Chapitre II AU BORD DU GOUFFRE


« Vingt jours durant voguèrent les caravelles,

De leur étrave fendant les flots rebelles,

Vingt jours durant les aiguilles aimantées,

Remplaçant les cartes, la voie ont montré. »


En fredonnant ces paroles de la vieille mélodie « Le Paradis Civilisé », Tchedi Daan fit irruption dans la salle ronde, vit Faï Rodis penchée sur l’appareil de lecture et se troubla.

— Je me pénètre de la mentalité de l’EMD, expliqua Tchedi, il y a exactement vingt jours aujourd’hui que nous nous sommes arrêtés et que nous planons immobiles dans l’espace.

— Et ne vous semble-t-il pas, dit Faï Rodis, accompagnant ces mots de son habituel sourire secret, que « Le Paradis Civilisé » ne convient pas aux vers de l’EMD ? Deïra Mir qui a récemment composé une cantate penche pour une mélodie située dans un spectre rouge-orangé sombre. Je pense, quant à moi, que les poètes de l’EMD étaient des gens merveilleux, car ils ont su composer de belles et bonnes choses de spectre bleu. Vous savez, de toute cette période, mes préférences vont d’abord à la poésie russe parmi l’héritage poétique de cette époque, c’est elle qui me semble la plus profonde, la plus courageuse et la plus humaine. Les personnes bonnes ont toujours porté en elles la tristesse d’une vie infernale et désordonnée, et les mélodies de leurs chants n’auraient pas dû être dans la majeure du spectre vert.

— Pourtant, remarqua Tchedi, les enregistrements de musique que nous avons sauvegardés abondent aussi en lignes mélodiques jaunes.

— Oui, mais n’oubliez pas, Tchedi, lorsque vous incarnerez une jeune fille de l’EMD que l’on a toujours distingué dans les œuvres de l’époque deux aspects : l’aspect intérieur et l’aspect extérieur. L’aspect intérieur n’était exprimé que de façon indirecte, tandis que l’aspect extérieur était le masque de la mélodie de spectre jaune, orange ou même infra-rouge ; on l’appelait aussi musique abstraite, comme si elle avait été supra-émotionnelle.

— Et le masque était conforme aux exigences de la société ou du pouvoir ?

— En partie, mais pas obligatoirement. Comme tout masque, l’artiste s’en servait d’abord pour dissimuler le fossé entre ses aspirations et la vie qu’il devait mener.

— Mais alors, s’étonna Tchedi Daan, ils portaient tous des masques !

— Oui, ceux qui de loin en loin essayaient de vivre sans masque étaient considérés comme des fous, des saints ou des idiots selon le terme employé pour les gens non agressifs et à la pensée défaillante.

— A-t-on pu le prouver ?

— Non, naturellement. On sait peu de choses sur la vie intérieure des gens de cette époque, et on peut toujours s’en faire une fausse image. Mais, excusez-moi de vous avoir interrompue.

— Vous connaissez bien mieux que moi l’EMD, choisissez donc quelque chose que vous aimez particulièrement et chantez-le moi.

Faï Rodis s’accouda à la table, entourant son menton ferme de ses doigts. Elle garda cette pose quelques minutes, puis se mit à chanter d’une voix forte et haute :

« Ni reproche, ni présage

Ne sont ces heures sacrées,

La balance d’un cœur volage

A été doucement équilibrée. »

Tchedi soupira d’admiration.

« Instant entre ombre et lumière,

Jour entre hiver et été,

Je me soumets tout entière

Au chant qui vogue à mes côtés ! »

— Spectre bleu ? interrogea Tchedi.

— Non, vert. Cette mélodie vient de « La Princesse Indifférente ».

— « Instant entre ombre et lumière », répéta Tchedi pensive. Quelle belle chose ! Je m’en souviendrai toujours. Et comme cela convient bien à notre route future qui côtoiera les étendues stellaires de Shakti et le gouffre de Tamas !

— « Instant entre ombre et lumière », mais c’est notre « Flamme sombre », je n’y avais pas pensé, dit Rodis. Pour moi, seul le sens profond avait une résonance et il nous a conduit au présent. Coïncidence fréquente née d’un sentiment intense !

Et Faï Rodis se replongea dans ses pensées, tandis que Tchedi Daan se faufilait dans le corridor circulaire où elle faillit se heurter aux astronavigateurs.

— Venez avec nous, Tchedi, l’invita Menta Kor. Nous allons danser. Le travail a bien marché aujourd’hui : nous avons établi le dernier programme cochléaire[11], et nous avons besoin de détente.

— D’accord, je vais appeler mon partenaire, Grif Rift, répondit Tchedi.

Elle leva le cadran du bracelet-signal.

Menta Kor lui recouvrit la main.

— Pas la peine. Il est monté à la véranda.

Menta Kor baissa les yeux, troublée.

— Pourquoi déranger Rift ? À mon avis, il réfléchit à des problèmes très importants.

— Raison de plus pour le distraire. Vous ne savez sans doute pas combien il a souffert. Grif Rift a perdu sa femme bien-aimée. Elle est morte lors de la découverte de l’ancien dépôt de poisons biologiques. Nos ancêtres les avaient amassés en quantités suffisantes pour empoisonner toute la planète. La sagesse des gens de l’EMT a sauvé le monde entier d’une terrible catastrophe, mais au prix d’une seule vie, et c’était celle-là même qui comptait tant pour Grif Rift.

Tchedi Daan se dirigea vers la porte de l’ascenseur obligeamment ouverte. On appelait « véranda » la partie située sous la coupole autour de la cabine sphéroïde de pilotage : elle servait de lieu de promenade et de salle de gymnastique. Tivissa Henako et Tor Lik s’y trouvaient aussi et couraient avec une ardeur frénétique.

Tchedi Daan vit Rift : il était accoudé à la balustrade de la galerie et regardait fixement le miroir argenté de l’enceinte réservée à la gymnastique. Celle-ci remplie de l’isotope de Thallium élaboré, atoxique et non volatil, était utilisée pour les exercices compliqués dans des conditions de pesanteur normale et élevée.

Tchedi emmena l’ingénieur en bas. Et le morose commandant de l’astronef eut un sourire involontaire en regardant de toute sa hauteur le visage empourpré de Tchedi. Ils dansèrent lentement et en silence. Tchedi sentit que les mouvements raides de Grif Rift se détendaient.

— Encore quelques jours et ils auront toutes les données, dit Tchedi en montrant les astronavigateurs.

— Vous vous remettrez alors au travail… Tchedi soupira. On dit qu’il n’est rien de plus terrible que d’entrer dans l’espace-zéro. Peut-être…

— Je vous trouverai une place dans la cabine de pilotage. Il y a là un petit fauteuil derrière le refroidisseur de l’indicateur de vitesse. La sociologue aussi doit regarder la racine de l’univers, impitoyable et terrible pour la vie qui survole les profondeurs, comme une mouette dans une nuit d’ouragan.

— Mais qui vole tout de même !

— Oui, c’est là que réside la grande énigme de la vie et son absurdité. La matière engendrant en elle la force même permettant de la résoudre et amassant des informations sur elle-même ! Un serpent qui se mord la queue !

— Vous parlez comme un homme d’autrefois, qui a vécu de façon étriquée et sans la joie que donne la connaissance.

— Nous tous, comme il y a trois mille ans, nous nous montrerions étriqués et petits si nous nous trouvions confrontés à un monde impitoyable.

— Je ne le crois pas. Nous sommes maintenant bien plus ouverts aux milliers de gens spirituellement proches de nous. À mon avis, rien n’est terrible, pas même la mort, la disparition sans trace de la petite goutte que je représente. Quoique… excusez-moi, je ne parle que de moi.

— Je ne vous considérais d’ailleurs pas comme un professeur du second cycle. Mais savez-vous combien le mot « jamais » est terrible et comme il est difficile de s’y habituer. On ne peut le supporter, et je suis persuadé qu’il en a toujours été ainsi. Depuis que l’homme a ressuscité le passé grâce à la mémoire et a regardé l’avenir grâce à son imagination.

— Mais le monde est construit de telle sorte que « jamais » se répète à chaque instant de la vie, c’est même l’unique chose qui se répète inéluctablement. Peut-être qu’en réalité, l’homme est seulement celui qui a trouvé en lui la force d’unir la profondeur du sentiment à cet inéluctable « jamais ». Jusqu’à aujourd’hui encore, beaucoup se sont efforcés de résoudre cette contradiction entre lutte et sentiment. Si tout cela – « jamais », l’amour, l’amitié – n’est qu’un processus doté d’une fin inévitable, alors les serments d’amour « éternel », d’amitié « pour toujours », auxquels nos ancêtres se sont tant cramponnés, sont naïfs et irréels. Par conséquent, la formule « plus froides sont les relations, mieux c’est » répond à la structure réelle du monde.

— Mais ne voyez-vous donc pas que cela ne correspond pas du tout à l’homme, car l’existence même de l’homme est une protestation contre « jamais » ? répondit Grif Rift.

— Je n’y avais pas pensé, reconnut Tchedi.

— Alors, considérez la lutte des émotions contre la brièveté de la vie, contre l’infinité inéluctable de l’Univers comme naturelle, comme l’une des coordonnées de l’homme. Mais si l’homme y ajoute la profondeur des sentiments et le « jamais », ne vous étonnez pas de sa tristesse !

Troublée, Tchedi Daan regarda le visage penché sur elle et caressa tendrement la grande main de l’ingénieur.

— Partons, dit brièvement Grif Rift, et il la conduisit à sa vaste cabine située sur le second pont.

L’ingénieur brancha une lumière grise utilisée pour l’observation des relations polychromes et déplaça un léger panneau. Un hologramme en matière plastique ressuscita les traits de celle qui était gravée dans la mémoire de Grif Rift.

La jeune femme, vêtue d’une ample robe blanche, était assise, les mains croisées sur ses genoux. Ses cheveux clairs soigneusement coiffés en croissant encadraient son visage légèrement levé. Le front lisse et bombé, les fins sourcils arqués et les yeux joyeux et malicieux s’harmonisaient avec la nuance moqueuse de la bouche pleine et ferme. Plusieurs rangs de perles roses ornaient son cou allongé et sa poitrine très décolletée, comme c’était la mode peu d’années auparavant. Une gaieté délicate et juvénile émanait de toute sa personne. Comme si, dans la cabine de l’astronef, se trouvait la fée du Printemps des immortels contes de l’humanité qui transmettrait aux astronavigants ce pressentiment particulier de bonheur réalisable que l’on ne rencontre que chez les très jeunes gens au plus fort d’un printemps tout imprégné de parfums, de reflets de soleil et du vent frais de la Terre.

Grif Rift éteignit le portrait stéréoplastique et resta silencieux et immobile dans la lumière grise. Tchedi, tout émue, sortit doucement de la cabine. La gorge nouée, elle ravala ses larmes et s’étonna de la forte impression laissée par sa rencontre avec la femme aimée et disparue de l’ingénieur. « Sociologue de l’Ère des Mains qui se Touchent – se dit-elle – que t’arrive-t-il ? Tu es en train de devenir une femme de l’EMD, incapable de réfréner sa compassion ou son sentiment devant la souffrance d’autrui. Est-ce que cela pourra être utile au cours des jours difficiles où il faudra plonger dans la vie de Tormans ? Il faut y penser ». Elle avait, depuis longtemps, décidé de jouer le rôle d’une habitante de Tormans, de ne se considérer ni comme invitée, ni comme un professeur, mais plutôt comme une élève. Pouvoir être semblable aux autres, ne pas se faire remarquer, se perdre dans la foule de ces gens vus dans les films de l’expédition de Céphée. Juger non de l’extérieur, mais de l’intérieur, tel est le principe essentiel pour tout sociologue des formes supérieures de la structure sociale. Faï Rodis approuvait ce projet, mais posait comme condition que la décision finale ne serait prise qu’une fois sur Tormans…

Grif Rift tint sa promesse. Tchedi s’enfonça dans un fauteuil profond. Dans la cabine de pilotage, toutes les places étaient occupées. Grif Rift se tenait au centre de l’hémicycle des tableaux de commande ; légèrement en retrait et à droite, Div Simbel ressemblait à une statue en pierre de lutteur. À gauche, Sol Saïn concentrait ses regards sur la rangée supérieure des écrans. Son visage était sec aux pommettes saillantes, une ride profonde, allant d’une joue à l’autre, sillonnait son menton. S’efforçant comme tout le monde de paraître impassibles, les deux astronavigateurs occupaient l’extrémité gauche des commandes. De sa place, Tchedi Daan pouvait voir Faï Rodis de profil. Elle était assise dans le fauteuil « d’invité », à deux mètres de l’ingénieur en annihilation. Apparemment, le chef de l’expédition semblait parfaitement calme, mais la fine Tchedi ne s’y trompa pas et remarqua le trouble de Faï.

« C’est aussi la première fois pour elle », pensa Tchedi en regardant la porte solidement fermée. Le reste de l’équipage, à l’exception de Ghen Atal, se trouvait dans la chambre de bio-protection en compagnie de Neïa Holly et d’Evisa Tanet. Ghen Atal s’isola dans une cabine étroite sous la coupole, au-dessus de la cabine de pilotage, là où comme vers un pôle convergeaient les lignes des champs de contrainte, de gradient de la température et celles des réflecteurs de condensation sphérique du champ négatif. L’imagination enflammée de Tchedi Daan lui fit voir l’ingénieur de protection blindée sous la forme d’un guerrier d’autrefois couvert de son bouclier et prêt à parer tous les coups inattendus de l’ennemi, ce qui était réellement le cas, si ce n’est qu’au lieu du manche d’un glaive ou d’un poignard, les doigts de l’ingénieur serraient les manettes d’instruments bien plus puissants.

Le silence fut rompu par les trois notes de l’accord des PLE. Grif Rift se tourna vers Sol Saïn et lui fit un signe. Le chant des PLE s’arrêta. Le silence devint si grand que, à gauche, en direction du centre galactique, des myriades d’étoiles brillantes semblaient bruisser et résonner sur les écrans allumés de surveillance circulaire. Les fils embrouillés d’astres couverts d’aiguilles s’étendaient à droite, le long du bras extérieur de notre univers.

Sur un second signe de Grif Rift, Div Simbel fit virer l’astronef. Lentement disparurent des écrans antérieurs, la nébuleuse sauvagement ébouriffée de gaz luminescent, la bordure d’un nuage de matière sombre, indirectement éclairé par le feu vif de l’accumulation sphérique et les longs fils de la lumière diffuse du Cygne. La noirceur de la nuit cosmique devint plus proche, repoussant dans un lointain incommensurable les petits feux pâles des étoiles éloignées et des galaxies. Cela signifiait que le « nez » du vaisseau se trouvait tourné vers la constellation du Lynx et se rapprochait du côté répagulaire[12], comme une cloison qui séparerait le monde et l’anti-monde interpénétrés de Shakti et de Tamas.

Div Simbel fit tourner la petite roue rouge fixée sur le cône en saillie du pupitre. L’astronef vibra. Une légère accélération enfonça Tchedi dans son fauteuil. Les bords inférieurs des écrans scintillèrent, les lueurs de l’entonnoir à neutron éteignirent les feux stellaires. Grif Rift appuya sur quelque chose, un signal aigu se propagea à travers tous les locaux du vaisseau. Faï Rodis et Tchedi tressaillirent en voyant une lueur bleue jaillir sur les écrans. Instinctivement, les deux femmes se couvrirent les yeux de leurs mains jusqu’à ce qu’elles soient habituées à l’alternance des couleurs – bleu et gris – tourbillonnant et contournant violemment les coupoles de l’astronef. La cabine de pilotage fut plongée dans l’obscurité : elle semblait s’être enfoncée dans un lac de ténèbres recouvert à sa surface de jets violents de lumière.

Quatre cadrans géants circulaires s’embrasèrent l’un après l’autre sur la cloison verticale séparant les deux écrans, au-dessus de l’arc des pupitres… Grif Rift fit un signe en direction de Div Simbel et l’ingénieur se hâta d’inverser la rotation de la roue rouge.

Tchedi devina plutôt qu’elle ne la ressentit la rotation de la sphéroïde de la cabine ; les cadrans scintillèrent soudain de feux oranges et leurs aiguilles énormes se déplacèrent à gauche, en un tressautement désordonné. Grif Rift se pencha sur le pupitre et ses mains uniquement éclairées par la lueur des cadrans effleurèrent les touches des appareils avec la virtuosité d’un grand musicien. Les aiguilles reprirent lentement leur course normale, cessant, l’une après l’autre, leurs soubresauts. Les ténèbres commencèrent à envahir la droite de l’écran. Ce n’était pas l’obscurité nocturne de la Terre, pleine de l’air, des parfums et des bruits de la vie. Ce n’était pas non plus l’obscurité de l’espace cosmique dont la noirceur suggère toujours une étendue immense. Ce qui envahit l’astronef, aucun sentiment, aucune intelligence ne pouvaient le concevoir, aucune des propriétés connues de l’homme ne pouvait lui être appliquée, aucun raisonnement abstrait ne pouvait lui être opposé. Ni matière, ni espace, ni vide, ni nuage, c’était quelque chose en présence de laquelle toute sensation humaine disparaît et résiste simultanément, entraînant une terreur extrêmement profonde. Tchedi Daan s’accrocha au fauteuil, serra les dents, envahie par une peur primitive. Toute tremblante, Tchedi fixa son regard sur le visage sec et allongé de Grif Rift, immobile au-dessus des appareils. Les quatre cadrans brûlaient maintenant d’une pâle lueur jaune. Les pointes des aiguilles se séparèrent brutalement : deux en haut, deux en bas, se rapprochant de la verticale. Les aiguilles avaient à peine effleuré cette ligne que l’astronef se mit à vibrer. En une seconde, un spectacle grandiose et inoubliable apparut à Tchedi : nuages stellaires éclairés par des rayons effilés, bandes et globes le long de la colonne verticale des cadrans, et, à gauche, le mur entier devenant obscur.

Et soudain, tout s’éteignit. La sensation d’effondrement, de chute dans un gouffre, sans rien à quoi se retenir, et sans possibilité de salut, brisa la conscience défaillante de Tchedi. Une sensation douloureuse et indicible de choc nerveux intérieur l’empêcha de crier de façon hystérique et insensée. Tchedi remua les lèvres sans proférer un son. Il lui sembla que tout son être s’évaporait comme une goutte d’eau. Puis, un froid glacial l’entraîna au fond de ce gouffre, dans une chute interminable…

Tchedi revint à elle en sentant pleinement son corps. Les filets d’un mélange gazeux tonifiant rafraîchirent doucement son visage couvert de sueur. Lentement, car elle craignait une nouvelle perte de conscience, Tchedi jeta un regard de côté vers les écrans de droite. On ne voyait rien, sauf un vide trouble et gris. À gauche, là où auparavant brillait la puissance lumineuse des millions de soleils du centre de la galaxie, il y avait également un néant gris. Tchedi rencontra le regard de Faï Rodis qui lui sourit faiblement et qui, voyant que Tchedi voulait parler, posa ses doigts sur ses lèvres.

Grif Rift, Div Simbel et Sol Saïn quittèrent leurs fauteuils. Dans le triangle formé par leurs épaules et leurs têtes, brillait maintenant une colonne peu élevée, transparente comme du cristal. À l’intérieur, le long d’une spirale à peine distincte, coulait un fluide semblable au mercure. La plus petite diminution ou augmentation de son flux entraînait le bond de l’une des aiguilles des grands cadrans, ainsi qu’un signal bref et impératif provenant du piédestal du pupitre. À ce signal, les trois têtes sursautaient, tendues, puis retombaient dans leur torpeur dès que l’aiguille revenait sur la ligne.

Un signal particulièrement insistant se fit entendre ; les deux aiguilles bougèrent en même temps. Dans l’obscurité grise de l’écran de droite, une tache de ténèbres apparut.

Tchedi connaissait suffisamment les nouvelles représentations de la structure de l’univers pour comprendre que cette tache de ténèbres était la saillie de Tamas. Elle savait que dans notre univers les champs de gravitation prennent des formes très variées, le plus souvent celles de toupies, d’entonnoirs, de cônes fortement aplatis s’étendant en chaînes vers l’anisotropie spatio-temporelle. Il n’était donc pas étonnant que les champs d’antigravitation – pour nous – de l’anti-monde, c’est-à-dire de la gravitation de Tamas, soient construits de façon analogue et que derrière cette saillie ondulatoire se dissimulent les condensations de l’anti-matière, les galaxies noires et les soleils invisibles de Tamas.

Il semblait autrefois incroyable que dans des galaxies voisines, la nébuleuse d’Andromède par exemple, des mondes habités puissent exister. Et encore avant, on avait le vertige en se représentant les habitants d’Arcturus ou d’Altaïr. Maintenant, l’homme trouve son propre univers trop petit avec ses milliards de galaxies et il se tourne vers les ténèbres effrayants de l’anti-monde qui semble tout à fait proche. Mais quel courage et quelle soif de connaissances doivent s’accumuler dans l’homme pour que des gens ordinaires comme Tchedi, non seulement ne soient pas effrayés devant un mur de peur, mais veuillent le traverser sans pensée définie ! Et pour un peu, elle aurait voulu apprendre à vivre à Grif Rift ! Cependant, elle parlait avec lui comme il fallait, avec une compréhension amicale et une communauté de sentiments…

« Éclair entre ombre et lumière »… la chanson de Rodis résonnait dans sa mémoire… Un éclair, en effet. Des cadrans sur un panneau de bois qui symbolise la frontière. Tchedi l’a traversée et… elle saura maintenant ce qu’il y a sur Tamas. On peut même se trouver dans notre monde clair de Shakti, mais il est tout aussi meurtrier si l’on s’approche trop d’une étoile ou si l’on entre dans un amas globulaire. On se laisse porter sur la crête des vagues, mais avec cette différence qu’ici, le sort du vol de « La Flamme sombre » et des treize vies de son équipage sont en jeu. Grif Rift lui avait parlé de la mouette volant dans une nuit d’ouragan, il savait ! Pour lui, ce n’était pas une comparaison poétique, mais l’image exacte de l’ARD. Mais, ça suffit ! Les racines de l’univers sont trop effrayantes pour elle, élevée dans la société pleine de sollicitude de la Terre. Il serait intéressant de savoir ce que ressent Faï Rodis : elle est là, aussi immobile que les trois autres près de la colonne de cristal ; elle lève les yeux sur les écrans qui montrent le vide gris et, sans doute, s’efforce-t-elle d’imaginer Tamas.

Tchedi n’avait pas deviné les pensées de Faï Rodis. Les sensations que celle-ci éprouva furent encore plus douloureuses pour elle que pour Tchedi, parce que Rodis ne perdit pas connaissance. Son corps solide et merveilleusement entraîné résista au passage dans l’espace-zéro presque aussi bien que celui des pilotes de l’ARD. Revenue rapidement à son état normal, elle pensa et à l’Institut de Kin Rouh – à l’est du Canada – et à la chambre où elle s’était préparée pour l’expédition.

La chambre spacieuse, au mur transparent de grandes feuilles de silicolle, donnait sur la vallée d’un grand fleuve, au milieu de forêts de conifères. Faï Rodis se souvint des détails les plus insignifiants – cela allait de la teinte paille du tapis uni aux grandes tables et aux divans en bois artificiel d’un gris soyeux. Un abri douillet propice au travail. Surtout lorsque, derrière la transparence du mur vitré orienté vers le fleuve lointain, glissaient des nuages bas et une pluie froide charriée par le vent. Alors, Faï Rodis s’étendait sur un divan, situé dans la partie opposée de la pièce, près de la machine à lire et des piles de vieux films restaurés. Elle lisait, réfléchissait et regardait. Heureuse époque, où elle « ingurgitait » les informations pour être capable de comprendre les processus historiques anciens et les chemins de l’ascension de l’humanité.

Elle était tombée un jour sur un extrait de film de guerre. Un champignon d’eau et de vapeur provenant d’une explosion nucléaire apparaissait au-dessus de l’océan, dépassant les nuages, surplombant les collines et les bouquets de palmiers de la rive escarpée. Quelques navires avaient coulé et avaient été balayés. Sur la berge consolidée, deux personnes observaient ce qui se passait. D’âge mûr et l’air menaçant, ils portaient les mêmes casquettes aux insignes dorés : des commandants de toute évidence.

Éclairés par la lueur de l’incendie sur mer, leurs visages sillonnés de rides, aux paupières gonflées et aux yeux las, n’exprimaient pas la terreur mais seulement une attention concentrée. Ils avaient tous les deux les traits fermes, la mâchoire massive et une égale certitude quant à l’issue favorable de la lutte titanesque.

Rodis se souvint comment alors, regardant la nuit noire, au-delà du mur transparent, elle avait pensé à la somme de courage qu’il avait fallu aux gens de la Terre pour sortir de cette situation barbare et transformer leur planète en un jardin clair et fleuri.

Neuf cents milliards de personnes étaient passées sous la faux du temps depuis les huttes instables dans les arbres ou les abris étroits dans les escarpements rocheux jusqu’à la victoire de l’esprit et du savoir ; l’offensive planétaire de la société communiste avait marqué la fin des malheurs accompagnant depuis longtemps l’humanité ! Un prix monstrueux !

Mais maintenant la fière femme avait été ébranlée. Reconnaissons-le honnêtement, le choc avec la réalité de l’univers l’avait effrayée et cette frayeur était comparable à celle qui avait étreint ses sœurs effacées depuis longtemps du visage de la planète. Avoir peur de la réalité aboutissait à rompre avec elle, à bâtir une réalité illusoire et déformée, sentiments qui avaient toujours prédominé chez l’homme non aguerri depuis l’enfance par la lutte avec les forces de la nature. Même maintenant, elle, pleine de santé, spécialement entraînée psychiquement, tremblait devant les structures fondamentales du monde véritable. Mais fermes et inflexibles étaient les visages de ses compagnons luttant contre les forces de l’anti-monde devant lesquelles les hommes et la galaxie tout entière n’étaient que grains de poussière disparaissant sans laisser de trace dans les ténèbres hostiles de Tamas, de l’anti-temps et de l’anti-espace…

Faï Rodis regarda les trois intrépides pilotes assis devant elle et se demanda où sont les limites ? Existent-elles d’ailleurs ?

Avec l’invention de l’ARD, on est entré dans l’Ère des Mains qui se Touchent, mais par quoi sera-t-elle remplacée à l’avenir ? Par l’Ère de l’Univers de Shakti et Tamas ? Par l’équilibre des racines de l’univers bipolaire ? Mais comment éviter les courts-circuits, les déstructurations, l’annihilation ? Elle n’avait même pas la force d’émettre de vagues suppositions.

La colonne de cristal s’éteignit tout à coup ; un son nouveau pareil à un accord de corde basse, résonna sur le sol de la cabine. Faï Rodis comprit instinctivement que « La Flamme sombre » avait atteint son but ou, plus exactement, qu’elle avait atteint le point de sortie. Son corps ressentit encore quelque chose. Chute ou envol ? Distorsion ou contraction ? Faï Rodis ne put le comprendre. Toutes les sensations habituelles disparurent. Elle eut l’impression de planer dans l’apesanteur. Elle ne ressentit plus ni froid ni chaud, ni bas ni haut, ni obscurité ni lumière. Perdant tout point de repère, son cerveau se refusa à percevoir quoi que ce soit. Des pensées uniformes et vagues tournoyèrent, l’une chassant l’autre, dans une ronde répétée et infinie. Elle ne ressentit ni peur ni joie, ne comprit pas son état qui rappelait la vie insensée qui avait existé des milliards d’années auparavant. Puis, l’invisible entra dans la ronde de ses pensées et en rompit la chaîne close. À nouveau, sa conscience s’ouvrit à l’étreinte du monde extérieur, de retour du néant… Non, ce n’était pas ainsi qu’il fallait appeler cet état : Rodis était sans exister ou, plus exactement elle existait sans être.

Elle vit la splendide étendue des feux stellaires. Seulement, les globes et les zones de matière brûlante se trouvaient maintenant en bas et à gauche des écrans. En face et à droite, dans la noirceur du cosmos, on voyait l’astre sinistre de la Constellation des Cinq Soleils Rouges et, sur le côté, il y avait également deux pâles étoiles rapprochées.

Grif Rift se leva, passa les paumes de ses mains sur son visage comme pour en effacer la fatigue. Div Simbel manipula des boutons gradués sur les tableaux de commande. L’astronef eut quelques sursauts, comme fait une bête lorsqu’elle se calme, puis s’arrêta. Une joie indéfinissable réchauffa Faï Rodis, comme quelqu’un qui, après avoir erré dans un souterrain funeste retrouve le ciel bleu, le chaud soleil et le parfum vif des herbes et de la forêt.

Elle sourit à tout le monde : à Grif Rift, à Tchedi, aux deux astronavigateurs qui passaient près des pupitres pour se rendre en ascenseur à la salle des calculatrices. Ghen Atal, venant d’on ne sait où, apparut devant la porte ovale. Il actionna une manette verte et la porte massive glissa à droite. L’ingénieur de protection blindée s’approcha de Tchedi en même temps que Grif Rift.

— C’est tout, dit Rift. C’est maintenant aux astronavigateurs de travailler. Ils devront nous dire rapidement de combien de kilomètres nous nous sommes éloignés du but. Qu’en pensez-vous, Div ?

L’ingénieur pilote montra un astre pâle de 4 à 5 cm de diamètre, à demi-caché par le cadre de l’écran et que Faï Rodis n’avait pas encore remarqué.

— Si ceci est le soleil de Tormans et s’il a les mêmes dimensions que le nôtre, alors 300 à 400 millions de kilomètres nous en séparent. Bagatelle !

— Et si ce n’est pas lui ? Si c’est l’un des cinq soleils ? interrogea Sol Saïn.

— Le voyage durera alors plus longtemps. Il faudra peut-être entrer à nouveau dans l’espace-zéro, mais sans la préparation préalable faite sur la Terre. Ce sera catastrophique, mais je me fie aux calculs de la Terre et à nos astronavigateurs. Ce n’est pas la première fois qu’ils conduisent des ARD, répondit Div Simbel calmement.

Tchedi posa avec précaution ses pieds sur le sol élastique.

— Comment vous sentez-vous, Tchedi ? interrogea Grif Rift plein de sollicitude. Faut-il appeler Evisa ? Nous avons pris un risque en vous faisant subir une telle épreuve, mais je comptais sur l’entraînement minutieux de tout notre équipage.

— Et vous ne vous êtes pas trompé, dit Tchedi en se redressant et en s’efforçant de vaincre son vertige et la faiblesse de ses jambes.

Les trois pilotes de l’astronef échangèrent des regards approbateurs. Tchedi avait répondu, comme si d’avoir perdu deux fois connaissance pendant un court laps de temps était pour elle chose banale. Tchedi remarqua une étincelle malicieuse dans les yeux sombres de Sol Saïn.

— Pourquoi ne vous préoccupez-vous pas de Faï Rodis ? C’est aussi la première fois qu’elle se trouve dans l’espace-zéro.

— Personne ne s’est fait de souci pour elle, dit Grif Rift en baissant la voix. Non seulement, elle a dirigé des fouilles dans des planètes lointaines, mais elle a franchi les dix degrés de l’infernalité.

— Pourquoi ? s’étonna Tchedi.

— Les historiens le font pour comprendre plus profondément les sentiments des gens du temps passé.

Tchedi rougit sous l’afflux de sentiments confus. Pour la seconde fois, elle avait sous-estimé les êtres de ce petit monde restreint composé de treize personnes. On ne devrait se considérer comme sociologue qu’à partir de cinquante ans. Il est bon que la linguistique mécanique soit un domaine dans lequel elle puisse croire en elle. Quelles surprises lui réserveront encore ses compagnons d’expédition au cours de son travail ? Elle alla dans sa cabine, jetant un regard oblique à Faï Rodis. Appuyée au dossier du fauteuil, celle-ci regardait le vilain scintillement de la constellation des Soleils Rouges. Tchedi se souvint tout à coup d’un tableau vu à une exposition de peinture. Un paysage désolé : plates-bandes gluantes de pierre brune, couvertes de rangées sinueuses d’une végétation marron sale, faite de longues mèches semblables à des algues. Un ciel bas et nuageux soutenu par des sortes de colonnes formées par des tours ajourées de couleur rouille. Ces mêmes touffes marron qu’un vent opiniâtre et régulier rejetait sur le côté, s’accrochaient aux poutres de constructions étranges, toutes proches. À l’avant, en gros plan, une femme vêtue d’un scaphandre compliqué. La partie supérieure de son casque était relevée en visière, comme chez les chevaliers d’antan, et découvrait une partie de son visage. Aux traits caractéristiques du front, de la racine du nez, des sourcils et des yeux, Tchedi reconnut sans erreur possible Faï Rodis, même si le nez, la bouche et le menton étaient cachés par un appareil à respirer complexe. Cela signifiait que Faï Rodis avait participé à l’avant-dernier bond très bref du « Noogène ». Et elle s’était tue afin que Tchedi et ses compagnons, qui n’avaient jamais été dans l’espace-zéro, ne se sentent pas des « bleus » devant elle.

Tchedi ne savait pas encore tout. Faï Rodis elle-même ne soupçonnait pas qu’au même moment, l’auteur du tableau – un astronome connu – se trouvait devant un télescope géant, dans les montagnes pré-caucasiennes. Grâce à des pilules contre le sommeil, l’astronome veilla trois nuits d’affilée. Sur l’écran en face de lui, grossis à des millions de fois, scintillaient les points rouges de l’amas de cinq étoiles de la constellation du Lynx. Quelque part, là-bas, peut-être près de la minuscule lueur rouge, au-dessus de l’amas stellaire, à cent années-lumière de distance, devait émerger « La Flamme sombre », ayant à son bord l’inoubliable Faï Rodis, dont les images multiples qu’il gardait en mémoire ne seraient détruites que par la mort.

À ce moment précis, dans la cabine de pilotage sphéroïdale, Faï Rodis et Grif Rift regardaient l’étoile pourpre. L’ingénieur pilote avait deviné juste : l’astre pâle, semblable sur l’écran à un petit disque, était le soleil de Tormans.

Vir Norine et Menta Kor avaient déjà déterminé que l’astronef devrait parcourir une distance de trois cent quatre vingt millions de kilomètres en utilisant les moteurs à anamésons, réacteurs cosmiques habituels. Si l’astronef continuait d’avancer sur sa lancée, ne serait-ce qu’à la vitesse de 0,1 λ – « vitesse d’approche » – il pourrait alors atteindre Tormans en près de trois heures et demi. Mais l’accélération, puis le freinage de « La Flamme sombre » exigeraient encore une trentaine d’heures.

La musique victorieuse des signaux se fit entendre. Les membres de l’équipage allèrent dans les cabines à amortisseurs des fosses magnétiques.

« La Flamme sombre » entra dans sa nouvelle orbite par bonds. Jusqu’à l’apparition des ARD, les astronefs ordinaires, équipés d’amortisseurs magnétiques d’inertie avaient été surnommés « kangourous stellaires » à cause précisément de cette faculté extraordinaire d’acquérir rapidement de la vitesse.

Div Simbel et Sol Saïn réglèrent les commandes automatiques de façon à effectuer en un seul cycle l’acquisition de la vitesse, le vol et le freinage. Tout l’équipage plongé dans un sommeil hypnotique qui adoucissait ces désagréments ne quitta pas les cabines munies d’amortisseurs. Personne sur le vaisseau, à l’exception des robots effectuant les prises de vue et tenant le journal de bord, ne put observer le lever du soleil pourpre qui se nuança d’une teinte de plus en plus rouge. Le soleil commença par apparaître lentement, puis il se rapprocha avec une rapidité menaçante, déversant sur l’astronef sa force ardente. Lorsqu’il eut atteint approximativement deux mètres de diamètre, il se présenta non pas comme un disque plat, mais comme un globe au manteau brillant et largement étalé. Il s’éloigna tout aussi rapidement dès que le vaisseau dépassa les anastéries et ses dimensions devinrent comparables à celles du soleil vu de la Terre.

L’astronef acheva de décrire une courbe parfaite. Sa vitesse se réduisit au minimum prévu. Dans la petite cabine isolée où rêvaient Div Simbel et Vir Norine, les appareils-réveil se mirent en marche : ils réveilleraient les responsables de service en cas d’accroc des PLE. Peu de temps après, tous les treize se réunirent dans la sphéroïde de pilotage et regardèrent la planète qui se rapprochait. Doublée de son astre, et plus proche de lui que la Terre du soleil, elle aussi n’avait qu’un seul satellite éloigné, de révolution équatoriale. Les astronavigants connaissaient bien l’azur pur de leur planète qui devenait plus radieux et plus brillant à mesure que l’on s’en rapprochait. Tormans, elle, semblait d’un bleu profond qui devenait violet là où les condensations de la couverture nuageuse reflétaient et dispersaient très faiblement les rayons du soleil rouge. Il y avait une nuance inamicale dans la profondeur des couleurs de la planète. Des gens plus nerveux que les pilotes auraient peut-être trouvé que l’aspect extérieur de Tormans était quelque peu sinistre.

Dans le ciel noir, au-dessous du globe bleu foncé, flottait, à peine visible, le disque cendré du satellite.

— Pourtant, Tormans a sûrement été la troisième planète, dit Tor Lik à voix haute. La première planète est tombée il y a longtemps sur son astre, comme cela se passera pour notre Mercure. Cette étoile est plus ancienne…

L’astrophysicien se tut, regarda l’écran-récepteur des radars antérieurs, sur lequel s’inscrivait un autre pointillé.

Grif Rift se précipita vers le tableau de commande, mais Olla Dez le devança et mit le contact. La longue lucarne sous le radar fut parcourue de courtes colonnes verticales, tandis que la machine à traduire se mettait à fredonner deux notes – ré et sol – qu’elle répétait sans arrêt.

— Le langage de l’Anneau ! s’écria Grif Rift.

Olla Dez modifia l’index de la machine à traduire. Aussitôt, des chiffres apparurent sur la lucarne de l’appareil 0,2 – 0,2 – 0,2 – 0,2… C’était l’indicatif galactique des stations du Grand Anneau. On appelait l’astronef !

Quelques radars extrêmement sensibles avaient découvert l’approche de « La Flamme sombre » et s’adressaient à lui dans la langue commune aux millions de planètes de la Galaxie et aux amas stellaires non galactiques réunis dans la puissante alliance du Grand Anneau. Même la Galaxie M-31 – ou Nébuleuse d’Andromède – a, grâce aux ARD, uni la puissance colossale de son intelligence collective de son propre Anneau au nôtre, et ce n’est que le commencement de la nouvelle ère de l’EMT. Cette langue conventionnelle codifiée par un fils de la Terre, l’inoubliable Kam Amat, se préparait à faire entendre son code habituel depuis la planète Tormans !

Mais alors comme l’idée que s’en faisaient les Terriens était inexacte ! Si les Tormansiens entraient dans l’Anneau, connaissaient sa langue et s’unissaient à leurs frères d’esprit, il n’y aurait plus de planète des Tourments. Ce mythe était une erreur due à une méconnaissance passagère. En réalité, le mode de réflexion des Céphéens différait trop de celui des habitants de la Constellation du Dragon qui avaient envoyé des ARD dans la 26e région de la 8e révolution, mais cela n’avait pu être vérifié par la station du Grand Anneau qui avait transmis ces informations à la Terre !

Il sembla à Tchedi Daan que le vent réconfortant de la Terre lointaine soufflait dans l’astronef. Au lieu de frapper à la porte d’une planète inhospitalière, voire hostile, ils arriveraient en invités désirés, en égaux. Les Tormansiens comprendraient tout et craindre de les offenser ou d’être d’une méfiance insultante était vain.

Les compagnons de Tchedi partagèrent sa joie. Seul, le visage mince d’Olla Dez laissa percer l’espace d’un instant son désappointement. Dans son désir inconscient d’imiter Faï Rodis, Tchedi Daan commença par la regarder : elle intercepta un regard lancé à Grif Rift, regard de soulagement joyeux, presque de triomphe. Faï Rodis se rejeta légèrement en arrière afin de ne pas tourner le dos aux écrans et tendit sa main à Grif Rift dans un geste qui emplit Tchedi d’enthousiasme… Elle n’avait encore jamais fait attention au chef de l’expédition en tant que femme, surtout à côté de représentantes de son sexe aussi admirables qu’Olla Dez et Evisa Tanet. Mais, maintenant, il lui semblait que s’unissaient en Rodis la tendresse d’une mère, la bonté du médecin et la joie d’avoir conscience de sa beauté.

La course des signaux chiffrés se poursuivit sur l’écran de l’appareil pendant un nombre de minutes prévu et fut suivie d’une série de signes. Une voix dure, faiblement modulée, comme celle qui provient des petites machines à traduire des vaisseaux, prononça lentement « À tous, à tous, à tous. Liaison spatiale ».

Tchedi eut un frisson et regarda autour d’elle avec un sentiment d’impuissance. Avec la rapidité de l’éclair, Faï Rodis se précipita vers le récepteur, mais Grif Rift serra dans son poing la main de Rodis qui, un instant auparavant, tendait ses doigts en signe de triomphe. « Message à l’expédition qui se trouve au-dessus de la planète ». La machine sembla s’étouffer, émit quelques sons vagues, puis continua sur le même ton ferme et sans passion : « Nous avons repéré les coordonnées galactiques et nous lançons un avertissement au satellite inhabité de la planète peuplée. Écoutez d’abord l’avertissement 0,2 – 0,2 – 0,2 – 0,2 – écoutez l’avertissement ».

— Oh, oh ! dit quelqu’un, avec un soupir plein de brûlante désillusion dès que la machine s’arrêta de parler une seconde.

« Avertissement à toute vie aérobie. N’atterrissez pas. La planète est peuplée d’une civilisation humanoïde de forte densité, d’IAT (Indice d’Altitude Technique) d’environ 36 et n’appartenant pas au GA[13]. Un refus catégorique a été opposé à la demande que nous avons faite dans leur langue d’accueillir un astronef. Ils ne veulent pas de visiteurs. N’atterrissez pas sur la planète ».

La machine fit une seconde pause. Des signes et des lettres superflus, car les coordonnées des Terriens étaient connues d’avance défilèrent sur la lucarne. Les gens restèrent silencieux jusqu’à ce que les notes et les chiffres des indicatifs galactiques se répètent à nouveau.

— Tout est clair ! Olla Dez éteignit l’appareil.

— Oui ! dit l’astronavigateur tristement. Le satellite est équipé de bombes. Le 3e siècle a bien fait son travail. Braves Céphéens !

— D’ailleurs s’ils n’avaient pas été là… commença Olla Dez.

— Nous ne serions pas ici, dit sèchement Sol Saïn et il se mit à rire sous l’effet de la tension endurée.

Chacun commença à s’agiter et à parler pour s’efforcer de dissimuler aux autres sa propre désillusion.

— Je réclame votre attention, dit Grif Rift, en interrompant les conversations. Il se tourna vers Faï Rodis. « Quel est votre plan ? »

— Le même qu’auparavant, pas de changement, répondit-elle, redevenue la Rodis d’avant, tranquille et ferme.

— Faut-il d’abord s’approcher du satellite, interrogea Grif Rift, maintenant que la communication des Céphéens confirme qu’il est inhabité ?

— Oui, il le faut. Grâce à notre expérience, nous pourrons voir ce que les Céphéens ont pu ne pas comprendre et, par conséquent, ne pas remarquer. Peut-être est-il resté sur le satellite des armes de l’ancienne civilisation de Tormans qui l’ont entraînée dans sa chute. Il a pu exister sur la planète une civilisation bien plus ancienne qui a été ruinée ou a été détruite par les habitants actuels de Tormans, si ce sont des nouveaux venus…

Grif Rift opina de la tête en silence.

« La Flamme sombre » s’approcha lentement du satellite et, réglant sa vitesse orbitale sur la sienne, commença le survol du globe inanimé de 600 km environ de diamètre, comme Mimas de Saturne. Les stéréotélescopes puissants fouillèrent la surface grise, sillonnée par endroits de fissures rectilignes indiquant des crevasses et des montagnes peu élevées. Les appareils prirent directement des films avec un grossissement suffisant pour discerner chaque pierre. Un survol croisé ne put apporter la moindre petite preuve que le satellite était peuplé d’êtres vivants ; on découvrit même la station-missile des Céphéens, douillettement installée dans un demi-cirque enfoncé dans un ravin abrupt de lave claire et bouillonnante. C’est dans ce lieu commode, protégé des météorites que fut lancée, lors du second survol, la station-missile de « La Flamme sombre » annonçant dans la langue de l’Anneau qu’un ARD de la Terre était arrivé là avec une mission particulière et qu’il atterrirait sur la planète. Les travaux de la station devaient se poursuivre pendant plus de cinq ans à dater du lancement, ce qui signifierait la perte de l’astronef, ce dont la planète ST3388+04JF (la Terre) devrait informer l’Anneau à la première occasion.

— Il ne faudra pas oublier de débrancher au moment du retour, dit Div Simbel soucieux, ce genre de blague s’est déjà produit alors qu’il fallait fuir des planètes dangereuses.

— Nous avons un dispositif de sécurité doté d’un circuit complémentaire, affirma Sol Saïn. Si nous nous éloignons de Tormans et de son satellite, la station lancera un signal sonore jusqu’à ce que ce soit débranché.

— Alors, tout est prêt ! Il est temps d’aller sur Tormans, dit l’ingénieur pilote en baillant.

— Essayons de nous reposer. Faï Rodis nous a averti d’approcher le plus lentement possible de la planète par son côté diurne, sans utiliser ni radar ni signaux.

— Cachons-nous comme les chasseurs de bêtes sauvages d’autrefois, ricana mécontent Sol Saïn.

— Cela ne vous plaît pas ? s’étonna Div Simbel.

— C’est mal de se cacher, d’approcher en catimini !

— Faï Rodis a dit qu’il était indispensable de ne pas troubler les habitants de Tormans. S’ils ont des sentiments hostiles envers les invités du Cosmos, alors, la venue de « La Flamme sombre » entraînera des troubles et il nous faudra tourner en orbite autour de la planète pendant un mois ou deux, le temps d’apprendre leur langue et de nous familiariser avec leurs mœurs. S’ils apprennent qu’un astronef survole leur planète, nous ne pourrons même pas expliquer pourquoi nous sommes là.

— Les Céphéens l’ont expliqué, eux !

— Ils n’avaient dû apprendre qu’une ou deux phrases. Et ils ont essuyé un refus. Il ne doit pas en être de même pour nous, le voyage a été trop long. Tormans est notre but et non une planète rencontrée sur notre route, dit Div Simbel.

— Mais est-ce que cela ne ressemble pas à de l’espionnage indélicat, dit Sol Saïn refusant de se rendre. Méthodes valables pour les gens du passé, mais non pour une société de forme supérieure… Mais voici notre sociologue. Qu’en pensez-vous Tchedi ? L’ingénieur en cybernétique répéta la conversation.

La sociologue réfléchit un instant, puis déclara d’un ton résolu :

— Il serait indigne des gens de la Terre et de notre ère d’apparaître, d’observer et de repartir en douce. Nous ne ferions rien de mal, mais cela serait… comme de regarder dans la chambre de quelqu’un à son insu… Nous donnerons des explications une fois que nous aurons atterri et ils comprendront.

— Et s’ils ne comprennent pas et ne nous reçoivent pas, s’entêta Sol Saïn avec un clin d’œil malicieux.

— Je ne sais que décider. Je suis d’accord avec Rodis.

— Moi aussi, dit l’ingénieur pilote. D’autant plus que vous perdez de vue tous les deux un détail essentiel. Nous accomplirons notre vol orbital à une altitude si élevée que nous ne verrons que les détails les plus généraux de la vie de la planète. Nous ne pourrons capter que les émissions destinées à toute la planète. Autrement dit, nous ne verrons et n’entendrons que la vie ordinaire et officielle. Il ne nous en faut pas plus pour comprendre leur langue et leurs règles de conduite.

— Très juste, Div. Je n’avais pas pensé immédiatement à cette chose si simple. Qu’en dites-vous, Sol ?

L’ingénieur en cybernétique leva les mains en signe d’accord.

— Une chose encore, ajouta Div Simbel. Ils n’ont pas de satellite artificiel à haute altitude, aussi ne détruirons-nous rien de leur système de liaison.

— Ils n’ont peut-être pas de satellite du tout, ni à haute ni à basse altitude ? demanda Sol Saïn.

— Nous le verrons bientôt, dit Div Simbel.

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