Dix-neuf

J’avais aimé Calhoune, à peu près autant que j’avais aimé cette vérité que je cherchais, et l’une et l’autre m’étaient parfaitement inaccessibles à présent. Certains hommes se chargent de tâches tout à fait indues dont l’utilité n’est rien moins que probable, ce qui les empêche de demeurer en repos bien longtemps. Le jour s’est levé tandis que je déambulais. C’était un matin froid et clair, un matin de décembre comme il y en aurait un second le lendemain et d’autres encore plus tard que je n’attendais pas. Le soleil était clair, froid, tranquille. Il avait une neutralité de procès-verbal de renseignements.

Je suis passé chez Saïd, non pas en entrant par le bistrot qui était fermé, mais en empruntant la cour intérieure où était rangée sa Honda. Il m’a ouvert sans surprise. À ses yeux, j’ai compris qu’il était au courant de ce qui était arrivé à Farida et qu’il ne m’en tenait pas rigueur. Nous nous sommes installés dans l’arrière-salle. Saïd s’est gratté l’estomac sous sa vilaine chemise hawaïenne. Il a observé :

— Tu as dormi dans des cartons ?

— Pas dormi. Il me faut ta caisse. Pas pour longtemps.

— Calhoune est passée.

— Je sais.

— Seule. Elle voulait te parler. Urgent et important.

— Il n’y a plus rien d’urgent ni d’important. Elle était seule ?

— Seule. Je l’ai prise pour Léon.

— Pour Léon ?

— Calhoune était sapée voyou.

— Quelle idée.

Il m’a donné les clés de voiture. Nous sommes sortis par-derrière et il m’a ouvert le portail. Je suis tombé sur les embouteillages du périphérique et j’ai roulé presque au pas jusque bien après la bretelle d’Orly, en surveillant les rétroviseurs dans lesquels je n’ai rien noté de particulier. Je me suis arrêté sur l’aire des Lisses. Le ciel était d’un bleu doux qui avait encore quelque chose d’automnal, bien que l’automne fût déjà passé. J’ai examiné les bas de caisses, les passages de roues, partout où les flics avaient coutume de poser une balise radio qui permet une filature à distance, une filature de l’autre côté de la ligne d’horizon. Pas de ventouse. Assis sur le capot tiède, j’ai fumé une cigarette sans qu’on s’intéresse à moi, pas plus une Pontiac qu’une moto ou qu’une petite voiture de poursuite rapide. Dans les champs, les creux étaient remplis de gelée blanche.

Je suis allé jusqu’au point téléphone et j’ai appelé Bess :

— J’aimerais vous voir.

— Bien sûr. Quand ?

— Tout de suite.

— Venez.

— Merci, Bess.

J’ai raccroché. Le peu de ferraille que j’avais, je l’ai utilisée à copier les bonnes feuilles du carnet de Franck en plusieurs exemplaires. Les copies étaient meilleures que je l’aurais pensé pour une telle machine dont tout le monde se sert. Leur contenu était explicite. La fille qui tenait la caisse de la boutique m’a adressé une mimique désabusée qui ne voulait rien dire. Elle était construite comme un avion torpilleur et ne l’ignorait pas. Il m’aurait fallu plus de temps pour donner suite.

Avant de démarrer la Honda, j’ai enfilé mes lunettes noires. Trop de soleil, mon pote… J’ai roulé plus vite, puis très au-dessous de l’allure autorisée et de nouveau très vite, jusqu’à la sortie de Fontainebleau où j’ai pris à droite au ras d’un camion. Je me suis encore arrêté dans une allée cavalière où je suis resté embossé dix minutes sans quitter la voiture, ni couper le moteur, à écouter la radio sans y prêter attention tout en surveillant la route. Personne. On avait décidé de me laisser la bride sur le cou. Je l’avais fait souvent, mais toujours lorsque j’avais eu la certitude absolue de pouvoir remonter le poisson au moment voulu, lorsque je savais que sa marge de manœuvre réelle était à peu de chose près égale à zéro, et qu’il était déjà ferré, le leurre bien au fond de la gorge, déjà clouté.

Après Fontainebleau, je me suis arrêté dans un village. J’ai acheté une forte enveloppe kraft, j’y ai glissé le carnet et la vendeuse m’a aidé à la refermer et à en renforcer les bords avec de la bande adhésive qui sert habituellement aux cartons d’emballage. Du bureau local, je me suis expédié le paquet en poste restante à mon nom, dans un bureau du XXe où je n’allais pas souvent, et jamais pour y prendre du courrier. C’était tout ce que je pouvais imaginer. Il m’est juste resté de quoi acheter deux paquets de Camel sans filtre au bistrot qui faisait tabac, dépôt de presse, et dans une moindre mesure épicerie-mercerie.

Quelques nuages diffus sont venus masquer le soleil par instants, sans animosité ni réelle intention de nuire. J’ai encore un peu roulé, sur plusieurs kilomètres derrière une citerne de gaz qui a fini par me laisser le champ libre en prenant à gauche, puis sur une route vide, et enfin j’ai pris le chemin qui conduisait chez Franck.

C’était maintenant, la fin de la route.

J’ai coupé le contact en haut de l’allée. La maison était grande, basse et de plain-pied. Certains soirs d’été, des myriades d’hirondelles s’ébattaient dans le ciel alentour en lançant de brefs cris aigus comme de minuscules déchirures qui zébraient le silence. La façade donnait au sud, et l’arrière sur un bois de pins qui couvrait la colline et dévalait encore plus loin, jusqu’à des bosquets de bouleaux et de jeunes chênes qui faisaient toujours partie de la propriété. J’ai fait le tour. Le parc était à l’abandon et le fond de la piscine jonché de feuilles mortes depuis longtemps. Les anciennes serres étaient vides et bon nombre de carreaux cassés.

Tout trahissait le manque de soin et une grande lassitude. Tout y était à l’image de Franck, à la fin de sa vie. Je me suis adossé à un pin. Bess a mis longtemps à me rejoindre. Elle portait un gros chandail gris, un bas de treillis trop grand pour elle. Elle était en espadrilles, les cheveux retenus par un ruban sur la nuque. Elle s’essuyait les mains à un chiffon maculé de peinture par places. Elle m’a tendu la joue.

— Autrefois, nous nous tutoyions.

— Autrefois, Bess.

Elle a posé les deux mains sur mes épaules et m’a attiré contre elle. C’était doux, sans malice, un peu triste quand même. Je l’ai serré, mais pas au point de lui faire mal. Elle sentait bon l’huile de lin dont ses vêtements étaient imprégnés, ses vêtements et ses cheveux, et peut-être toute sa peau. Elle a tremblé un peu. Elle m’a dit :

— Il est parti. Je savais qu’un jour il partirait, mais pas de cette manière. Nous ne nous entendions plus très bien depuis des années. Je crois que nous ne nous entendions plus du tout, mais c’était Franck. Et il est parti.

— Il faut que je vous parle, Bess.

— Il faut que je te parle, Bess. Moi aussi, il faut que je te parle. Et que je te montre quelque chose avant que tu t’en ailles. Toi aussi, tu vas t’en aller, n’est-ce pas ?

— Je vais m’en aller.

— C’est ce que tu as toujours fait, d’aussi loin que je te connaisse. T’en aller.

Je l’ai lâchée et j’ai fait quelques pas dans la lumière qui traversait les branches, sans autre but que trouver le courage de lui dire ce que j’avais à lui dire. Elle m’observait avec sa franchise habituelle. Bess n’avait jamais rien su dissimuler, du moins le pensais-je, par exemple le peu de sympathie que je croyais susciter en elle. J’ai sorti les photocopies de ma poche et en les prenant, Bess a dit avec dureté :

— Rentrons, veux-tu ?

Dehors, dedans, quelle différence ?

Je l’ai suivie.

Elle est restée longtemps silencieuse, la tête penchée, et je l’ai crue abasourdie. J’ai allumé une cigarette dont je n’avais aucun besoin et qui ne m’a pas apporté de soulagement. Je n’en aurais pas voulu, du reste. Je n’étais pas sensible au luxe et Franck ne devait pas l’être beaucoup plus que moi, mais je ne manquai pas d’être impressionné. Tout était très classe, très juste, chaque meuble et les rares bibelots, les grandes toiles au mur de même que la cheminée monumentale à laquelle Bess tournait le dos, mais on n’y voyait pas trace de Franck. Bess a fini par prendre une cigarette dans mon paquet. Je lui ai donné du feu. Penchée sur la flamme, elle a dit :

— Mon Dieu, quelle horreur ! (Elle a relevé le front et m’a fixé sans dureté ni ressentiment.) Nous n’avions pas besoin d’argent. L’an dernier, j’ai exposé à Paris et à New York. Cette maison est payée. Mes toiles se vendent bien, la plus chère est partie à douze millions. Franck pouvait travailler pour son argent de poche et les cigarettes. Il ne fumait plus beaucoup à cause de ses poumons.

J’avais vu ses poumons. Ses poumons et ce qu’on lui avait fait.

Bess a posé les copies à ses pieds. Elle a ajouté :

— Pour rien au monde, je ne l’aurais quitté. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Me rendre, comme on dit.

— Tous mouillés.

Elle a répété d’une voix sourde :

— Quelle horreur !

Je n’avais pas le même sens que Bess de l’horreur. Le mien s’était considérablement émoussé au fil des ans, ou bien n’en avais-je eu jamais beaucoup. La lumière qui provenait des baies à meneaux losangés modelait son visage avec une rare douceur. Jamais Bess n’avait été aussi belle à mes yeux. Son regard a balayé toute ma face puis mes mains.

— Eux non plus n’avaient pas besoin d’argent. Pas à ce point.

— Personne ne devrait en avoir besoin à ce point. C’était peut-être un jeu dans leur esprit.

— Un jeu ?

Indignée, elle n’était pas moins belle.

— Un jeu, Bess. Vingt-cinq pour cent net d’impôts sur dix ou quinze jours. Jackpot. Aucune banque au monde, à ma connaissance, ne sert de tels intérêts, même sur le très court terme. À preuve, même un banquier s’est pris au jeu…

— Jackpot. C’est pour ça qu’on l’a tué ?

— Je ne sais pas. Il était l’âme de la combine. Lui seul avait les contacts nécessaires pour monter ce type d’opération. Il servait de collecteur de fonds et aussi de fusible. (J’ai dû sourire un peu, pour dissiper mon propre malaise.) Il avait commencé petit pour appâter ses amis.

— Tes amis.

— Je n’ai plus d’amis, Bess. Petit d’abord, puis de plus en plus gros. Franck connaissait bien l’âme humaine. C’est cher, une seconde voiture et ce petit appartement qu’on convoite sur la Côte, les vacances de neige… Les études de la grande qui rentre à l’Université. Tout est cher, de nos jours, Bess, et certains rêves hors de prix. Et puis, ils ne savaient pas au juste. Franck était policier, après tout.

— Policier.

Elle s’est levée et nous a fait deux bourbons sans glace. Bess avait de la mémoire, bien plus que je le pensais. Sur son compte aussi, je m’étais lourdement trompé. Quand elle m’a tendu le verre, j’ai frôlé ses doigts sans le faire exprès. Ils étaient si froids que ça m’a serré le cœur. Elle s’est rassise en face de moi avec un soupir usagé.

— Ils savaient. Liberté, égalité, fraternité. Dans le fond, ils savaient.

— Naturellement, Bess. Franck a tout consigné noir sur blanc. Tout est marqué, y compris les dates et les références des chèques…

— Des chèques ?

— Oui. Des chèques. Même des chèques.

— Ils avaient confiance à ce point ?

— Franck inspirait naturellement confiance. Il avait tissé sa toile et elle s’étend bien plus loin que vous le pensez. C’est pourquoi il y avait de si tristes mines aux obsèques. Je n’ai jamais eu qu’un ami, un frère, et c’était Franck. Quelqu’un a écrit que le soleil se lève aussi.

— Ernest Hemingway.

— Peut-être. Je suis resté trop longtemps à la Nuit.

— J’imagine.

— La dernière fois, Franck est parti avec la caisse. Je sais où elle se trouve. Il me l’avait dit dans son dernier coup de téléphone, mais je n’avais pas bien compris. Je ne veux pas qu’on s’en prenne à toi, ni à Junior.

Elle a levé les yeux avec lenteur. Ils étaient très dorés dans la lumière, avec un liseré plus sombre, irrégulier autour, comme en ont certains chats. Elle a bu quelques gorgées.

— Tu as trouvé la caisse, mais tu n’es pas parti avec, toi.

— Non.

— Pourquoi ?

— Chaque homme a son prix. Ça n’était pas le mien.

— Idiot. Tu es idiot. Franck le disait toujours lorsqu’il parlait de toi, c’est-à-dire trop souvent. Tu tenais trop de place dans sa vie. Il parlait de toi comme d’un Grand Maître, mais d’un Grand Maître idiot. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Me rendre et dire la vérité. (J’ai levé la main droite, d’un geste qui se voulait frivole mais qui ne l’était pas et qui m’a fait un peu peur. C’est ainsi qu’on jure devant un tribunal.) Toute la vérité, rien que la vérité.

Bess avait eu le temps de lire la liste sur laquelle les noms figuraient en clair. Elle a observé :

— Si tu parles, Calhoune trinque. Indirectement, mais elle trinque.

— Correct.

Elle a vidé son verre d’un trait. J’ai reposé le mien à mes pieds. Je n’avais pas envie de boire. Je me suis levé et je suis allé jusqu’à la fenêtre. Je n’étais pas très fier, mais j’avais moins mal. J’étais resté trop longtemps dans ma nuit. J’ai tapoté le verre cathédrale du bout des doigts, comme pour me convaincre qu’il existait, de même que la lumière qui le traversait, ou peut-être pour me rendre compte que j’existais encore.

J’ai ajouté sans rien cacher :

— Si je parle, il y aura sans doute perquisition ici. Vous serez tracassés, à moins naturellement qu’on choisisse d’écraser le coup. Sinon, vous risquez d’être ennuyés. Interrogés.

Les choses se sont passées en deux temps.

Premièrement, Bess est venue et en me prenant le bras, elle m’a conduit où habitait Franck à la fin. Il s’était aménagé une pièce à lui dans l’ancienne véranda au nord. Il y régnait la chaleur et l’odeur d’une serre tropicale, à la fois vaguement sucrée comme celle de certains morts et les fleurs qui commencent à pourrir dans leur vase, épicée comme les lactaires poivrés, riche comme de l’humus sous les pas, presque abasourdissante. L’endroit était peuplé de grandes plantes presque toutes exotiques, aux grasses fleurs grenat et pourpres, aux feuilles tarabiscotées qui se promenèrent sur mon visage à la manière de longs doigts cireux et réticents à mon passage. La plupart des espèces m’étaient inconnues, et beaucoup m’ont paru détestables. Bess était restée sur le seuil. Près de la fenêtre se trouvait un grand bureau dont le dessus était rangé. Téléphone et minitel. Au mur passé à la chaux était fixée la commande de la climatisation. La température et le degré hygrométrique étaient gérés par l’électronique, de même que l’ouverture des volets d’aération et la lumière ambiante. Il y avait aussi un lit de camp fait au carré.

— Voilà, m’a dit Bess sans s’approcher. C’est là qu’il vivait. Il nous avait laissé le reste.

Je me suis essuyé la figure. Lui ici, moi ailleurs. Un simple lit de camp pourvu de couvertures des surplus de l’armée. Le sol était cimenté. Un autre homme seul. Bess a encore dit :

— Franck était devenu un spécialiste de ces plantes. Des correspondants venaient le voir depuis toute l’Europe. Parfois de plus loin. Je ne sais pas quel attrait il leur trouvait, à part l’odeur. Venez.

Deuxièmement, elle m’a conduit à son atelier. Bess avait toujours peint, et même avant que ce fût à la mode, dans une veine hyperréaliste qui ne pouvait manquer d’avoir beaucoup de succès à la longue. C’était orienté sud-est dans une ancienne buanderie qu’elle avait éclaircie et rénovée. Les baies vitrées allaient des bardeaux au sol couvert de larges dalles en pierre grise qui provenaient de fouilles. Les rideaux étaient grands ouverts, si bien qu’il n’y avait d’ombre nulle part. Bess avait toujours détesté l’obscurité. En plein milieu se trouvait son chevalet qui me tournait le dos. Bess a regardé ce qu’il y avait dessus et que je ne pouvais pas voir, et elle m’a regardé, comme à titre de comparaison, d’un œil vif et scrutateur.

— Venez…

Elle s’est reculée d’un pas.

L’homme était assis, le menton sur les avant-bras et les genoux dessous, adossé à quelque chose qui pouvait être une colonne bancale ou un morceau de croix. On remarquait qu’il portait des bottes en cuir défraîchi et un jean passé dont le bas s’effrangeait. Ses talons étaient plantés dans du gravier rendu avec une grande précision et beaucoup de netteté. Le fond baignait en revanche dans un lointain froid et bleuté propice à la mélancolie. Je n’ai rien trouvé à redire à la description fidèle du blouson, ni au peu qu’on voyait d’une main. Je n’ai pas aimé le traitement du visage ni l’expression des yeux. Il y avait dedans trop de tristesse et d’amertume. On y lisait trop de défaites pour qu’elles fussent explicables par des motifs de droit commun. Bess se tenait à côté de moi, les coudes dans les paumes, les bras croisés sur l’estomac. Je n’ai pas trouvé la force de la regarder en face. J’avais stoppé des hommes bien moins abîmés que ça. Les yeux mangeaient la figure maigre, eux seuls étaient restés avides, ils paraissaient aussi trop suppliants, pour ainsi dire presque encore trop vivants. C’était le regard de quelqu’un d’incurable. C’était le mien.

— Je l’ai fait en rentrant du cimetière, a dit Bess. On te voyait de loin, là où tu étais.

Je ne pensais pas qu’on m’avait vu. Pas de cette manière. Si je l’avais su, je me serais mis ailleurs et autrement. Bess a dit :

— C’est ce métier que vous faisiez, Franck et toi, qui vous a tués.

— Non, Bess. Nous étions morts d’avance. Il y a des milliers d’hommes dans ce pays qui font le même métier. L’écrasante majorité d’entre eux parvient sans encombre à l’âge de la retraite. C’est très beau. Qu’est-ce que tu vas en faire ?

— Le garder.

— Qui gardera les gardiens, Bess ?

Elle m’a retenu pour déjeuner et je n’ai pas pu refuser. Elle aurait voulu que je revoie Franck Junior avant de m’en aller. Junior, je l’avais connu poupon, et à présent il circulait en scooter aux couleurs d’une marque de chaussettes qu’affectionnent les gosses de son âge — les gosses de tous les âges. Il fumait des Marlboro et avait une petite amie, mais pas encore de fiancée. À part ce qui venait d’arriver, je ne lui voyais pas de souci majeur. Je me suis retrouvé à laver la vaisselle que nous avions utilisée. Bess a voulu servir le café au salon. Je savais que le soleil déclinait et que le temps que je m’étais imparti s’amenuisait. Elle nous a remis un bourbon et a encore fumé une de mes cigarettes.

En se dénouant les cheveux, elle a dit d’un ton nostalgique :

— J’ai rencontré un homme, il y a des années. Il m’a plu tout de suite. C’était un drôle de type qui n’avait l’air de tenir à rien, un sale gosse gâté. Un flic comme Franck, mais plus vache et plus dur avec la sale manie de tout casser autour de lui. Une tête de trottoir, une démarche de gouttière. Moitié gouape, moitié seigneur. Tu vois ?

— Je vois.

— Tu aimes toujours Calhoune ?

— Je ne sais pas.

— Est-ce que tu as jamais aimé quelqu’un ?

— Je ne sais pas.

Elle a tripoté ses cheveux. Elle fumait avec gêne, ou ses gestes étaient embarrassés, tout comme ce qu’elle considérait comme des aveux. Nous étions face à face, séparés par peu de choses mais trop de temps passé à rien en faire de solide et de durable.

— Franck savait ?

— Oui, Franck savait. Il ne m’en voulait pas. Il ne t’en voulait pas non plus. Il savait que même pour toi je ne l’aurais pas laissé. Seigneur, comme toutes ces choses sont tristes ! Est-ce que tu reviendras ?

— Peut-être.

Elle a hoché la tête. Quand je me suis levé, elle s’est levée aussi avec l’air de quelqu’un qui se perd de vue. Elle m’a suivi jusqu’à la porte. Sur le seuil, elle m’a appelé :

— Essaie de te garder, toi.

— Toi aussi, toi.

Elle a fait une grimace amère. L’amertume ne lui allait pas, pas plus que le chagrin et la tristesse. Bess n’avait pas été fabriquée dans ce but. Elle avait plus de talent que nous tous réunis, plus de force et de courage, plus d’honnêteté aussi. Elle m’a adressé un dernier petit signe en pliant les doigts dans la paume, le pouce levé, comme une danseuse espagnole qui joue des castagnettes, avec un sourire un peu moins amer mais qui ne lui gagnait pas les yeux et elle a refermé sans bruit.

Dans le froid qui montait, je suis retourné à la Honda. Le moteur a rendu un son creux. Mon Oméga marquait cinq heures. Je n’avais plus beaucoup de temps. En descendant l’allée de tilleuls, dans la lumière qui se faisait dorée et rasante, j’ai ressenti une bouffée de mélancolie, assez douce au fond, comme peut l’être la fin d’une ancienne mélodie éteinte, exempte de reproches comme de craintes, tendre et diaprée, dans les nuances tranquilles de ces vitraux dont on a perdu le secret.

Le soleil sur ma gauche a sombré bien avant la bretelle qui mène à l’autoroute. Devant et à droite, c’était la Nuit. La Nuit et mon royaume.

Et Calhoune.

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