Je lui prépare un aiguillage.

– Malin, ça, un aiguillage, dit le Veilleux en plissant les yeux.

– Mais long. Il me manque une pièce.

Adamsberg rangea lentement le pain et les fruits dans le cageot, se leva, déposa le tout dans le camion.

– On va à Grenoble, annonça-t-il. J'ai rendez-vous avec le préfet, à titre officieux. Je veux l'informer que j'ai fourré l'idée de Massart dans le crâne de Montvailland. Je veux tenter de lui faire orienter l'enquête dans notre sens.

– C'est par où ? demanda Camille en se levant.

– Tu ne sais pas non plus où est Grenoble ? lui demanda Soliman.

– Merde, Sol. Contente-toi de me montrer la carte.

– C'est elle qui conduit, dit le Veilleux en touchant Soliman à l'épaule du bout de son bâton.


Dix kilomètres avant Grenoble, après l'embranchement sur l'autoroute, la voiture d'Adamsberg se laissa dépasser par la bétaillère. Camille le vit passer dans son rétroviseur et lui adresser des appels de phares répétés.

– On s'arrête, dit Camille. Il y a un pépin.

– Tu as un refuge dans deux kilomètres, dit Soliman.

– Elle a vu, dit le Veilleux.

Camille gara le camion, alluma les feux de détresse et rejoignit la voiture d'Adamsberg.

– Tu es en panne ? demanda-t-elle en se penchant par la vitre.

Et soudain elle se trouva trop près, bien trop près de son visage. Elle lâcha la vitre et recula.

– Je viens de prendre les informations, cria Adainsberg par la fenêtre, pour couvrir le vacarme de l'autoroute. Quatorze bêtes égorgées cette nuit au nord-ouest de Grenoble.

– Où ça ? cria Camille à son tour.

Adamsberg secoua la tête, sortit de la voiture.

– Quatorze bêtes, répéta-t-il, à Tiennes, au nord-ouest de Grenoble. Toujours sur l'itinéraire de Massart. Mais cette fois-ci, le loup est sorti de la montagne. On le tient, tu comprends ?

– Tu veux dire qu'on est sortis des terres à loups ?

Adamsberg acquiesça.

– Aucun flic ne pourra plus croire à l'errance d'un loup solitaire. La bête monte vers le nord, elle suit le tracé rouge, elle s'éloigne des zones sauvages. C'est un homme qui la mène. C'est forcément un homme. J'appelle Montvailland.

Adamsberg retourna à sa voiture pendant que Camille allait informer Soliman et le Veilleux.

– Tiennes, dit Camille. Montre-moi la carte. Quatorze bêtes.

– Nom de Dieu, gronda le Veilleux.

Camille repéra le lieu, passa la carte au Veilleux.

– Il y a de grosses bergeries par là ? demanda-t-elle.

– Il y a des bergeries partout où il y a des hommes de bien.

Adamsberg revenait vers eux.

– Montvailland commence à douter, dit-il. Ils n'ont trouve aucun poil animal sur le corps de Sernot.

Du fond du camion, le Veilleux bougonna quelque chose d'inaudible.

– Je passe à Grenoble comme prévu, dit Adamsberg. Ce ne devrait plus être si difficile de convaincre le préfet.

– Tu vas demander à être officiellement en charge ? interrogea Camille.

– Je n'ai pas de compétence territoriale. Et il y a cette fille, je ne veux pas qu'elle me repère. Toi, Camille, tu files sur Tiennes. Je vous rejoindrai là-bas.

– Où cela ?

– Gare le camion avant l'entrée du village, où tu pourras, sur le bas-côté de la départementale.

– Et si je peux pas ?

– Eh bien, disons que si vous n'êtes pas là, c'est que vous êtes ailleurs.

– D'accord. Disons comme ça.

– Vous arriverez à temps pour passer à l'église. Va voir s'il nous a laissé un mot.

– Des cierges ?

– Par exemple.

– Tu penses qu'il souhaite qu'on le remarque ?

– Je pense surtout qu'il nous mène où il veut. On va devoir doubler.

Camille remonta dans la cabine. C'était souvent comme cela avec Adamsberg, on n'était pas toujours certain d'avoir compris.

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