XXIX

Avec les nouvelles du matin, la pression se relâcha d'un coup sur les gardes du Mercantour. On décréta aussitôt une relâche dans le suivi des deux meutes.

Lawrence faisait route vers Camille, poussant sa moto. Des jours et des nuits qu'il ne l'avait pas vue. Tout lui manquait. Sa parole, son visage, son corps. Il avait vécu des moments harassants, et il avait besoin d'elle. Camille le sortait du silence, de l'emmurement.

Le Canadien se faisait du souci. On ne lui avait accordé aucune prolongation de visa. La mission dans le Mercantour était plus qu'achevée et il ne voyait aucun moyen de la faire reconduire au-delà de son terme. Dans à peine deux mois, le 22 août, il devrait partir. On l'attendait chez les grizzlis. Ni lui ni Camille n'avaient discuté de cette échéance, de ce qu'il adviendrait d'eux. Lawrence se figurait mal reprendre la vie sans elle. Cette nuit, s'il pouvait, s'il osait, il lui demanderait de venir à Vancouver. Bullshit. Les femmes l'impressionnaient tant.


Tard dans l'après-midi, Adamsberg reçut un appel d'Hermel.

– C'est le même cheveu, mon vieux, dit Hermel. Même épaisseur, même teinte, même profil, même chaîne de séquences. Du certain. Si ce n'est pas lui, c'est son frère. Pour les ongles, faudra encore attendre, on vient seulement d'en dégoter autour du lit dans sa baraque. Cet abruti de Puygiron n'avait fait chercher que dans le cabinet de toilette. Alors qu'un gars peut très bien se bouffer les ongles et les cracher par terre pendant qu'il est au lit. Hein ? J’ai envoyé un de mes hommes ce matin, en lui demandant de ratisser la chambre et de nous cueillir les ongles des dix doigts, pas un de moins. Si vous entendez parler d'un regain dans la guerre des polices, vous saurez pourquoi. En tous les cas, c'est votre Massart, à coup presque sûr. Vous savez comment ils sont dans les labos. Pas moyen de leur arracher un oui massif. Attendez, ce n'est pas fini, mon vieux. Sous les ongles qu'on a ramassés dans la rainure de la fenêtre à l'hôtel, il y avait bien des particules de sang. C'est le sang de Fernand Deguy, pas de doute là-dessus. Donc le type de l'hôtel a bien lancé sa bête sur Deguy. À ce propos, on a fait la recherche que vous aviez demandée, mais on n'a pas récupéré un seul poil de loup sur le corps. Il y avait bien quelques poils de chien mais ça vient de son cocker. On travaille sur ce Deguy, on rafle tout ce qu'on peut. Je vous préviens, vous n'allez pas vous amuser. Guide de montagne, guide de montagne, mon vieux. Ça s'arrête là. Il a vécu à Grenoble toute sa vie et il a pris sa retraite à Bourg, parce que Grenoble n'est plus qu'une cuvette remplie de gaz d'échappement jusqu'au ras bord. Pas d'écart, pas de drame, pas de maîtresse connue à ce jour. J'ai eu Montvailland, à Villard-de-Lans. Il a avancé de son côté sur le dossier Jacques-Jean Sernot. Pas d'écart, pas de drame, pas de maîtresse connue à ce jour. Sernot a enseigné les mathématiques à Grenoble pendant trente-deux ans. Grenoble, c'est leur seul point commun, mais c'est grand, pour un point. Ah si, c'étaient tous les deux des sportifs. Il y en a beaucoup dans cette ville. La montagne est pleine de gens bien décidés à marcher pendant des heures dans les cailloux. Vous connaissez ça, mon vieux. Vous venez des Pyrénées, à ce qu'on m'a dit. Aucun indice que les deux hommes se soient jamais croisés. Et encore moins qu'ils aient connu Suzanne Rosselin. Je poursuis là-dessus quand même et je vous faxe le tout où ça vous arrange.


Adamsberg raccrocha et rejoignit le camion. Soliman, calmé, avait sorti sa bassine bleue, Camille composait dans la cabine, portière ouverte, le Veilleux sifflotait, assis près des marches. Il extirpait des puces du ventre de son chien, qu'il sectionnait d'un coup sec entre le pouce et l'ongle de l'index. La vie se ritualisait autour de la bétaillère, les territoires s'organisaient. Camille occupait l'avant-poste, Soliman le flanc et le Veilleux gardait l'arrière.

Adamsberg alla jusqu'à l'avant.

– Le cheveu appartient à Massart, dit-il à Camille.


Soliman, le Veilleux et Camille entouraient le commissaire, silencieux, graves, presque hébétés. Ils avaient toujours su qu'il s'agissait de Massart, mais cette confirmation jetait une sorte d'effroi. C'était une différence du même ordre que l'idée d'un couteau et la vue d'un couteau. Un surcroît de précision et de réalisme, une certitude tranchante.

– On va allumer un cierge dans le camion, dit Adamsberg, rompant le silence. Le Veilleux veillera à ce que la flamme ne s'éteigne pas.

– Qu'est-ce qui te prend ? dit Camille. Tu crois que ça va aider ?

– Ça va aider à savoir en combien de temps ça brûle.


Adamsberg alla fouiller dans son coffre et en revint avec un long cierge qu'il scella sur une soucoupe. Il le porta à l’intérieur du camion et l'alluma.

– Voilà, dit-il en se reculant d'un air satisfait.

– Pourquoi on fait ça ? demanda Soliman.

– Parce qu'on n'a rien de mieux à faire. Toi et moi, on va remonter tranquillement la départementale en visitant toutes les églises. Si Massart a eu une crise d'expiation après le meurtre de Deguy, on a une chance de repérer son passage. Il faut vérifier s'il est toujours sur cette route, ou bien s'il en a changé.

– Vu, dit Soliman.

– Camille, si on trouve sa trace, tu nous rejoindras avec le camion.

– Ce n'est pas possible. Je n'ai pas prévu de rouler ce soir.

– A cause du cierge ? dit Soliman. Le Veilleux le tiendra sur ses genoux.

– Non, dit Camille. Je reste à Bourg. Lawrence vient ce soir.

Il y eut un court silence.

– Ah bien, dit Adamsberg. Laurence vient ce soir. Bien.

– Le trappeur peut nous rallier plus au nord, dit Soliman. Qu'est-ce que ça peut lui faire ?

Camille secoua la tête.

– Il est sur la route, je ne peux plus le joindre. Je lui ai donné rendez-vous à Bourg, je reste à Bourg.

Adamsberg hocha la tête.

– Bon, dit-il. Reste à Bourg. C'est normal. C'est bien.


Adamsberg et Soliman visitèrent dix-neuf églises avant de repérer, à presque quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Bourg-en-Bresse, dans une petite église de hameau, à Saint-Pierre-de-Cenis, cinq cierges plantés à l'écart des autres, à peu près disposés en forme de M.

– C'est lui, dit Soliman. C'était pareil à Tiennes.

Adamsberg prit un cierge neuf, l'alluma à la flamme d'un autre et le planta sur le portant.

– Qu'est-ce que tu fais ? dit Soliman, stupéfait. Tu fais une prière ?

– Je compare.

– Même. Si tu mets un cierge, faut faire une prière. Et faut payer le cierge. Sinon, on n'est pas exaucé.

– Tu es croyant, Sol ?

– Je suis superstitieux.

– Ah. C'est fatigant, ça.

– Très.

Adamsberg pencha la tête, examina les cierges.

– Ils ont brûlé sur leur premier tiers, dit-il. On comparera à celui du camion, mais Massart était sans doute ici il y a environ quatre heures. Entre trois et quatre heures, cet après-midi. Le coin est isolé. Il a dû se faufiler dans l'église déserte.

II se tut, contempla les cierges en souriant.

– Qu'est-ce que ça peut nous faire au juste ? Demanda Soliman. Il est loin maintenant. On sait bien qu'il allume des cierges.

– Tu n'as toujours pas compris, Sol ? Cette église est sur son itinéraire. Cela veut dire qu'il n'a pas dévié. Il colle à sa route. Cela veut dire que rien n'est fortuit. S'il passe par là, c'est qu'il le faut. Il ne déviera plus à présent.

Avant de partir, Adamsberg mit trois francs dans une corbeille.

– Je savais bien que tu avais fait un vœu, dit Soliman.

– J'ai juste payé le cierge.

– Tu mens. Tu as fait un vœu. Je l'ai vu sur tes yeux.


Adamsberg gara la voiture à une vingtaine de mètres de la bétaillère. Il serra lentement le frein à main. Ni lui ni Soliman ne descendirent. Le Veilleux avait allumé une flambée, qu'il tisonnait du bout de son bâton ferré. À côté de lui, le regard tourné vers les flammes, un grand et beau type en tee-shirt blanc, aux cheveux blonds tombant sur les épaules, avait posé son bras autour des épaules de Camille. Adamsberg le regarda sans bouger pendant un long moment.

– C'est le trappeur, commenta finalement Soliman.

– Je vois ça.

Les deux hommes laissèrent passer un nouveau silence.

– C'est le type qui vit avec Camille, reprit Soliman comme s'il se le réexpliquait à lui-même, pour bien s'en convaincre. C'est le type qu'elle a choisi.

– Je vois ça.

– Très beau, très solide, pas froid aux yeux. Et des idées, ajouta Soliman en montrant son front. On ne peut pas dire que Camille ait mal choisi.

– Non.

– On ne peut pas lui reprocher d'avoir choisi ce type-là plutôt qu'un autre, pas vrai ?

– Non.

– Camille est libre. Elle peut bien choisir qui elle souhaite. Celui qui lui plaît le mieux. Si c'est celui-là, eh bien, elle le choisit, pas vrai ?

– Oui.

– C'est elle qui décide, après tout. Ce n'est pas nous. Ce n'est pas les autres. C'est elle. On ne voit pas ce qu'on aurait à dire là-dessus, pas vrai ?

– Non.

– Et elle n'a pas mal choisi, finalement. Hein ? Je ne vois pas pourquoi on s'en mêlerait.

– Non. On ne va pas s'en mêler.

– Non, pas une seconde.

– Ça ne nous regarde vraiment pas, en fait.

– En fait, non.

– Non, répéta Adamsberg.

– Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Soliman après un nouveau silence. On descend ?

Le Veilieux installa un grillage sur les braises et disposa sans soin deux rangées de côtelettes et de tomates.

– Où as-tu pris le gril ? lui demanda Soliman.

– C'est du grillage à poules. Buteil l'avait laissé dans le camion. La chaleur, ça désinfecte tout.

Le Veilleux regarda griller la viande, puis distribua les parts, dans un certain silence.

– Les cierges ? demanda Camille.

– Cinq à Saint-Pierre-du-Cenis, dit Adamsberg. Il a dû les allumer vers trois heures. Il colle à la route. Ce qu'il faudrait, c'est bouger dès ce soir, Camille. Maintenant que Laurence est là, on peut se déplacer.

– Tu veux aller à Saint-Pierre ?

– Il n'y est déjà plus. Il est devant. Déplie la carte, Sol.

Soliman repoussa les verres, étala la carte sur la caisse.

– Tu vois, dit Adamsberg en désignant la route de la pointe de son couteau, l'itinéraire se brise ici pour partir plein ouest vers Paris. Même s'il tient à ne pas franchir l'autoroute, il aurait pu tourner avant, ici, par cette petite route, ou bien là. Au lieu de ça, il fait un coude de trente kilomètres. C'est absurde, à moins qu'il ne tienne absolument à passer par Belcourt.

– Ça ne saute pas aux yeux, dit Soliman.

– Non, dit Adamsberg.

– Massart tue au hasard, quand on le dérange.

– C'est bien possible. Mais je préférerais qu'on aille à Belcourt ce soir. Le bourg n'a pas l'air grand. S'il y a une croix plantée quelque part, on la trouvera, et on se postera là.

– Je n'y crois pas, dit Soliman.

– Moi si, dit soudain Lawrence. Pas certain, mais très possible. Bullshit. A fait assez de morts comme ça.

– Si on le gêne à Belcourt, dit Soliman en se tournant vers le Canadien, il ira tuer ailleurs.

– Pas sûr. A des idées fixes.

– C'est des moutons qu'il cherche, dit Soliman.

– A pris goût aux hommes, dit Lawrence.

– Tu disais qu'il s'en prendrait aux femmes, dit Camille.

– Me suis gouré. S'en prend pas aux femmes pour les consommer, s'en prend aux hommes pour se venger. Revient un peu au même.


Il n'y avait aucune sorte de croix à Belcourt, ni dans les chemins environnants. Camille gara la bétaillère en bordure d'un terrain municipal planté de jeunes pruniers, à l'entrée de la départementale qui traversait la petite ville. Adamsberg les avait devancés pour prévenir l'équipe de garde de la gendarmerie.

Soliman l'attendait seul. Les agissements du commissaire le déconcertaient, ses démonstrations incomplètes le laissaient incrédule. Mais son scepticisme n'entamait pas la loyauté qui l'avait attaché à Adamsberg dès les premières heures. Par logique, par raison, Soliman luttait contre lui. Mais par nature, il s'associait à ses actes, sinon à ses pensées, faute de pouvoir les discerner clairement.

– Comment sont les gendarmes ? lui demanda-t-il quand Adamsberg revint au camion, vers minuit.

– Bonne cuvée, dit Adamsberg. Coopérants. Ils vont tenir le bourg sous surveillance jusqu'à nouvel ordre. Où sont les autres ?

– Le Veilleux est sous un prunier, là-bas. Il boit un coup de blanc.

– Les autres ? insista Adamsberg.

– Partis en balade. Le trappeur a dit à Camille qu'il voulait être seul avec elle.

– Bien.

– Je suppose qu'ils en ont le droit, pas vrai ?

– Oui, bien sûr que oui.

– Oui, répéta Soliman.

Il décrocha la mobylette, mit le moteur en route.

– Je vais en ville, dit-il. Voir s'il y a un café ouvert.

– Il y en a un, derrière la mairie.

Soliman s'éloigna sur la route. Adamsberg monta dans le camion, examina le cierge qui, en sept heures, avait brûlé sur plus de la moitié. Il le souffla, prit un tabouret et un verre et rejoignit le Veilleux, qu'on distinguait au bout du champ, assis tout droit dans l'ombre, à cinquante mètres de là.

– Assieds-toi, mon gars, dit le Veilleux à son approche.

Adamsberg cala le tabouret à ses côtés, s'assit, tendit son verre.

– La ville est sous surveillance, dit-il. Si Massart se pointe, il risque gros.

– Alors il se pointera pas.

– C'est ce qui me soucie.

– T'avais qu'à pas leur donner l'itinéraire, mon gars.

– C'était le seul moyen de savoir.

– Ouais, dit le Veilleux en remplissant le verre. J'ai pigé la ruse. Mais l'homme est un loup-garou, mon gars. C'est bien possible qu'il choisisse ses victimes, je ne te dis pas non. Sûr qu'il a dû se faire des ennemis quand il était rempailleur. Mais il les tue en loup-garou. C'est ça, le truc. Tu verras quand on le pincera.

– Je verrai.

– Pas certain qu'on le pince. M'est avis qu'on va attendre un bout de temps.

– Eh bien on attendra. On attendra tout le temps qu'il faudra. Ici. Sous ce prunier.

– Exactement, mon gars. On l'attendra. Et s'il le faut, on restera ici jusqu'au bout de la vie.

– Pourquoi pas ? dit Adamsberg d'un ton un peu désabusé.

– Seulement, si on l'attend, faudra penser à trouver du pinard.

– On y pensera.

Le Veilleux avala une gorgée.

– Ces motards de l'autre jour, reprit-il, faudra aussi y penser.

– Je n'oublie pas.

– C'est de la vermine. Sans le fusil, ils massacraient mon Soliman et ils bousillaient ta Camille. Crois-moi.

– Je te crois. Ce n'est pas ma Camille.

– T'aurais pas dû m'empêcher de tirer.

– Mais si.

– J'aurais visé aux jambes.

– Je ne crois pas.

Le Veilleux haussa les épaules.

– Tiens, dit-il. Les voilà qui rentrent. La jeune femme et le trappeur.

Le Veilleux suivit des yeux les silhouettes claires qui avançaient sur la route. Camille grimpa la première dans le camion et Lawrence s'arrêta devant les vantaux, hésitant.

– Qu'est-ce qu'il fout ? dit le Veilleux.

– L'odeur, suggéra Adamsberg. Le suint.

Le berger grommela quelque chose, surveillant le Canadien d'un œil un peu hautain. Lawrence parut prendre une décision, jeta ses cheveux en arrière et monta d'un bond dans le camion, comme un homme qui plonge.

– Paraît qu'il est triste parce que le vieux loup dont il s'occupait, eh bien il est mort, reprit le Veilleux. Voilà à quoi ils s'occupent, dans le Mercantour. A nourrir les vieux. Paraît qu'il va repartir au Canada aussi. C'est pas la porte à côté.

– Non.

– Il va essayer de l'emmener.

– Le vieux loup ?

– Le vieux loup est mort, je te dis. Il va essayer de l'emmener, Camille. Et elle, elle va essayer de le suivre.

– Sans doute.

– Ça aussi, faudra y penser.

– Ça ne te regarde pas, le Veilleux.

– Tu vas dormir où, cette nuit ?

Adamsberg haussa les épaules.

– Sous ce prunier. Ou dans ma voiture. Il ne fait pas froid.

Le Veilleux acquiesça, remplit les deux verres, et se tut.

– Tu l'aimes ? demanda-t-il de sa voix sourde, après plusieurs minutes de silence.

Adamsberg haussa de nouveau les épaules, sans répondre.

– Je m'en fous que tu te taises, dit le Veilleux, je n'ai pas sommeil. J'ai toute la nuit pour te poser la question. Quand le soleil se lèvera, tu me trouveras là, et je te la reposerai, jusqu'à ce que tu me répondes. Et si, dans six ans, on est toujours là, tous les deux, à attendre Massart sous le prunier, je te le demanderai encore. Je m'en fous. J'ai pas sommeil.

Adamsberg sourit, avala une gorgée de vin.

– Tu l'aimes ? demanda le Veilleux.

– Tu m'emmerdes avec ta question.

– Ça prouve que c'est une bonne question.

– Je n'ai pas dit qu'elle était mauvaise.

– Je m'en fous, j'ai toute la nuit. J'ai pas sommeil.

– Quand on pose une question, dit Adamsberg, c'est qu'on a déjà la réponse. Sinon, on la boucle.

– C'est vrai, dit le Veilleux. J'ai déjà la réponse.

– Tu vois.

– Pourquoi tu la laisses aux autres ?

Adamsberg resta silencieux.

– Je m'en fous, dit le Veilleux. J'ai pas sommeil.

– Merde, le Veilleux. Elle n'est pas à moi. Personne n'est à personne.

– Finasse pas avec ta morale. Pourquoi tu la laisses aux autres ?

– Demande au vent pourquoi il ne reste pas sur l'arbre.

– Qui est le vent. Toi ? Ou elle ?

Adamsberg sourit.

– On se relaie.

– Ce n'est pas si mal, mon gars.

– Mais le vent s'en va, dit Adamsberg.

– Et le vent revient, dit le Veilleux.

– C'est ça, le problème. Le vent revient toujours.

– Le dernier verre, avertit le Veilleux en examinant la bouteille dans l'obscurité. Faut qu'on se rationne.

– Et toi, le Veilleux ? T'as aimé quelqu'un ?

Le Veilleux resta silencieux.

– Je m'en fous, dit Adamsberg. Je n'ai pas sommeil.

– T'as la réponse ?

– Suzanne, toute ta vie. C'est pour ça que j'ai vidé ta cartouchière.

– Fumier de flic, dit le Veilleux.


Adamsberg regagna sa voiture, tira du coffre une couverture et s'installa sur la banquette arrière, la portière ouverte pour pouvoir étendre les jambes. Vers deux heures du matin, une queue d'orage tonna sur la campagne et il se mit à tomber une pluie fine et tenace qui l'obligea à se recroqueviller dans l'habitacle. Ce n'est pas qu'il était grand, un mètre soixante et onze, le minimum requis pour entrer chez les flics, mais la position finissait par être inconfortable.

En y réfléchissant, il devait même être le plus petit flic de France. C'est déjà quelque chose. Le Canadien, lui, était grand. Beaucoup plus grand. Plus beau aussi, incontestablement. Et même bien plus beau que prévu. Solide, fiable. Un très bon choix, bien meilleur que lui. Lui, il ne valait pas le coup. C'était du vent.

Bien sûr qu'il aimait Camille, il n'avait jamais essayé de le nier. Parfois il s'en rendait compte, parfois il la cherchait, et puis il n'y pensait plus. Camille était son penchant naturel. Ces deux nuits près d'elle avaient été bien plus difficiles qu'il ne l'aurait pensé. Cent fois il avait voulu poser la main sur elle. Mais Camille n'avait pas l'air de demander quoi que ce soit. Vis ta vie, camarade.

Oui, bien sûr qu'il aimait Camille, du plus loin de lui-même, du fin fond de ces terres ignorées que l'on trimballe en soi comme un monde sous-marin intime et étranger. Bien sûr. Et après ? Il n'était écrit nulle part qu'il faille réaliser chacune de ses pensées. Chez Adamsberg, la pensée n'entraînait pas nécessairement l'action. Entre l'une et l'autre, l'espace du songe absorbait quantité de pulsions.

Et puis il y avait ce terrible vent qui le poussait sans cesse, plus loin devant, déracinant parfois son propre tronc. Ce soir, pourtant, il était l'arbre. Il aurait voulu retenir Camille entre ses branches. Mais justement, ce soir, Camille était le vent. Elle filait vite, jusque vers les neiges, là-haut. Avec ce foutu Canadien.

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