Chapitre X LA FLÈCHE D’AHRIMAN

Tchedi Daan ne s’était pas encore habituée au bruit de la capitale de Tormans. Des sons inattendus parvenaient jusqu’à sa chambre minuscule, au quatrième étage d’une maison située dans la partie basse de la ville du Centre de la Sagesse. Construits en matériaux bon marché, non insonorisés, les murs et les plafonds bourdonnaient du bruit des gens du dessus. On entendit une musique aiguë, discordante. Tchedi s’efforça de déterminer d’où venait ce vacarme, cherchant à comprendre pourquoi les gens étaient si bruyants, alors qu’ils savaient pertinemment que leurs voisins en seraient gênés. Toute la maison résonnait, on avait sans cesse les oreilles blessées par des coups, des craquements, des grincements ou par la vibration des conduites d’eau longeant les murs peu épais.

Tchedi comprit que les maisons avaient été construites n’importe comment et n’avaient pas été prévues pour un nombre aussi grand de locataires, que la rue, tracée sans tenir compte de la résonance, amplifiait encore le tapage. Elle essaya par tous les moyens d’atténuer le chahut afin de pouvoir se concentrer, mais ce fut peine perdue. Dès que Tchedi s’isolait du chœur discordant des bruits, des coups sourds et aigus se faisaient entendre. C’étaient les portes des maisons ou des voitures qui claquaient. Claquer les portes le plus bruyamment possible était considéré comme très chic par les Tormansiens, généralement mal élevés. Tout d’abord, il apparut clairement que les Tormansiens ne savaient absolument pas s’adapter aux conditions de leur vie à l’étroit et qu’ils continuaient à se conduire comme s’ils avaient quitté la veille des steppes immenses.

Tchedi alla à la fenêtre qui donnait sur la rue. Les vitres fines et inégales déformaient les contours de la maison opposée, dont la masse sombre cachait le ciel. Les yeux perçants de Tchedi remarquèrent la petite fumée des gaz saturés en oxyde de carbone et en plomb, qui sortait des tunnels réservés aux poids lourds.

Au début, Tchedi perçut physiquement – et non en se référant à son imagination comme dans les cours d’histoire – l’étroitesse, la chaleur étouffante et l’incommodité de la ville construite uniquement pour nourrir et ravitailler à bon marché une masse indispensable et anonyme, quantité abstraite de personnes à qui il fallait de l’eau et des vivres.

Inutile de penser à se concentrer et à se reposer, avant d’apprendre à s’isoler de la cacophonie incessante.

Il lui fallut également s’habituer à porter des vêtements. Tchedi contraignit tous les muscles de son corps à remuer, massant sa peau qui la démangeait sous les vêtements. Rien à dire sur ce qu’elle portait : une blouse couleur acier à grands revers, retenue par une ceinture noire souple, un pantalon large en tissu agréable. Mais elle fut obligée de porter des sous-vêtements, tout à fait inconnus des habitantes de la Terre : soutien-gorge et jupon rêches. Ses nouveaux amis lui affirmèrent que sortir dans la rue sans ces articles étranges pouvait provoquer un scandale.

Tchedi s’inclina et s’assit à moitié nue, tandis que son hôtesse et la sœur de celle-ci s’affairaient et ajustaient les vêtements. Les cheveux cendrés de Tchedi s’étaient déjà transformés lors du séjour dans les Jardins de Tsoam en une crinière raide noir-goudron, comme celle que les jeunes filles de Ian-Iah qui, soit laissent retomber leurs cheveux en désordre, soit les coiffent en deux tresses courtes et serrées. Des lentilles changèrent la couleur de ses yeux. Lorsque Tchedi s’approcha du miroir, un visage étranger, un peu déplaisant, la regardait. Mais ses deux hôtesses ne cessèrent de la complimenter et lui présagèrent de nombreuses conquêtes masculines, ce que, d’ailleurs Tchedi ne souhaitait pas du tout. De sa totale liberté dépendait l’accomplissement rapide de sa mission d’observatrice.

Les amis de Tael avaient amené Tchedi ici pendant la nuit. La rue de Hei-Goï, c’est-à-dire des Fleurs du Bonheur, était habitée par des « Cvic ». Un couple de jeunes Tormansiens l’accueillit. La sœur de son hôtesse vivait là également pour le moment.

Celle-ci portait un triple nom dont le diminutif était Tsasor. C’est Tsasor qui fut chargée d’accompagner Tchedi lors de ses promenades dans la ville du Centre de la Sagesse. Pour les filles jeunes et particulièrement jolies se promener le soir dans la capitale de Ian-Iah était dangereux, cela l’était encore plus la nuit où même les hommes vigoureux ne sortaient qu’en cas d’extrême nécessité. Les femmes étaient l’objet d’insultes ou d’attaques, principalement de la part de jeunes obsédés sexuels. De même que l’odeur du sang attire les rapaces, de même la beauté, au lieu d’être une protection, attirait encore davantage les jeunes voyous.

Le fidèle SVP bleu, ses petites pattes repliées, resta allongé sous le lit (ici, on dormait sur des lits assez hauts en fer ou en plastique), dissimulé par une couverture allant jusqu’au sol. On expliqua à Tchedi que ses hôtes devaient être prudents, pour qu’on ne soupçonne pas leurs liens avec les habitants de la Terre. Officiellement, Tchedi était invitée par la famille de l’ingénieur d’une grande usine, mais on considérait comme peu convenable que des contacts s’établissent entre les astronavigants et les « Cvic » incultes et obscurs. Ses hôtes pouvaient être expulsés de la ville si on l’apprenait. La menace était sérieuse : vivre en d’autres lieux de la planète était très pénible. Là-bas, les gens recevaient une rémunération inférieure et donc avaient moins d’argent pour se nourrir, pour leurs achats et leurs distractions.

Les habitants de la ville du Centre de la Sagesse et de deux ou trois autres grandes villes en bordure de la Mer Équatoriale étaient enviés par tous les autres habitants de Ian-Iah moins chanceux.

L’essence même de ce bonheur resta une énigme pour Tchedi jusqu’à ce qu’elle comprit que, sur la planète Ian-Iah la richesse et la pauvreté se mesuraient à une somme de choses mesquines qui étaient la propriété de chacun. Seuls comptaient les biens matériels, que ce soit à l’échelle de la planète, des communiqués économiques ou des informations concernant une réussite ; les valeurs spirituelles étaient complètement exclues. Tchedi se convainquit plus tard que l’auto-perfection ne constituait pas le problème essentiel de l’humanité de Ian-Iah.

En même temps, ses hôtesses l’étonnèrent par leur simplicité joyeuse et le soin qu’elles portaient à décorer modestement leur appartement étroit. Deux ou trois fleurs dans un vase en verre ordinaire les transportaient de joie. S’il leur arrivait de se procurer une statuette bon marché ou une coupe, alors, leur plaisir durait plusieurs jours. Chaque appartement possédait un appareil vidéo avec écran et haut-parleur de grande puissance. Le soir, lorsque toute la famille – c’est-à-dire couples et enfants en bas-âge correspondant sur la Terre au début du 1er Cycle – était réunie, on contemplait les petits écrans plats et ternes, dont le son bruyant faisait trembler les murs, les plafonds et le sol des maisons peu solides. Mais les locataires ne s’en souciaient pas. Le sommeil des jeunes était profond ; ils ne ressentaient aucunement le besoin de lire, de réfléchir ou a fortiori méditer. La plupart de leur temps libre se passait en conversations, potins et discussions futiles.

Il y avait une école dans la rue des Fleurs du Bonheur. C’était un bâtiment maussade en briques rouges au milieu d’un jardin étiolé et tout piétiné. Les cours avaient lieu du matin au soir. De temps en temps, le jardin de l’école et la partie adjacente de la rue retentissaient de hurlements, de sifflets sauvages et de rires aigus : c’étaient les petits garçons et filles qui s’ébattaient pendant les récréations. Le bruit était encore plus grand au crépuscule : cris, piétinements, insultes et bagarres, véritable cauchemar dans lequel les gens sont transformés en singes par une vilaine sorcière.

Les élèves logeaient dans un long bâtiment jouxtant l’école, dès qu’ils étaient enlevés à leurs parents. C’est là qu’on les préparait à l’entrée dans une école professionnelle et qu’on les départageait en « Cvil » et en « Cvic ». L’incroyable grossièreté des enfants ne gênait personne. Même les adultes semblaient presque honteux d’aider un malade ou une personne âgée, de témoigner du respect aux vieillards, de céder quelque chose à quelqu’un. Tchedi mit du temps à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une perversité particulière aux Tormansiens, mais que la faute en incombait à un complexe d’infériorité largement répandu. Le développement de ce complexe dans un monde de pouvoir absolu s’était orienté simultanément dans deux directions : il avait gagné un nombre toujours plus grand de gens et renforcé son emprise sur chaque individu.

L’étrange société de la planète Ian-Iah ne se préoccupait apparemment pas d’adoucir la vie de chacun, de la rendre plus calme, plus heureuse, meilleure. Les esprits les plus doués s’intéressaient uniquement à produire moins cher et à multiplier la production afin de pousser les gens à consommer. La mort spirituelle précédait la mort physique.

Les inconvénients qui en résultaient étaient nombreux : constructions mal conçues et réalisées sans soin, travail non qualifié. Les jeunes « Cvic » recevaient une formation professionnelle élémentaire qui ne leur apprenait pas leur métier comme il fallait. Les désagréments de la vie entraînaient des millions de frictions inutiles entre les citoyens, au cours desquelles chacun avait raison à sa façon ; la seule coupable était la structure sociale de la planète, qui contraignait les gens à se débattre dans des contrariétés quotidiennes que personne ne cherchait à supprimer. Les Tormansiens n’étaient guidés ni par des règles morales, ni par des règles religieuses, sans même parler d’une conscience à un haut niveau. Aucun système durable, sévère et élaboré d’éducation de chacun en tant que membre de la société n’existait. La tendance spontanée de contrarier l’autre, de se venger de son humiliation sur son voisin, ne subissait aucune entrave. Critiques idiotes, dénigrements, diffamation soit au niveau de la production, soit dans les sphères scientifiques ou artistiques, envahissaient toute la vie de la planète, l’enserrant dans l’étau empoisonné de l’inferno. De toute évidence, sous un tel système de gouvernement, la bonne volonté et la patience ne pouvaient que diminuer et les railleries et les outrages qu’augmenter, ce qui est plutôt l’apanage d’un troupeau de cynocéphales que d’une société humaine techniquement développée.

Il y a plus de 2 000 ans, quelques nations de la Terre crurent que les programmes politiques, les changements futurs dans l’économie d’une puissance totalitaire pourraient modifier la marche de l’histoire sans soutien psychologique préalable. Incapables d’améliorer le destin des peuples, les dogmatiques influencèrent fortement le destin des individus. La Flèche d’Ahriman frappa en plein dans le mille, parce que les changements arbitraires détruisirent la stabilité que la société avait atteint en payant le prix fort. L’équilibre indispensable des phénomènes sociaux ne fut pas obtenu ; au contraire, l’oscillation d’un extrême à l’autre s’accrut, sans qu’il y eût d’analyse scientifique et sans qu’on enregistrât de mieux-être. C’est ce qui constitue l’échec essentiel du régime oligarchique particulièrement évident sur Tormans.

Tchedi connaissait déjà les défauts de la structure sociale de Tormans, aussi se trouva-t-elle dans la position de l’observateur détaché, mais bienveillant. Le contact direct avec ces « défauts » débuta dès les premiers jours passés dans la rue des Fleurs du Bonheur et modifièrent les sentiments de Tchedi.

Les surprises commencèrent avec la première promenade en compagnie de Tsasor. Les Tormansiens marchaient dans la rue, comme bon leur semblait, sans rester sur un côté déterminé. Les plus forts heurtaient – volontairement ou non – ceux qui venaient en sens inverse, les obligeant à se ranger sur le côté et leur montraient grossièrement les dents en signe d’avertissement. Dans les magasins (sur Tormans comme partout où existe une inégalité de classe, le travail est rémunéré en argent pour les deux classes inférieures), dans les jardins ou les parcs d’attraction, les restaurants ou les transports publics, partout où l’accès était étroit, les hommes et les femmes les plus forts repoussaient leurs concitoyens plus faibles pour entrer les premiers. Tchedi était au courant, mais malgré son entraînement psychique, elle eut du mal à contenir son indignation. Le désir impérieux d’aller plus vite que les autres, de battre les autres même d’une minute, pouvait sembler d’une bêtise maladive à toute personne non familiarisée avec la psychologie de l’inferno.

Un jour, Tsasor, pâle et effrayée, dit à Tchedi qu’on la convoquait à la Maison des Réunions du quartier pour « Une Rencontre avec le Serpent ». De telles réunions avaient lieu deux ou trois fois par an dans chaque quartier de la ville. Malgré les efforts de Tsasor pour expliquer le but et la signification de ces rencontres, Tchedi ne comprit pas en quoi elles consistaient. Finalement, elle conclut qu’il s’agissait d’une vieille coutume religieuse transformée en tradition chez les gens non religieux de l’actuelle planète Ian-Iah. L’effroi provoqué par cette invitation ou, plus exactement cet ordre, incita Tchedi à suspecter quelque chose et à se rendre à la réunion collective du « Serpent ».

La grande salle mal aérée se remplit rapidement de monde. Personne ne fit attention à Tsasor et à Tchedi assises dans la rangée du milieu. Les spectateurs s’installèrent dans une attente nerveuse et agitée, qui colorait les joues hâlées des uns ou, au contraire, faisait ressortir la pâleur jaune des autres. Quelques-uns parcoururent, troublés, les larges travées, tête baissée, en murmurant quelque chose, mais il ne s’agissait pas de vers comme Tchedi le crut tout d’abord. Les Tormansiens, d’ailleurs, lisaient très rarement des vers à voix haute, gênés par les sentiments exprimés dans la poésie. Ils marmonnaient plutôt des formules ou des règles apprises par cœur.

Environ un millier de « Cvic » emplit la salle, c’est-à-dire, selon la façon locale de calculer, de jeunes gens de moins de vint-cinq ans.

Quatre coups frappés sur un grand gong répandirent dans la salle le grondement vibrant du cuivre. L’assistance se figea dans des poses tendues, le dos droit, le regard fixé sur l’avant de la petite scène où se rencontraient les lignes fondues du mur, du plafond et du sol.

De l’obscurité du couloir situé derrière la scène éclairée surgit une estrade cubique décorée de raies noires et jaunes entrecroisées. Sur cette estrade, apparut un « porte-serpent » habillé d’un long vêtement noir, tenant dans la main un petit mégaphone.

— Le jour de la rencontre est arrivé ; hurla-t-il à toute la salle et Tchedi remarqua que les doigts de Tsasor tremblaient. Elle prit les mains froides de la jeune fille dans ses mains chaudes et calmes et les pressa, insufflant à la Tormansienne sa tranquillité morale. Tsasor cessa de trembler et remercia Tchedi du regard.

— Aujourd’hui, dit le « porte-serpent » en s’inclinant, les souverains du grand et glorieux peuple de Ian-Iah viennent vous contrôler grâce à la connaissance invincible du Serpent. Ceux qui se cacheront en baissant les yeux seront les ennemis secrets de la planète. Ceux qui ne pourront répéter l’hymne de fidélité et d’obéissance seront les ennemis déclarés de la planète. Ceux qui oseront affronter leur volonté à celle du Serpent seront soumis à l’interrogatoire rigoureux des adjoints de Ian Gao-Ioar !

Tsasor sursauta et presque à voix haute demanda à Tchedi de lui tenir les mains, car le plus terrible allait maintenant commencer. Cédant à une impulsion soudaine, Tchedi plongea Tsasor dans un état cataleptique. Il était temps !

Sur l’estrade, le « porte-serpent » fut remplacé par un globe semi-transparent aux lignes ondulées et scintillantes qui s’inversaient à chaque rotation du globe. Un son puissant de tonalité ascendante se mit à vibrer en accord avec la course des ondes bigarrées. La colonne verticale de lumière irisée mue par le globe provoqua un effet d’hypnose sur l’assistance. Tchedi dut tendre toute sa volonté pour continuer à observer et rester impassible. Le son s’interrompit, le globe disparut. Sur l’estrade apparut avec une lenteur calculée un serpent immense en métal rouge qui déroula ses anneaux. Une flamme pourpre brûla dans sa gueule ouverte, tandis que ses yeux violets étincelèrent méchamment dans les protubérances latérales de sa tête plate. Les lampes s’éteignirent dans la salle. Le serpent remua sa tête dans tous les sens. Ses yeux dardèrent leurs rayons sur les rangées de Tormansiens ? Tchedi rencontra le regard du monstre de métal et reçut un choc, elle perdit conscience un instant : une faiblesse dans les jambes qui monta jusqu’au cœur. Seul, son solide système nerveux endurci par un entraînement spécial, l’aida à garder son indépendance psychique. Le serpent se pencha davantage, se balança et manqua effleurer de la tête le premier rang. Tous ceux qui étaient assis dans la salle se mirent à se balancer à droite et à gauche en mesure, à l’exception de Tsasor, plongée dans la torpeur et de Tchedi récalcitrante. Remarquant que le « porte-serpent » se trouvait dans un coin de la scène et observait d’un œil vigilant le public, Tchedi, serrant étroitement contre elle sa compagne, se mit à se balancer avec elle.

Le serpent poussa un long hurlement que le millier de Tormansiens reprit aussitôt. Ils entonnèrent un hymne solennel et mélancolique, louant le souverain de la planète et la vie heureuse et libre que la famine ne menaçait plus. En regardant les visages inexpressifs et les bouches bées, Tchedi fut frappée par la stupidité démesurée de ce qui se passait. Après réflexion, elle comprit que ces gens en transe hypnotique fixaient à leur insu dans leur subconscient le sens du chant qui était une déclaration de guerre à toute dissidence aussi bien intérieure qu’apportée de l’extérieur par des gens ou des livres.

Mais le terrible serpent en métal n’était, après tout, qu’une machine. Les maîtres véritables des « Cvic » se trouvaient à l’arrière-plan. Toute à ses réflexions, Tchedi oublia d’ouvrir la bouche en même temps que les autres et de feindre de chanter. Le « porte-serpent » la montra du doigt. La silhouette trapue d’un garde « violet » apparut. Sa stupidité était telle que même l’hypnose du serpent rouge ne pouvait la briser. Il posa une main sur l’épaule de Tchedi, mais elle montra son « laissez-passer ». Le « violet » se recula avec un salut profond et courut rejoindre le « porte-serpent ». Ils échangèrent quelques phrases inaudibles à cause du bruit de la foule. Le dignitaire resta interloqué et exprima son dépit de façon éloquente. Tchedi n’avait plus besoin de continuer à simuler. Elle resta assise, immobile, à regarder autour d’elle. L’agitation des Tormansiens s’accrut. Quelques hommes se mirent à courir dans l’espace séparant la première rangée de la scène. Là, ils tombèrent à genoux, en criant des choses incompréhensibles. Quatre « violets » les conduisirent vers une porte à gauche dissimulée par des tentures… deux femmes se traînèrent à genoux et quelques hommes en firent autant. Le « porte-serpent » dirigeait les « violets » comme un chef d’orchestre habile. Sur un geste à peine perceptible, les gardes tirèrent de leurs fauteuils deux hommes et une femme qui résistèrent et se démenèrent en criant des mots impossibles à entendre dans le brouhaha. Les gardes les emmenèrent grossièrement et sans cérémonie dans le couloir sombre situé derrière la scène.

Le balancement du serpent diminua, le mouvement se ralentit. Le serpent s’arrêta enfin, ses yeux s’éteignirent, sa tête triangulaire resta dressée.

Les gens se turent et regardèrent sans comprendre autour d’eux, comme s’ils venaient de se réveiller. « Ils ont oublié ce qui s’est passé » devina Tchedi. Ils avaient appris à cacher leurs sentiments au cours des continuelles assemblées générales tenues sur leurs lieux de travail. Là, avait-on raconté à Tchedi, on exigeait publiquement des « Cvic » qu’ils approuvent et louent la sagesse de l’oligarchie. Une pratique séculaire avait appris aux gens à n’accorder aucune signification à ces exigences, et à montrer une soumission apparente. Les oligarques avaient alors trouvé d’autres méthodes pour s’introduire dans la mentalité des gens et découvrir leurs pensées secrètes.

Tchedi réveilla doucement Tsasor.

— Ne m’adressez pas la parole ! murmura l’astronavigante. Ils savent qui je suis. Rentrez chez vous, je vous y rejoindrai par mes propres moyens.

Tsasor, encore étourdie, fit signe qu’elle avait compris.

Tchedi se leva lentement et sortit, retrouvant avec plaisir l’air frais après la chaleur étouffante. Elle s’arrêta près d’une colonne fine, carrée, en pierre artificielle bon marché, encore sous l’influence de la scène de repentir collectif sous hypnose. Soudain, elle sentit peser sur elle un regard insistant. Elle se retourna et se trouva nez à nez avec un « Cvic » athlétique, portant un vêtement vert garni sur la manche du signe du poing serré : Un petit nombre de « Cvic » atteignait ou dépassait trente ans. On les appelait les « idoles sportives » : joueurs et lutteurs professionnels, uniquement occupés à s’entraîner, attirant des foules énormes sur les stades où ils donnaient des spectacles qui ressemblaient plutôt à des combats de groupe.

« L’idole sportive » la regarda fixement et sans façon, comme le faisaient les autres hommes qui croisaient Tchedi. Dans les Jardins de Tsoam, elle s’était déjà habituée à la manière qu’avaient les habitants de Ian-Iah de la déshabiller du regard. Sur la Terre, l’homme nu, sous son aspect naturel, ne troublait et n’étonnait personne. On ne voyait à cela absolument rien de honteux, car dès les premières années, on apprenait à chacun à être sain et à ne pas prendre de poses inesthétiques. Pour la femme de la Terre, les regards des hommes de Ian-Iah ne pouvaient que provoquer une impression désagréable, analogue à celle ressentie lorsqu’un fou vous regarde.

« L’idole » demanda :

— Tu viens de loin ? Il y a longtemps que tu es ici ? Sans doute, es-tu de l’Hémisphère de Queue ?

— Comment avez-vous… Tchedi se reprit, as-tu deviné ?

Le Tormansien rit tout content.

— On dit qu’il y a là-bas de jolies filles, et il claqua des doigts, toi qui es si jolie, tu te promènes toute seule… l’inconnu montra du regard les gens qui descendaient les marches. On m’appelle Shot-Ka-Sheik, en abrégé Shotsheik.

— Moi, c’est Tche-Di-Zem, ou Tchezem, répondit Tchedi sur le même ton.

— Quel nom étrange. D’ailleurs, vous autres de l’Hémisphère de Queue, vous êtes différents.

— Es-tu venu chez nous ?

— Non, avoua le Tormansien au grand soulagement de Tchedi. Et à qui es-tu ?

— Je ne comprends pas.

— Tu appartiens à un homme ou non ?

Voyant que Tchedi ne comprenait pas, Shotsheik se mit à rire :

— Quelqu’un t’a prise ?

— Non, personne ! devina Tchedi, se reprochant intérieurement sa sottise.

— Viens avec moi à la Fenêtre de la Vie.

Les Tormansiens appelaient ainsi les grandes salles où l’on projetait des films et où des artistes se produisaient.

— D’accord, allons-y ! répondit Tchedi. Et si j’avais eu un homme ?

— Je l’aurai pris à part et je lui aurai dit deux mots.

Shotsheik haussa les épaules dédaigneusement. De toute évidence, il avait toujours le dernier « mot ».

Shotsheik prit Tchedi par la main. Ils se dirigèrent vers la boîte grise de La Fenêtre de la Vie, toute proche.

La chaleur étouffante rappelait la Maison des Réunions. Les sièges étaient encore plus rapprochés. Dans la pièce chaude, brillait un écran énorme. La technique de Ian-Iah permettait de créer des illusions plausibles, enveloppant les spectateurs dans un mensonge coloré. Tchedi avait déjà vu plusieurs films, lorsqu’elle était à bord de l’astronef, et celui-là différait peu des autres. Bien que la planète Ian-Iah soit devenue depuis longtemps un état unique, l’action se passait pendant l’une de ces guerres d’autrefois. Les héros agissaient avec toute la ruse et tout la cruauté des temps passés. Meurtres et trahisons se succédaient. De belles femmes récompensaient les héros en leur ouvrant leur lit, ou les punissaient en exigeant une soumission totale. L’un des personnages principaux était une femme qui tua et tortura des gens au cours de l’action.

Galops insensés à dos d’animal, poursuites dans des machines bruyantes, capture, fuite, re-capture, re-fuite. L’action se développait selon un canevas psychologique éprouvé. Lorsque l’héroïne apparaissait au lit, à peine recouverte (il était interdit de montrer certaines parties précises du corps), auprès du héros nu mais pris de dos, Tchedi sentit les mains brûlantes et moites de Shotsheik lui toucher les seins et les genoux. Tout en regrettant de ne pas avoir la trempe et la force de caractère de Faï Rodis, Tchedi essaya de se dégager. Le Tormansien continua. Ne voulant pas répondre par la violence, Tchedi donna un coup de coude, se libéra, se leva et se dirigea vers la sortie sous les cris de ceux qu’elle empêchait de regarder le spectacle. Shotsheik la rejoignit dans l’allée menant à la grande rue.

— Pourquoi m’as-tu offensée ? Qu’ai-je fait de mal ?

Tchedi le regarda calmement, avec un brin de tristesse, essayant d’imaginer comment se sortir de cette situation sans dévoiler son incognito.

— Chez nous, on n’agit pas comme ça, dit-elle doucement. Si dès la première heure, on vous enlace, que fait-on alors, pendant la deuxième heure ?

Shotsheik se mit à rire méchamment.

— Comme si tu ne le savais pas ! Quel âge as-tu ?

— Vingt ans, mentit Tchedi.

— À plus forte raison ! Je pensais que tu en avais dix-sept… Viens !

— Où ?

— Chez moi. J’ai une chambre avec une fenêtre sur le canal. Je vais acheter du vin et de quoi faire la dînette. Nous serons bien. Shotsheik enlaça à nouveau Tchedi.

Elle se dégagea en silence et se hâta de quitter l’allée pour regagner la rue. La présence de passants ne gêna pas son poursuivant. Il rejoignit Tchedi et la tirant par la main, l’obligea à tourner vers lui son visage.

— Pourquoi es-tu venue avec moi ? demanda-t-il, l’air mauvais.

— Je ne pensais pas que cela se passerait ainsi, je regrette !

— Je n’ai que faire de ton « je regrette ». Viens, tout ira bien. Je ne te plais pas ? Allons, viens, tu ne le regretteras pas !

Tchedi fit un pas de côté, Shotsheik la frappa alors au visage. Le coup ne fut ni particulièrement douloureux ni étourdissant. Tchedi en avait reçu de plus forts au cours de son entraînement. Mais c’était la première fois qu’on frappait une jeune fille de la Terre, de l’EMT, avec l’intention réelle d’humilier, d’offenser. Plus étonnée qu’indignée, Tchedi regarda autour d’elle. Les passants, nombreux, se hâtaient indifférents ou craintifs à la vue d’un homme fort qui battait une jeune fille. Personne n’intervint, même lorsque Tchedi reçut un coup plus fort.

« Ça suffit ! » décida l’astronavigante et elle disparut. Tout enfant de la Terre connaît le jeu psychologique de la disparition qui consiste à détourner l’attention et de la concentrer sur quelque chose de secondaire, de lui tourner le dos et de ne pas sortir du secteur invisible. On ne peut le faire que dans un endroit découvert en prévoyant tous les revirements de « l’ennemi ».

Shotsheik regarda autour de lui, féroce et perplexe, jusqu’à ce que Tchedi apparaisse dans son champ de vision.

— Tu es prise ! Tu ne partiras pas ! hurla le Tormansien, levant le poing.

Prompte comme l’éclair, Tchedi se pencha et porta deux coups paralysants à Shotsheik qui tomba à ses pieds. Il se contorsionna, s’efforça de se tenir sur ses jambes qui refusèrent de lui obéir. Il fixa Tchedi avec un immense étonnement. Celle-ci le traîna contre le mur pour qu’il puisse s’y adosser, jusqu’à la fin de l’état de paralysie. Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles s’arrêta près d’eux. Montrant du doigt sans se gêner, Shotsheik vaincu, ils se mirent à rire et à faire des remarques peu flatteuses. C’était la première fois que Tchedi se trouvait confrontée à la façon qu’avaient les gens de Ian-Iah de rire de tout ce qu’ils ne comprenaient pas, de se moquer des malheurs de leurs concitoyens. Tchedi eut honte. Elle descendit rapidement la rue. Ses oreilles continuèrent d’entendre le rire insolent, tandis que ses yeux revoyaient le regard plein d’étonnement de Shotsheik. Un sentiment nouveau, étrange, envahit Tchedi, une sorte de tristesse qui lui serra le cœur. Mais, alors que la tristesse est empreinte d’un certain détachement, Tchedi semblait prise maintenant dans les rets d’une faute imprécise. Elle n’avait pas encore compris qu’elle éprouvait de la pitié, sentiment très ancien, très peu connu aujourd’hui sur la Terre. Compassion, sympathie, désir d’aider autrui, ces sentiments existaient chez l’homme de l’Ère des Mains qui se Touchent. Mais la pitié qui naît de l’impuissance à éloigner le malheur était un sentiment nouveau pour Tchedi Daan. Elle réfléchit, troublée, à sa conduite. Mécontente d’elle-même, elle s’efforça de trouver en quoi elle était fautive, sans soupçonner que ses camarades – Evisa et Vir – faisaient leurs premiers pas dans la capitale en trébuchant de la même façon pénible.

Tchedi se hâta de rentrer chez elle pour ne pas faire d’autre bêtise en l’absence de Tsasor. Croisant les regards étonnés des passants, elle ne comprenait pas qu’elle était très différente des habitants de Ian-Iah : elle marchait la tête haute, la poitrine fièrement en avant. Les hommes sifflaient bruyamment sur son passage pour manifester leur admiration. Les femmes se retournaient sur son passage, en la traitant de dévergondée. Tchedi ne devina pas qu’il ne s’agissait que d’une tentative de se faire valoir en diffamant une beauté concurrente. Elle ressentit physiquement le poids pesant de la malveillance générale qui régnait sur Tormans et poussa un soupir de soulagement en franchissant le seuil du minuscule appartement. Elle se sentit proche des gens d’autrefois qui se protégeaient dans leur domicile de la vie extérieure. Le désordre de l’appartement qui l’avait choquée au début, lui plut maintenant, de même que la manière dont les Tormansiens éparpillaient leurs effets et mettaient pêle-mêle leurs vêtements, brochures chiffonnées (ici, les publications étaient imprimées), restes de nourriture, cosmétiques.

Tsasor fut ravie du retour de son invitée et se rappela tout à coup qu’elle l’avait laissée sans argent. Aussi, obligea-t-elle Tchedi à prendre quelques petits carrés usés de plastique, portant des hiéroglyphes et des signes codés. Tchedi s’étonna à nouveau de la négligente largesse des « Cvic » qui ne se souciaient ni de leur fortune, ni de celle des autres. Ils n’essayaient absolument pas d’amasser de l’argent comme cela se pratiquait autrefois sur la Terre. Ce n’est qu’après que Tchedi comprit que pour les « Cvic », dont la courte existence dépendait entièrement du bon vouloir des dirigeants qui pouvaient à tout moment les priver de tout, y compris de la vie elle-même, le futur n’existait pas. Amasser de l’argent, garder des choses, n’avait aucun sens. Même les enfants n’étaient pas une joie pour les gens sans futur. Il y avait constamment une lutte sourde entre les femmes qui ne voulaient pas avoir d’enfants et le gouvernement qui interdisait les contraceptifs et les avortements. Afin d’élever le taux de natalité décroissant, les souverains avaient depuis peu octroyé quelques privilèges aux mères. En fait la menace d’une diminution de la population était si sensible que le souverain s’en inquiéta : sans foule résignée, pas d’oligarchie.

Prenant docilement l’argent, Tchedi raconta à Tsasor ses aventures. La Tormansienne fut affolée.

— Comme c’est dangereux ! Offenser un homme ! Tu ignores encore à quel point ils sont vindicatifs ! Je sais, il est jaloux, les hommes sont très jaloux… de même que les femmes, ajouta Tsasor après réflexion. Tchedi ne comprit pas sur-le-champ de quoi Shotsheik était jaloux et ce n’est qu’après un grand laps de temps, qu’elle réalisa que cette jalousie s’adressait à la richesse – non pas la richesse matérielle, cette fois, mais la richesse spirituelle – et provoquait une haine d’autant plus forte que ce genre de richesse était tout à fait inaccessible à des êtres comme Shotsheik.

— Mais lui aussi m’a offensée, fit-elle remarquer à Tsasor.

— Cela ne compte pas. Les hommes se soucient peu de ce que nous autres femmes ressentons. Seul, leur orgueil doit être satisfait. Et nous sommes toujours fautives… Mais, comment est-ce sur la Terre ?

Tchedi lui parla de l’égalité réelle entre hommes et femmes dans la société communiste de la Terre, de l’amour distinct et indépendant, de la maternité empreinte d’orgueil et de bonheur lorsque chaque mère engendre un enfant, non pour elle-même ou comme le prix inévitable de quelques minutes de bonheur, mais comme un cadeau précieux qu’elle dépose dans les mains tendues de toute la société. Il y a très longtemps, à l’EMD, avant la naissance de la société communiste, les partisans du capitalisme se moquaient de l’éthique du mariage libre et de l’éducation en commun des enfants, ne soupçonnant pas leur importance future et ne comprenant pas que de telles questions méritaient d’être traitées avec gravité.

Tsasor écouta, toute retournée, et Tchedi la regarda d’un air admiratif. Dans son vêtement de tous les jours, la Tormansienne ressemblait à un jeune garçon. Elle portait un pantalon de toile grossière, une chemise bleue au col déboutonné, largement ouvert et aux manches relevées, le tout serré dans une large ceinture posée de biais sur ses hanches étroites. Ses cheveux raides, longs jusqu’aux épaules, étaient séparés par une raie irrégulière et tombaient sur ses yeux anxieux et ses sourcils à la courbure tragique. Les lèvres entr’ouvertes, Tsasor écoutait avec une extrême attention. Elle s’appuya au linteau de la porte, ployant sa taille élancée, et croisa les bras.

Cédant à une impulsion soudaine (sans la combattre ou chercher à l’analyser), Tchedi embrassa Tsasor, jetant un doux regard maternel sur ses cheveux et ses yeux. La Tormansienne sursauta, se serra contre Tchedi qui lui dit des mots tendres dans la langue de la Terre. La jeune fille posa son front brûlant sur le sein de Tchedi comme sur celui d’une mère, quoique leur différence d’âge soit tout à fait insignifiante.

Elles restèrent enlacées jusqu’à la fin du bref crépuscule de la planète Ian-Iah. L’obscurité envahit la petite pièce d’un seul coup. La rue était chichement éclairée. Tsasor s’écarta de Tchedi et, gênée, alluma la lumière. Elle se mit à fredonner pour cacher son trouble et Tchedi fut étonnée de la transparence musicale et de la tristesse de ce chant, tellement différent de ceux qu’elle entendait dans la rue ou dans les lieux de distractions avec leurs rythmes grossiers, leurs dissonances aiguës et leur interprétation vulgaire. Tsasor expliqua que les dignitaires réprouvaient les chants mélancoliques de la jeunesse, pensant à tort qu’ils diminuaient leurs tonus déjà assez bas sans cela. Quant aux vieilles chansons, appréciées par les anciennes générations « Cvil », elles contenaient des souvenirs inutiles du passé et incitaient également à la tristesse… C’est pourquoi seules les chansonnettes vives, louangeuses, ou bien sûr, insignifiantes, recevaient l’approbation des dirigeants. Tchedi comprit alors pourquoi les Tormansiens chantaient si peu. Elle-même aimait à chanter tout le temps, mais elle craignait d’attirer l’attention des gens dans les rues ou celle de ses voisins à la maison. Tchedi se rappela que les gens de Ian-Iah étaient gênés par toute marque de tendresse, d’amour ou de respect, mais qu’ils se livraient sans retenue aux insultes, aux railleries et même aux bagarres. Elle décida que Tsasor devait absolument rencontrer d’autres Terriens. Ce soir-là, Tchedi devait avoir une entrevue avec Rodis par SVP interposé.

Elles se dirigèrent vers la chambre de Tchedi sans allumer la lumière, camouflèrent soigneusement la fenêtre et tirèrent alors le SVP qui était sous le lit. En tournant une mollette du bracelet, le Neufpattes alluma un signal, bourdonna et se dressa sur ses pattes. Il effraya un peu Tsasor qui le prit pour un être en chair et en os.

Lorsque le rayon-porteur fut orienté selon les coordonnées connues, Faï Rodis n’apparut pas. Troublée, Tchedi ne vit pas tout de suite les signaux muets courant le long du mur sur lequel le SVP était dirigé. Enfin, elle remarqua des petits cercles formant une charrette et comprit que Rodis avait quitté les Jardins de Tsoam en laissant là une indication minuscule branchée sur le rayon du SVP.

Anxieuse, elle essaya d’appeler Evisa ou Vir Norine. Une heure s’écoula, avant que n’apparut enfin sur l’écran Evisa en tenue de soirée, portant une robe très décolletée et moulante. Un tissu couleur améthyste mettait en valeur ses yeux topazes et ses joues coquelicot.

Evisa Tanet rassura Tchedi : Faï Rodis avait quitté les Jardins de Tsoam et vivait maintenant dans le vieux Temple du Temps, situé dans la partie haute de la ville et transformé en Archives. Evisa vivait à l’hôpital Central et pouvait entrer librement en contact avec Rodis. Tchedi convint d’une rencontre avec Evisa dans quatre jours, après la Conférence inter-villes des médecins à laquelle Evisa devait assister.

— Venez depuis le matin, dit Evisa, nous déjeunerons au restaurant de l’hôpital. À propos, où prenez-vous vos repas ?

— Dans le premier restaurant venu et lorsque j’en ai le temps.

— Vous devez choisir toujours le même restaurant, celui où l’on mange le mieux.

— Ils sont tous aussi mauvais. Les « Cvic » n’aiment pas travailler dans les restaurants. Tsasor dit qu’ils – comment dit-on… – qu’ils volent. Ils emportent chez eux le meilleur.

— Pourquoi ?

— Pour le manger eux-mêmes, l’apporter à leur famille, l’échanger contre des carrés… de l’argent. D’où le mauvais goût de la nourriture !

— Je pense que votre amie a tort. Ici, sur Tormans, les gens ont tellement peur du Siècle de la Famine, qu’ils s’efforcent de produire le maximum de nourriture possible à partir de produits auxquels ils mêlent des denrées non comestibles. Ils gâchent ainsi le lait, l’huile, le pain et même l’eau et les produits naturels. Il est évident que cette nourriture ne peut être savoureuse et, souvent, elle est tout simplement nocive. D’où une grande quantité de maladies hépatiques et intestinales.

— C’est pour cela que l’eau est si mauvaise ici… Et on en consomme sans raison. Ne vaudrait-il pas mieux en faire une consommation raisonnée et qu’elle ait du goût ? dit Tchedi.

— Ici, on rencontre à chaque instant des choses qui vont à l’encontre de toute pensée sensée. Le soir, ils allument tous leurs télécrans, la musique rugit, les flatteurs de service s’époumonent à dire quelque chose, on montre des films, la chronique des événements sportifs ou criminels, tandis que les gens vaquent à leurs occupations, parlent de tout autre chose, et crient plus fort que les télés.

Evisa regarda Tchedi d’un air interrogateur, mais celle-ci ne trouva pas d’explication.

Comment comprendre des actions provoquées par un égoïsme monstrueux comme par exemple la grossièreté dans les relations, la négligence dans le travail et les paroles, la tendance à empoisonner la vie de ses proches déjà assez amère ? Ainsi, les chauffeurs de lourdes voitures de transport considéraient que filer la nuit dans les rues à grand bruit et à grande vitesse était un acte de courage et ici le principe de la dévalorisation inhumaine transformait ces voitures en monstres nauséabonds, rejetant une fumée empoisonnée avec un bruit déchirant.

— Ne soyez pas triste, Tchedi !, dit Evisa, parlant dans l’écran du SVP. Pour parler comme les Tormansiens, le prix que nous payons pour voir de nos yeux cette société incroyable n’est pas élevé. Rodis dit que c’était exactement ainsi qu’elle se représentait l’EMD sur la Terre !

— Alors, qu’y a-t-il d’incroyable, ici ? C’est seulement triste, si on pense aux expériences et aux victimes inutiles de nos ancêtres communs, qui avaient déjà traversé tout cela…

— Tenez bon, Tchedi ! Il nous faut procéder encore à quelques expériences. Il se passe chaque jour, forcément, quelque chose de désagréable. Je n’aimerais pas vivre longtemps sur Tormans, reconnut Evisa.

Tchedi entendit ses hôtes qui rentraient et fit ses adieux à Evisa. Le SVP alla tout seul se remettre sous le lit. En replaçant la couverture, Tchedi rencontra le regard de Tsasor. La Tormansienne était debout, les bras croisés, les joues rouges, les yeux pleins de larmes.

— Ô serpent tout-puissant, qu’Evisa est belle ! dit-elle. On en a le cœur serré, comme quand, toute petite, on écoute un conte de fée.

— Qu’a-t-elle de particulier ? demanda Tchedi en souriant.

— Tout ! Toi aussi tu es belle… mais elle ! Seulement, pourquoi est-elle si dure, pourquoi a-t-elle si peu d’amour et de compassion ?

— Tsasor ! Comment peux-tu trouver autant de défauts chez Evisa ? Il n’y a pas de gens comme ça sur la Terre.

— Non, c’est vrai ! Quoique… la jeune fille réfléchit, au début, toi aussi, tu me semblais comme elle ! Peut-être est-elle différente ! Mais elle est d’une beauté excessive !… et Tsasor sortit de la pièce en essuyant ses larmes indiscrètes.

Tchedi resta pensive, en évoquant la faiblesse touchante des femmes et des enfants de Tormans : petit enfant de deux ans, bouleversé, tordant ses menottes dans une attente troublée, jeune fille toute remuée par les premières vulgarités de son amour, femme rêvant aux manières de plaire à son amant cruel.

Partout, larmes, frissons, peur, larmes à nouveau, tel était le lot de la femme de Tormans. Travailleuse patiente et modeste, elle se débattait dans la vie domestique contre un complexe d’infériorité. L’homme était le souverain et le tyran. Une pitié aiguë blessa Tchedi, mais la réflexion dialectique lui rappela que modestie et patience engendrent grossièreté et ignorance. Dans les sociétés primitives et pendant les Siècles Obscurs de la Terre, les hommes craignaient les femmes pour leur intelligence développée, leur habileté à user des armes de leur sexe. Une peur primitive incita les hommes à imaginer pour elles des limitations particulières. Afin de se protéger des pratiques de « sorcellerie », ils maintinrent la femme à un niveau intellectuellement bas, l’épuisèrent par un travail trop pénible. De plus, ces Tormansiens avaient une crainte commune, inhérente aux sociétés urbaines : celle de rester sans travail, c’est-à-dire sans nourriture, sans eau ni abri, puisqu’ils ne savaient comment se procurer tout cela, si ce n’est par l’entremise de l’état.

La cruauté du capitalisme oligarchique étatique agit inévitablement sur les sentiments des gens, rend leur perception du monde mesquine, superficielle et éphémère, ce qui crée un terrain favorable pour le Mal principal : La Flèche d’Ahriman en tant que processus inhérent à cette structure de société. Lorsque les gens se disent : « il n’y a rien à faire », sachez que la Flèche frappera le meilleur de leur vie.

Pour la première fois, Tchedi se reprocha la légèreté avec laquelle elle s’était mise à étudier la sociologie de cette planète. Il lui manquait l’assurance inébranlable d’Evisa et la profondeur de Faï Rodis.

À cette même minute, Evisa Tanet pensait à l’intervention qu’elle devait faire à la Conférence. Comment décrire aux médecins de Tormans sans les vexer et sans qu’ils se sentent humiliés, la force énorme de la médecine de la Terre, comparée à la pauvreté frappante de leur science ?

Elle avait déjà vu des médecins : martyrs et héros, travaillant jour et nuit, sans ménager leurs forces, luttant contre la misère des hôpitaux, contre l’ignorance et la grossièreté d’un personnel non qualifié qui détestait et maudissait ce travail mal payé, sale et peu honorable. Les malades étaient à une écrasante majorité des « Cvil » et le personnel subalterne des « Cvic ». Les relations entre ces classes différentes étaient haineuses et la situation des malades devenait tragique. Les proches faisaient généralement tout leur possible pour aider les malades à se soigner chez eux, ce qui était impossible en chirurgie : les salles étouffantes bondées de malades venant d’être opérés, avec leur odeur spécifique, poursuivirent longtemps Evisa dans ses rêves, les transformant en cauchemars et en évocations de la Terre.

Evisa logeait chez des ingénieurs appartenant à la classe des « Cvil » et qui se trouvaient au sommet de l’échelle hiérarchique. Aussi, elle eut une chambre et un lit beaucoup plus grands que Tchedi. Chaque degré dans la hiérarchie de Tormans était marqué par quelque privilège : dimensions de l’appartement ou meilleure nourriture. La lutte cruelle menée par tous pour obtenir ces menus privilèges étonna beaucoup Evisa. Ils essayaient particulièrement d’atteindre la couche supérieure, celle des dignitaires, de devenir « porte-serpent » ce qui permettait de bénéficier du maximum de privilèges. Mensonge, calomnie, délation, étaient utilisés pour y parvenir. Corruption, zèle servile, haine bestiale des concurrents, la Flèche d’Ahriman faisait rage, rejetant de la route les personnes honnêtes et intègres, multipliant les mécontents parmi les « porte-serpent »…

Le jour de la Conférence, Evisa resplendissante et alerte, entra dans le bâtiment de l’hôpital Central. Elle traversa la cellule d’irradiation et le couloir de désinfection et pénétra dans un petit hall où elle s’arrêta pour se regarder dans une glace. Par la porte entrebâillée de la salle réservée aux fumeurs, lui parvinrent des voix fortes. Ceux qui parlaient ne se gênaient pas. Evisa comprit qu’il s’agissait d’elle. Réunis pour leur pipe rituelle, les jeunes médecins parlaient à qui mieux mieux du charme de leur invitée, en des termes tels qu’Evisa ne savait si elle devait en rire ou se fâcher.

— Je frissonne dès que je la vois, dit une voix de ténor, ses yeux jaunes brillent, ses seins pointent sous sa robe, et ses jambes, ah, quelles jambes !…

Evisa entra tout à coup dans la salle. Les trois jeunes médecins qui fumaient leurs pipes la saluèrent. Evisa les regarda de ses yeux moqueurs, et ils comprirent qu’elle avait entendu sinon tout ce qu’ils avaient dit, du moins une bonne partie.

Troublés, ils sortirent derrière elle, éteignant en hâte leurs pipes. Evisa donna à sa démarche l’allure d’une danse lascive pour « punir » les jeunes médecins de leur conversation grossièrement érotique. Les respirations, qui se firent haletantes derrière elle, témoignèrent du succès de son espièglerie.

À la vue d’Evisa, l’imposant médecin-chef de l’hôpital, portant la tenue habituelle des médecins de Ian-Iah – blouse jaune vif à ceinture noire, calotte d’un jaune plus doux et lunettes – fit un large sourire de ses lèvres minces, déplaisantes, de vieux roublard bougon. Ses yeux perçants et clignotants parcoururent la toilette en parfaite harmonie avec la silhouette, l’humeur et le fier visage de celle qui la portait.

— Allons dans ma voiture ! Sans attendre son accord, le médecin-chef conduisit son invitée vers une sortie latérale où l’attendait un véhicule long et étroit.

La Conférence devait se dérouler dans un palais à l’extérieur de la ville. La voiture s’y rendit par une route abrupte et dépassa de nombreux piétons. À un endroit, Evisa remarqua une vieille « Cvil » transportant une lourde boîte sur ses épaules. La vieille femme fit involontairement un geste pour arrêter le véhicule, mais le chauffeur n’essaya même pas de freiner. Devant le regard étonné d’Evisa, le médecin-chef se contenta de froncer les sourcils. Ils atteignirent un édifice aux ornements architecturaux de pierres de couleur énormes. Un grand mur s’était écroulé, une petite tourelle à triple fronton était démolie. Mais le jardin entourant l’édifice semblait frais et épais, sans être marqué par le dépérissement régnant dans les parcs et jardins défraîchis du Centre de la ville.

— J’ai remarqué que vous étiez étonnée que nous ne prenions pas la vieille femme ? commença le médecin-chef, louchant vers Evisa qui marchait à ses côtés.

— Vous êtes perspicace.

— Il ne sert à rien d’être trop bon, dit le Tormansien comme pour se justifier. Premièrement, on peut attraper une infection, deuxièmement, il faut faire attention à la voiture, troisièmement…

Evisa l’arrêta du geste.

— Vous n’avez pas à donner d’explications. Vous pensez avant tout à vous, vous prenez davantage soin de votre voiture, article primitif en fer et en plastique, que de l’homme. Tout cela est naturel pour une société dans laquelle la vie d’une minorité condamne la majorité à mourir. Pourquoi alors, vous êtes-vous consacré à la médecine ? Quel sens y a-t-il à soigner les gens condamnés à une mort légère et à une rotation rapide des générations ?

— Vous vous trompez ! Les « Cvil » sont la partie la plus précieuse de la population. Notre devoir est de les guérir par tous les moyens et d’empêcher leur mort. L’idéal, évidemment, aurait été que nous puissions conserver uniquement le cerveau en le séparant du corps délabré !

— Nos ancêtres ont fait la même erreur, en considérant que le cerveau et la mentalité pouvaient être séparés du corps comme s’ils n’étaient pas liés à la nature tout entière et ne formaient pas un tout. Il s’est trouvé des gens pour affirmer que le monde entier n’était que le dérivé de ses représentations humaines, ce qui est la source de nombreuses erreurs biologiques. Le cerveau et la mentalité ne se créent pas par eux-mêmes. Leur structure et leur travail sont des produits de la société, du temps, de la somme de connaissances pendant la période de devenir de l’individu. Ce n’est qu’en étant sans cesse alimenté en nouvelles impressions, en connaissances et en sensations que le cerveau peut vaincre le conservatisme monotone chez les personnes émotionnelles douées d’une bonne mémoire et cela jusqu’à des limites connues…

Un grand savant, trente ans après avoir atteint l’apogée de son activité, deviendra conservateur et sera irrémédiablement dépassé par son époque. Lui-même ne le comprendra pas, parce que son cerveau est construit à l’unisson du monde resté en arrière et déjà dans le passé.

— Mais on peut modeler de nouvelles conditions, les intensifier…

— Pendant que vous les modelez, le conditionnement du cerveau et les conditions du milieu s’écartent encore plus. La noosphère, c’est-à-dire l’environnement psychique de l’homme, modifie à une vitesse incomparable la transformation biologique.

— Nous n’avons pas élaboré de théorie, mais nous avons lutté avec la mort, et nous avons atteint expérimentalement de nouvelles possibilités de prolonger la vie.

— Ce qui a augmenté de façon colossale les crimes contre la nature et multiplié les tourments subis par l’homme ! En outre, plusieurs découvertes ont été plus nuisibles à l’homme qu’utiles : on a appris à des hommes politiques qui étaient des bandits – les fascistes – à briser l’homme psychiquement et à le transformer en bétail soumis. Si on calcule le nombre d’animaux torturés pour ces expériences, de malades martyrisés par vos opérations, alors votre empirisme sera jugé sévèrement. Dans l’histoire de notre médecine et de notre biologie, il y a eu aussi des périodes honteuses, où l’on se souciait peu de la vie. Chaque écolier pouvait disséquer une grenouille vivante, et tout étudiant à demi-ignorant, un chien ou un chat. Tout est une question de mesure. Si on dépasse les limites, alors le médecin deviendra un boucher ou un empoisonneur, l’étudiant, un meurtrier. Si on n’atteint pas la limite requise, le médecin n’est plus qu’un rond-de-cuir ignorant ou un faiseur de projets. Mais les plus dangereux sont les fanatiques, prêts à découper les gens en morceaux, sans même parler des animaux, pour accomplir une opération extraordinaire, remplacer l’irremplaçable, sans comprendre que l’homme n’est pas un mécanisme fait de pièces de rechange standard, que son cœur n’est pas seulement une pompe et que le cerveau n’est pas l’homme à lui tout seul. Cette conception a causé beaucoup de tort en son temps chez nous et je vois qu’elle fleurit sur votre planète. Vous faites des expériences au hasard sur des animaux, en oubliant que, seule, une extrême nécessité peut, dans une certaine mesure, justifier les tortures des espèces animales supérieures, aussi sensibles aux souffrances que les hommes, aussi désarmées que vos « curables » dans les hôpitaux. J’ai vu les laboratoires expérimentaux des trois instituts de la capitale. La somme de souffrances qui y est renfermée ne peut justifier les résultats insignifiants…

Le médecin-chef tira Evisa par le bras, lui faisant quitter le sentier. Ils se trouvèrent derrière un buisson touffu.

— Baissez-vous, vite ! murmura le Tormansien sur un ton si impérieux qu’Evisa obéit.

Quelques hommes sortirent par le portail traînant devant eux un homme obèse au visage gris et aux yeux exorbités, à bout de forces. Titubant, il s’arrêta. L’un de ses poursuivants le frappa du poing au visage et le gros homme se plia en deux. Un autre donna des coups de pied à la victime qui fut ensuite piétinée par ses poursuivants.

Evisa se dégagea et courut à l’endroit du règlement de comptes en criant :

— Arrêtez, cessez !

Un étonnement infini marqua les visages féroces. Les poings se desserrèrent, l’ombre d’un sourire passa sur leurs lèvres tordues. Dans le silence qui régna, on entendit uniquement les sanglots de la victime.

— Comment pouvez-vous vous mettre à six – et des jeunes encore ! – pour frapper un homme seul, gros et âgé. N’avez-vous pas honte de ce que vous faites !

Un homme robuste en chemise bleue se pencha et montra Evisa du doigt.

— Par le Grand Serpent ! Comment n’ai-je pas compris ! Tu viens bien de la Terre ?

— Oui, répondit Evisa, s’agenouillant pour examiner le blessé.

— Laisse cette ordure ! C’est un sale type ! Nous lui avons juste donné une petite leçon.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un écrivaillon. Ces maudits larbins d’écrivains imaginent des fables sur notre vie, mélangent les histoires, montrent la grandeur et la sagesse de ceux qui leur permettent de vivre un peu plus longtemps et qui les paient bien. Pour une seule phrase de leurs écrits qui plaît aux souverains, nous devons tous payer. C’est trop peu de les battre, il faut les tuer !

— Attendez, s’écria Evisa. Peut-être n’est-il pas tellement coupable. Vous ne vous souciez pas ici de ce qui est exactement écrit ou dit. Les écrivains aussi ne pensent pas aux conséquences d’une ironie, d’une phrase à effet, pas plus que les savants ne pensent aux sombres conséquences qu’entraînent leurs découvertes. Ils se dépêchent d’informer le monde au plus vite et ressemblent aux coqs qui crient à qui mieux mieux.

Le meneur eut un large sourire sympathique.

— Intelligente, la Terrienne ! Seulement tu as tort : eux savent qu’ils mentent. Ils sont pires que les filles qui vous emmènent dans les jardins pour de l’argent. Elles ne font que se donner, alors qu’eux nous donnent tous ! Je les hais ! Il cracha sur sa victime qui s’éloignait à quatre pattes.

— Arrête, malheureux ! Evisa protégea l’écrivain de son corps.

— Par le Serpent-Éclair ! Tu ne comprends rien ! dit le chef en fronçant les sourcils, ce sont eux qui sont malheureux, et pas nous. Nous quittons la vie pleins de vigueur, ignorant la maladie, la peur et sans nous soucier de rien. Qu’est-ce qui peut nous faire peur, puisque, de toute façon, la mort est proche ? Tandis que les « Cvil » tremblent éternellement, ils craignent la mort et une vie longue avec ses maladies inévitables. Ils craignent de déplaire aux « porte-serpent », de prononcer une parole contre le pouvoir et d’être transformés en « Cvic » et conduits au Temple de la Mort Douce. Ils ont peur de perdre leurs menus privilèges – nourriture, logement, vêtements.

— Donc, il faut les plaindre.

— Manquerait plus que ça ! Sais-tu comment ils gagnent le droit de vivre longtemps ? Ils imaginent des moyens d’obliger les gens à s’abaisser, de fabriquer de la nourriture avec n’importe quoi, d’obliger les femmes à avoir plus d’enfants pour les Quatre. Ils cherchent des lois pour justifier les illégalités des « porte-serpent », ils flattent, ils mentent pour obtenir une augmentation.

— C’est parce qu’ils veulent faire un travail plus difficile ?

— Eh, non ! Plus un homme est en haut chez nous, moins il travaille. Aussi, ils rampent pour atteindre le rang de « porte-serpent » et, pour cela, sont prêts à livrer le monde entier.

— Mais vous, vous ne dénoncez personne, même lorsque vous rencontrez le Serpent ? Et Iangar ne vous fait pas peur ?

Le chef des « Cvic » tressaillit et regarda autour de lui.

— Tu en sais plus que je ne croyais… Allons, adieu, Terrienne, nous ne nous verrons plus !

— Mais pourrais-je vous demander d’accomplir quelque chose d’important ? À vous spécialement, dit Evisa en regardant le chef.

Il rougit comme un enfant.

— En faisant quoi ?

— En allant au vieux Temple du Temps pour y rencontrer notre souveraine qui s’appelle Faï Rodis. Bavardez avec elle aussi directement et de manière aussi sensée que vous l’avez fait avec moi. Mais, auparavant, allez voir l’ingénieur Tael. Bien qu’il soit « Cvil », c’est un homme comme il en existe peu sur votre planète.

— D’accord, dit-il en tendant la main.

— Et, dites que c’est Evisa Tanet qui vous a envoyé.

— Evisa Tanet, quel nom !

Les six hommes disparurent dans le parc. Un groupe bruyant de médecins de l’hôpital Central approcha et se dirigea vers Evisa. Ils étaient venus en voiture collective.

Le médecin-chef sortit du fourré, leur demanda de l’aide et, en silence, ils emmenèrent le malade vers la voiture.

— Qui est-ce ? demanda Evisa à l’un de ses collègues de l’hôpital.

— Un écrivain célèbre. Qu’est-ce qu’ils lui ont mis ! Son interlocuteur eut un sourire content, comme s’il était tout à fait du côté des « Cvic ».

Perplexe, Evisa franchit l’étroit portail d’entrée en compagnie des médecins.

Le style à l’intérieur de l’édifice était celui que l’on trouvait normalement sur Tormans. De lourdes portes donnaient sur un large vestibule, un grand escalier montait vers une salle encadrée d’une double colonnade. Beaucoup de gens se pressaient dans le vestibule. Leurs regards se tournèrent aussitôt vers Evisa. On conduisit l’invitée tout en haut et on l’installa dans une galerie latérale sur un divan râpé. Tous les arrivants restèrent en bas dans le corridor animé.

— Ils attendent quelqu’un ? demanda Evisa, passant près d’un homme âgé en blouse jaune.

— Bien sûr, répondit-il brièvement. Les présidents de l’Assemblée Supérieure doivent nous honorer de leur présence.

— Pourquoi « honorer de leur présence » et pas tout simplement venir ?

L’interlocuteur regarda Evisa effrayé, puis autour de lui et disparut derrière les colonnades.

L’attente se prolongea pendant plus d’une demi-heure, puis, il devint évident que les dignitaires ne viendraient pas. La foule qui était en bas se déchaîna. À grand renfort de bruit et de rires, ils se précipitèrent tous vers l’escalier menant à la salle. Le médecin-chef vint chercher Evisa pour la conduire sur une estrade où avaient pris place les médecins de la capitale les plus connus et les invités d’honneur des autres points de la planète. Evisa refusa, assurant qu’elle ne méritait absolument pas d’être placée là, étant un simple médecin de la Flotte Stellaire. Elle s’installa près d’une colonne à une extrémité de la salle, sentant sur elle le regard de toute l’assistance et préoccupée par son intervention prochaine.

Les orateurs se succédèrent sans se presser. Ils parlèrent longuement de choses tout à fait évidentes, stipulant à l’avance la tendance des exposés, ce que les Tormansiens appellent un bref discours inaugural. On sentait partout que ce flot de banalité n’intéressait personne. Evisa le vit aux visages ennuyés, au bruit de la salle qui couvrait à peine le murmure des haut-parleurs transmettant le discours des orateurs.

Enfin, le président de séance déclara que le médecin venu de la Terre désirait s’adresser aux médecins de Tormans.

Evisa traversa la salle et alla à la tribune. La jeunesse, ravie, l’accueillit en sifflant et en frappant vigoureusement sur les bras des fauteuils. Aussi sauvage que fussent de tels hurlements et de tels bruits, cela venait de bons sentiments. S’inclinant, Evisa remercia les Tormansiens. Lorsqu’elle se mit à parler avec son doux et ineffable accent terrien que les haut-parleurs n’arrivaient pas à durcir, un silence incroyable régna dans la salle. Les Tormansiens ne quittèrent pas Evisa des yeux. Leurs regards s’attardèrent sur ses yeux topazes gais et attentifs, et descendirent jusqu’à ses pieds musclés chaussés d’étranges souliers bleus et brillants. Ils s’efforçaient de comprendre en quoi cette femme ressemblait et ne ressemblait pas aux femmes de Ian-Iah.

— Vos aînés ont souhaité que je connaisse la médecine de Ian-Iah, afin que j’analyse les erreurs des médecins et que je parle des réalisations de la Terre. Mais mes connaissances de la science de Ian-Iah sont minces et, surtout, je n’ai ni les critères de base indispensables pour juger de n’importe quelle science, ni la notion du rôle qu’elle joue dans le bonheur de l’homme. C’est pourquoi, agir en tant que conseiller ou critique, aurait été de ma part présomptueux et injustifié. Tout ce que je peux faire, c’est vous parler des obstacles que la Terre a surmonté…

» L’enseignement de n’importe quel sujet, particulièrement des différents départements de la science, commence chez nous par l’examen du développement historique et de toutes les erreurs commises en cours de route. Ce faisant, l’humanité lutte avec la tendance spécifique d’oublier ce qui est désagréable, elle se protège contre les chemins erronés et les répétitions des échecs passés, si nombreux au cours de l’histoire pré-communiste. Déjà à l’EMD, on se rendit compte de l’étonnante différence entre les forces et les moyens matériels dépensés dans la médecine et la science d’intérêt militaire et technique.

» Les esprits supérieurs s’intéressèrent à la physique, la chimie et les mathématiques. En progressant, la biologie et la médecine ont eu une vision du monde qui les a amenées à se séparer des sciences physiques et mathématiques, même si elles utilisaient apparemment et, à une grande échelle, leurs méthodes et leurs appareils de recherche.

» Finalement, le milieu naturel de l’homme et l’homme lui-même en tant que partie de ce milieu apparurent aux yeux de l’humanité comme quelque chose d’hostile qui devait être temporairement subordonné aux buts de la société.

» Les savants oubliaient que le grand équilibre de la nature et la construction de l’organisme étaient le résultat d’un chemin historique d’une durée et d’une complexité inimaginables, ayant des liens de réciprocité et de dépendances. L’étude, même superficielle, de cette complexité a exigé un travail de plusieurs siècles. Avant d’y parvenir, l’humanité de la Terre s’est mise à adapter inconsidérément et à la hâte la nature à des fins utilitaires éphémères sans tenir compte des conditions biologiques indispensables aux gens. Et l’homme – héritier du chemin tourmenté parcouru pendant des milliards d’années par la planète – s’est mis, comme un fils ingrat et sot, à gaspiller, à transformer en entropie le capital de base qui était parvenu jusqu’à lui : énergie accumulée dans la biosphère qui, comme un ressort tendu, a été utilisée pour faire faire un bond technique à l’humanité…

Evisa s’arrêta et aussitôt, on entendit dans la salle le bruit des mains tapant sur le bois des fauteuils. Le thème abordé était trop proche de la planète Ian-Iah totalement ruinée par la folie de leurs ancêtres.

Evisa qui n’était pas habituée à une réaction de ce genre de la part de l’assistance regarda, immobile et désemparée, l’auditoire bruyant jusqu’à ce que le président calme l’enthousiasme des auditeurs.

Elle ne voulait absolument pas échauffer les passions de l’auditoire irascible, ce qui aurait conduit à perdre toute perception critique et sensée. Elle décida d’être plus prudente.

Elle parla du triomphe de courte durée de ceux qui, croyant avoir vaincu certains syndromes isolés de maladies grâce à des procédés chimiques, fabriquèrent annuellement des milliers de nouveaux médicaments tout à fait illusoires. En supprimant de menus phénomènes, les savants ne s’aperçurent pas des conséquences énormes. Écrasant la maladie sans guérir les malades, ils provoquèrent une grande quantité d’allergies dont la forme la plus terrible et la plus répandue fut le cancer. L’étroitesse des appartements, des écoles, des magasins et des salles de spectacle furent cause d’allergies, nées de ce que l’on appelle l’hypertension artérielle, tandis que les transports rapides aériens eurent pour conséquence un va-et-vient incessant de nouvelles espèces de microbes et de virus d’un bout de la planète à l’autre… Dans ces conditions, les filtres bactériologiques – comme par exemple les amygdales, les sinus ou les ganglions lymphatiques – élaborés par l’organisme au cours de l’évolution biologique devinrent des foyers d’infection. De même que l’usage exagéré de médicaments et de la chirurgie fut nocive pour les structures défensives de l’organisme, de même l’usage exagéré de la puissance détruisit les structures défensives de la société que sont la loi et la morale.

La médecine essentiellement fondée sur des notions dépassées se détacha de la vie. Lorsque, au cours du processus de l’évolution de la société, la religion, la foi dans l’au-delà, dans la force de la prière et les miracles eurent disparu, la conception capitaliste arriérée du monde entra dans le gouffre sans espoir de la défiance, du vide et de l’inutilité de la vie. Cela engendra des névroses généralisées chez les personnes d’âge mûr. La menace d’une guerre d’extermination, en tant que procédé d’agitation politique, son évocation constante dans les journaux, à la radio et à la télévision, favorisèrent les psychoses chez les jeunes, ainsi que le désir d’expérimenter au plus vite toutes les joies de la vie afin de fuir la réalité. La saturation des plaisirs et la tension causée par des émotions artificielles créèrent une « surchauffe » originale du psychisme. On rêva avec plus d’insistance à une vie différente, aux joies simples de l’existence de ses ancêtres, à leur foi naïve dans les rites et les mystères, tandis que les médecins s’efforçaient de guérir selon les critères anciens des rythmes passés une existence au rythme différent.

Les machines, le confort des habitations, la technique de vie modifièrent fondamentalement le rendement physique normal de l’homme. La médecine continua d’utiliser l’expérience accumulée dans des conditions de vie totalement différentes. L’affaiblissement général de l’organisme, des systèmes musculaires et des tissus ligamenteux du squelette conduisit, en dépit d’un travail plus facile, à une recrudescence importante de hernies, de pieds plats, de myopies, fractures à répétition, varices, hémorroïdes, polypes et à une faiblesse du sphincter accompagnée d’une mauvaise digestion et d’appendicites plus fréquentes. Le mauvais métabolisme expliqua la prolifération des maladies de peau. Les médecins, déconcertés par cet afflux de maladies, opérèrent sans arrêt, pestant contre la routine ennuyeuse des « cas simples » et ne soupçonnant pas qu’ils se trouvaient en présence de la première vague de malheurs. Mais lorsqu’à cet affaiblissement général de la population, succédèrent les maladies génétiques, seuls quelques esprits avancés purent reconnaître la présence de la Flèche d’Ahriman. La suppression de la mortalité infantile, considérée comme l’un des plus grands bienfaits, se transforma en désastre, car le nombre des crétins, des handicapés physiques et mentaux s’accrut. La fréquence inattendue de jumeaux, de triplés devint un sujet d’angoisse dans le climat de détérioration générale de la santé et du psychisme. La lutte contre ce nouveau fléau s’avéra d’une exceptionnelle difficulté. Il ne put être vaincu qu’en inculquant aux gens un sens très élevé de leur responsabilité morale et en faisant intervenir la science dans les mécanismes génétiques et moléculaires.

Evisa énuméra encore quelques pièges perfides posés par la nature au cours du développement progressif de l’humanité. Ce développement consistait à retourner à une santé originelle, mais sans dépendre comme autrefois d’une nature sans pitié. Il fallait, au fond, éviter les hécatombes par lesquelles la nature améliore et perfectionne les espèces animales et se venge impitoyablement des efforts maladroits faits par l’homme pour échapper à son emprise.

— Et cela, s’écria Evisa, nous l’avons réussi ! Nous naissons tous sains, forts et résistants. Mais nous avons compris que notre merveilleux corps humain peut faire mieux que rester assis dans un fauteuil à appuyer sur des boutons. Nos mains – les meilleurs instruments créés par la nature ou par l’homme – exigent un travail habile pour s’accomplir pleinement. Nous luttons autant pour la vie de notre intelligence que pour celle de notre corps. Vous connaîtrez tous les efforts qu’a nécessité pour nous cette lutte inégale. Inégale, parce que la profondeur et la puissance universelle de la nature n’ont pas encore été épuisées et que l’humanité, tout en continuant inlassablement à lutter pour préserver sa propre santé physique et morale, est prête à subir n’importe quelle catastrophe naturelle.

La fin du discours d’Evisa entraîna une telle vague de murmures approbateurs qu’Evisa perdit son air à la fois austère et inspiré et devint une jeune femme radieuse qui s’inclina avec une nuance de coquetterie devant la salle en saluant comme une danseuse, métamorphose qui eut pour résultat d’augmenter les hurlements enthousiastes des jeunes médecins. Les Tormansiens, d’ailleurs, appréciaient la gaieté sérieuse des Terriens qui ne plaisantaient jamais avec les grands sentiments ne se moquaient de personne, n’essayaient pas de rire au détriment d’autrui…

Evisa retourna à sa place et se remit à observer les orateurs. Ils parlèrent de choses acceptables pour le niveau scientifique de Tormans et exposèrent leurs dernières découvertes, mais les idées intéressantes se perdirent dans la masse de phrases inutiles. La pensée s’agitait comme une bête traquée, entre les accumulations sentencieuses, les digressions, les rappels et les preuves scolastiques.

Les savants de Tormans utilisèrent beaucoup de négations, détruisant par le verbe ce qui ne pouvait soi-disant pas exister et qu’il ne fallait pas apprendre. Ils affirmèrent que des phénomènes connus de la nature n’existaient pas et montrèrent une méconnaissance de la complexité du monde. Cette tendance négative de la science obtint le plus grand succès de la part des gens de Ian-Iah parce qu’elle élevait leur expérience insignifiante et leur bon sens étriqué jusqu’au « dernier mot » de la science.

Le temps passa. En dehors de son étude psychologique, Evisa ne remarqua pratiquement rien qui soit digne d’intérêt. Elle attribua l’habitude de parler à tout prix au désir d’affirmer publiquement sa personnalité. De plus, en déversant un flot de paroles, l’homme recevait un influx psychologique indispensable dans ce monde d’oppression incessante et de colère. Elle eut de plus en plus de mal à dégager les idées intéressantes de ces discours-fleuves et fut ravie lorsqu’on annonça une pause. Evisa se leva, décidée à trouver un endroit isolé pour marcher et se reposer, mais comment faire ! Elle se retrouva entourée d’une foule bruyante et excitée de Tormansiennes et de Tormansiens de tous âges, depuis les jeunes stagiaires jusqu’aux médecins-chefs à cheveux blancs et aux professeurs des instituts de médecine.

Evisa rencontra le regard de son médecin-chef. Il s’approcha, écartant les gens sans se gêner.

— Je vous emmène reprendre des forces au restaurant. Laissez passer notre invitée, collègues « Cvil », elle est fatiguée et affamée !

Evisa n’avait pas envie de manger, surtout dans un restaurant inconnu. L’hostilité inexplicable des femmes qui servaient le repas lui coupait l’appétit. Sur Tormans, toute dépendance semblait humiliante. Celui à qui on adressait la parole ricanait et se mettait à crâner, avant de faire ce qu’on lui demandait. Les « Cvic » se distinguaient par la répulsion ou dans le meilleur des cas, le désintérêt qu’ils manifestaient envers leur travail. Les « Cvil » tremblaient devant eux et devaient attendre chaque fois qu’ils désiraient quelque chose. Il en était autrement dans les usines et les fabriques dirigées par des « porte-serpent » vêtus de violet. La moindre opposition était punie sur-le-champ et se terminait le plus souvent par l’envoi au Palais de la Mort Douce. Mais, loin du regard perçant des dignitaires et des gardes, les « Cvic » se moquaient sans cesse des « Cvil ». Et eux ne disaient rien, résignés, sachant qu’à n’importe quel moment, les « Cvic » pouvaient devenir leurs bourreaux. Le danger le plus grand sur Tormans venait des voitures. L’utilisation massive de ces mécaniques par des gens incultes et méchants créait des risques élevés. Les accidents de la route étaient quotidiens sur Ian-Iah et les règlements de compte sauvages avec les citoyens-à-la-vie-longue étaient considérés comme naturels.

Après un instant de réflexion, Evisa accompagna le médecin-chef et suivit avec lui l’allée menant à la maison basse, où se trouvaient l’hôtel et le restaurant.

— Vous avez été étonnée que je me cache derrière les buissons au lieu de me précipiter pour aider l’écrivain ? demanda soudain le médecin-chef, cherchant le regard de sa compagne.

— Non, répondit Evisa avec indifférence.

La motivation personnelle de cet acte lui importait peu, car elle était la conséquence inévitable de la vie sur Tormans.

— Je pouvais m’abîmer les mains et gêner plusieurs personnes qui n’auraient pu se faire opérer.

Tout à coup, une foule de gens surgit de derrière les arbres et se précipita sur lui en criant. Le médecin-chef blêmit. Son visage se décomposa de terreur. Evisa, qui n’avait pas bougé, reconnut les jeunes médecins qui avaient assisté à la Conférence. Ils arrivèrent en trombe, écartèrent le médecin-chef et décrivirent un grand cercle autour de l’invitée de la Terre. Evisa se rappela que dès les premiers jours de son séjour dans la capitale, elle avait été étonnée par la foule qui entourait une belle femme drôlement vêtue. On lui expliqua par la suite qu’il s’agissait d’une actrice célèbre. Celle-ci distribua à droite et à gauche des sourires affectés. Quelques hommes habillés de rouge écartèrent brutalement le peuple qui se pressait avec si peu de cérémonie. Les apparitions publiques de personnalités populaires avaient leur importance. Des centaines de jeunes gens s’étaient approchés et lui avaient demandé de leur donner quelque chose en souvenir.

C’était maintenant l’astronavigante elle-même qui se trouvait dans le cercle de curieux qui, par bonheur, étaient tous médecins. Souriante, une Tormansienne assez jolie s’arrêta devant elle : sa peau brune, ses cheveux noirs, ses yeux étroits et brillants étaient mis en valeur par un vêtement jaune qui moulait sa silhouette.

— Ne protestez pas, nous avons décidé de vous retenir. Nous avons remarqué que vous vouliez partir. Quand aurons-nous l’occasion de nous revoir ! Nous voulons vous poser des questions de la plus grande importance et vous ne refuserez pas…

— Je ne refuserai pas, répondit Evisa sur le même ton enjoué. Mes connaissances sont très limitées. Qu’est-ce qui vous intéresse ?

— Le sexe ! Dites-nous comment, chez vous sur la Terre, on traite ce problème, source de maux multiples, fouet puissant entre les mains du pouvoir, signe d’un bonheur extrême mais illusoire. Parlez, ou plutôt, répondez aux questions que nous n’avons pu vous poser dans la salle des conférences !

Evisa remarqua une petite pelouse, limitée par une allée méridionale d’arbres hauts et touffus, à l’abri de la chaleur. Elle proposa de s’y installer, ce qui fut accueilli avec joie. L’herbe courte et rude fut parsemée de vêtements, ceux qui les portaient gardèrent leurs visages à l’ombre. Evisa s’assit en face du groupe, les jambes repliées sous elle, sur un monticule. Elle eut un rire intérieur en se retrouvant professeur. Ici, on pouvait parler sans risquer d’être traumatisé par des formules, que la perception intellectuelle pouvait rendre tranchantes. Elle regarda tour à tour le ciel sombre de Tormans et les zones mauves d’ombre et sentit qu’elle était emportée par la logique musicale de sa pensée.

Elle s’efforça de traduire le plus poétiquement possible des vers d’un poète russe d’autrefois :

« La faim et la passion toutes puissantes font souffrir celui qui vole comme celui qui court, celui qui flotte dans les noires profondeurs… »

Le chant se terminait ainsi :

« La faim et l’amour rapprochent les attardés sous l’aiguillon de la douleur ! »

— L’homme sur la Terre comme ici sur Ian-Iah a lutté pour éloigner de sa vie ces deux forces porteuses de souffrances. On commença par éliminer l’aiguillon de la faim et il s’ensuivit une obésité générale. Puis, on élimina l’aiguillon de l’amour et on aboutit au vide et à l’indifférence de la vie sexuelle. L’humanité de Ian-Iah tantôt rejette la force et la signification du sexe, tantôt exalte cette attirance, lui donnant un poids prépondérant dans la vie. En passant d’un extrême à l’autre, on ne parvient à aucune éducation sexuelle.

— L’éducation sexuelle existe vraiment chez vous ? demanda-t-on.

— Oui, et elle est très importante. Il faut savoir être maître de son corps, ne pas étouffer ses désirs, mais ne pas s’y soumettre de façon dissolue.

— Peut-on réellement maîtriser l’amour et la passion ?

— Ce n’est pas exactement cela. Lorsque vous êtes sur la crête d’une vague, vous devez savoir vous maintenir en équilibre pour ne pas tomber. Mais si vous devez vous arrêter, vous quittez alors la vague et vous vous en éloignez…

Devant l’incompréhension manifestée par ses auditeurs, Evisa en conclut qu’il n’y avait pas de vagues issues de la marée dans les mers de Tormans et que ses auditeurs ignoraient le sport auquel elle faisait allusion.

— J’ai parlé à la réunion d’une double dépendance. La richesse de l’âme dépend d’un corps fort et sain qui dépend lui-même des aspects multiples d’une âme pleine de courage, d’aspirations, d’ardeurs et de sensualité. La biochimie de l’homme exige qu’un cinquième du cerveau soit constamment en alerte et qu’il soit irrigué par les cétostérones ou hormones sexuelles du sang. Le prix que l’homme paye (selon votre propre expression) – est un sentiment érotique d’intensité constante. Si on réfrène ce sentiment trop longtemps, il en résulte soit des dépressions ou des pulsions, soit un penchant inattendu et asservissant envers un partenaire occasionnel, ce que l’on appelait autrefois, un amour malheureux.

— Par conséquent, il faut se laisser aller, mais le faire impulsivement, par accès, dit une Tormansienne en prenant part à la conversation.

— Exactement.

— Et l’amour ? L’impulsion ne peut durer très longtemps ?

— Erreur ancienne ! L’homme s’est élevé jusqu’à l’amour véritable, mais ici chez vous, on continue comme avant à considérer que l’amour n’est que de la passion et que celle-ci n’est qu’une union sexuelle. Faut-il vous dire combien un véritable amour est riche, éclatant, durable ? Cette grande concordance entre toutes les aspirations, les goûts et les rêves, que l’on peut appeler l’amour n’est considérée chez nous sur la Terre ni à la légère, ni comme une chose aisée. Le mot amour est sacré pour nous et recouvre un sentiment très vaste aux multiples facettes… Mais même dans son sens le plus étroit, l’amour physique, sexuel, n’a jamais une seule nuance. Plus que de la jouissance, c’est le culte de l’être aimé, mais aussi celui de la beauté et de la société. C’est pourquoi, lorsqu’on souhaite avoir des enfants, on se soumet parfois aux exigences des lois génétiques, quels que soient nos goûts personnels, s’ils sont contraires à ces lois. Quant à la force perfide des hormones non contrôlées, nous avons appris à la libérer à volonté en créant une tranquillité et une harmonie intérieures…

— Mais vous avez appris à maîtriser cette force grâce à des produits chimiques, des médicaments ?

La question fut posée par un neurochirurgien connu d’Evisa.

— Il vaut mieux ne pas intervenir dans le problème très complexe des hormones qui sont la base psychologique de l’individu, mais emprunter la voie naturelle de l’éducation érotique.

— Et vous enseignez l’érotisme aux jeunes hommes et aux jeunes filles ? C’est inouï ! s’écria le neurochirurgien.

— Il y a quelques millénaires qu’on a commencé à le faire sur la Terre. L’érotisme des temples de l’Hellade, de la Phénicie, de l’Inde, appartient au culte religieux. Les Dévadâsi sont les danseuses du temple qui ont appris et pratiqué l’érotisme intensément afin de supprimer complètement les tendances sexuelles et ramener l’homme à d’autres pensées. Il existe aussi des rites tantriques pour les femmes.

— Cela signifie-t-il que sur la Terre le culte de la passion et des femmes a toujours existé ? demanda une auditrice âgée. Ici, on commence à peine à parler de licence et de dépravation…

— Pas du tout ! Dans les sociétés primitives, bien avant l’ère communiste, les femmes étaient descendues au niveau de la bête de somme. Il y avait des rites soi-disant « sacrés » consistant en des opérations spéciales, comme la clitorectomie, qui privaient la femme de toute jouissance sexuelle.

— Dans quel but ? s’écrièrent les Tormansiens effrayés.

— Afin que la femme n’exige rien et accomplisse humblement ses obligations de servante et de machine à procréer.

— Comment étaient leurs enfants ?

— C’étaient des sauvages sombres et cruels. Comment aurait-il pu en être autrement ?

— Et vous avez réussi à changer tout cela ?

— Nous autres ici nous sommes les descendants de toutes les races de la Terre…

— Par le Grand Serpent ! Que d’obstacles sur la route menant à la bonté véritable et à l’amour ! pensa à voix haute une jeune Tormansienne assise au premier rang, les jambes croisées.

— Tout est réalisable, lorsqu’on aborde les questions sexuelles de façon sensée et sérieuse. Rien n’est plus préjudiciable et plus humiliant pour un homme qu’une femme qui exige l’impossible de lui. La femme ressent comme une offense la nécessité d’une restriction volontaire, l’obligation de « sauver son amour », comme on disait autrefois. Les deux sexes doivent considérer avec le même sérieux l’aspect sexuel de la vie…

Un reniflement dédaigneux se fit entendre. Un médecin de haute taille, portant sur la poitrine une sorte de broche brillante, se leva et avança, regardant Evisa avec arrogance.

— J’attendais d’autres révélations d’une envoyée de la Terre. Tout cela est vieux comme les Étoiles Blanches. Pratiquez-vous, comment dire, la connaissance préliminaire de chaque couple ?

— Bien sûr ! Afin de rester longtemps un couple d’amoureux.

— Et si cela ne dure pas longtemps ?

— Tous les deux y auront gagné, puisqu’ils sont éduqués par Éros !

— C’est impossible chez nous ! Ou alors, les Terriens ne possèdent pas le sentiment essentiel à tout amour : la jalousie. Dire à tout le monde : voilà ma femme !

— Ce genre de jalousie n’existe pas. C’est une séquelle du choix primitif sexuel : entrer en rivalité pour une femelle ou pour un mâle, peu importait. Plus tard, avec l’instauration du patriarcat, la jalousie fondée sur l’instinct de responsabilité a fleuri, puis s’est éteint momentanément lors de la réglementation érotique des temps anciens pour refleurir à l’époque du féodalisme sous la forme du complexe d’infériorité né de la crainte qu’on établisse des comparaisons. D’ailleurs, la terrible intolérance de vos dirigeants est un phénomène du même ordre. On se proclame le meilleur, pour que personne n’ose placer quelqu’un au-dessus de vous !

» Chez nous sur la Terre, les hommes et les femmes, forts et tranquilles ne sont pas jaloux et acceptent même une incompréhension passagère. Car ils savent que le bonheur suprême de l’homme est à leur portée !

Le contradicteur enveloppa Evisa d’un regard connaisseur.

— C’est sûrement possible, parce que vous les Terriens, êtes si froids que votre étonnante beauté physique repousse au lieu d’attirer. Une partie des hommes applaudit en signe d’approbation.

Evisa eut un rire sonore.

— En venant ici, j’ai entendu une conversation entre des personnes qui sont présentes et qui appréciaient mes qualités en termes tout à fait différents. Et je sens maintenant que l’on s’intéresse à mes jambes. Evisa regarda ses genoux ronds, croisés sous sa courte robe. Je n’ai pas cessé une minute de ressentir que l’on me désirait. Par conséquent, la froideur n’empêche pas l’attirance et mon contradicteur a tort.

Les femmes médecins remercièrent Evisa par des applaudissements approbateurs.

— Nous sommes réellement froids, tant que nous ne nous abandonnons pas à l’érotisme, mais alors…

Evisa se leva et se redressa lentement, toute tendue, comme si un danger la menaçait. Et les Tormansiens assistèrent à la métamorphose de l’astronavigante. Ses lèvres s’entr’ouvrirent comme pour chanter ou parler, ses yeux « tigrés » devinrent presque noirs. La poitrine de la jeune femme, déjà provocante et haute, se souleva davantage. Son cou élancé sembla se séparer de ses épaules étroites et droites d’une pureté et d’un satiné incroyables dont la partie dénudée et hâlée se colora d’émotion. À la place du savant aimable qui discutait tranquillement se trouvait une femme – l’essence même de son sexe – d’une beauté provocante et d’une force dangereuse, attirante et légèrement méprisante…

La métamorphose était si étonnante que les auditeurs reculèrent.

— Serpent ! Ô Serpent ! chuchotèrent les Tormansiens stupéfaits.

Profitant du trouble, Evisa se dirigea vers la clairière et personne n’osa l’arrêter.

Tchedi marchait lentement dans la rue, fredonnant doucement et s’efforçant de retenir la chanson qu’elle avait dans la tête. Elle voulait aller sur la grande place, l’espace lui manquait. Les chambrettes-cellules exiguës, dans lesquelles elle se trouvait constamment l’oppressaient de manière insupportable. « Sans pouvoir, par instants, venir à bout de son chagrin, n’ayant ni la force de regarder, ni celle de respirer ». Tchedi se mit à errer, évitant les petits squares et les places misérables. Elle voulait aller dans le parc. Elle sortait le plus souvent seule maintenant. Parfois, des « violets » ou des gens portant le signe de « l’œil » sur la poitrine l’arrêtaient. Chaque fois, la petite carte la tirait d’embarras. Tsasor lui fit remarquer une petite ligne de signes soulignée d’un trait rouge signifiant « montrer une attention particulière ». Comme le lui expliqua Tsasor, c’était un ordre catégorique adressé à tous les Tormansiens quel que soit leur lieu de travail – restaurant, magasin, salon de coiffure ou transport – ordre qui leur enjoignait de servir Tchedi le plus vite et le mieux possible. Lorsque Tchedi sortait avec Tsasor, elle n’utilisait pas la petite carte, sachant par expérience, combien il était difficile à un simple habitant de la capitale d’avoir non seulement des relations particulières, mais des relations ordinaires et bonnes. Mais à peine la petite carte apparaissait-elle que des gens grossiers se courbaient en humbles saluts, tout en s’efforçant de se débarrasser au plus vite de la visiteuse dangereuse. Ces revirements causés par la peur répugnaient tellement à Tchedi qu’elle n’utilisait sa carte que pour se protéger des « violets ».

Cela faisait déjà quelques jours que Tchedi essayait sans succès d’entrer en liaison avec Evisa ou Vir par SVP interposé. Elle n’avait même pas vu Rodis. Vir Norine vivait avec les savants. Tchedi décida de ne pas y aller, sauf en cas d’extrême nécessité. Elle avait escompté un retour rapide d’Evisa et ne comprenait pas ce qui pouvait la retenir plus de vingt-quatre heures. Tchedi se rendit à pied chez son amie sans se soucier de la distance considérable et de la topographie absurde de la ville.

Elle marcha des kilomètres sans regarder les maisons identiques, cherchant des sculptures et des monuments qui, quelle que soit la planète, reflètent les rêves du peuple, le souvenir du passé, l’aspiration à la beauté. On aimait beaucoup les sculptures sur la Terre et elles se trouvaient toujours dans des lieux découverts et retirés. L’homme venait y rêver, même à l’époque où l’agitation suscitée par des affaires inutiles et la vie étriquée empêchaient les gens de s’élever au-dessus du quotidien. Pouvoir extraordinaire de l’imagination ! Dans le froid, la famine et la terreur, elle créait des images de beauté. Qu’elle soit sculpture, dessins, livres, musique, chansons – elle s’imprégnait de l’immensité et de la tristesse de la steppe et de la mer. Images qui avaient vaincu ensemble l’inferno et avaient forgé le premier échelon de l’ascension. Un second échelon avait été gravi avec l’auto-perfectionnement de l’homme, puis un troisième avec la transformation de la société. Ainsi, furent créés les trois premiers grands échelons de l’ascension qui eurent tous pour base l’imagination.

Mais dans la ville du Centre de la Sagesse, il y avait sur les places et dans les parcs, des obélisques ou des statues de serpents chargées d’inscriptions sentencieuses. De temps en temps, on tombait sur des statues-idoles représentant les grands chefs des différentes périodes de l’histoire de Ian-Iah qui se ressemblaient tous comme des gouttes d’eau malgré leurs costumes divers : c’étaient les mêmes expressions et poses menaçantes et inflexibles. Il n’existait aucune sculpture consacrée à la beauté de l’homme ou des idées, ou encore à des réalisations grandioses. Çà et là, dépassaient des amoncellements de fer rouillé : on aurait dit que leurs créateurs étaient des malades mentaux qui les avaient faits au cours de convulsions. C’étaient les vestiges des sculptures de l’époque précédant le Siècle de la Famine et on les avait gardé pour distraire les habitants actuels de Ian-Iah.

En longeant les édifices publics, Tchedi ne vit ni vitraux, ni fresques : apparemment, la puissance d’imagination de l’art figuratif gênait les dirigeants dans leur lutte interne pour imposer leur emprise sur l’âme du peuple. Il était évidemment plus simple de régner sur des esprits obscurs et vides n’ayant que des besoins frustes et ne cherchant rien de plus…

Tchedi tourna dans une étroite ruelle bordée de maisons rouges identiques, décorées de vieux motifs de céramique noire, énormes gouttes de goudron semblant couler sur la vaste surface des murs. Là se trouvaient les appartements des « Cvil » et Evisa s’y était réfugiée. Une fois dans le petit vestibule, Tchedi fit le code connu commandant l’ouverture de la porte et demanda à voix haute la permission d’entrer.

Le propriétaire de la maison, un bactériologiste âgé, était constamment absent, car il appartenait aux Patrouilles de Santé. On entendit la voix de la maîtresse de maison, invitant Tchedi à entrer dans la pièce attenante. Une femme d’âge moyen, en larmes, était assise dans un fauteuil, un livre à la main. Cela faisait déjà quatre jours qu’Evisa n’avait pas reparu.

La femme demanda avec inquiétude :

— Croyez-vous que votre amie terrienne va revenir ici ? Toutes ses affaires sont restées là !

— Elle reviendra, c’est sûr. Mais que vous est-il arrivé ?

— Un malheur ! Comme j’aurais besoin de votre amie. Elle seule pourrait alléger ma peine.

— Peut-être pourrais-je vous aider tout de suite ?

— Je… La femme eut un sanglot. Les larmes roulèrent sur ses joues. Tchedi lui posa la main sur la tête.

— Je ne peux pas, – la femme leva le livre – je ne peux plus lire. Je n’y vois pas. Comment faire ? Je gagnais un peu d’argent en faisant des copies. Et maintenant ? Que vais-je faire ? Comment vivre ?

— Commencez par vous calmer. Vous avez un mari, des enfants et vous leur êtes très utile.

— C’est terrible d’être handicapée. Vous ne pouvez comprendre. Les livres étaient ma seule joie. Personne n’a besoin de moi, je suis inutile et les livres me donnent tout ! – Les larmes coulèrent à nouveau. – Je n’y vois pas ! Et nos médecins ne connaissent pas de traitement.

Ces larmes d’impuissance et de désespoir trouvèrent un écho dans l’âme de Tchedi. Elle ne savait pas lutter contre la pitié, sentiment nouveau qui l’envahissait de plus en plus. Il fallait demander à Evisa d’aider cette femme en lui donnant un médicament puissant.

Dans l’océan de souffrances de Tormans, les souffrances de cette femme n’étaient qu’une petite goutte. Aider une petite goutte était inutile et ne modifierait pas l’océan tout entier. C’est ce qu’on avait appris à Tchedi sur la Terre en exigeant toujours de définir d’abord les causes du malheur, puis d’agir en en détruisant la racine même. Ici, pourtant, tout semblait absolument différent. Les causes étaient d’une clarté aveuglante, mais en extirper les racines du fond de l’inferno, ni Tchedi, ni l’équipage de « La Flamme sombre » ne pouvaient le faire. Tchedi s’assit près de la femme en pleurs, la calma et rentra ensuite chez elle.

Il faisait sombre. Dans les rues chichement éclairées de la capitale, quelques rares passants apparaissaient à la lueur des réverbères puis disparaissaient dans les ténèbres. La lune basse d’un gris pâle laissait tomber quelques ombres transparentes à peine visibles. Tchedi était la seule femme à se trouver dans les rues désertes de ce quartier. Comme tous les Terriens, elle n’avait pas peur. Autrefois, l’intrépidité était due le plus souvent à un système nerveux apathique et à une assurance née de l’ignorance. La société communiste avait fait naître un degré supérieur d’intrépidité : le self-control assorti d’une parfaite connaissance et d’une prudence extrême.

Tchedi n’était pas pressée de regagner sa chambrette. Elle se rappela les nuits argentées de pleine lune sur la Terre, lorsque les gens semblaient se dissoudre dans la nature nocturne, s’isolaient pour rêver ou aimer ou encore se rassemblaient entre amis pour se promener. Ici, dès le crépuscule, tout le monde rentrait vite chez soi, anxieux de se mettre à l’abri. L’impuissance des Tormansiens devant la Flèche d’Ahriman était profondément ancrée et devenait réellement tragique.

Tchedi marcha environ une heure avant d’atteindre la partie centrale bien éclairée de la ville du Centre de la Sagesse. Les lieux de distraction s’y trouvaient, mais c’était surtout les « Cvil » venus en bandes par mesure de sécurité qui en profitaient. Les « Cvic » évitaient les endroits occupés par les « Cvil ».

Tchedi s’efforça d’éviter aussi les « Cvic », ne voulant pas se trouver engagée dans une action psychologique fatigante ou utiliser la petite carte protectrice. Voyant venir à sa rencontre un groupe d’hommes hurlant une chanson rythmée transmise par un appareil enregistreur, Tchedi traversa la rue et s’arrêta sous un portail de pierre. On entendait les gens qui allaient et venaient, s’exclamaient ou riaient de ces rires tonitruants si particuliers aux habitants de Ian-Iah. Deux jeunes gens s’approchèrent d’elle et voulurent lui parler. Une vive lumière rouge-violet éclairait le large escalier extérieur oblique du Palais des Plaisirs Nocturnes, encadré d’une double rangée de piliers carrés bleus et dorés. Soudain, les jeunes gens disparurent, comme emportés par le vent, trois « Cvic » barrèrent la route. Ils rejoignirent Tchedi en se parlant. Tout à coup, une main rude attrapa Tchedi par-derrière et l’obligea à se retourner. Un sentiment aigu de danger lui fit faire un pas de côté. Un coup terrible, porté par un objet métallique et lourd la frappa à la tête. Elle eut la peau de la nuque écorchée, un muscle déchiré et une double fracture de la clavicule et de l’omoplate droits. En tombant, Tchedi se tourna instinctivement sur le côté gauche. Sous le choc, sa gorge et son cœur se comprimèrent, ses yeux s’obscurcirent et elle perdit connaissance. Des milliers de couteaux transpercèrent son épaule, sa main, son cou. Tchedi dans un effort énorme de volonté, releva la tête et se redressa, essayant de se tenir à genoux. Un visage qui lui semblait connu surgit devant elle. Shotsheik lui jeta un regard tout à la fois triomphant, méchant et terrifié.

— Vous ? murmura Tchedi avec un étonnement extrême, pourquoi ?

Malgré toute sa stupidité, le Tormansien ne put lire sur le beau visage de sa victime ni peur, ni colère mais seulement l’étonnement et la pitié. Oui, c’était ça, elle avait pitié de lui ! La force psychologique extraordinaire de la jeune fille éveilla quelque chose dans son âme obscure.

— Qu’y a-t-il ? Frappe encore ! cria l’un de ses amis.

— Allez, ouste !

Shotsheik, hors de lui, leva la main sur lui.

Ils filèrent. Les témoins involontaires de ce règlement de comptes s’étaient enfuis avant eux. L’escalier éclairé resta vide.

Tchedi se pencha lentement sur le côté et resta étendue sur les pierres aux pieds de Shotsheik. Il y avait dans l’abandon impuissant de la jeune fille de la Terre évanouie une beauté si pure et si infiniment lointaine que Shotsheik en éprouva une tristesse insupportable et un repentir déchirant. Les « Cvic » ignoraient la façon de réagir à ces émotions si inhabituelles. Shotsheik ne put trouver qu’une seule issue : grinçant des dents, il arracha une longue aiguille à trois côtés, se l’enfonça d’un coup jusqu’au cœur et s’écroula, roulant à quelques pas de Tchedi. Celle-ci ne vit rien, ni le suicide de Shotsheik, ni les deux « violets » qui accoururent, la retournèrent et la fouillèrent. Ayant trouvé la petite carte, ils appelèrent affolés un homme portant « l’œil ».

— Vite, à l’hôpital Central ! ordonna-t-il.

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