Treize

La mort, c’est bête, presque autant que la vie. On finit malgré soi, quand on ne la connaît pas bien, par en faire toute une maladie alors que c’est quelque chose d’aussi peu mystérieux et digne d’intérêt que ces jeux télévisés qui passent avant treize heures. De bière en bière, tout en allant pisser de temps à autre, pendant que la nuit s’en allait de son côté à elle, je me suis rappelé la fois où je suis mort. À l’époque, je commandais encore mon Unité de recherches. J’avais encore un téléphone et une voiture personnelle et peut-être même des amis, encore, c’est-à-dire des gens qui ne me voulaient pas forcément du mal. C’était vers la fin juin et le temps lourd promettait de l’orage pour les jours suivants.

C’était une belle nuit.

L’après-midi, il y avait eu un pot à la Division pour une autre belle affaire que nous venions de clouter — quatre kilos de tosch, quatre cents grammes de coke et pas loin de quinze plaques en liquide, cinq déférés. Moll et Vauthier avaient paru me témoigner, sinon de la sympathie, du moins une certaine estime. Ma roche Tarpéienne à moi, je ne l’ai pas vue venir. Le pot s’était fini sur le tard et certains étaient partis pour un dégagement qui s’annonçait féroce. Tout s’est joué vers dix-neuf heures. J’étais dans mon bureau avec Léon et nous n’avions chargé ni l’un ni l’autre. Nous fumions en regardant les nuages gris s’amonceler en haut des immeubles comme s’ils voulaient escalader le ciel. C’était un vendredi et l’Usine était presque vide, comme tous les vendredis. On n’entendait presque rien. Léon m’a dit :

— Il vaudrait mieux lever, pour ce soir.

J’écoutais un blues, les deux pieds sur le bureau. Trop chaud. Léon tripotait son calibre, en fumant. C’était un blues modérément mélancolique et un peu d’air chargé de relents d’humus et d’une forte odeur d’ozone est rentré par la fenêtre entrebâillée. Léon a insisté :

— Cette affaire de fourrures, je la sens pas, mon pote.

Je ne la sentais pas bien non plus. C’était pourtant un joli flag’ simpliste, pour lequel il nous manquait simplement de connaître le jour et l’heure, c’est pourquoi nous planquions dessus depuis presque trois semaines sans que les gredins tapent. Le fade se montait à deux ou trois cents briques si on en croyait la balance qui nous avait donné les casseurs. C’était aussi une jolie bande qui venait du 94, avec les deux frères Maretti comme premiers couteaux, un certain Zorba en appui-feu et pour conduire une des voitures ce bon Ali-Baba Mike. Seconde voiture et conducteur ignorés, de même que le moyen de transport des fourrures — de même que la date et l’heure. Léon n’avait pas tort. J’avais envie de rentrer dormir un peu. Nous étions vendredi et je venais de finir le compte rendu d’affaire réussi de notre plan de came. La moitié du Groupe qui n’était pas en ribote se tenait en planque. Je me suis penché en arrière, je les ai appelés à la radio et je leur ai dit de rentrer.

L’une après l’autre, les deux voitures ont accusé réception.

Je suis resté à les attendre, mais Léon est partie. J’ai supposé qu’elle avait rendez-vous, avec un homme, et je ne m’étais pas trompé : elle avait rendez-vous. Pas avec n’importe quel homme. Elle attendait Franck. J’ai remis des blues. Depuis que Calhoune était partie, j’étais seul et rien ne me pressait. Tout en fumant, j’ai entendu l’orage gronder au loin en graillonnant avec une sorte de paresse qui ne le rendait pas très menaçant pour nous. J’ai vu en face, de l’autre côté du patio, l’équipe de nuit qui arrivait. À part eux et moi, l’Usine était vide à présent. Je ne m’y sentais pas mal, à fumer et à rêvasser. J’ai pris deux ou trois bières sans alcool dans le petit frigo du Groupe, puis les deux Paul sont arrivés ensemble et m’ont rendu la clé du sous-marin. Un peu plus tard, ça a été au tour de Willy et de Vonfeld. Tout le monde était rentré au bercail. J’ai accroché les clés des voitures au tableau de service et mis les batteries des portables en charge.

C’étaient des actes simples, habituels, aussi naturels et sans portée que de débrancher un appareil électrique dont on avait cessé de se servir. Tous les cinq, nous sommes allés prendre un dernier verre à l’annexe. Edmond était en train de fermer, mais il n’a pas discuté. Peut-être faisait-il trop chaud pour cela. À travers les vitres, j’ai aperçu Léon qui chargeait des courses dans sa Super cinq. Je lui ai fait signe de venir nous rejoindre si elle voulait, mais elle a refusé d’un geste sans que personne se permette le moindre commentaire. Comme chacun de nous, Léon avait droit à un peu de vie privée. Elle est partie sans qu’on la voie. Nous avons encore discutaillé dix minutes. Nous étions tous d’avis que les Maretti ne monteraient pas au casse cette nuit-là et Willy a remarqué :

— On a fait super-attention, mais j’ai l’impression que ces enculés nous ont reniflés. Gino Maretti n’a pas arrêté de faire des passages tout l’après-midi avec sa Renégade.

Il s’est adressé à moi :

— Vous êtes sûr de Cynthia ?

— Cynthia a deux flotteurs gros comme des ballons de rugby et un membre à faire pleurer un cheval. Cynthia ne nous a jamais rien vendu de foireux.

— Pourquoi elle donne Gino ? m’a demandé Willy.

— Gino a voulu la faire sans payer.

— Gino ?

— Gino. Gino se prend pour Dieu. Précision : Gino et sa bande l’ont faite, et itérativement, comme on dit en procédure pénale. En clair, ils l’ont faite à la file et ils n’ont rien payé. L’ont faite ou l’ont fait, l’un et l’autre se disent.

Je n’ai pas tout raconté de ce qu’ils lui avaient fait. Pour des raisons qui lui étaient personnelles, Cynthia m’aimait bien, peut-être parce que je ne l’avais jamais rudoyée d’aucune façon, peut-être parce que je correspondais plus ou moins au type d’homme qu’elle aurait aimé si elle avait été une vraie femme, peut-être enfin parce que je ne lui avais jamais rien demandé — pas même de me donner Gino. C’était un travelo propre, Cynthia, avec des rêves bien propres. Elle voulait se faire opérer en Belgique et mettait des sous de côté dans ce but. Elle ne se camait pas et ne parlait pas mal. Dans son jeune temps, elle avait même décroché son bac, à Béthune, en même temps que des coupes de judo et d’athlétisme. Elle disait qu’elle venait d’un bon milieu, mais qu’elle avait été forcée de couper les ponts avec tout le monde. À peu de chose près, elle aurait pu être n’importe qui. Ni son bac, ni ses manières douces, ni ses économies ne lui ont été très utiles au bout du compte : sa trique de mulet, un plaisantin la lui a opérée à chaud, pour rien, au couteau électrique, et la lui a fourrée dans la bouche après lui avoir cassé les dents de devant, pour pas un rond, avant de lui mettre une balle dans la tête.

Une seule balle en plein front.

Juste là où j’en avais mis une à Gino Maretti.

Après l’annexe, mes soldats sont rentrés chez eux. Je me rappelle qu’il faisait très chaud et que Saïd m’a tiré une table dehors pour dîner sur le trottoir. Depuis que j’étais seul, je mangeais le soir chez lui et parfois à midi également. Couscous aux brochettes et Boulaouane. Ni entrée ni fromage ni dessert, deux cafés et une Marie Brizard. J’avais pris tout doucement de nouvelles habitudes. À force de les avoir tout le temps sur le dos, les huissiers ne m’effrayaient plus, surtout qu’il ne leur restait plus grand-chose à saisir — à force. Je continuais la guerre, mais avec moins de vivacité, moins d’entrain, et plus de fatigue. Tout passe peu à peu, même l’envie d’avoir encore raison de temps à autre, ou celle d’exister un instant dans les yeux de quelqu’un, même l’envie un peu d’être aimé. J’ai traîné chez Saïd et je suis passé sans faire attention au bourbon sec. Un que Saïd m’a payé et un que j’ai payé à Saïd. Quatre que j’ai gagnés au 421. Un qu’une fille qui fréquentait le bar et que j’avais remarquée comme elle m’avait remarqué m’a offert — et un que je lui ai rendu. Elle prétendait se prénommer Samantha et tout le monde laissait dire. Pour ma part, je n’avais rien contre.

Ce que je ne voulais plus, c’était rentrer. Rentrer seul.

Samantha s’est vite montrée ingénieuse. Je lui ai donné trente ans et elle s’est bien gardée de me rendre quoi que ce soit. Elle m’a expliqué qu’elle n’avait personne (dans sa vie), qu’une de ses camarades de bureau s’ennuyait et qu’en outre elle habitait tout à côté — pas elle, sa camarade. À un moment Saïd a voulu la virer (Samantha), et la femme et lui se sont injuriés en arabe. Ce que j’ai compris au passage n’était pas flatteur pour eux deux, mais encore une fois je m’en foutais. Je n’avais plus personne dans la vie moi non plus. J’avais le plus grand mal à me retenir au bar et je n’avais personne. Gino et Louis Maretti m’étaient sortis de la tête, de même que les fourrures dans leur entrepôt réfrigéré, de même que Léon, Franck et l’Usine. Je voyais devant moi une grande bordée de quarante-huit heures, et pourquoi pas ?

Puisque j’étais seul.

Si j’avais été plus veinard, il ne me serait plus resté que quatre ou cinq heures à vivre, mais je n’ai jamais été vraiment veinard, ni vraiment malchanceux, rien qu’un médiocre de la scoumoune, un demi-sel de la fortune. Survivre, c’est moins facile qu’on le croit d’ordinaire.

La camarade de Samantha habitait un deux pièces très propre dans les HLM de la ville. C’était une femme un peu plus grande et corpulente que Samantha, guère plus âgée et beaucoup moins vêtue du fait qu’elle n’avait pas à sortir — et qu’officiellement elle n’attendait pas de visites. Elle m’a dit qu’elle avait entendu parler de moi par Saïd, sans préciser toutefois si c’était en bien ou en mal. J’étais trop chargé pour mener un contre-interrogatoire qui n’aurait abouti à rien, off duty. On était vendredi soir. Vendredi soir, on va en boîte, on fait la nouba ou on s’envoie en l’air. Il m’était arrivé de croiser Patricia dans la rue et elle avait attiré mon regard. Je ne savais pas qu’elle travaillait dans un bureau d’aide sociale depuis qu’elle était seule, ni qu’on lui avait retiré la garde de ses enfants. Je ne savais pas que dans le meuble (hideux) de la télévision, il y avait un bar si complet que j’aurais dû me méfier et lui demander sa licence quatre tout de suite, mais pour quoi faire ? puisque même en service ça n’était pas mon rôle. Patricia a ouvert la fenêtre — l’orage s’était remis à fourgonner au loin, vers Nogent peut-être bien, et un peu de vent s’était levé —, elle a servi des tequilas à tout le monde et nous avons papoté un petit moment de choses et d’autres. Comme on le fait d’ordinaire lorsqu’on sait que tout est entendu d’avance, tout bien réglé d’emblée. Je sais reconnaître une embuscade lorsque je tombe dedans. C’était une embuscade. Il n’y avait pas de malignité de la part de quiconque. Samantha s’est levée mettre un slow sur la chaîne et tout en dansant, elle a commencé à tripoter ma boucle de ceinturon en me demandant si c’était du toc ou non. C’était du toc, mais je ne le savais pas. Elle a glissé une cuisse entre les miennes et sa main s’est promenée plus bas. Elle a encore demandé si c’était du toc. J’ai répondu qu’il n’y avait pas trente-six façons de le savoir et elle est tout de suite tombée d’accord.

D’autres actes simples.

Nous avons encore un peu dansé, puis Patricia a éteint le plafonnier et elle est venue danser avec nous. Elle était grande et chaude et avait une façon de se déplacer très directe, avec seulement le bassin et le haut des jambes, sans nuances inutiles, et je me suis demandé si Samantha ne servait pas seulement de rabatteur, dans l’équipe. C’était une question trop compliquée pour moi. Je n’avais plus très envie de me tracasser avec des choses sans importance. J’ai commencé par Patricia au milieu de la pièce et elle a grogné comme l’orage, elle au moins ne se trouvait pas au diable et elle ne refusait rien. Grande, forte et directe. Je suis allé ensuite discuter avec Samantha qui boudait sur le divan — elle ne boudait pas vraiment, en réalité, elle n’était pas contente du tour que prenaient les événements. Elle n’avait pas envie de faire tapisserie, comme d’habitude. J’étais rentré par hasard dans une autre histoire qui n’était pas la mienne, mais pas moins digne d’intérêt finalement. J’ai cajolé Samantha pendant que l’autre prenait une douche et nous avons rapidement trouvé un terrain d’entente. Rien de malhonnête. Elle était plus étroite et pressée que sa camarade, moins brutale, plus capable d’épanchements. Plus accessible à la tendresse.

Patricia est revenue, elle s’est assise sur le divan à côté et pendant que je m’occupais, elle m’a allumé une cigarette et me l’a mise à la bouche. Je n’étais pas vraiment pressé — je ne suis jamais vraiment pressé. C’était une nuit tranquille. Pas de lézard, mon pote. Au moins, je ne m’ennuyais pas. À l’entracte, Samantha m’a dit :

— Saïd a raison, tu es un vrai salaud.

Dans sa bouche, à ce moment-là, c’était un compliment. Je n’ai pas beaucoup de mérite, parce que j’ai commencé jeune. À m’en souvenir maintenant, elles n’étaient pas mal, l’une comme l’autre. Nous aurions pu sympathiser plus si j’en avais eu le temps. Elles formaient une espèce de petit ménage sans vilenie et il n’était pas difficile de deviner qui était l’homme des deux sous l’empilement. D’une manière générale, on ment tout de même beaucoup plus mal dévêtu, c’est sans doute pourquoi les hommes passent tant de temps à s’habiller, tous sexes confondus. Comme je n’avais plus grand-chose à perdre, je n’avais pas besoin de beaucoup mentir. Elles étaient toutes deux aimables, sans doute capables d’humanité et d’attachement, mais il était trop tard. Avec elles, je ne me suis pas comporté comme un gentleman, pas comme un voyou non plus. D’ailleurs, elles n’auraient voulu ni de l’un ni de l’autre. Vers une heure, nous prenions le café quand le téléphone a sonné. Saïd m’avait vu partir avec Samantha et peut-être lui avait-elle dit où nous allions, ou alors c’était un secret de polichinelle. Toujours est-il que Patricia a répondu et qu’elle m’a tendu presque tout de suite le combiné dans la pénombre.

— C’est pour toi. Saïd. Il faut que tu rappelles l’Usine.

J’ai pris la communication. Saïd m’a répété qu’il fallait que j’appelle l’Usine. C’était urgent. J’ai regardé mon Oméga. Qui a marché sur la lune. Une heure dix. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir d’urgent pour moi à l’Usine à une heure dix ? J’ai appelé tout de même. Cynthia allait être mise en garde à vue pour coups et blessures volontaires — plus de dix jours d’interruption de travail. Le permanent m’a déclaré :

— Essayez de rappliquer. Votre cousin a démoli le type. Il ou elle vous réclame à cor et à cri. Il ou elle voudrait vous parler d’un certain Gino.

Patricia a rallumé et pendant que je me douchais, elle a rameuté mes affaires. J’étais chargé, mais lucide. Je pressentais une embrouille, pas du tout celle qui m’attendait. Samantha dormait en chien de fusil sur le divan à peu près comme je l’avais laissée. Une gentille gosse fatiguée. Gino. Patricia s’est arrangé les cheveux tout en fumant et en me regardant me rhabiller. Elle a passé l’index sur ma boucle de ceinturon, sans juger bon d’enfiler un vêtement pour me raccompagner. Sur le seuil, elle m’a dit :

— Ça serait bien que tu reviennes, si un jour tu as le temps.

Le temps, c’est ce qui manque le moins. Elle a refermé dans mon dos avant même que j’aie gagné l’ascenseur. Je me rappelle seulement son genou droit dans l’embrasure et un peu du bassin. Je ne l’ai jamais revue, et Samantha non plus ; je veux dire : dans cet état.

Cynthia était dans une cage. Le type qu’elle avait amoché était parti pour l’hôpital. Sa mâchoire inférieure ne tenait plus à grand-chose. Le chef de la nuit m’a reçu dans son bureau qui allait devenir le mien. Il s’est appuyé au mur et m’a relaté rapidement :

— Votre type, le trave, raconte qu’il est en affaire avec vous. Le grand blessé serait le frère d’un certain Ali-Baba Mike. Votre cousin l’a attiré dans un coin sombre pour le faire cracher. Il semblerait que les types vont casser cette nuit et que vous seriez au courant. Le trave, c’est vraiment un cousin à vous ?

— Correct.

— La victime en a pour un moment. Coups et blessures volontaires. Plus de huit jours d’ITT. Si ça se trouve, il va être admis à l’hôpital. Je ne peux pas m’asseoir dessus.

— Personne ne vous demande de vous asseoir dessus. Qui est le magistrat de permanence à la Douzième Section ?

— Aucune idée. Vous voulez voir votre cousin ?

C’était la moindre des choses. Je suis allé dans la cage et j’ai donné une cigarette allumée à Cynthia. Elle m’a remercié de la tête et je me suis assis sur le bat-flanc en ramenant les genoux sous le menton. Nous avons fumé quelques secondes en silence, puis Cynthia m’a dit :

— Ils tapent cette nuit, vers quatre heures et demie. La première voiture, c’est une BMW. Gino Maretti avec Zorba. Ils sont armés tous les deux. La deuxième voiture, c’est une Renault 21. Louis Maretti et Ali-Baba Mike au volant. Les voitures ont été volées et chanstiquées en fin d’après-midi. Le transport des fourrures doit se faire dans un camion des P & T.

— Un quoi des quoi ?

— Camion P & T.

— Quoi d’autre ?

Cynthia ne m’a pas regardé. Elle a regardé ses pieds. Elle avait travaillé le petit frère d’Ali-Baba avec une matraque dite « queue de castor » dont elle s’était servie bien mieux que nous aurions pu le faire nous-mêmes, et le crétin avait bien été forcé de cracher. Elle a encore un peu fumé et m’a regardé enfin avec crainte, à la dérobée :

— Ils vont taper cette nuit parce que Gino sait que vous avez levé le dispositif. Voilà pourquoi.

J’avais chargé, les cages sentaient la sueur, la vieille peur et la pisse, qui sont les senteurs ordinaires du malheur, j’avais réalisé quelques exploits avec mes deux petites camarades, des efforts qui n’étaient plus de mon âge, et j’ai eu envie de vomir. Willy s’était cru repéré. Cynthia s’est tournée vers le mur, comme si elle redoutait de prendre une beigne. Elle a dit faiblement :

— Vous avez été balancé. Pas par moi. On vous a balancé.

Quatre heures. Il me restait deux heures pour remonter la souricière. Deux heures vingt à vivre. J’ai pensé à faire rappeler Léon, mais soit elle n’était pas chez elle, soit elle avait débranché son téléphone et je n’ai pas voulu la faire joindre par les gardiens. Elle avait le droit de vivre un peu, Léon. Du moins, je le croyais…

Je suis allé dans mon bureau et j’ai rameuté mes troupes. Les deux Paul ont réagi au quart de tour, de même que Willy, mais pas Vonfeld qui était sur répondeur. À trois heures, le chef de nuit est venu nous voir. Il m’a annoncé :

— Votre copine a eu la main lourde. Le grand blessé est admis salle Cusco. Double fracture du maxillaire inférieur, trauma crânien. Il a quelques côtes dans le sac… Le substitut de permanence, c’est Mauser. Vous l’appelez ?

— Correct.

— Pour ma part, le trave est en garde à vue.

— Pour la mienne aussi.

— Vous avez besoin de monde ?

— Deux effectifs. Une voiture.

— Ils vont taper ?

— Ils vont taper.

J’ai distribué les pare-balles et les voitures. L’un des deux Paul a pris le fusil à pompe du service, l’autre avait un Beretta. Willy avait son Smith en inox. Léon n’était toujours pas joignable. Nous étions six sur l’opération, dans trois voitures avec assez de radios. La rue dans laquelle se trouvait l’entrepôt était à sens unique, avec des voitures en stationnement de part et d’autre. Nous étions à six contre cinq et j’avais connu des coups moins faisables qui avaient pourtant fonctionné. Sur le grand plan de notre arrondissement, j’ai indiqué où se placeraient nos voitures. C’était facile. J’ai donné les indicatifs radio en intimant le silence jusqu’au top d’intervention. Routine. Willy semblait soucieux, ou contrarié. J’ai réfléchi :

— Si nos caisses sont retapissées, Gino, en faisant sa reconnaissance, va décrocher. Au minimum, on les empêche de casser. Au maximum, on les crève en flag’, juste après que le camion aura quitté l’entrepôt. Je serai dans le soume. Au top, les deux voitures bouclent la rue.

J’avais déjà travaillé avec les nocturnes qu’on m’avait prêtés. Ils étaient raisonnablement solides. J’en ai mis un avec Willy et j’ai pris le second avec moi. Brassards pour tout le monde. Sécurité publique avertie que nous allions monter. J’avais pris une douche et ma chemise était propre. J’ai vérifié une dernière fois mon pistolet, sans toutefois introduire une cartouche dans la chambre. Willy m’observait avec froideur.

J’ai prévenu tout le monde :

— Selon notre balance, nos gredins montent au casse armés comme des croiseurs. Je ne connais pas Zorba, mais les deux Maretti ne feront pas de détail. Ils sont aussi fondus l’un que l’autre. Ali-Baba ne présente pas de danger, mais méfiez-vous. On ne sait jamais.

On ne savait jamais.

À trois heures vingt, nous nous trouvions en place.

Nous avons attendu. La nuit était silencieuse, la rue aussi. J’étais accroupi dans le soume. D’où je me trouvais, je voyais fort bien la porte de la cour où les choses allaient se passer. Ce que je comprenais mal, c’était comment le camion pourrait manœuvrer pour y pénétrer, si toutefois camion il y avait. Le nuiteux à côté de moi était silencieux, mais pas tendu. C’était un grand garçon du Chnord avec des yeux très bleus à fleur de tête et qui portait un gilet de survie. Il avait travaillé en UR dans une autre division. Je n’étais pas inquiet. Personne n’était inquiet, du reste. Routine. J’ai pensé à la tête que ferait Léon lorsqu’elle apprendrait nos frasques — la tête d’une môme qui s’est privée toute seule de dessert. J’étais loin du compte.

La BMW a remonté la rue bien avant quatre heures. Elle chassait lentement, au ralenti, en feux de croisement. À travers la glace sans tain du soume et les vitres teintées de l’autre voiture, j’ai nettement distingué le visage de Maretti. Pour un peu, il m’a semblé qu’il me regardait droit dans les yeux avec une grimace de défi. Gino Maretti, le fils spirituel de Cheval. Proxénétisme, braquages et casse. Fiché au Grand Banditisme. Un de ses rares signes d’humour était de faire la course avec les flics de la BRI quand il en détronchait à ses trousses. Il les détronchait presque à chaque fois. Il les promenait un moment, puis il s’arrangeait pour leur chier du poivre en leur tapant un bras d’honneur quand il en avait marre. Je ne considérais pas Gino Maretti comme un beau mec. Pour moi, un arcan est un arcan — était, point à la ligne. Dangereux, ça oui. À côté de lui, j’ai seulement entrevu une silhouette que je ne connaissais pas. Sur le pavillon de la BMW, il y avait l’embase et l’antenne d’un radio-téléphone. J’ai commenté à mi-voix, la face immobile :

— Premier passage.

J’en attendais un second, mais rien n’est venu. Rien avant quatre heures quarante. À quatre heures quarante, une silhouette a remonté la rue à pied et j’ai reconnu Ali-Baba qui s’est penché sur une des voitures juste en face du portail de la cour. C’était une Granada break verte sans âge. Il est monté dedans et la Ford est partie, laissant une longue brèche dans la file de voitures en stationnement. Le temps qu’Ali-Baba ait disparu plus bas, le camion des postes est apparu. Le conducteur a manœuvré sans effort et il est entré à cul dans la cour. Un point pour eux. C’était assez classe, finalement. Le bouquet, c’est lorsque quelques secondes plus tard, Gino est venu intercaler la BMW à la place de la Granada. C’était dans la même file que le soume, aussi voyions-nous mal, mais j’ai quand même distingué Gino lorsqu’il est descendu. Je l’ai vu traverser la rue en quelques enjambées, tout en regardant de tous côtés, sans la moindre hâte. Le long de la cuisse gauche, il avait un automatique en acier sombre. Le portail s’est refermé derrière lui. J’ai essuyé la sueur qui me coulait sur la figure, puis j’ai déclenché mon chronomètre. Pas trace de Zorba. Il pouvait être n’importe où en planque dans une encoignure, avec n’importe quelle arme, à moins qu’il fût resté dans la voiture. Ali-Baba n’était pas reparu. Je n’avais pas vu de seconde voiture, ni Louis Maretti. J’avais la main gauche sur ma boucle de ceinturon, comme souvent. Comme souvent, je souffrais des articulations.

Si j’avais pu, j’aurais laissé tomber, mais à l’Usine personne n’aurait compris. Six minutes. J’ai vu le portail s’entrebâiller, puis s’ouvrir complètement sans bruit. En un tournemain, le camion des postes a été dehors et Gino Maretti est retourné à la BMW dont j’ai entendu le démarreur hennir. Le bahut me l’a cachée un instant, puis il a pris de la vitesse en descendant la rue et lorsque j’ai revu la BMW, Gino achevait déjà son demi-tour en profitant du bateau de la cour. Il allait remonter à contresens. J’ai donné le top tout en me jetant hors du soume. Au top, nos deux voitures ont barré la rue, chacune à une extrémité. Le camion des postes a stoppé et de ce côté nous n’avons eu aucun problème. Les deux Paul ont cueilli le conducteur, un vrai Antillais vraiment postier, et Louis Maretti — les fourrures étaient bien derrière, sur leurs portemanteaux et leurs cintres, bien rangées, et il y en avait pour cher. Le merdier s’est produit à l’autre bout, lorsque Gino a voulu forcer le passage. Je remontais derrière à toutes jambes et j’ai vu Willy gicler de la voiture et partir en roulé-boulé. Le canon de son arme s’est embrasé. Gino a cogné une première fois, puis il a fait reculer la BMW en cirant dans un grand hurlement de pneus, Zorba s’est jeté dehors et a ouvert le feu avec un Mossberg en direction de Willy, mais Willy était à plat ventre et bien en appui, et deux de ses balles ont nettoyé Zorba comme un rien. Gino a foncé une deuxième fois dans la voiture de l’Usine. Il est presque parvenu à passer, mais il a dû s’y prendre une troisième fois. J’ai compris plus tard que Willy était en train de réapprovisionner son Smith et que le nocturne que j’avais mis avec lui ne savait où donner de la tête ni sur qui ou sur quoi tirer. J’étais à hauteur de la BMW quand Gino a refoncé. Il m’a vu comme je l’ai vu. Il a hurlé quelque chose que je n’ai pas bien entendu et qui ne devait pas avoir d’importance. Sous l’impact, la poubelle de Willy a craqué de part en part et la BMW est enfin passée, mais elle avait la roue avant droite crevée et elle est tout de suite partie en crabe. Gino a corrigé. Je courais partout. J’avais mon pistolet à la main. Dans la lancée, la BMW a raboté sept ou huit voitures et un court instant il a semblé qu’elle finirait par se redresser, mais la chance avait lâché Gino. Comment aurais-je pu deviner qu’elle venait de m’abandonner aussi ? De la fumée a commencé à s’échapper du capot moteur. Personne, pas même une 728, n’est indestructible et ni moi ni Gino ne l’étions non plus. Il est sorti de l’habitacle en se tenant le bras gauche. À l’autopsie, on devait apprendre qu’il souffrait de multiples fractures au bras et à la cuisse gauches, parce que, en essayant de sortir du piège, il avait tapé beaucoup trop fort partout.

Je me suis approché sans hâte. J’étais trempé de sueur et j’avais les genoux en pâte d’amande. Personne ne pourra jamais affirmer que j’étais menaçant, ou quoi que ce soit de ce genre. J’avais bu dans la soirée, c’est un fait indiscutable, mais pas au point de devenir un fou dangereux. Gino m’a reconnu, il a tenté de prendre la fuite et il est tombé une première fois juste devant le capot de la BMW. La fumée me l’a masqué un instant, ce qui fait que je n’ai vu l’automatique braqué sur moi qu’après. Il visait à hauteur de la ceinture, mais sans paraître déterminé à faire feu. Il a encore reculé tout en se défilant entre deux voitures. Je l’ai suivi pas à pas et dans son audition, Willy a déclaré que lorsqu’il m’avait aperçu pour la dernière fois, Gino et moi étions bien face à face à une distance de cinq ou six mètres l’un de l’autre et qu’en aucune manière le canon de mon pistolet n’était braqué sur mon adversaire. Ils avaient l’air de discuter, a ajouté Willy. Tout avait l’air terminé partout. C’était ce que je croyais aussi. Gino ne me tournait pas le dos. Je ne sais pas trop où il voulait aller, ni s’il le savait lui-même. Il fuyait à reculons. Chacun sa manière. D’où il était, Willy ne pouvait pas voir le Beretta quinze coups braqué sur mon ventre. À cette distance, Gino ne pouvait pas me manquer. Il est tombé de côté, la face livide, et il a craché. Il m’a dit :

— L’enculé qui m’a doublé, il est mort.

— Quel enculé, Gino ?

— Un ancien de ta Brigade territoriale, mon con.

J’ai regardé, je m’en souviens, mon Oméga, qui marquait juste à cet instant quatre heures quarante-neuf. Ainsi, toute cette histoire, en décomptant les six minutes du casse proprement dit, ma longue traque derrière Gino, n’avait pas duré plus de trois minutes. Il était assis par terre, une jambe allongée, en appui sur le coude droit, dans une posture malcommode pour tirer. Gino avait les yeux très bleus et une petite moustache de bellâtre qui ne lui allait pas mal. Malgré la douleur et la rage, il avait l’air de rire. J’ai remarqué :

— On ne dit plus Brigade territoriale, Gino. On dit Division de police judiciaire.

Il a ricané :

— C’est cela, mon con joli.

— Quel ancien de la Brigade, Gino ?

Je ne le menaçais pas. J’allais même remettre mon pistolet à l’étui, et peut-être pas, au fond. J’avais besoin d’une cigarette, c’est sûr, et de dormir, mais je ne voulais pas tuer. Je n’ai jamais aimé tuer. Dans mon dos, la BMW s’est embrasée d’un coup et c’est dans la lueur dansante des flammes que j’ai vu les yeux de Gino et que lui, malgré l’angle improbable et la parfaite inutilité de son acte, s’est apprêté à tirer. Gino, lui, ne détestait pas tuer. Dommage qu’il s’y soit aussi mal pris. J’ai en effet reculé d’un pas quand il m’a dit :

Franck Nitti, mon con. Franck Nitti !

En même temps, il a tiré. Trois fois. Moi aussi. Une seule fois, à bras tendu, ce qu’on m’a beaucoup reproché par la suite. J’ai senti comme une barre de fer rougie à blanc contre mon flanc gauche, puis un coup de massue en plein ventre. Je me rappelle que mes talons ont quitté le sol et que j’ai plongé en arrière avec un sentiment d’infect soulagement et une effarante envie de rire moi aussi. Mon pistolet m’a échappé de la main, il a fait beaucoup de bruit en tombant sur un capot de voiture, je me rappelle aussi l’impact mou dans le front de Gino et les graines de melon qui ont giclé de son crâne derrière mais n’étaient que des gouttes de sang noir. Je me rappelle ensuite avoir encore porté mon Oméga à la hauteur des yeux et qu’il était alors juste quatre heures cinquante. Ce simple geste m’avait semblé d’un prix exorbitant. J’avais laissé le chronomètre déclenché depuis le début du casse et j’ai essayé d’amener la main droite de façon à le stopper, mais j’avais les doigts pleins de sang et je n’y suis pas parvenu. C’était une mort tout à fait ordinaire. J’ai laissé aller la tête en arrière. J’ai encore entendu le ronflement du brasier pas très loin et tout un tas de craquements qui ne me concernaient plus, peut-être aussi le cri d’un deux-tons qui approchait en hâte dans le dédale des rues, peut-être, mais je serai sur ce point beaucoup moins affirmatif que sur le reste, parce que je ne veux rien enjoliver.

Tout de suite après, j’ai fermé.

C’était évidemment trop pratique.

Загрузка...