Six

Je savais qu’ils allaient venir. Il me restait deux nuits sur le tour de service, mais comme je savais qu’ils viendraient avec peut-être leur chef en tête, j’ai fait en sorte de ne pas dormir. Tous les détenus, les solides, je veux dire, savent qu’au réveil on est toujours plus vulnérable. J’en ai vu un ne pas fermer l’œil de quarante-huit heures. Je l’avais tapé pour braquage — un fourgon de transport de fonds qu’il avait attaqué avec les mecs de la banlieue sud. Je n’avais eu aucun mal à obtenir la prolongation de garde à vue. Même la Brigade de répression du banditisme rêvait de dégringoler la bande mais c’est la Douzième qui avait pris. En quarante-huit heures, à part son identité, je n’avais tiré qu’une phrase du type : « Je n’ai rien à vous déclarer. »

Un beau mec.

Si les autres sont tombés, ce n’est certainement pas à cause de lui. Ils sont tombés parce qu’on avait des écoutes sur tout le monde. Des écoutes et un indic dans la place. On savait tout avant même qu’ils montent au braquage. J’avais rédigé moi-même le compte rendu d’affaire réussie et les gars de mon groupe s’étaient partagé deux mille francs de frais de justice à cinq.

Il y avait six millions lourds dans le fourgon.

Je n’ai rien à vous déclarer.

Je me suis occupé. J’ai ouvert une boîte de Whiskas à Yellow Dog (je suis sûr qu’il va regarder la pub à la télé chez des voisins, parce qu’il ne veut rien d’autre que du Whiskas, et au gibier encore), je me suis préparé un café instantané. Dehors, il faisait un petit soleil froid pas même capable d’égayer un verre à dents. J’ai ajouté du lait en tube et j’ai fumé en me mettant là où Franck avait pris place la veille. Il y avait toujours les deux numéros de téléphone sur l’ardoise aux commissions. Tel que je le connaissais, Franck avait perquisitionné mon gourbi en attendant. Je ne vois pas ce qu’il avait pu trouver d’intéressant. Peut-être la boîte en fer dans sa cache. On peut en faire, des choses, avec trois cents millions. Peut-être qu’on peut même faire semblant de vivre et de reprendre goût aux choses et aux gens, seulement, il y a des intégristes du malheur. J’ai bu ma mixture tiède. C’était du mauvais café soluble, à la fois aigre et amer.

Pendant que Yellow Dog récupérait de sa nuit de folie, je me suis changé, j’ai pris une douche en me savonnant bien, brûlante puis glacée, je me suis rasé avec soin. C’étaient tout un tas de joies simples et sans portée. Des joies d’homme seul et qui ne causent de tort à personne. J’ai choisi un jean propre et repassé, une de mes chemises kaki que Calhoune avait habitée longtemps. J’ai changé ma boucle de ceinturon pour celle des grandes occasions. Il y a dessus un aigle aux ailes ouvertes et un drapeau qui n’est pas le mien — mais je n’ai pas de drapeau à moi. Je n’en ai plus.

J’ai nettoyé mes bottes et je les ai graissées. La fatigue et l’absence de sommeil ne rendent pas moins amer, seulement plus froid et lucide. Plus loin de soi et de ce fait un peu moins vulnérable. La faim aussi, jusqu’à un certain point. Comme la boucle des grands jours, mes bottes viennent de Dallas et m’ont été offertes par une femme dont la famille possède un ranch au Nouveau-Mexique. Il s’étend sur des milliers d’hectares et le corral contient quelques centaines de chevaux. Dans les écuries, il y avait aussi une douzaine de yearlings admirables. Le temps que j’étais resté, on s’était bien accordés, eux et moi. Avec le vieux aussi. Il me voyait bien marier Vanessa. Je l’avais rencontrée à Aix. Elle était professeur d’anthropologie structurale dans son pays et elle avait de longues jambes admirables elles aussi, le dos droit et plat, ainsi qu’une taille dont je faisais le tour avec les deux mains. Bronzée en plus, avec des seins plus durs et gonflés qu’une Mae West. Son père avait bien noté que je m’y connaissais, question chevaux, et question femmes également. Sans parler du bourbon. Seulement, Van était trop tendre et trop saine pour un baltringue comme moi. À part les deux trois trucs que je lui avais appris au lit et dont elle s’était montrée tout de suite enthousiaste au-delà de toutes limites, je n’avais rien à lui offrir et certainement pas ce qu’elle attendait, à part le cul, du vrai amour bien gras et bien rose, dégoulinant, comme les grosses glaces dont elle se goinfrait tout le temps sans jamais prendre un gramme. Je n’avais plus rien à offrir, parce qu’avant j’avais déjà rencontré Calhoune et que Calhoune était partie.

Après Calhoune, sauf ma bite, je n’ai plus jamais rien eu à offrir à une femme. Voilà : j’avais un passé — un passé mais pas d’avenir. Mon passé n’aurait pas plu à une grande et belle femme comme Vanessa. Mais c’était le mien et c’était tout ce qu’il me restait de moi à part ma bite et des regrets plus vastes et nuls que le Champ-de-Mars — un passé.

J’ai graissé mes bottes, j’ai laissé s’imprégner puis j’ai passé un chiffon doux. C’étaient des bottes à bouts carrés du genre « pelle à tarte », avec juste ce qu’il fallait de talon biseauté pour qu’on puisse marcher tous les jours avec. Elles étaient en beau cuir fauve. On voyait qu’elles avaient été entretenues avec soin. Comme mon passé, ma bite et mon calibre. On n’entretient pas toujours ce qui sert le plus souvent.

À cause de l’insomnie, j’ai rêvassé en contemplant le soleil froid, mince comme du vieux verre à vitre qu’on trouve dans les meublés. Vanessa aurait été ma dernière chance, mais je n’en aurais pas été une pour elle. Elle s’en foutait que j’aurais presque pu être son père et elle aimait, c’est sûr, la façon que j’avais de lui faire l’amour, mes quelques perversités latines qui lui avaient permis de découvrir des ouvertures insoupçonnées, elle aimait aussi ma manière de monter sa jument, peut-être pour des raisons comparables au fond. Elle aimait les lourdes mufflées qu’on prenait ensemble, son vieux et moi, le soir, et les virées qu’on faisait tous les deux après. Lui, ce qu’il admirait, c’était ma science de la baston. Lui me disait que je ressemblais à Harry Dean Stanton et je n’ai jamais su comment je devais le prendre. C’était peut-être un compliment. Tout ça mis bout à bout ne pouvait pas aller bien loin, certainement pas plus loin que le coin de la rue. Chez Vanessa, il ne pleuvait pas. C’était un temps beau et très chaud. L’ombre bleue du soir, on ne la voyait presque pas monter.

C’est peut-être ça, le jardin d’Éden.

Un soir que j’étais plus raide que de coutume, j’ai saisi par le manche une guitare qui traînait, comme si j’avais l’intention de m’en servir de massue, j’ai enlevé la mantille noire qui l’habillait. Cette gratte, c’était juste un élément de décor. Personne n’en jouait dans la boutique. Néanmoins, par souci d’authenticité, on lui avait mis toutes ses cordes là où il fallait. Quand le vieux m’a vu avec, ses yeux ont clignoté comme un warning puis ils se sont peu à peu éteints, il a renversé la tête en arrière… Dans le ciel sec et noir, les étoiles étaient des clous d’argent si proches qu’on aurait pu les toucher sans presque bouger les doigts.

On ne fait jamais assez attention.

Il faut dire que j’avais trop bu de mescal glacé.

Ça s’est fini au petit matin — Wee Wee Hours.

Peut-être avaient-ils eu de l’indulgence pour ma voix cassée, ou pour ce que je jouais, ou pitié de mes doigts douloureux depuis le temps qu’ils n’avaient rien dit, peut-être aussi qu’ils avaient deviné quelque chose, toujours est-il que le lendemain matin, Vanessa et lui se sont arrangés pour que je passe sur une radio locale. Trop de mescal glacé. And now, a french bluesman, born in Algiers… Ils ont peut-être cru que c’était de l’Alger de Louisiane que parlait le disc-jockey, mais c’était l’autre, au bord de la Méditerranée. Je ne pouvais pas prévoir. De l’autre côté de la vitre du studio, Vanessa ondulait lentement en bougeant le bassin. Elle me faisait penser à une grande algue au fond de la mer. Dans mon esprit, c’était rien qu’une connerie sans portée. Je ne pouvais pas savoir que le standard de la station serait bloqué avant même que j’aie fini mes pitreries.

On m’a évacué sanitaire. Il paraît que j’ai même dégueulé sur les coussins de la Pontiac pendant mon transport, au retour. Je ne m’en souviens pas. Que le vieux m’a mis au lit et que j’ai failli me châtaigner avec tout le monde devant la station. Saleté de mescal.

Le fin du fin, c’est quand un grand gaillard bien balancé s’est amené sur le soir. Il m’a laissé abattre une dizaine de longueurs dans la piscine et il m’a donné la main pour sortir. Il avait la trentaine pas plus et une poigne dure et franche de débardeur. Il avait laissé sa mallette en cuir près des transats, un bel objet lisse comme en ont les avoués prospères. Tout de suite, il s’est mis à s’exprimer trop vite et trop fort en me flanquant des coups dans les côtes et le dos, de grandes tapes qui se voulaient amicales, comme s’il avait eu affaire à un homme bâti comme lui, fort comme un bœuf et bourré de vie et de santé. J’ai remarqué que ses yeux étaient du même bleu que le ciel, si bleus, si profonds et si tranquilles, que j’avais du mal à y croire. Je n’y voyais pas le moindre nuage. Candides, si on veut. Je ne connais pas de ciel profond qui soit vraiment candide. Van et les vieux sont arrivés. Ils se tenaient presque avec timidité. C’est inquiétant, la timidité chez les gens riches. Van m’a enlacé.

Le jeunot a cessé de me tabasser, il est allé prendre des papiers dans sa mallette, il les a exhibés au-dessus de la tête ainsi qu’un trophée, puis il les a agités devant moi sans cesser de parler haut et vite, une bouillie rapide de mots qui n’étaient pas dépourvus d’attrait. Je saisissais des bribes au passage. C’était facile. Great… Great… Ça revenait tout le temps. Record. Un disque. Il pensait peut-être avoir affaire à un analphabète, il a fait devant mes yeux le geste avec le pouce et l’index joints de signer sur du vent, comme dans le brouhaha, au restaurant, quand on demande l’addition. Signer. Contrats…

Peut-être que ça n’était pas du flan. Peut-être qu’ils me regardaient tous les trois avec espoir. Peut-être que c’était vrai. Vanessa m’a essuyé le torse, le dos et les épaules avec encore plus de mains qui comptaient encore plus de doigts que d’habitude… Son vieux m’a expédié en direction du menton un petit jab court et sec que je n’ai pas eu de mal à éviter, j’ai fait mine de le boxer aux flancs. Des voiles rouges dans le soleil couchant. Red Sails In The Sunset. La version la plus émouvante que je connaisse de ce vieux standard est due à Louis Armstrong. Elle date des années quarante. Elle est tendre et élégiaque, mais sans la moindre trace de mièvrerie. Comme de juste, elle a été massacrée dans les années cinquante. Paul Anka la chante avec une platitude de table à repasser et l’orchestre derrière a des accents de machine agricole.

C’est Vanessa qui m’a mené à l’avion. Mon visa venait à expiration, mes congés annuels aussi. Dans la voiture, nous n’avons pas parlé, seulement fumé un joint et bu un coup. Avant de me quitter — elle savait que c’était pour toujours —, elle m’a dit dans son français parfait :

— J’aurais aimé être cette femme.

— Quelle femme ?

— Calhoune. Drôle de prénom pour une Française.

— Ça n’est pas son prénom. Pas son vrai prénom.

— Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle est flic.

— Comme vous ?

— Pas comme moi.

— Mais elle est flic.

— Commissaire.

Vanessa m’a scruté une dernière fois. Les gens, c’est souvent la dernière fois qu’on les regarde, comme ils sont, qu’on les voit pour de vrai. Elle a allumé une Pall-Mall extra-longue. Elle portait des lunettes de soleil Porsche aux verres jaunes et moi mes Ray-Ban sombres. C’est le genre d’accessoires qui aident beaucoup pour des adieux. J’ai allumé une Camel.

À cause de la climatisation, le hall était glacé. C’est peut-être à cause de cela que Vanessa a frissonné un grand coup, des chevilles au menton, qu’elle s’est croisé les bras sur l’estomac — et qu’elle a tourné les talons. Elle est partie sans rien ajouter, sans se retourner. Sans rien.

Et moi aussi.

Ils en mettaient du temps à venir.

J’ai enfilé mes bottes, j’ai étendu du journal sur la table de cuisine. J’ai démonté mon pistolet et je l’ai nettoyé à fond, comme chaque fois que je m’en suis servi. Je ne m’en étais pas servi. C’était pour gagner du temps. J’ai dégarni le chargeur, astiqué les cartouches. Mon arme tire en semi-automatique de la munition 9 mm réglementaire dont les ogives sont chemisées de cuivre. Je suis encore capable à bras tendu d’en mettre cinq dans une petite boîte d’allumettes placée à vingt-cinq mètres. Ce genre de virtuosité ne sert à rien. Je me tapais une belle érection. Il était temps que je voie Farida avant de me mettre à faire du gringue à la première civile venue qui me regarderait sans prendre l’expression qu’on revêt automatiquement dès qu’on se rend compte qu’on vient de marcher dans une merde.

Il était temps qu’ils viennent me distraire un peu.

Ils sont venus. Ils ont tapé à la porte et j’ai crié d’entrer. J’étais assis sur le divan du living, le dos au mur et les genoux au menton, comme un détenu sur son bat-flanc. La glace me renvoyait mon image. Une image de détenu. En pénétrant dans la pièce, ils ont tout de suite pris presque toute la place. Entre eux et moi, il y avait seulement l’image de la fille qui ne se balançait plus, l’arrière des jambes maculé de ses propres déjections qui avaient eu le temps de sécher, la tête inclinée sur une épaule avec un air rêveur et les yeux très enfoncés. Elle n’était pas morte par strangulation, ce qui est long et vous fait un faciès horrible. Elle avait choisi un tabouret assez haut et trouvé le moyen de se briser les cervicales en sautant. Ou alors elle avait eu simplement de la chance.

Je les voyais à travers elle. Ils étaient deux, jeunes et bien mis avec des complets gris et des derbys sombres. Celui de gauche portait un trench ardoise dont le col était relevé et l’autre un raglan vert. Tous deux étaient trempés de pluie. Tous deux avaient à peu près l’âge de mes fils. Le trench ardoise m’a dit avec embarras :

— Il faut que vous veniez.

Je le savais. J’ai écarté d’une main l’image de la jeune morte, j’ai rabattu mes manches de chemise et j’ai ramassé mon blouson tout en me levant. S’ils ont remarqué le pistolet, ils n’en ont rien laissé paraître. Je les ai suivis. Sur le palier, le trench ardoise s’est étonné :

— Vous ne fermez pas ?

L’autre examinait la glace sans la moindre trace d’entrain. J’ai fait non de la tête, à l’un comme à l’autre. Nous avons commencé à descendre. Trench-Ardoise se tenait juste derrière moi, sur la gauche. Il était peut-être armé, peut-être pas, et il lui restait quand même quelques réflexes professionnels. Même si c’est plus facile de stopper un flic qu’un truand, il n’avait pas tout oublié de son métier. Quand on arrête un client, on l’encadre de manière à ce que personne ne lui tourne le dos, qu’on soit deux ou cinq. Toujours les pinces dans le dos. Jamais d’interpellé, même menotté, derrière le conducteur lorsqu’on le conduit en voiture. À un moment donné, dans la pénombre, Trench-Ardoise a déclaré juste assez fort pour que je l’entende :

— C’est pas la joie d’aller chercher une légende.

Il avait presque l’air de regretter. Je n’avais pourtant rien dit ou rien fait qui pût l’embarrasser. Il n’avait rien à se reprocher. Je n’ai rien répondu. Je n’étais pas une légende, rien qu’un homme qu’on emmenait là où il fallait le conduire pour rencontrer la personne qu’il devait rencontrer. Au moins, on ne m’avait pas désarmé ni passé les bracelets, mais ils n’avaient peut-être pas eu le cran, ou c’était à cause de la légende, ou bien encore parce qu’on leur avait donné pour instructions de procéder à un arrachage en douceur.

Dans le couloir, Trench-Ardoise m’a adressé une dernière fois la parole, mais en pure perte car il ne m’a rien appris que je ne sache déjà. Il m’a dit, avec plus de crainte que d’embarras :

— C’est Calhoune qui nous a dit de vous ramener.

Il me disait « vous ». Leur voiture était une Renault 21 grise bardée d’antennes comme celles des ministères. On n’en voit jamais dans les Divisions. Pour les gens de la Nuit comme moi, ce sont des choses d’un autre monde. On m’a ouvert la portière et fait monter devant. Le conducteur m’a montré où se trouvait le cendrier tout en démarrant. C’était Raglan-Vert. Il me faisait comprendre que je pouvais fumer. Presque tout de suite, il a allumé le gyrophare et le deux-tons. C’était sa façon à lui de se rendre important, parce que la circulation n’était pas si dense que cela, ou alors avait-il reçu l’ordre de faire vite. J’ai allumé une Camel, j’ai reposé les pieds bien à plat sur la moquette. La voiture sentait bon, le cuir neuf, pas le plastique, les essuie-glaces tapaient régulièrement sur un tempo medium fort reposant et j’ai regardé autour la ville sous la pluie, les néons qui s’allumaient, les passants que je n’avais pas le temps de bien voir. On roulait trop vite. Mon Oméga marquait dix-sept heures. Pour un peu, sans cigarette, je me serais assoupi. Pour un peu, malgré la cigarette, j’ai perçu le parfum qui imprégnait l’habitacle. Il était discret et tenace et d’un bon goût parfait, avec tout de même quelque chose d’un peu grave et lourd qui aurait fini par entêter.

J’ai trouvé la commande de la vitre électrique et je l’ai à demi baissée. Il est entré de la pluie et l’odeur de caoutchouc et de chien mouillé qu’a la ville sous la pluie — une odeur pas très agréable mais à laquelle on finit par s’habituer quand on ne peut pas faire autrement.

Elle me faisait au moins pas si mal que le parfum de Calhoune.

Je reprenais à vingt-deux heures, mais on m’a quand même laissé attendre. On attend toujours, dans des locaux de police. Certains disent qu’on appelle l’inspection générale la Maison bœufs-carottes, parce qu’on vous y fait mijoter avant de vous prendre en main. Il est possible que ce soit vrai, comme il se peut que ce soit faux. C’est une forme de mise en condition que j’avais apprise à Calhoune quand je l’avais touchée dans mon Groupe comme inspecteur stagiaire et c’était bien qu’elle s’en serve. Un jour ou l’autre, le disciple doit tuer le maître — ou alors le maître était un mauvais maître, ou le disciple un mauvais disciple et dans tous les cas de figure c’est le maître qui avait tort.

Quand la porte capitonnée s’est ouverte, j’ai vu sortir Léon. Elle ne s’était pas changée et sa figure était terreuse. On voyait toutes les rides et il y en avait trop. On lisait dedans toute son histoire et la plupart de ses blessures. Elle non plus n’avait pas dormi. La porte s’est refermée dans son dos et Léon a marqué deux pas pour rien, elle m’a regardé en face tout en sortant son paquet de Gitane, mais ses yeux étaient ternes et vides. Elle s’est comportée comme quelqu’un qui ne sait plus trop où il va, elle a regardé après m’avoir vu les deux bouts du couloir. Peut-être ne trouvait-elle plus la sortie.

Elle m’a encore regardé. Elle m’a dit, du coin de la bouche sans que sa face remue, à la manière qu’ont les taulards de communiquer entre eux à la faveur d’un transport :

— Je t’ai pas balancé.

Elle est partie sans se retourner. Je l’ai quand même suivie des yeux. Bien sûr, qu’elle m’avait balancé, Léon. Sans s’en rendre compte, à l’amitié. Elle m’avait balancé comme la première fois, à cause de Franck. En une journée, Léon venait de prendre vingt ans.

C’est toujours comme ça, quand on aime.

Je me suis remis à attendre.

Elle n’est pas venue à la porte. C’est Trench-Ardoise, qui avait quitté son vêtement de pluie, qui a ouvert et m’a prié d’entrer en tenant le battant. Dans l’ensemble, je n’aurais pas détesté qu’un de mes fils lui ressemblât. Le seul reproche qu’on pouvait lui adresser, c’était qu’il montrait trop qu’il n’aimait pas beaucoup ce qu’on lui demandait de faire. Il s’est éclipsé tout de suite par une porte latérale qu’il a refermée en l’étouffant de la main.

La seule lumière dans la pièce provenait de la fenêtre et il n’en sourdait pas beaucoup. Il s’y découpait une silhouette sombre — la silhouette d’une femme aux cheveux opulents. Elle était assise derrière son bureau et je ne pouvais rien voir de son visage. Le seul bruit émanait d’un lecteur de cassette sur ma gauche. Pas trop fort. Pas du bruit : de la musique. La voix était à la fois narquoise et sèche, mais aussi voilée d’une véhémence rentrée à la manière d’Oscar Benton dans le Benson-hurst Blues, et en même temps rigoureusement juste et à sa place. Certaines voix vous trahissent plus vite et mieux que votre meilleur ami. Le type avait beaucoup de drive et une façon attachante de tourner en dérision l’amertume de ses propres paroles. Il y avait aussi une guitare électrifiée dont il se servait de manière gutturale et brève en contre-chant pour souligner la mélodie et parfois il lâchait en tir groupé de brèves séries d’accords comme de courtes rafales d’arme automatique. La basse électrique était bonne, la deuxième guitare convenable mais un peu courte et celui qui tenait l’orgue électrique connaissait fort bien les harmoniques de Ray Charles (Ray Charles première manière, lorsqu’il jouait en trio à la manière de Nat King Cole), mais on sentait trop qu’il cherchait à toute force à les caser. Le batteur donnait l’impression de se servir de bidons d’essence de deux cents litres.

De vieux bidons vides, passablement rouillés.

Pourtant, l’ensemble rendait quelque chose de rude et d’âpre, très certainement impropre à la consommation courante, néanmoins il y avait dedans une tendresse rugueuse et blessée qui le rendait attachant, comme peut l’être un enregistrement de fortune commis dans une maison d’arrêt.

Lui aussi appartenait au passé.

Il ne restait personne pour s’en souvenir et on ne le trouvait plus, même chez les disquaires d’occasion. Le peu de disques qu’on avait pressés avaient fini à la casse. Calhoune, elle, en avait retrouvé un. Bon flic, Calhoune. Elle l’avait copié. Elle a laissé la cassette aller jusqu’au bout, puis comme elle devait avoir une télécommande, elle l’a arrêtée sans bouger et elle a allumé sa lampe de bureau. Sur le maroquin grenat, devant elle, trônaient deux dossiers cartonnés, le mien et celui d’un autre. Ils étaient presque aussi épais tous les deux. Sans se mettre dans la lumière, elle a fait un geste de la main et a dit :

— Tu peux t’asseoir. Tu paieras pas plus cher.

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