Douze

La scène se passait dans un grand jardin que j’avais connu mais qui se trouvait maintenant en friche. Il pleuvait sur les cosmos et les dahlias, sur la surface grise du bassin ovale en contrebas, plus loin entre les troncs nus des érables, et dont la pierre à fleur de sol datait du XIIIe siècle, sur les châssis aux vitres brisées et les anciennes serres — de même que sur la longue chevelure lisse de la femme immobile. La pluie faisait une sorte de suaire au jardin et à la maison. La femme souriait pourtant d’un air indolent et sa grande main froide cueillait avec grâce des fleurs de camomille. Tout se passait sans bruit, sans hâte, avec en même temps de la tristesse mais aussi une joie tranquille, de la gravité et beaucoup de froid. Cette femme, je ne l’avais jamais rencontrée de mon vivant, pas plus dans ce jardin qu’ailleurs. Elle habitait seulement mes rêves lorsque je n’étais pas bien foutu et que je me découvrais.

Ou qu’on me découvrait.

La lumière m’aveuglait. C’était la clarté crue d’une torche électrique comme la mienne, seulement l’homme avait choisi la taille au-dessus qui est prévue pour s’éclairer, mais sert aussi de matraque, et il me la braquait en pleine figure, presque à bout touchant. L’autre lascar avait arraché la couette et il voyait assez pour s’intéresser aux fesses de Farida. J’ai tendu le bras et allumé la lampe de chevet. Deux hommes dans la trentaine, bien mis, en manteau et complet. Celui qui tenait la torche s’est reculé et a éteint, mais il l’a gardée à la main. L’autre n’en finissait pas de contempler ce que Farida ne songeait guère à cacher dans son sommeil, aussi lui ai-je arraché la couette des doigts tout en me levant et je l’ai remise sur le lit. Lampe-Torche a fait signe à son comparse, lequel m’a lancé chaque vêtement l’un après l’autre après l’avoir palpé. Mon Oméga disait qu’il était dix-huit heures et ma tête que j’avais trop picolé. Rien de tout cela n’était fait pour me plaire. Les deux durs, eux, ne disaient rien. Ça ne me plaisait pas non plus. Ils n’avaient pas l’air d’être des flics même s’ils se comportaient à leur façon. Le Voyeur m’a lancé une botte après l’autre, en me laissant bien le temps d’enfiler la première avant de m’expédier la seconde, et non sans les avoir retournées chacune en tout sens. Joli boulot, tout de même. Farida n’avait pas bougé de place et nous avons quitté la pièce sans bruit. Dans le petit living, j’ai allumé une cigarette et je me suis adressé à Lampe-Torche tout seul :

— À quoi on joue, ami ?

— À pas poser de questions, ami. Vous avez un blouson ? Une veste ?

— Blouson, dans l’entrée.

Le Voyeur l’a pris au passage, il a palpé le vêtement sous toutes ses coutures et me l’a tendu avec beaucoup de naturel, sans brutalité inutile. Je l’ai enfilé et nous sommes sortis à la queue-leu-leu, le Voyeur devant et Lampe-Torche sur mes talons. Du cool, du calme, du bien huilé. En descendant, le froid m’a pris. Pas des flics, des hommes jeunes et grands, tous deux de ma taille — incomparablement mieux nourris et entraînés. Le Voyeur portait une eau de toilette pour homme à la mode que j’avais tendance à trouver un peu vulgaire, l’autre tenait toujours sa grosse maglite comme une massue, c’était tout ce que j’avais à leur reprocher. J’étais en train de me faire ramasser. J’ai pensé au pistolet de service que j’avais laissé au coffre à l’Usine, à mon Colt dans sa cache à côté de la cheminée. Il n’était plus temps de regretter. Pas assez vigilant, mon pote, aurait ricané Léon. Je me suis rappelé comment on avait traité Franck avant de l’achever, mais personne ne m’a passé de menottes ou ne m’a rudoyé. J’avais la langue en plâtre et les genoux fragiles. En sortant sur le trottoir, Lampe-Torche m’a soutenu en me prenant par le bras droit. Je n’en avais pas réellement besoin, il m’a pourtant conduit ainsi jusqu’à une limousine rangée en double file, le warning allumé. J’ai regardé la rue pendant qu’on m’enfournait, la rue et les passants. Le Voyeur a pris le volant et Lampe-Torche s’est assis à côté de moi sur la banquette. Il m’a montré le cendrier sur la colonne de transmission mais il a gardé la torche en travers des cuisses pendant tout le trajet. La nuit était tombée. Il pleuvait toujours. Quelqu’un m’avait volé toute une journée de ma vie, alors que c’était peut-être la dernière. Le Voyeur ne conduisait ni vite ni lentement en hésitant comme quand on roule à l’étranger. Pas beaucoup plus de la trentaine, type européen, cheveux châtain foncé coupés court, mains carrées aux doigts courts et trapus, aux phalanges bosselées. Karaté, boxe thaï et full-contact. Lampe-Torche faisait moins rustique, plus réfléchi. Je n’avais pas aimé l’expression de ses yeux dans le living. Ils étaient d’un gris presque laiteux, larges et vides, les yeux d’un homme assez patient pour vous casser chaque os long, vous démantibuler chaque articulation, même celles qui se ressoudent le plus mal, sans la plus petite trace de passion ou d’intérêt, sans haine, sans rien. Deux ou trois fois au cours de ma vie, j’avais rencontré ce genre d’individu et aucun ne m’avait jamais plu. Le dernier en date avait commandé les Forces spéciales au Viêt-Nam avant de tout lâcher et de prendre un poste de conseiller technique. Quand je l’avais rencontré, il dirigeait à Paris une société de gardiennage et de surveillance et il s’était mis dans l’idée de m’embaucher. Comme conseiller technique.

Drôle de chose, la vie.

C’était le soir. Il y avait des passants. Des passants et des passantes que je voyais à peine à travers les vitres teintées et qui ne devaient pas me voir beaucoup plus. J’aurais aimé que tout s’arrête une seconde, parce que ma migraine était revenue. Nous sommes passés rue de Rivoli, puis le Voyeur a coupé à travers la place de la Concorde, à l’allure et avec la tranquillité d’un défilé militaire. Les choses se sont aggravées à la moitié des Champs, et dix fois j’aurais pu descendre à la faveur des embouteillages, mais j’étais trop vieux pour ces guignoleries, et puis ils m’auraient retrouvé, ou ils auraient retrouvé Farida, il y avait peut-être un verrouillage central des portières et enfin il y avait la torche-matraque et les yeux laiteux qui affectaient de ne se porter sur rien de particulier sans rien perdre de chacun de mes gestes. J’avais promis à Farida de me tenir tranquille, je me suis tenu tranquille. J’avais survécu aux huissiers et à Calhoune, aux nuits de veille et à ma propre fatigue, au fisc et aux Camel, je n’avais rien à me reprocher, je suis resté peinard.

Mon hôte avait loué une suite au Concorde-Lafayette, comme chaque fois qu’il était de passage à Paris, c’est-à-dire tous les quinze jours. Il faisait ma taille et guère plus de mon poids, et on lui aurait seulement donné la trentaine sans ses cheveux gris de chaque côté du crâne et les rides profondes qui lui allaient des ailes du nez aux commissures de la bouche et mettaient comme une paire de parenthèses dans sa face plutôt avenante. Il portait un chandail en mohair blanc à même la peau, un pantalon de flanelle bordeaux et des mocassins de cuir, blancs eux aussi, sans chaussettes, une Santos-Dumont au poignet droit et aucun autre bijou. Lampe-Torche s’est avancé, le Voyeur avait disparu. Il a rapporté :

— Pas d’arme. Pas de magnétophone.

Mon hôte l’a congédié d’un geste, il s’est levé et m’a saisi aux épaules avec une chaleur qui ne pouvait être feinte, pas plus que le mépris avec lequel il avait viré l’autre chaouche. Il m’a observé en disant :

— Je suis content de te revoir, mon frère. Assieds-toi et prenons quelque chose. Nous serions mieux ainsi pour parler, tu ne trouves pas ?

Nous avons pris place avec une bouteille de bourbon sur la petite table basse entre nous deux. C’était du Jack Daniel’s et il l’a servi sec, sans glace, pendant que j’allumais une cigarette. Il a ri entre ses dents qui étaient toutes chemisées de métal comme la plupart des balles des armes de poing modernes et son front s’est plissé à tel point qu’il lui a donné un air soucieux qui n’allait pas bien avec le reste.

— Parler de quoi, frère ?

— De Franck. (Il a levé une main tout de suite.) Ça ne servirait à rien que des hommes comme nous se fassent la guerre.

— Franck est mort.

Par réflexe, il a porté la paume gauche à plat contre son sternum et il a incliné le torse — par réflexe ou par atavisme. Il a examiné le bourbon dans son verre et il s’est mis à parler de sa voix sourde et lente que les femmes trouvaient volontiers enjôleuse, et qui l’était peut-être pour elles. Pas pour moi. Il a affirmé :

— Il n’y a pas le moindre micro dans cette pièce, ni dans celles d’à côté. Nous pouvons parler sans détour et sans crainte. Donc, Franck est mort. Nous étions en affaires ensemble, lui et moi.

— Quel genre d’affaires, Hadj ?

— Des affaires d’import-export.

— Denrée précieuse ?

— Pas dans mon pays, ni dans la majeure partie du Maghreb. Nous avons d’autres problèmes, comme la poussée démographique et la montée de l’intégrisme. Nous avons une bonne police. La dernière transaction a fonctionné d’une façon peu satisfaisante pour certains partenaires.

— Tu as laissé combien sur le carreau ?

Il s’est penché. Il m’a fixé et sa vilaine grimace est apparue de chaque côté de la bouche, puis à regret un sourire l’a lentement supplantée. Sa voix n’avait plus rien d’enjôleur, elle faisait l’effet d’une lime rouillée sur une dent creuse. Il a lâché sans se presser :

— Ça me coûte trois millions. Plus Ali-Baba Mike et le passeur.

— Fonctionnaire international basé à Bruxelles. Ça m’a coûté Franck.

— Il faut du temps pour tout remettre sur pied.

— Entre vingt-quatre et quarante-huit heures. Et plaie d’argent n’est pas mortelle, Hadj.

— Combien tu veux ?

— Pour quoi ?

— Pour me dire qui a monté le coup.

— Franck. C’est Franck. Et il est mort.

— Franck tout seul ?

J’allais me lever, mais je me suis ravisé. J’ai bu ce qu’il y avait dans mon verre et je l’ai retendu. Le Jack Daniel’s est un très bon bourbon et je ne voyais pas pourquoi j’en aurais laissé perdre. Hadj a attendu d’avoir fini de se gratter l’intérieur de la cheville droite avant de remplir de nouveau nos verres. J’ai écrasé ma Camel et j’en ai rallumé une autre. Trop clair et trop tiède dans la pièce. Je suis allé à la fenêtre regarder Paris, j’ai contemplé la longue chenille rouge en bas sur le périphérique, les tours de bureaux qui ne tarderaient pas à s’éteindre. Je n’avais rien à vendre contre ma peau. Un laser balayait le ciel à intervalles réguliers.

— Franck tout seul.

— Dommage qu’il soit mort.

Je me suis retourné et adossé à la vitre. J’ai fixé mes pointes de bottes, tout en prenant quelques profondes inspirations. C’étaient des histoires trop grandes et trop complexes pour ma pauvre tête pleine de vent, ces micmacs de came et de fric, de passeurs et de flics, toutes ces affaires dans lesquelles il était question de milliards, de tueurs blêmes et de longues limousines comme il aurait dû n’en exister que dans les romans — et encore pas les meilleurs. C’était trop loin, trop haut, trop vain. Certains flics, pas toujours les pires, finissent par deviner qu’on ne lutte pas avec ce qui est en haut, pas plus qu’avec ce qui est en bas — jamais avec tout ce qui est trop haut. Ils se contentent de ramasser les biturins et les putes, les petits toxicos et ceux qui cassent les voitures, les plus courageux s’en prennent aux dealers de bac à sable et aux casseurs d’après-midi, quelques fous s’attaquent au grand banditisme et d’autres se contentent de mettre fin à leurs jours. Ou bien de divorcer. Ou de battre leur chien. J’ai remarqué amèrement :

— Si c’est dommage qu’il soit mort, Franck, alors il fallait pas le tuer.

Hadj a affirmé, comme sous la foi du serment :

— Ni moi ni aucun de mes hommes n’est responsable de sa mort.

Étrange chose, j’aurais dû le croire.

On ne veut jamais admettre certaines claires évidences, tout aussi naturelles et inévitables que le fait, par exemple, qu’il faut bien que le jour tombe pour que la nuit monte, la nuit sans cesse à l’affût, qui monte très vite et de partout dès qu’on éteint, qu’il faut bien qu’un monde meure pour qu’un autre naisse, paré de couleurs plus riantes, plus neuves, qu’on finira bien un jour par privatiser les policiers comme il est déjà question de le faire des prisons, puisque l’État lui-même, qu’on le veuille ou non, si on le toilettait un peu, on s’apercevrait déjà qu’il ne sert plus que de fourrier aux Grandes Compagnies et aux Seigneurs de la Guerre, qui ne sont que les Princes de l’Argent.

Je n’aimais pas un monde où les nervis étaient mieux mis et beaucoup plus équipés que les flics, avec des manières de patron d’entreprise. Je n’aimais pas ces nouvelles façons soft, ces inextricables magouilles et le pouvoir grandissant que prenaient les sociétés de gardiennage et de surveillance, l’extension sournoise du fliquage électronique, la pourriture qui s’étendait peu à peu du monde du crime à la politique, puis de la politique à la haute administration — et progressivement à la basse. Je n’aimais pas ce monde, mais je n’y pouvais rien. Je ne me sentais pas indigné. C’était un autre monde. Le mien avait la dimension d’une cellule. Je n’y pouvais rien non plus.

Hadj ne m’observait pas plus qu’il ne le fallait. Peut-être pensait-il me tenir dans sa main, puisque je ne faisais pas d’histoires, peut-être savait-il que je ne valais pas mieux que lui — puisque je ne me mettais pas en colère. À voir ma figure et de quelle manière j’étais vêtu, il devait se douter que je n’avais réussi à rien de bon, sauf à m’abîmer petit à petit. Il disposait de suffisamment de soldats pour terminer le travail. Il était resté sec comme un tibia de cerf et je le soupçonnais d’avoir aussi peu de besoins que moi, en dépit de sa fortune dont on ne pouvait pas avoir idée, et c’était ce qui le rendait si dangereux, qu’au fond il ne tînt à rien. Je lui ai rappelé :

Life is just a joke. Mon frère.

Il m’a fixé sans courroux. C’était un homme complexe et rigoureux. Il a observé qu’il ne pouvait pas laisser certaines choses, que c’était pour lui une question de crédibilité et qu’il ne pouvait permettre qu’on entame le capital de confiance que ses partenaires plaçaient en lui. Dans son jeune temps, Hadj avait fréquenté la Sorbonne, puis il était rentré dans son pays enseigner la littérature comparée, et un jour lui aussi avait découvert que les hommes n’étaient pas bons — et il avait changé. Je me rappelais Hadj sur son Vespa. Hadj, Franck et moi. Quartier Latin. L’espace de quelques mois, en écoutant Luter et Duke Ellington sur nos Teppaz, en discutaillant des fois des nuits entières, nous nous étions crus malins. Hadj était tiers-mondiste, Franck et moi n’avions aucune opinion préconçue sur la question. L’opinion, elle nous est venue après, dans le djebel, comme on disait alors, à casser du fell. C’est dans les combats douteux qu’on apprend le plus de choses, dommage qu’elles n’avancent à rien. Hadj avait gardé de son temps de Sorbonne le goût d’un français presque précieux, d’une langue à la fois paisible et juste, quoique un peu désuète, qui est souvent la marque des francophones de goût et non pas d’habitude. Il ne fallait pas le laisser s’emballer.

J’ai fini mon verre et j’ai un peu grogné :

— Foutaises, Hadj. Il ne viendrait à l’idée de personne de s’asseoir sur cinq ou six cents briques. Tes types n’ont rien retrouvé ?

— Ils n’ont pas cherché.

— Entendu. Il y avait bien une voiture pour couvrir l’opération.

— Il n’y avait pas une voiture, mais deux hommes à moto. Par moments ils suivaient derrière et par moments devant, mais de toutes les façons, ils contrôlaient les sorties d’autoroute.

Bonne idée, la moto. Je voyais volontiers un gros cube avec deux hommes dessus. Une moto attire moins l’attention et passe mieux partout.

— Armés ?

— Oui, a reconnu Hadj. Chacun des deux était doté d’une mini-Uzi.

— Correct. Ils n’ont rien vu ?

— Ils ont vu Ali-Baba Mike monter dans la BMW au point de rendez-vous et la voiture s’engager sur l’autoroute. Ils ont pris derrière, puis devant. À un moment, ils ont attendu sur un parking comme de coutume. La BMW n’est jamais passée. Ils sont revenus au lieu de rendez-vous. Il y avait déjà la gendarmerie sur place. Ali-Baba Mike avait été étranglé dans les toilettes avec un lacet de cuir comme en utilisent les commandos. On lui avait volé son blouson orange, ses lunettes sombres et la casquette de pêcheur à l’espadon dont il ne se séparait jamais. Celui qui était monté dans la BMW n’était pas Ali-Baba Mike.

— Triste. Même lorsqu’il tapait sur un vieux dossier de chaise, Ali-Baba donnait l’impression de se servir d’une cathédrale. Il était tombé dans une boîte à rythme quand il était tout petit et on ne le lui avait pas beaucoup laissé le temps de grandir. Celui qui a pris sa place était bien renseigné. Ali-Baba avait un flingue ?

— Ali-Baba ne portait jamais d’arme. Dans son univers, les armes n’avaient pas droit de cité.

Dommage pour lui qu’il n’en eût pas été de même pour la came.

— Et le passeur ? Le fonctionnaire international ? Armé ?

— Pas à ma connaissance, a déclaré Hadj. Il savait qu’il n’en avait pas besoin puisqu’il y avait quelqu’un pour assurer sa protection.

— Sa surveillance. Il ramassait combien ?

— Trente mille francs par passage.

— Combien de passages par mois ?

— Un.

J’avais l’impression d’entendre Franck.

— Tu es sûr de tes convoyeurs ?

Hadj a souri lentement à ma question. Il a tendu les doigts et je lui ai donné une cigarette avant d’allumer la mienne. Le sourire a flotté sans précipitation sur sa face vieille et dure.

— Nous ne sommes jamais sûrs de rien, mon frère. J’ai écouté avec patience ce que l’un d’eux, celui qui pilotait la moto, m’a raconté. Ses explications m’ont semblé très cohérentes.

— Six millions, même partagés en deux, rendraient n’importe qui très cohérent, mon frère.

Hadj a cessé de sourire tout en goûtant la fumée de cigarette. Dans le temps, il fumait des Craven A, plus, semblait-il, par convivialité que par besoin naturel. À présent, il montrait l’avidité pleine de regrets de ceux qui ont cessé de fumer à une époque pas très lointaine pour des raisons qui ne leur paraissent plus très précises. Il m’a regardé en renversant la tête en arrière et il a reconnu :

— Certainement. Certainement. Néanmoins… Il faut toujours compter avec la crainte naturelle qu’ont les hommes, sinon de mourir, du moins de subir des mauvais traitements. La peur de souffrir aussi, mon frère, rend cohérent. Ces deux hommes n’ont pas disparu.

— Pas encore.

— Ils ne disparaîtront pas. Toi non plus. Toi aussi, tu as peur de souffrir. Tu as vu Franck avant qu’il meure. Que t’a-t-il raconté ?

— Qu’il allait braquer un passeur. Il m’a parlé de six cent millions. Il m’a dit que cet argent n’existait pas, et qu’il avait besoin d’avoir des yeux dans le dos. (Je me suis mis à marcher de long en large. Je recommençais à ne plus avoir les idées claires et ma migraine avait repris.) Je l’ai envoyé se faire foutre.

— Pourquoi ?

Voilà, c’était toujours la même chose, pourquoi. D’une part, je ne l’avais pas vraiment cru, Franck, tout en me doutant bien qu’il ne plaisantait pas. Les remarques qu’il avait faites à mon sujet étaient justes : j’avais besoin de monnaie, mais pas d’autant, ni à un tel prix. D’un autre côté, je n’avais pas eu peur, pas plus de mourir que de souffrir, parce que je n’y avais pas pensé, pourtant, à voir comment Franck avait été torturé, je ne me donnais plus raison. Non, pas peur. Trop fatigué. C’est terrible, la fatigue chez un homme, plus rien vouloir sauf dormir. J’ai reconnu :

— Je ne suis pas monté parce que je n’ai pas eu les couilles.

Hadj a semblé étonné, je m’en suis foutu. Il m’a donné le numéro de sa ligne directe, j’ai laissé mon verre et je suis parti. Lampe-Torche m’a ramené seul chez moi dans la grande limousine, dans la nuit. Au moment où je descendais de son engin, il a sorti une enveloppe en papier kraft de sa poche de manteau. Elle faisait la taille d’un livre de poche et elle était épaisse de trois doigts. Il me l’a tendue avec calme. Je l’ai prise. Je suis descendu et la Pontiac noire est partie dans un feulement soyeux qui n’avait rien d’excessif ni d’ostentatoire. J’ai bien pensé à relever le numéro d’immatriculation, mais je ne voyais pas très bien à quoi ça m’avancerait puisque j’avais rencontré la tête. Je suis resté un moment sous la pluie à regarder la rue, tout en tripotant l’enveloppe. Je n’avais plus très envie de rentrer. La Mercedes avait disparu. À la place, il y avait une fourgonnette Express blanche. À l’Usine, on s’en sert de sous-marin pour les planques. C’était peut-être un sous-marin. Je suis allé jusque chez le Tunisien et avec la monnaie que j’avais j’ai acheté deux packs de Kronenbourg.

À part ma mise à pied, je n’avais rien à arroser.

En haut, j’ai retiré mes bottes. J’ai rempli l’assiette de Yellow Dog, j’ai pris des cigarettes dans le placard et je suis allé m’étendre sans retirer mes vêtements. Tout en m’ouvrant une bière, j’ai encore tripoté l’enveloppe, mais je ne l’ai pas dépucelée. Même Hadj avait fini par me lasser. Je me suis adossé au mur et je me suis mis à arroser ma disgrâce.

C’est toujours comme ça lorsqu’on ne trouve rien de mieux à faire.

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