III

Lawrence Donald Johnstone ne redescendit au village que le vendredi, vers onze heures du soir.

Entre une heure et quatre heures, les hommes du Parc du Mercantour faisaient une longue pause studieuse ou somnolente à l'ombre des baraquements de pierres sèches qu'on trouvait ça et là sur les pentes. Lawrence s'était approprié, pas très loin du nouveau territoire du jeune Marcus, une bergerie désaffectée dont il avait débarrassé le sol d'un fumier hors d'âge et à vrai dire inodore. C'était pour le principe. Le grand Canadien, plus habitué à se laver torse nu avec des mottes de neige qu'à se vautrer, poisseux de vieille sueur, dans la merde des brebis, trouvait les Français cradingues. Paris, rapidement traversé, lui avait soufflé de lourdes odeurs de pisse et de transpiration, des relents d'ail et de vin. Mais c'était à Paris qu'il avait rencontré Camille, aussi Paris était-il absous. Absous aussi ce Mercantour surchauffé et ce village de Saint-Victor-du-Mont où il s'était provisoirement posé avec elle. Mais cradingues quand même, les types surtout. Il ne s'habituait pas aux ongles noirs, aux cheveux collés, aux maillots informes, gris de crasse.

Dans sa vieille bergerie nettoyée, Lawrence s'installait chaque après-midi sur une grosse toile, étendue à même la terre séchée. Il classait ses notes, visionnait les images du matin, préparait les observations de la soirée. Ces dernières semaines, un vieux loup en bout de course, un solitaire d'une quinzaine d'années, le vénérable Augustus, chassait sur le mont Mounier. Il ne sortait qu'à la fraîche et Lawrence ne voulait pas le rater. Car le vieux père tentait de survivre plutôt qu'il ne chassait. Ses forces déclinantes lui faisaient manquer les proies les plus simples. Lawrence se demandait combien de temps le vieillard allait tenir, comment cela allait finir. Et combien de temps, lui, Lawrence, il allait tenir, avant d'aller braconner quelque viande pour le vieil Augustus, bravant ainsi les Lois du Parc qui voulaient que les animaux se démerdent et crèvent comme aux premiers temps du monde. Si Lawrence apportait un lièvre au vieux, ça n'allait pas déséquilibrer la planète, si ? Quoi qu'il en soit, il faudrait le faire sans souffler mot aux collègues français. Les collègues assuraient que donner un coup de main aux bêtes les amollissait et détraquait les lois de la Nature. Certes, mais Augustus était déjà ramolli et les lois de la Nature étaient en dentelle. Alors, ça changeait quoi ?

Puis, après avoir avalé pain, flotte et saucisson, Lawrence s'étendait au sol, au frais, mains sous la nuque, et il pensait à Camille, il pensait à son corps et à son sourire. Camille était propre, Camille était parfumée, et surtout, Camille possédait une grâce inconcevable, qui faisait trembler les mains, le ventre et les lèvres. Jamais Lawrence n'aurait imaginé trembler pour une fille aussi brune, aux cheveux raides et noirs, taillés sur la nuque, et qui ressemblait à Cléopâtre. Quand même, pensa-t-il, ça faisait deux mille ans que cette vieille Cléopâtre était morte, mais elle restait encore l'archétype de ces fières filles brunes au nez droit, au cou délicat, au teint pur. Oui, rudement forte, cette vieille Cléopâtre. Et dans le fond, il ne savait rien d'elle, et pas grand-chose de Camille, sauf qu'elle n'était pas reine et qu'elle gagnait sa vie en pratiquant tantôt la musique et tantôt la plomberie.

Ensuite, il devait abandonner ces images qui l'empêchaient de se reposer, et il se concentrait sur le boucan des insectes. Ça abattait un sacré boulot, ces bestioles. L'autre jour, sur les basses pentes, Jean Mercier lui avait montré sa première cigale. Grosse comme un ongle, beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Lawrence, lui, aimait vivre en silence.

Ce matin, il avait vexé Mercier. Mais sans blague, c'était Marcus, tout de même.

Marcus, avec sa touffe jaune à l'encolure. Il promettait, ce loup. Tonique, fureteur, vorace. Lawrence le soupçonnait d'avoir bouffé une bonne quantité d'agneaux, cet automne, dans le canton de Trévaux. Du franc travail de prédateur, avec du sang partout dans les herbages autour des toisons déchiquetées par dizaines, un genre de performance qui mettait les gars du Parc au désespoir. Les pertes avaient été remboursées mais les éleveurs s'échauffaient, s'armaient de chiens d'attaque et, l'hiver dernier, ça avait manqué tourner à la battue générale. Depuis fin février, depuis que les meutes hivernales s'étaient dispersées, c'était l'accalmie. Repos.

Lawrence était du côté des loups. Il estimait que les bêtes avaient honoré la petite terre de France en passant audacieusement les Alpes, comme des ombres solennelles venues du passé. Pas question de les laisser massacrer par les petits hommes surcuits. Mais, comme tout chasseur nomade, le Canadien était un homme prudent. Au village, il ne parlait pas des loups, il restait muet, suivant en cela le précepte de son père : « Si tu veux rester libre, ferme ta gueule. »


Lawrence n'était pas redescendu à Saint-Victor-du-Mont depuis cinq jours. Il avait prévenu Camille qu'il suivrait le vénérable Augustus dans ses chasses nocturnes et désespérées jusqu'à jeudi, avec la caméra infrarouge. Mais le jeudi, les échecs répétés du vieux loup avaient eu raison de la résistance de Lawrence et il avait prolongé sa traque d'une soirée, pour lui trouver de quoi bouffer. Il avait attrapé deux garennes au terrier, leur avait ouvert la gorge d'un coup de couteau et déposé les cadavres sur une des pistes d'Augustus. A l'abri des broussailles, entortillé dans une toile cirée censée retenir son odeur d'homme, Lawrence avait guetté avec anxiété le passage de la maigre bête.

À présent, il traversait Saint-Victor désert en sifflotant, soulagé. Le vieillard était passé et le vieillard avait mangé.


Camille se couchait assez tard dans la nuit. Quand Lawrence poussa la porte, il la vit penchée sur le clavier de son synthétiseur, casque sur les oreilles, sourcils froncés, lèvres entrouvertes, les mains courant d'une note à l'autre, parfois hésitantes. Camille n'était jamais si belle que lorsqu'elle se concentrait, pour le travail ou pour l'amour. Lawrence posa son sac, s'assit à la table et l'observa pendant quelques minutes. Isolée sous ses écouteurs, insensible aux sons extérieurs, elle griffonnait sur une portée. Lawrence savait qu'elle devait livrer pour novembre la bande musicale d'un feuilleton sentimental en douze épisodes, un vrai désastre, avait-elle dit. Et beaucoup de boulot, s'il avait bien compris. Lawrence n'aimait pas discuter à perte de vue des détails du boulot. On faisait le boulot, c'est tout. Et c'était ce qu'il y avait de plus important.

Il passa derrière elle, contempla sa nuque sous les cheveux courts et l'embrassa rapidement, ne jamais déranger Camille pendant le travail, fût-ce après cinq jours d'absence, il comprenait ça mieux que personne. Camille sourit, fit un signé de main. Elle travailla encore vingt minutes avant d'ôter son casque et de le rejoindre à la table. Lawrence faisait défiler les images d'Augustus dévorant les garennes et il lui présenta le viseur.

– C'est le vieillard qui se bâfre, expliqua-t-il.

– Tu vois que ce n'est pas un homme fini, dit Camille en collant son œil à l'oculaire.

– C'est moi qui lui ai filé la viande, répondit Lawrence en faisant la moue.

Camille posa sa main sur les cheveux blonds du Canadien, tout en gardant un œil sur le viseur.

– Lawrence, dit-elle, il y a eu du mouvement. Apprête-toi à les défendre.

Lawrence l'interrogea à son habitude, d'un simple mouvement de menton.

– Mardi, ils ont retrouvé quatre brebis égorgées à Ventebrune, et hier matin, neuf autres déchiquetées à Pierrefort.

– God, souffla Lawrence. Jésus Christ. Bullshit.

– C'est la première fois qu'ils s'aventurent si bas.

– Deviennent plus nombreux.

– Je l'ai su par Julien. C'est passé aux informations, ça devient sujet national. Les éleveurs ont dit qu'ils feraient passer le goût de la viande aux loups d'Italie.

– God, répéta Lawrence. Bullshit.

Il regarda sa montre, éteignit la caméra, et, soucieux, alla allumer un tout petit poste de télévision posé sur une caisse, dans un angle.

– Il y a plus ennuyeux, ajouta Camille.

Lawrence tourna son visage vers elle, menton levé.

– Ils disent que cette fois, ce ne serait pas une bête comme les autres.

– Pas comme les autres ?

– Différente. Plus grande. Une force de la nature, une mâchoire gigantesque. Pas normale, quoi. En deux mots, un monstre.

– Tu parles.

– C'est ce qu'ils disent.

Lawrence secoua ses cheveux blonds, atterré.

– Ton pays, dit-il après un silence, est un foutu pays arriéré de vieux cons.

Le Canadien passa d'une chaîne à l'autre pour trouver un bulletin d'informations. Camille s'assit au sol, croisa ses bottes et se cala contre les jambes de Lawrence, se mordant les lèvres. Tous les loups y passeraient, et le vieil Augustus aussi.

Загрузка...