Zéro

C’était un matin de décembre, un de ces beaux matins froids et venteux, avec un ciel tellement récuré de fond en comble qu’il en avait un petit air neuf et pratiquement indolore, comme bien des interventions bénignes sous anesthésie locale. C’était un nouveau ciel et un nouveau matin, mais toujours la même ville et la même vieille histoire. Non loin, sans qu’on la voie d’où j’étais, la Seine se crêpelait de courtes vagues grises qui miroitaient à contre-courant comme autant de petits copeaux de lumière dans le soleil glacé. Les rues s’embouteillaient de vacarme jusqu’à ras bord et les passants se hâtaient sous la morsure de la bise. Périphériques saturés. Il était dix heures quarante et une. La météo avait annoncé : situation anticyclonique, beau temps sec et froid sur l’ensemble du pays, risques de gelées matinales en plaine dans le Centre et dans l’Est. Températures inférieures aux normes saisonnières en cours de journée. Vent modéré à fort du secteur Est. Soleil.

Depuis ma place, ce que j’apercevais du ciel ressemblait à une laque pâle et distante, occupée à tout autre chose, et juchée très au-dessus des immeubles abrupts qui nous surplombaient. J’entendais le vent (du secteur Est) gronder dans les gaines de climatisation qui n’avaient jamais climatisé quoi que ce soit de mémoire de flic. Il grondait et sifflait avec un entrain bizarre. Bizarre pour moi. Le bureau était passablement lumineux, vaste et froid et trop haut de plafond pour un bureau — même pour celui du chef de la Division. Il semblait inhabité comme nombre de lieux qui servent à l’apparat. Il ne l’était pas. À travers la cloison, on percevait sans tout comprendre les bribes alternées d’une conversation à la radio et le crépitement saccadé et monotone d’un télétype, par essence incompréhensible. Un bureau. Quatre hommes dedans. Trois hommes et Calhoune. Rien que quatre flics.

Bientôt trois.

Ce que je voyais du ciel, je ne pouvais l’apercevoir qu’en me renfonçant dans le fauteuil que j’occupais. C’était celui qu’on réservait d’ordinaire aux clients, tout au moins aux clients assez importants pour intéresser directement le chef de la Division. Le fauteuil des accusés. Il était en cuir havane, pas pire ni meilleur que bien d’autres sinon qu’on s’y enfonçait et qu’il se trouvait juste au milieu de la pièce. Il était facile de surplomber de toutes parts son occupant. J’y étais enfoncé.

À ma gauche, à hauteur du coude, il y avait une table basse jonchée de revues techniques et de brochures sur le Projet de modernisation de la police dont tout le monde parlait depuis l’époque où j’étais rentré à l’Usine mais que personne n’avait jamais vu naître. Ce genre de remarque peut aussi bien s’appliquer à Dieu lui-même et à la fin des privilèges, aussi ne vaut-elle pas grand-chose. Il y avait aussi un cendrier chromé plus ou moins en forme de tulipe, mais hors de portée pour moi. Calhoune aussi.

Calhoune était appuyée des épaules à la fenêtre. Elle avait la tête basse et les chevilles croisées, et entre le majeur et l’index une cigarette dont elle ne s’occupait pas. Naturellement, Calhoune ne s’appelait pas Calhoune. Comme le reste du monde, elle avait un vrai nom et un prénom, même si on ne se les rappelait plus. Calhoune était grande, belle et prospère. Je l’avais connue moins luxueuse à ses débuts (avant que tout le monde finisse par l’appeler Calhoune), moins opulente et moins glacée, bien moins parfaite. Peut-être était-elle seulement plus jeune à l’époque. Jeune, tout le monde l’a été un jour ou l’autre. Peut-être.

Je n’en voulais pas à Calhoune. Je n’en voulais à personne, mais surtout pas à elle. Calhoune au moins m’avait bien prévenu. Elle m’avait dit qu’elle m’aurait. Elle ne me l’avait ni juré ni promis, comme on le fait en général sous le coup de la rage, de la colère, ou d’une de ces passions tristes et violentes qu’on accorde aux mortels et qui ne durent guère plus qu’eux, elle me l’avait dit doucement, lentement — comme une évidence. Une évidence un peu lasse, tout de même. Personne n’est parfait.

Je ne lui en voulais pas. Elle m’avait eu. Une bien longue traque pour elle, et qui l’avait beaucoup occupée ces derniers temps. C’était au fond ce que j’avais pu lui offrir de mieux. Une sorte de divertissement à sa mesure — et à la mienne. Maintenant que tout allait être consommé, fini, clouté, comme disent les flics dans leur jargon de flics, comment lui en aurais-je voulu ? Elle était venue assister au dernier acte. Et alors ? C’est elle qui avait mené l’enquête. Quoi de plus naturel qu’elle fût présente ? Présente à quoi ? Calhoune souffrait. Elle pouvait rester immobile et se taire, mais je savais qu’elle souffrait. Pas à cause de moi et de ce qui m’arrivait, mais à cause d’elle et de ce qu’elle avait fait. Elle souffrait et son corps sentait la souffrance — l’odeur aigre de la souffrance. Elle a allumé sa Dunhill avec des gestes lents et précautionneux sans relever le front, sans regarder personne. Elle souffrait et elle avait peur.

C’était pourtant mon enterrement et pas le sien.

Moi non plus, je ne disais rien.

En face de moi, derrière le bureau presque nu, il y avait Moll, droit et abrupt comme une falaise — comme une falaise ou un remords. Moll était le chef de la Division. Il allait faire ce qu’il devait faire, sans plus. Derrière lui, un vaste poster en couleurs était fixé au mur. On y reconnaissait la baie d’Alger. Je la reconnaissais pour avoir pris la photo depuis les hauts d’El-Biar un soir de mai 1962. Presque pas de voile atmosphérique. On y voyait loin. Un paquebot blanc doublait la jetée en s’en allant et pour un peu on se serait attendu à ce qu’il se mette à grimper à une allure d’escargot jusqu’en haut de l’horizon avant de basculer de l’autre côté, derrière, là où il n’y a rien. Naturellement, c’était impossible. Il avait été stoppé net, le bateau blanc, juste à l’endroit où il se trouvait, comme un homme qui vient de prendre une balle expansive entre les omoplates. Un homme immobile.

Juste avant la chute.

Moll me regardait fixement. Je regardais fixement le paquebot blanc. Il poussait un petit bourrelet d’eau verte devant l’étrave et un court sillage gris s’épanouissait à sa poupe. Certains hommes et presque tous les navires savent ainsi vous tourner le dos. La vie aussi.

Moll se tenait exagérément raide et l’épaule très rembourrée de son veston à la mode me cachait les bâtiments de l’amirauté situés plus à gauche. Comment lui en vouloir ? J’avais connu des tauliers pires que lui. Moll était un homme grand et athlétique. Il avait juste ce qu’il fallait de brioche pour inspirer confiance, et au menton une fossette attendrissante où on pouvait rêver loger une bille. Il se dégarnissait sur les tempes et ça ne lui allait pas mal. Il avait un sourire lent et chaud, des yeux bruns capables de compassion, et presque autant d’imagination qu’une frisée aux lardons. Je ne l’avais jamais connu moins sûr de lui. Moll était un homme honnête. Il faisait partie de ceux qui ont eu la chance de naître un jour du bon côté de la rue et de n’avoir jamais dû le quitter. A soi toute seule, ça n’est pas une raison de les détester. Il suffit de ne pas les envier. Moll était commissaire principal. Il était venu prendre son galon de divisionnaire à la Douzième, comme ses prédécesseurs l’avaient fait avant lui et comme ses successeurs le feraient à sa suite. Il ne leur fallait ni creux ni vagues.

De ce point de vue, un type comme moi ne l’arrangeait pas.

Lui aussi avait peur. Évidemment, bien moins que Calhoune.

Sa peur à lui était abstraite et sèche, et strictement tactique, purement événementielle. Elle n’affectait en rien ses glandes sudoripares. De manière générale, Moll avait moins de profondeur qu’un plat à barbe et à peu près autant de sensibilité. C’était le rouage gris et fiable d’une grande machine anonyme — anonyme et peu fiable.

Il appuyait ses grandes mains osseuses sur le maroquin posé devant lui, et dont le cuir grenat et mince était élimé, mais lisse et doux au toucher comme un vague chagrin. Sous ses doigts fermement écartés, il y avait un arrêté qu’il ne me restait plus qu’à signer. Moll ne savait pas : je pouvais refuser. Refuser de signer. Tout compliquer. On ne savait jamais.

A sa gauche, debout lui aussi mais en retrait, se tenait le délégué national du syndicat des inspecteurs — celui des syndicats d’inspecteurs auquel j’appartenais et qui n’était pas le mieux vu. Charles Vannier était inspecteur divisionnaire comme moi. Il arborait une mince mallette en vernis noir et se comportait comme un conseiller juridique. En ce qui me concernait, il aurait aussi bien pu être au diable. Lui aussi, je l’avais connu. Quand on fait la même chose durant un quart de siècle, on finit par connaître du monde, de gré ou de force et souvent sans le vouloir. Presque toujours sans le vouloir. Vannier était un personnage dodu et suffisant. Il avait une petite face de pékinois et des cheveux très noirs et raides peignés au clou. Il portait un complet de tergal gris avec en dessous un gilet rayé bordeaux et noir comme en ont les loufiats. Pas tous les loufiats, seulement ceux qui veulent s’habiller en loufiats. Il regardait partout et personne en particulier. Vannier ne m’aimait pas et moi je m’en foutais. Il n’avait jamais été capable d’arrêter quoi que ce soit, pas même une pendule. Il le savait, en plus. L’instant d’avant, il avait allumé un mince cigarillo tout en dévisageant Moll sans que celui-ci me quitte des yeux et il avait conclu sa courte péroraison en soulignant :

— Il faut qu’il soit inculpé. (Il, c’était moi.) Ainsi, il aura accès au dossier. Cette mesure de suspension ne repose sur aucune accusation précise. Il faut jouer l’inculpation. Le syndicat lui fournira des avocats et suivra son affaire avec la plus grande attention.

C’était une longue tirade pour Vannier. Une longue tirade pour tout le monde. Ça n’avait pas plus de sens et de portée que n’importe quelle déclaration officielle. C’était juste ce qu’un délégué syndical se devait de dire dans ce genre d’occasion pour justifier sa position de détachement et ses notes de frais. Moll le savait, c’est pourquoi il l’avait subie sans broncher, sans y accorder plus d’importance qu’il n’en fallait. Il m’a répété à mi-voix :

— Vous êtes suspendu.

Ça faisait beaucoup de syllabes aussi. On sentait bien qu’il en avait marre. Moi aussi. Calhoune aussi, peut-être. Je n’avais pas envie de jouer. Vannier a remué les épaules d’un air de s’en foutre. Il s’en foutait. Je pouvais encore refuser de signer. C’est ce que font certains malfrats chevronnés, même si pour la plupart ils savent que ça ne change rien. Des débutants le font aussi, sans savoir. Je n’avais plus envie de jouer.

J’ai pris appui sur les accoudoirs du fauteuil dont je me suis extrait. Je me suis levé et j’ai tout signé à la suite, l’original et les copies dans l’ordre où Moll me les passait, sans rien lire, sans rien garder. Quand j’ai eu fini, je l’ai senti se détendre mais pas Calhoune, dans mon dos. Sa peur à elle était dense et laide, ses volutes presque palpables. Sans retirer mon blouson, j’ai défait le brêlage en dessous et tout est venu pièce par pièce : mon pistolet dans l’étui que je portais horizontal de manière que la crosse soit en avant et tombe sous les doigts, comme Rourke dans L’Année du Dragon, sauf que je le faisais bien avant lui, les menottes et le chargeur de rechange, tout mon mince fourniment au cuir usé, aux bretelles mangées de sueur, et j’ai tout posé sur la glace du bureau devant Moll qui n’avait pas cessé de me fixer dans les yeux comme s’il craignait de se noyer. De ma poche intérieure, j’ai sorti le porte-cartes avec ma médaille et ma brème. Je l’ai ouvert et je me suis regardé sur la petite photo — et je ne me suis pas plu. L’Identité judiciaire n’avantage personne. Elle n’enfonce personne non plus. Si le photographe de l’Usine m’avait fait ce maigre visage de jeune gouape aux yeux durcis et à la bouche amère, c’était peut-être vraiment ma vraie tête à moi, à l’époque, la seule vraie. Celle qu’on a quand on est mort.

Je ne m’aimais pas en mort. J’ai refermé le porte-cartes, je l’ai jeté sur le reste. J’ai fini par retrouver mon brassard de police dans une poche de jean. Il était à demi déchiré et plus du tout fluorescent. Je l’ai rendu. Derrière moi, Calhoune a peut-être bougé et peut-être pas. C’était fini. Moll m’a tendu la main.

J’ai regardé une dernière fois le grand paquebot tout blanc qui partait je ne sais où, la nuit qui montait et la mer si vaste qu’elle se violaçait tout en haut, si vide, là où devait se trouver l’horizon un peu courbe, très haut, et enfin la mince bande de ciel mauve très tendre et si pâle qu’il en paraissait translucide.

En me tendant la main, le commissaire principal Moll m’a dit au revoir et bonne chance à mi-voix, je crois.

Comme j’ai toujours aimé les hommes qui ont le mot pour rire, je lui ai serré la main et je suis sorti sans saluer les deux autres, même pas Calhoune qui attendait. Dans les couloirs, personne n’a fait attention à moi. On ne m’a pas évité non plus. Des machines à écrire crépitaient un peu partout, des téléphones sonnaient. En passant devant le standard, dans les staccatos haletants du télétype, j’ai entendu deux équipes de la voie publique qui émettaient entre elles sans beaucoup de discipline radio. Les voix étaient jeunes et pleines d’excitation. Deux équipes sur un plan de came. À les entendre, on sentait que le moment de la curée était proche.

À la sortie, le planton, un gosse efflanqué qui écoutait du Led Zeppelin au casque sur son baladeur m’a salué de la tête. Il tripotait les revers de son blouson d’uniforme en louchant dessus comme s’il se fût agi d’un secret embarrassant. Ça ne lui aurait servi à rien que je réponde.

Dehors, sur le trottoir, j’ai allumé une Camel derrière mes paumes. Il faisait beaucoup de vent froid. Les voitures de l’Usine étaient rangées un peu partout au petit bonheur la chance, pour la plupart en double file, et je n’en ai pas vu une qui ne ressemblât de près ou de loin à une épave. Machinalement, je me suis palpé le flanc gauche, là où je portais d’habitude mon arme. Bien sûr, il n’y avait plus rien. J’ai mis mes Ray-Ban et j’ai enfoncé les poings dans mes poches de blouson. Il ne me restait plus qu’à foutre le camp, ce que j’ai fait.

Plus loin, mais pas très loin, en descendant les escaliers du métro, je me suis rappelé que Franck était mort. Je me suis rappelé aussi à quoi il ressemblait en pièces détachées à la fin de l’autopsie. Éviscéré, la cage thoracique béante et le crâne scié en deux, il ressemblait très exactement à un tas de pièces détachées. Seule une de ses mains était restée intacte, la droite. La gauche, on lui en avait brisé chaque doigt, l’un après l’autre, tout le temps qu’avait duré son agonie.

J’ai continué à descendre, marche par marche.

Il ne faut pas croire que j’en avais vraiment envie, mais descendre, c’est ce que nous faisons tous un jour ou l’autre. Il ne faut pas croire non plus que c’est très difficile.

Le plus dur, c’est seulement de s’y mettre.

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