Chapitre VI LE PRIX DU PARADIS

— Evisa, où est Rodis ?

— Je ne sais pas, Vir.

— Cela fait trois jours que je ne l’ai pas vue.

Tchedi l’avait cherchée partout du Centre des Informations aux appartements du souverain suprême, mais là, on ne l’avait pas laissée entrer.

— Rodis a disparu après la projection de nos stéréofilms et après que Tivissa et Tor se soient envolés vers l’Hémisphère de Queue, sans même attendre l’autorisation d’ôter les scaphandres, dit Vir.

— Il nous faudra, hélas, garder cette cuirasse encore quelque temps, dit Evisa. Je me suis habituée à cette peau métallique, mais se débarrasser des tubes et des écrans du visage sera merveilleux. Les biofiltres sont beaucoup moins gênants… Mais voici Ghen Atal ! Avez-vous du nouveau en ce qui concerne Rodis ?

— Rodis se trouve dans la Salle des Ténèbres. J’ai pris l’escalier noir et je l’ai vue qui marchait près de Tchoïo Tchagass en compagnie des gardes, que Tchedi a pris en grippe.

— Tout cela ne me plaît pas, dit Vir Norine.

— Pourquoi vous inquiétez-vous ? demanda l’impassible Ghen Atal. Faï s’est isolée avec Tchagass, entre souverains, comme elle dit en plaisantant.

— Ces souverains mal élevés qui se croient au-dessus des lois me font penser à des tigres. Ils sont dangereux, car ils sont sujets à des émotions incontrôlées qui les entraînent dans des situations absurdes. Le SVP de Rodis se trouve ici, il est débranché.

— Nous allons voir ça tout de suite. L’ingénieur du champ de protection fit un signe de croix en l’air.

Aussitôt, un SVP brun-doré – la couleur du scaphandre de Ghen – accourut. En quelques secondes, un cylindre haut sur pied sortit de la coupole en spirale du robot et brilla d’une lumière rose-lilas. Sur le mur de la chambre, l’image d’une partie de la cabine de pilotage de « La Flamme sombre » transformée en poste de liaison et d’observation s’éclaircit et se précisa.

Le doux visage de Neïa Holly semblait fatigué sous les reflets des lumières vertes, bleues et oranges des différents pupitres.

Neïa salua Ghen en lui envoyant un baiser et, soudain sur le qui-vive demanda :

— Pourquoi appelez-vous en dehors du moment prévu ?

— Nous devons regarder le « tableau de vie » dit Ghen. Neïa Holly tourna son regard vers un panneau couleur crème, sur lequel brûlaient de façon vive et uniforme sept lumières vertes.

— Je la vois ! s’écria Ghen. Il prit congé de Neïa et débrancha le robot.

— Nous avons reconnu tout le monde ! dit-il à Evisa et à Vir. Rodis est saine et sauve, elle a son bracelet-signal, mais elle est peut-être… comment dit-on ?

— Prisonnière ! souffla Vir Norine.

— Qui est prisonnière ? prononça Tchedi qui était derrière.

— Faï Rodis ! Vir l’a vue en compagnie de Tchoïo Tchagass, il y a trois jours, dans la Salle des Ténèbres, mais depuis, plus rien.

— Alors, allons à la Salle des Ténèbres, et que Ghen nous montre où ils sont allés. Tchedi avança la première d’un air déterminé.

Arrivés à l’extrémité d’une galerie en forme de faucille, ils descendirent dans la Salle des Ténèbres. C’est ainsi que les astronautes appelaient cette salle aux tapis noirs entourant des colonnes, des alcôves et des murs noirs. Ghen Atal s’approcha de l’escalier à balustrade, réfléchit quelques secondes, puis, l’air assuré, se dirigea vers un espace sombre entre deux colonnes rapprochées derrière lesquelles se trouvait une porte fermée. Après quelques essais infructueux pour l’ouvrir, Ghen Atal frappa avec force.

— Qui ose briser le repos du Souverain de Ian-Iah ? hurla la voix du garde, amplifiée par des appareils électroniques.

— Nous sommes les gens de la Terre et nous cherchons notre souveraine ! hurla Vir Norine, imitant l’amplificateur.

— Je ne sais rien ! Rentrez chez vous et attendez que les souverains jugent nécessaire de vous convoquer.

Les Terriens se regardèrent. Tchedi murmura quelque chose à Vir Norine, et un sourire gamin apparut sur les lèvres de l’astronavigateur.

— Le souverain de Tormans fait comme ça ! et il claqua des doigts. Au bout de quelques secondes, on entendit le léger bruit de pas de Neufpattes. Le SVP rouge-violet entra dans la salle noire.

— Qu’avez-vous imaginé, Vir ? demanda Evisa, inquiète. Pourvu que cela ne fasse pas de tort à Rodis !

— La situation ne peut empirer. Il est temps de donner une petite leçon à tous ces souverains et ces êtres supérieurs, si nombreux ici.

Evisa s’éloigna sur le côté, d’un air à la fois réprobateur et intrigué, tandis que Tchedi et Ghen Atal s’approchaient, ravis, de Vir Norine. Sur un ordre de l’astronavigateur, le SVP sortit une petite boîte ronde à l’éclat du miroir, reliée à un épais câble annelé.

— Fermez les filtres auriculaires, ordonna Vir.

Un sifflement inouï perça le silence du palais. La petite boîte du SVP dessina dans l’air un parallélogramme et l’épaisse porte s’écroula dans un passage sombre, d’où parvinrent des cris effrayés.

Vir Norine leva la main, l’émetteur d’ultrasons se replia sous le SVP, laissant la place à l’habituel pavillon du phonoémetteur.

— Faï Rodis. Nous appelons Faï Rodis.

Le hurlement du SVP était si fort que des petits morceaux de verre tombèrent du plafond et qu’un flambeau en forme de poire, suspendu entre les colonnes vacilla et s’éteignit.

— Nous appelons Faï Rodis, hurla encore plus fort le SVP, et, soudain, les Terriens sentirent le sol de la Salle noire se dérober sous leurs pieds, ils glissèrent dans une galerie inclinée. De surprise, et malgré sa réaction fulgurante de Terrien, Vir Norine n’eut pas le temps de débrancher son SVP. Le Neufpattes continua à appeler Faï Rodis dans l’obscurité totale du sous-sol, où les quatre Terriens avaient dégringolé.

Vir Norine leva en l’air la paume de sa main et le SVP se tut. Des projecteurs aveuglants braquèrent leurs rayons sur les visages des Terriens qui purent tout juste se rendre compte qu’ils étaient tombés dans un sous-sol circulaire aux murs recouverts de fer brut, grossièrement riveté. Des boyaux bas s’ouvraient sur cinq côtés, et à chacun d’eux se tenait un groupe de gardes en uniformes violet, les canons noirs de leurs armes dirigés sur les astronavigants.

Sur l’ordre de Vir Norine, le Neufpattes apporta l’émetteur du champ de protection qui ressemblait à un champignon au chapeau pointu. Les Terriens regardèrent calmement autour d’eux, pensant au moyen de se sortir du piège. L’allure paisible de ces fauteurs de trouble rendit les gardes enragés. Leurs bouches noires ouvertes dans un cri inaudible, ils se jetèrent sur le groupe de Terriens et furent projetés sur les murs de fer. Du boyau de gauche, apparurent des gens portant l’insigne de « l’œil dans un triangle ».

— Comme ce procédé est lâche ! s’écria Tchedi mécontente.

— Mais ingénieux selon leur point de vue, dit Ghen Atal.

— J’envisage de démolir le plafond et de monter jusqu’à la Salle Jaune, dit Vir Norine d’un ton dubitatif, mais cela demande beaucoup trop d’énergie.

— Ne vaut-il pas mieux attendre la suite des événements ? conseilla Evisa.

— Si vous voulez, accepta l’astronavigateur.

Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Les gardes violets tirèrent quelques coups de leurs armes. Les astronavigants n’entendirent rien – le champ de protection ne laissait même pas passer les sons – ils remarquèrent seulement que des flammes framboises sortaient des canons. Renvoyées par le champ de protection, ces balles frappèrent ceux-là même qui les avaient tirées. Les tireurs tombèrent sur le sol en fer, le visage décomposé.

L’air soucieux, Vir Norine regarda l’indicateur. Il était inquiet, car la batterie se déchargeait et il regrettait que les quatre puissants SVP soient inutilement enfermés là-haut dans leurs chambres. Faï Rodis avait demandé que les robots soient enfermés afin qu’un signal accidentel ne les oblige pas à violer les sévères règlements.

Soudain, – ici, sur Tormans, tout se passait soudainement, car la méconnaissance du caractère des Tormansiens ainsi que leurs relations sociales avec les invités de la Terre rendaient difficile la prévision des événements – soudain, le désordre prit fin : les gardes violets se cachèrent dans les boyaux en emportant leurs blessés et le signal de Faï Rodis fit entendre son bourdonnement monotone.

— Branchez le SVP, Vir !

Avec un soupir de soulagement, l’astronavigateur déploya le « parapluie » et entendit dans les amplificateurs l’ordre lancé par Tchoïo Tchagass : « Fin de l’alerte, dispersez-vous. Que les « Yeux » raccompagnent nos hôtes là-haut, dans leur appartement ».

En quelques minutes, un grand monte-charge déposa les quatre héros à l’angle du corridor, là où commençait la galerie de la Salle des Ténèbres. Près de la fenêtre ouverte sur le jardin, se détachait la silhouette nette de Faï Rodis. Un courant d’air faisait à peine bouger ses cheveux noirs. Tchedi fut la première à se précipiter sur elle. Rodis posa ses mains sur les épaules de Tchedi. Ses lèvres sourirent, mais ses yeux restèrent tristes, plus tristes que les premiers jours de leur arrivée sur Tormans.

— Comme vous vous êtes fait du souci, mes bons amis, s’écria Rodis, sans faire de reproche. Je ne suis pas encore prisonnière… pas encore !

— Rester cachée aussi longtemps, lui reprocha Evisa.

— J’ai assurément mal agi. Mais j’ai vu tellement de choses pendant ce temps, que je n’ai pas pensé à votre inquiétude.

— De toute façon, il fallait un peu les dégriser, dit Ghen Atal en colère. Leurs restrictions insensées, leur autosatisfaction tout à fait ridicule et la peur partout répandue rendent la vie des plus désagréables ici.

— Faï doit se reposer, coupa Tchedi.

Après avoir pris une douche à ions négatifs, et, tandis que les pattes fines du SVP la massaient en la frottant légèrement avec des gants biologiques stimulants, Faï Rodis rassembla ses souvenirs sur les jours passés dans les appartements de Tchoïo Tchagass. Cette expérience lui faisait douter du succès du plan primitivement prévu.

Tout avait commencé lors de la démonstration des stéréofilms de la Terre. Deux SVP avaient établi un véritable canal, grâce auquel « La Flamme sombre » s’était mise à transmettre des images vivantes et claires, jadis appelées sur la Terre stéréofilms. Pour les habitants de Ian-Iah, les images de la vie réelle de la planète lointaine envoyées ici semblèrent miraculeuses.

Les membres du Conseil des Quatre, leurs femmes, quelques hauts fonctionnaires et l’ingénieur Tael regardèrent, en retenant leur souffle, se dérouler devant eux les images de la nature et de la vie des gens de la Terre.

Au grand étonnement des Tormansiens, il n’y avait rien de secret ou d’incompréhensible dans tous les domaines de cette merveilleuse demeure de l’humanité : machines géantes, usines automatiques, laboratoires souterrains et sous-marins. Ici, dans des conditions physiques invariables se poursuivait le travail inlassable des machines, remplissant de produits les bâtiments discoïdes des entrepôts souterrains, d’où partaient les voies de transport, également enfouies sous terre. Par contre, sous le ciel bleu s’étendait un vaste espace réservé à l’habitation de l’homme. Les Tormansiens découvrirent des parcs énormes, d’immenses steppes, des rivières et des lacs purs, la blancheur immaculée des montagnes enneigées et la calotte glaciaire au centre de l’Antarctique. Après une longue lutte économique, les villes furent définitivement remplacées par un système de villages en forme d’étoile et de spirale, entre lesquels furent répartis des centres de recherche et d’information, des musées, des maisons de la culture reliées en un réseau harmonieux qui couvrit les zones subtropicales modérées plus adaptées à l’habitat.

Un autre tracé de plans distinguait les jardins des écoles des différents cycles. Ils étaient disposés sur l’axe méridional et offraient aux générations futures du monde communiste des conditions de vie variées.

Au début, les habitants de Ian-Iah trouvèrent les Terriens trop sérieux et trop réfléchis. Leur laconisme, leur aversion pour les traits d’esprit et leur hostilité totale envers toute bouffonnerie, leur travail constant et l’expression retenue de leurs sentiments apparurent comme des traits ennuyeux, privés de contenu véritablement humain aux yeux des Tormansiens bavards, impatients, peu développés du point de vue psychique.

Ce n’est qu’ensuite que les gens de Ian-Iah comprirent que les Terriens étaient pleins d’une gaieté insouciante qui n’était due ni à la légèreté, ni à l’ignorance, mais venait de la conscience de leur propre force et de leur souci vigilant de l’humanité toute entière. La simplicité et la sincérité des Terriens étaient basées sur une conscience très profonde du sentiment de responsabilité envers tout acte et sur la fine harmonie de la personnalité, que les efforts de milliers de générations avaient rendue conforme à la société et à la nature.

Ici, on ne cherchait pas un bonheur aveugle, aussi, les gens n’étaient ni déçus ni versatiles. Il n’existait pas de gens psychologiquement faibles, ressentant vivement une infériorité qui les rendait jaloux et sadiques. Leurs visages vigoureux et réguliers ne reflétaient ni trouble, ni dangers menaçants, ni inquiétude quant à leur propre avenir ou celui de leurs proches, ni solitude de l’homme séparé de ses compagnons.

Les Tormansiens ne virent pas un seul homme accablé d’ennui. Ils s’isolaient lorsqu’ils réfléchissaient, étaient émus ou se reposaient une fois leur travail fini. Mais leur immobilité passagère et leur repos profond étaient prêts à tout instant à faire place à une puissante activité du corps et de la pensée.

Les tableaux animés de la belle Terre éveillèrent une nostalgie aiguë qui ne s’était jamais manifestée auparavant chez le petit groupe de Terriens coupés de leur patrie par le gouffre inimaginable de l’espace. Les Tormansiens essayèrent de repousser l’attraction irrésistible du monde qu’ils venaient de voir, de se convaincre qu’on leur avait montré des scènes particulières. Mais le grand écran et l’échelle planétaire du spectacle témoignaient de la véracité des stéréofilms. Et, se rendant à l’évidence, les habitants de Ian-Iah furent sous l’emprise d’une tristesse presque comparable à celle ressentie par les gens de la Terre. Mais leur tristesse avait une toute autre cause. Cette vision d’une vie féérique avait été montrée ici, au sommet de la colline, dans la forteresse des terribles souverains, dans la demeure de la peur et de la haine réciproques. Comme si on les avait conduit vers les portails largement ouverts du jardin sans rien cacher à leurs yeux avides, mais tout en restant inaccessibles, alors que, plus bas, des milliers de gens entassés se serraient dans la ville du Centre de la Sagesse, dont le nom sonnait de façon ironique sur cette planète poussiéreuse et pauvre.

— C’est peut-être suffisant pour une première fois ? demanda Faï Rodis, en remarquant les visages fatigués des spectateurs.

Tchoïo Tchagass regarda autour de lui. Sa femme, Iantre, serra de toutes ses forces ses mains sur sa poitrine. L’ingénieur Tael leva la tête et essaya discrètement de chasser les larmes qui avaient roulé sur sa barbe fournie. Tchoïo Tchagass vit que Zet Oug aussi était en larmes. Un accès inexplicable de colère l’amena à hausser le ton :

— Oui, c’est assez ! vraiment assez !

Regardant le souverain d’un air perplexe, Faï Rodis coupa la liaison avec l’astronef. Les SVP éteignirent leurs émetteurs et les remirent sous leurs couvercles. Les spectateurs rentrèrent chez eux, tandis que Faï Rodis s’approchait de Tchoïo Tchagass qui lui fit signe de s’arrêter. Lorsqu’ils ne furent plus que tous les deux dans la salle vide, Tchoïo Tchagass prit Rodis par le coude, fit une légère grimace et la lâcha. Rodis se mit à rire.

— Je m’étais habitué à votre visage sans écran et j’ai oublié que tout le reste était métallique. Il me semble parfois que les Terriens sont de simples robots qui ont des têtes de personnes vivantes, plaisanta le souverain, conduisant son invitée dans la pièce aux tentures vertes qu’elle connaissait déjà.

— Peut-être ne sommes-nous réellement que des robots ? demanda Rodis, mettant dans son regard et dans son sourire un peu de coquetterie et de défi féminins.

Tchoïo Tchagass dut tendre toute sa volonté pour ne pas céder à la puissante attirance de la femme de la Terre. Il se retourna, ouvrit une armoire noire et prit quelque chose d’assez semblable à une pipe ancienne. S’installant dans un fauteuil en face de Rodis, il se mit à fumer. Le souverain de la planète examina Faï Rodis à travers la fumée qui sentait fort. Ses petits yeux s’embuèrent du voile de l’oubli. Son silence dura si longtemps que Rodis parla la première :

— Que signifie votre exclamation « vraiment assez ! » ? Vous n’avez pas aimé la Terre ?

— Techniquement, les films sont merveilleux. Nous n’en avons jamais vu de semblables.

— Est-ce vraiment une question de technique ? C’est à notre planète que je pensais.

— Je ne juge pas les contes de fée. Comment puis-je discerner la vérité du mensonge, puisque je ne connais rien de votre planète en dehors de ces images ?

Faï Rodis se leva, s’appuyant à peine au rebord de la table baroque et regarda attentivement Tchoïo Tchagass.

— Maintenant, vous mentez, dit-elle d’un ton égal, évitant de lever ou de baisser le ton comme le font habituellement les Tormansiens. Aidez-moi à vous comprendre. Pourquoi, vous, un homme d’une remarquable intelligence, évitez-vous de parler directement et sincèrement et d’exprimer vos convictions et vos objectifs ? Que craignez-vous ?

L’air froid et arrogant, Tchoïo Tchagass se leva lentement. Faï Rodis ne trembla pas, lorsqu’il s’arrêta auprès d’elle, allongeant le cou et s’appuyant de ses poings serrés sur la table. Leur duel silencieux dura jusqu’à ce que le souverain recule et s’essuie le front avec un mouchoir jaune très fin.

— Nous aurions pu vous anéantir – ricana-t-il avec un sourire méchant et déplacé –, et voilà que je suis obligé de vous rendre des comptes.

— Ce sacrifice vous pèse-t-il tant ? dit Rodis avec une intonation moqueuse non dissimulée. Craignez-vous que le second astronef arrive et que les deux vaisseaux détruisent votre ville, vos palais, vos usines ? Je sais que vous et vos acolytes êtes prêts à accepter calmement la perte de millions d’habitants de Ian-Iah, la destruction du travail de milliers de siècles, la disparition des grandes œuvres du génie humain, pourvu que vous restiez en vie ! N’est-ce pas vrai ? s’écria Rodis d’une voix soudain tranchante.

— Oui ! reconnut Tchoïo Tchagass en tressaillant. Et que faut-il plaindre ? La canaille, les petites gens sans intérêt avec des sentiments à deux sous ? Le vieux bric-à-brac de l’art suranné gisant en tas inutile dans des dépôts poussiéreux ? Les « Cvil » qui sont de dangereux rêveurs ?

— Mais, enfin, ce sont des gens ! s’écria Rodis.

— Non, encore non !

— Et si vous les aidiez à devenir des gens ? Je ne peux vous comprendre. Aider les autres est ce qu’il y a de plus beau dans la vie, particulièrement, lorsqu’on a la puissance, la force, la possibilité de le faire. Peut-il exister une joie plus grande ? N’y avez-vous vraiment pas pensé, malheureux ?

— Non, c’est vous qui êtes malheureuse ! s’écria le souverain. Le vieux dicton qui dit que pour les femmes, seul le présent et le futur existent, qu’il n’y a pas de passé, est juste. Quelle historienne êtes-vous, si vous ne comprenez pas qu’un océan d’âmes vides s’est répandu sur la planète, buvant, s’empiffrant et l’abîmant dans tous ses coins et recoins.

Faï Rodis s’était déjà calmée.

— Savez-vous que le cerveau de l’homme possède la faculté remarquable de corriger les déformations du monde extérieur ? Non seulement, les déformations visuelles, mais les déformations de la pensée, issues de la déviation des lois de la nature dans une société mal structurée ? Le cerveau lutte contre la distorsion et essaye de la rétablir dans le sens du beau, du bien, de l’apaisement. Je parle, bien entendu, de gens normaux, et non des psychopathes ayant un complexe d’infériorité. Ne savez-vous donc pas que les visages des gens sont toujours beaux de loin, que la vie étrangère, vue superficiellement parait intéressante et significative ? Que la science inconnue semble très importante ? Par conséquent, chaque homme possède en lui des rêves de beauté, qui ont mis des milliers de générations à se former et notre subconscient nous attire plus fortement vers le bien que nous ne le pensons. Comment peut-on parler des gens comme s’ils étaient les déchets de l’histoire ?

— Votre franchise commence à me plaire, dit Tchoïo Tchagass, avec un sourire forcé, mais, continuez.

— Je sais que maintenant vous ne doutez plus de la pureté de nos intentions. Que de fois, vos gens ont tenté de surprendre, ne serait-ce qu’un brin d’hostilité chez l’un d’entre nous, même après la tentative d’attaquer l’astronef ! Et sur votre ordre, car rien ne se fait ici sans un ordre du Conseil des Quatre ?

— Exact, confirma le souverain, cédant à nouveau à l’étrange magnétisme de la femme de la Terre.

— S’il en est ainsi, il s’agit d’une menace illusoire, puisqu’elle viendrait soi-disant de nous. J’ai compris que vous vouliez interdire de montrer au peuple de Ian-Iah la vie sur la Terre. Mais vous agissez obligatoirement selon les convictions dictées par votre vision du monde, par votre système. Nous autres, Terriens, n’avons vu dans votre propagande primitive aucun souci profond de perfectionner votre société ou votre peuple. La conservation de la structure existante n’est nécessaire qu’à une poignée de dirigeants. Dans l’Histoire de la Terre, cela a entraîné la perte de centaines de gouvernements et la mort de millions de personnes. Vous avez vous-mêmes récemment subi une surpopulation catastrophique…

Faï Rodis s’interrompit et regarda, étonnée, les traits altérés du souverain de Tormans. Pour la première fois, Tchoïo Tchagass n’était plus maître de lui.

— Ça suffit ! Je ne veux rien de la Terre ! Je la déteste ! Je déteste la Terre maudite, planète de la souffrance illimitée de mes ancêtres !

— Vos ancêtres ! s’écria Faï Rodis, – sa gorge se serra – son hypothèse était confirmée.

— Oui, oui, les miens et les vôtres. C’est un secret gardé depuis de nombreux siècles, et dont la divulgation est punie de mort.

— Pourquoi ?

— Afin de ne pas donner à rêver du passé, d’un autre monde qui minerait les bases de notre vie. L’homme ne doit pas connaître son passé, chercher sa force en lui. Cela lui donne des certitudes et des idées incompatibles avec la sujétion au souverain. Il faut couper l’histoire de ses racines et commencer au moment où l’arbre de l’humanité a fait son apparition sur Ian-Iah.

Tchoïo Tchagass se leva une minute pour réfléchir, puis se rassit, désignant son fauteuil à Rodis. Il fuma, regardant attentivement le globe de cristal, tandis que l’invitée venue de la Terre, assise, gardait une immobilité de statue. Le silence des appartements du souverain était total. Tchoïo Tchagass coula un regard vers la silhouette éloignée de Rodis, puis, se leva, sa décision prise. Il tira d’un endroit secret, un assortiment d’objets ressemblant à de vieilles clés. À l’aide de l’une d’elles, il ouvrit une petite porte invisible en métal épais, tourna quelque chose à l’intérieur, puis la referma soigneusement.

— Allons, dit-il en rabattant le rideau vert qui cachait un interstice qui tenait lieu de porte.

Faï Rodis le suivit sans hésiter. Tchoïo Tchagass parcourut, tête baissée, sans regarder autour de lui, le long couloir à peine éclairé par la lumière terne des lampes à gaz. Il ne se retourna qu’à la porte de l’ascenseur, pour laisser Rodis entrer dans la cabine. Le grincement de l’appareil peu utilisé se fit entendre. La cabine arriva rapidement en bas. Faï Rodis qui s’attendait, on ne sait pourquoi, à monter, en eut le souffle coupé. Ils descendirent à une relative profondeur et empruntèrent un corridor. Le long de l’un de ses côtés, il y avait des traverses de fer et des rails. Après avoir jeté un coup d’œil alentour, Tchoïo Tchagass amena sa compagne dans un petit wagon sombre et s’installa aux leviers de commande. Il alluma un projecteur de route. Le wagon s’enfonça dans les ténèbres avec un grondement digne des vieilles machines de la Terre.

Rodis, souriant au souverain troublé, se mit à chantonner doucement, s’abandonnant au scintillement hypnotique des signaux bigarrés, brillant à la verticale. Elle remarqua que Tchoïo Tchagass écoutait attentivement et la regardait souvent dans les éclairs fulgurants des luminophores indicateurs.

— Que dit cette chanson ? demanda-t-il abruptement, accélérant davantage la course folle du wagon.

Rodis commença à traduire les paroles dans la langue de Ian-Iah : « Plonger impétueusement et de son plein gré dans un bassin profond et stagnant et chercher à se sauver des fonds boueux… »

— C’est tout ? s’écria Tchoïo Tchagass.

— Qu’attendiez-vous ?

— Quelque chose de belliqueux. C’est une mélodie très vive et très rythmée, dit le souverain en freinant brusquement devant un luminophore carré de couleur violette.

Ils sortirent dans l’obscurité du souterrain. Seules, les petites lignes des indicateurs brillaient faiblement au sol, semblant flotter dans les ténèbres.

Avec précaution, Tchoïo Tchagass prit le bras de Rodis. En s’approchant, il trouva dans un pilier carré une petite trappe qu’il ouvrit. Il prêta l’oreille.

— Il faut s’assurer que l’interrupteur de ma chambre fonctionne, expliqua-t-il à Rodis silencieuse, sinon on pourrait être tué sur-le-champ en essayant d’ouvrir le coffre-fort à porte-relais.

Il ouvrit une autre trappe avec la seconde clé du trousseau, saisit une poignée semblable à une flèche qu’il tira à lui avec force. Une barre argentée se déplaça et, au même instant, les lourdes portes s’ouvrirent toutes grandes avec un grincement aigu. Elles donnaient sur une vaste salle brillamment éclairée. À peine entrés, le souverain appuya sur un bouton et les portes se refermèrent bruyamment.

Rodis regarda autour d’elle. Tchoïo Tchagass, penché sur une grande table en pierre, remua quelque chose et fit claquer des touches qui ressemblaient à ces ressorts de vieilles machines électroniques que Rodis avait si souvent vues dans les films historiques et les musées. Le lieu aussi faisait penser à un musée avec les colonnes vitrées de ses armoires et de ses rayonnages. Des rangées de caisses étroitement verrouillées étaient émaillées de hiéroglyphes ternis. Les marches des escaliers mécaniques grises de poussière gardaient çà et là les traces des pas de ceux qui l’avaient emprunté pour atteindre les étagères supérieures.

Tchoïo Tchagass, pâle et solennel, se redressa. Il apparut à l’hôte venue de la Terre comme un prêtre ancien, gardien des connaissances secrètes, ce qu’il était d’ailleurs.

— Savez-vous où nous nous trouvons ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— J’ai compris. On garde ici ce que vous… vos ancêtres ont emporté de la Terre dans leurs astronefs.

L’émotion la rendait tendue. Quelle chance pour une historienne de l’EMD de tomber sur les archives de la période la plus sombre de l’ère des grands changements à la veille de l’ERM – Ère de la Réunification Mondiale – ! Rodis effleura respectueusement l’énorme pupitre venu sans doute avec l’astronef des temps anciens, l’un des premiers vaisseaux à s’être enfoncé désespérément dans les profondeurs inconnues et d’une complexité apparemment incommensurable.

Tchoïo Tchagass adressa un signe de tête encourageant à Faï Rodis, tout émue, et lui montra au centre de la salle les rangées de chaises rigides en métal et en plastique.

— Je comprends qu’ici tout soit intéressant pour vous. Mais, n’oubliez pas que nous devrons poursuivre notre conversation. Vous regarderez les films, emportés par nos ancêtres en souvenir de la planète qu’ils ont fui.

— Ils ont fui avec le faible espoir d’être sauvés, et ils ont trouvé une planète vierge et une vie nouvelle qui a remplacée l’ancienne. Lorsque le doute ou l’incertitude de la route choisie envahit mes nerfs las, je viens ici pour me saouler de haine et y puiser ma force.

— De haine envers qui et à quel propos ?

— Envers la Terre et l’humanité qui y vit ! dit Tchoïo Tchagass, avec conviction. Regardez la série que j’ai choisie. Je n’ai pas besoin de vous expliquer les motifs qui m’ont fait interdire vos stéréofilms. En voyant l’histoire de votre paradis, dit le souverain avec une rare amertume, qui peut douter de la véracité des films que vous avez montrés ? Comment une planète pillée, martyrisée, a-t-elle pu se transformer en un jardin merveilleux ; comment des gens aigris ne croyant en rien, ont-ils pu devenir de tendres amis ? Quels outils, quelles voies, quelle terreur extrême, ont maintenu les peuples de la Terre dans la discipline ? D’ailleurs, dites-vous vraiment la vérité ? Vous avez le don de séduire. Je l’ai éprouvé moi-même. Vous souvenez-vous de la légende de Circée, la magicienne qui transformait les gens en pourceaux ? Il me semble parfois que vous êtes Circée…

— Circée est un merveilleux mythe des temps immémoriaux, mythe né aussi de divinités matriarcales, il se rapporte à la magie sexuelle des déesses selon le niveau de la tendance érotique. Ou bien, le niveau est bas, et on se rapproche du pourceau, ou bien, le niveau est élevé, et on se rapproche de la déesse. Ce mythe a presque toujours été mal interprété. La beauté et le désir des femmes éveillent de bas instincts uniquement chez ceux dont les sentiments sexuels ne sont pas plus élevés que ceux d’un animal. Autrefois, les femmes comprenaient très rarement le sens de la lutte contre la sauvagerie sexuelle de l’homme, et celles qui l’on compris ont été appelées des Circée. La rencontre avec Circée a été la pierre de touche pour tout homme désireux de savoir si pour Éros, il était un homme. La magie sexuelle n’agit qu’au niveau inférieur de la perception de la Beauté et d’Éros… Voulez-vous essayer ? proposa Rodis et, se transformant d’une façon indescriptible, elle regarda le souverain de ses yeux autoritaires largement ouverts, ployant intentionnellement sa taille droite et royale.

Une force obscure noua la volonté de Tchoïo Tchagass, un ressort puissant l’enveloppa, lui coupa la respiration. Ses mâchoires se serrèrent, un désir violent tendit ses muscles.

— Non ! s’écria-t-il, buté.

Rodis baissa les yeux et le souverain s’assit, l’air menaçant, au bord de la table et appuya sur les manettes.

La lumière s’éteignit, le mur du souterrain disparut, remplacé par une image d’une profondeur extraordinaire même par rapport aux excellents TVP ordinaires. Et Rodis oublia tout et fut transportée dans le lointain passé de sa planète natale.

Au début, seuls quelques films furent projetés, choisis par Tchoïo Tchagass selon l’ordre historique des événements. Il n’existait pas de documents cinématographiques pour les temps les plus reculés. Il avait fallu reconstituer les événements les plus importants. Toutefois, ces événements détruisirent inexorablement les merveilleux contes de la Terre sur les bons tsars, les reines sages, les chevaliers sans peur et sans reproche, défenseurs des faibles et des opprimés. Les légendes sur les vaillants guerriers de la foi et les généraux courageux se transformèrent en une suite de meurtres sanglants, de cruauté fanatique, en belles villes, en contrées merveilleuses et en îles fertiles ruinées.

L’histoire de la Terre que nos lointains ancêtres écrivirent et apprirent, a été orientée de façon à dissimuler le coût réel des guerres, des changements de souverains et de civilisation. Mais les reconstitutions, filmées ultérieurement, de l’EMD ont établi la preuve que les efforts des gens pour créer la beauté, édifier la Terre, travailler pacifiquement et connaître la nature se sont montrés invariablement vains, et se sont achevés dans le malheur et la destruction. Tantôt, des cannibales féroces dévoraient une tribu plus civilisée devant ses grottes arrangées et décorées avec soin ; tantôt, sur un fond de villes incendiées, les guerriers assyriens tuaient enfants et vieillards, violaient des femmes devant une foule d’hommes brutalement garrottés, attachés aux chars par des courroies passées dans leurs mâchoires inférieures. Un défilé ininterrompu de villages brûlés, de villes pillées, de champs piétinés, de foules d’hommes épuisés, chassés comme du bétail. Non, aucun éleveur ne s’était jamais conduit ainsi envers son bétail. De toute évidence, l’homme avait moins de prix qu’un animal. De plus, les gens étaient soumis à des tortures sadiques. En Chine, on les coupait lentement en deux sur les places publiques ; sur les routes de l’Orient, on les empalait ; on les mettait en croix en Méditerranée, on les pendait à des crochets de fer comme des bœufs fraîchement écorchés.

La technique de destruction massive « s’était perfectionnée » sans cesse : décapitations, bûchers, croix et pals ne purent anéantir les gens amassés dans les villes en guerre. On les entassa par groupes dans les champs et des hordes de chevaux les piétinèrent. À coup de lances et de sabres, les foules affolées furent chassées dans les montagnes, puis jetées dans des ravins abrupts. Des murs et des tours de gens vivants s’élevèrent, les couches de corps alternant avec les couches d’argile. Parmi toute cette fantasmagorie de destructions massives, au cours desquelles le plus frappant fut la totale soumission des masses humaines, hypnotisées par la force des vainqueurs, Faï Rodis retint la scène de la chute de Rome. Les fières Romaines et leurs enfants tentèrent de trouver refuge sur le Forum. Sans défense, privées du soutien habituel des pères, des maris, des frères tués à la guerre, les petites filles, les jeunes filles, les femmes et les vieilles femmes regardaient approcher avec un désespoir étonné et total la foule de Huns et de Germains, enivrés par leur victoire, leurs haches et leurs glaives ensanglantés à la main. Cette séquence inoubliable mise en scène par un artiste de talent incarna pour Rodis l’un des degrés de l’inferno.

L’Hellade – joyau de la culture ancienne – devenant un pâturage à chèvres au début des Siècles Obscurs ; disparition des civilisations encore plus anciennes des peuples marins de la Crète ; funérailles des rois de l’Égypte ancienne, comme celles du pharaon Djer, dans la tombe duquel ont été tués 587 personnes ou celles des chefs scythes à Kouban et à Pritchernomorie sur les tombes desquels périrent des dizaines de personnes et des centaines de chevaux, imprégnant les restes insignifiants de leur sang et les recouvrant de cadavres ; culture de l’ancienne Russie effacée par les sabots des hordes asiatiques ; massacres épouvantables des aborigènes d’Afrique du Sud envahis par des bandes de guerriers venus du Nord tout cela était déjà connu et n’appelait pas de nouvelles associations. Mais, Rodis n’avait jamais eu l’occasion de voir des documentaires ou des extraits de films sur les dernières périodes de l’EMD. Avec l’augmentation de la population de la planète et l’amélioration de la technique, les massacres massifs prirent un caractère encore plus monstrueux. Immenses camps de concentration – usines de la mort – où la faim, le travail exténuant, les chambres à gaz, les armes spéciales déversant des torrents de balles anéantirent les gens par centaines de milliers, par millions. Ces monceaux de cendres humaines, ces tas de cadavres et d’ossements n’auraient pu être imaginés par les anciens tueurs de l’espèce humaine. Des bombardements atomiques ont détruit en quelques secondes des villes immenses. Autour du centre complètement incendié, où des centaines de milliers de personnes, d’arbres et de constructions ont disparu en un instant, s’étend un cercle d’édifices en ruines entre lesquels se traînent les victimes aveugles et brûlées. Des décombres parviennent les hurlements sans fin d’enfants appelant leurs parents et quémandant de l’eau. Et, à nouveau, défilèrent les scènes de répression massive en alternance avec les batailles où des milliers d’avions, de canons blindés sur terre ou des porte-avions sur mer, s’affrontaient dans d’énormes rafales de métal hurlant et de fer crépitant. Des dizaines de milliers de soldats mal armés s’obstinaient à traverser le gigantesque rideau de feu des tirs à répétition jusqu’à ce qu’une montagne de cadavres comble l’ouvrage fortifié, ce qui rendit les soldats fous et priva l’ennemi de la possibilité de tirer. Bombardement des villes au cours desquels des hommes courageux du passé ont photographié les immeubles en ruines et en flammes. Pilotes d’avions-suicide condamnés à la mort volant à toute allure à travers un rideau de balles, se fracassant sur le pont de navires géants en soulevant des trombes de feu et survolant les gens, les canons, les épaves des machines. Sous-marins surgissant à l’improviste des profondeurs des eaux pour déverser sur leurs ennemis des fusées à charge thermonucléaire.

— Revenez à vous, habitante de la Terre, entendit Faï Rodis.

Elle sursauta et Tchoïo Tchagass éteignit le projecteur.

— Vous ignoriez tout cela ? demanda Tchoïo Tchagass sur un ton ironique.

— Nous n’avons pas conservé autant de films des temps passés, dit-elle, en reprenant ses esprits. Après le départ de vos astronefs, il y a eu encore une grande guerre. Nos ancêtres n’ont pas pensé à enfouir les documents sous terre ou dans la mer et la plupart de ces documents ont disparu.

Tchoïo Tchagass jeta un coup d’œil à sa montre. Rodis se leva.

— Je vous ai pris beaucoup de votre temps. Je vous remercie et m’excuse de vous avoir dérangé.

Le Président du Conseil des Quatre s’arrêta, pensant à quelque chose.

— Je ne peux réellement rester plus longtemps avec vous. Mais si vous voulez…

— Bien sûr !

— Il vous faudra plus d’une journée !

— Je peux rester assez longtemps sans nourriture. Je n’ai besoin que d’un peu d’eau.

— Vous en avez ici. Tchoïo Tchagass ouvrit une autre petite porte avec une troisième clé. Vous voyez le robinet vert ? C’est ma ligne d’approvisionnement en eau, dit-il en riant, buvez sans crainte. Vous serez enfermée, mais je laisserai ouverte l’armoire de signalisation. N’essayez pas de sortir toute seule. C’est truffé de pièges ici. Il vous faudra au moins deux jours pour examiner les matériaux du siècle dernier. Tiendrez-vous le coup ?

Faï Rodis opina de la tête silencieusement.

— Je viendrai moi-même vous voir. Les microbobines et les photocopies des originaux sont dans ces caisses. Bon séjour ! comme on dit chez nous.

Faï Rodis tendit d’un geste amical terrien la main au souverain qui la retint serrée un instant et regarda son invitée au fond de ses yeux brillants « étoilés », si différents de tout ce qu’il avait vu et sur sa planète natale et dans les films anciens de cette Terre que ses ancêtres avaient reniée.

Soudain, cet homme étrange lâcha – ou plutôt repoussa – la main de Rodis et disparut derrière la porte. L’énorme dalle blindée se referma avec un bruit saccadé rappelant le son d’un marteau mécanique.

Rodis fit des exercices de respiration et de concentration pour charger son corps de l’énergie nécessaire au travail qu’elle devait accomplir. Il ne fallait pas seulement regarder, mais conserver le souvenir de ce qu’elle verrait. Il était trop tard pour penser à enregistrer le tout par l’entremise du SVP et il était douteux que le versatile souverain de la planète accepte de renouveler son geste.

En étudiant les bobines, Rodis s’aperçut que Tchoïo Tchagass n’avait montré qu’un seul groupe portant, d’après les hiéroglyphes qu’elle déchiffra, l’inscription : « L’homme à l’égard de l’homme ». Sur les deuxième et troisième caisses étaient marqués « l’homme à l’égard de la nature » et « la nature à l’égard de l’homme ».

Les films appartenant à la caisse « l’homme à l’égard de la nature » montrèrent comment les forêts disparurent de la Terre, les fleuves s’asséchèrent, les sols fertiles – dispersés ou devenus salés – furent anéantis, les lacs et les mers submergés par les déchets industriels et le pétrole furent détruits.

Immenses étendues de terre ravinées par les industries minières, encombrées de terrils ou transformées en marécage par suite de tentatives ratées de retenir l’eau douce après la rupture de l’équilibre du renouvellement en eau des continents. Films accusateurs pris aux mêmes endroits, mais à quelques dizaines d’années d’intervalle. Buissons malingres là où il y avait eu des bosquets de cèdres, de séquoias, d’eucalyptus, d’arbres géants des forêts tropicales très denses à la majestueuse beauté. Arbres silencieux, dépouillés de leurs feuilles, dévorés par les insectes une fois que les oiseaux avaient été exterminés. Champs entiers de cadavres de bêtes sauvages empoisonnées par des produits chimiques utilisés n’importe comment. Et aussi, charbon, pétrole, bois et gaz accumulés pendant les milliards d’années d’existence de la Terre et brûlés par milliards de tonnes, sans souci d’économie. Verre cassé, bouteilles, bouts de fer, plastique non biodégradable accumulés en véritables montagnes. Chaussures usées et entassées par millions de paires, ce qui représente des tas hideux plus hauts que les pyramides égyptiennes.

La caisse de films sur « La nature à l’égard de l’homme » contenait des choses encore plus affreuses. Dans les terribles films des derniers siècles où les forces destructrices de la technique se heurtèrent aux masses énormes de gens, toute individualité humaine fut gommée en dépit d’une souffrance accrue et l’homme se trouva plongé dans un océan de terreur et de peines générales. L’homme – unité intégrale dans la foule en lutte ou condamnée à être détruite – devint d’une importance égale à une balle de revolver ou à un tas de détritus. L’anti-humanité et l’infamie sans fin que constituaient la chute de la civilisation et celle de son échelle de valeurs étouffèrent tellement le psychisme, qu’il n’y eut plus de place pour la compassion individuelle et la compréhension des tourments de l’homme.

Les films de la troisième caisse étudièrent les gens séparément et montrèrent en gros plan les souffrances et les maladies provoquées par une vie déraisonnable, la rupture avec la nature, la méconnaissance des exigences de l’organisme humain et des naissances mal contrôlées et désordonnées. Des villes gigantesques apparurent et disparurent, abandonnées à cause de la pénurie en eau : fragments éparpillés de béton, de fer et d’asphalte gondolé. Énormes usines hydroélectriques emportées par le limon, barrages brisés par les modifications de l’écorce terrestre. Golfes et baies en décomposition par suite de la destruction de leur régime biologique, eaux empoisonnées par l’accumulation de l’eau lourde à cause de l’évaporation accélérée de petits bassins artificiels dans des rivières cloisonnées. Immenses bandes de mousse morte le long des rives désertes : mousse noire due aux déchets pétroliers, mousse blanche due aux produits chimiques de lessive déversés par millions de tonnes dans les mers et les lacs.

Puis, se déroulèrent les successions affligeantes d’hôpitaux, de cliniques psychiatriques et d’asiles de fous et de handicapés bondés. Les médecins menèrent une lutte désespérée contre l’accroissement incessant des maladies. Les connaissances sanitaires et bactériologiques supprimèrent les épidémies qui attaquaient l’humanité du dehors. Mais l’absence d’une compréhension sensée de la biologie ajoutée à la liquidation des faibles selon une sélection cruelle, ébranlèrent la solidité de l’organisme, solidité acquise par des millions d’années de sélection. Venus du dedans, des ennemis inattendus s’abattirent sur l’homme : allergies en tous genres – au nombre desquelles, l’une de ses plus terribles manifestations, le cancer – tares de l’hérédité, déficiences psychiques se multiplièrent et constituèrent un véritable fléau. Pour si étrange que cela puisse paraître, la médecine ne se considérait pas comme une science de première importance, continua d’étudier l’homme tout seul, en tant qu’unité numérique et abstraite, et se montra incapable de lutter contre ces nouvelles formes de maladies. La nourriture grossièrement frelatée fut encore un mal supplémentaire. Bien que se soient déroulées sous les yeux de l’humanité, les tristes expériences de nourriture amylacée des sociétés les plus anciennes des zones tropicales – manioc, patate et maïs –, on n’en tint aucun compte à l’époque de l’EMD. On ne voulut pas comprendre que cette abondance de nourriture était illusoire parce qu’incomplète. Ensuite, commença un épuisement progressif causé par le manque d’albumine, tandis que se développait au stade sauvage le cannibalisme. Une mauvaise nourriture accrut le nombre des personnes impotentes et indolentes, ce qui est un lourd fardeau pour n’importe quelle société.

Faï Rodis eut à peine la force de regarder les malades atteints de cancer, les pitoyables enfants handicapés, les adultes apathiques, les gens pleins de force que l’énergie et la soif d’action avaient conduit à l’usure cardiaque, inévitable dans les conditions de vie difficile des temps passés, et à une mort prématurée.

Plus menaçantes encore apparurent les psychoses non diagnostiquées qui rongeaient insensiblement la conscience de l’homme, gâchaient sa vie et l’avenir de ses proches. L’alcoolisme, la méchanceté sadique et la cruauté, l’amoralité et l’impossibilité de s’opposer aux désirs même éphémères, transformèrent l’homme normal en une sorte de bête répugnante. Le pire fut que ces personnes n’en prirent conscience que trop tard. Il n’existait pas de loi pour protéger la société de leurs actions et ils réussirent à mutiler moralement beaucoup de monde autour d’eux, et surtout leurs propres enfants, malgré l’abnégation exceptionnelle des femmes – épouses, amantes et mères…

« Et plus exactement, songea Rodis, ce sont cette abnégation, cette patience et cette bonté qui ont permis aux timides bourgeons de la violence naissante et de la veulerie de s’épanouir en somptueuses fleurs du mal. De plus, la patience et la douceur des femmes ont aidé les hommes à endurer la tyrannie et l’injustice du système social. Humbles et serviles devant leurs supérieurs, ils ont ensuite fait payer leur honte à leur famille. Les régimes les plus despotiques ont subsisté le plus longtemps dans les régions où les femmes ont été les plus opprimées et le plus humiliées : pays musulmans du monde ancien, en Chine et en Afrique. Partout où les femmes ont été réduites à des bêtes de somme, les enfants qu’elles ont élevés sont devenus des sauvages ignares et arriérés ».

Faï Rodis trouva ces considérations intéressantes, et elle les dicta à un appareil enregistreur dissimulé dans le petit miroir en aileron fixé sur son épaule droite.

Ce qu’elle venait de voir l’avait ébranlée. Faï Rodis comprit que les films des anciens astronefs avaient procédé à une sélection particulière… Les gens qui haïssaient leur propre planète, doutant de la faculté de l’humanité à sortir de l’inferno d’une vie non structurée, avaient emporté avec eux ce qu’il y avait de plus dépravé dans l’histoire des peuples et des pays et dans leur civilisation, afin que la génération suivante se représente la Terre abandonnée comme un lieu de souffrance incroyable où il ne fallait pas retourner, quelles que soient les épreuves ou en cas de fin tragique du voyage. Ce sentiment de rupture avec le passé avait, sans doute, contraint les ancêtres des Tormansiens d’aujourd’hui à déclarer, lorsqu’ils eurent la chance étonnante de découvrir une planète habitable sans êtres doués de raison, qu’ils venaient des mythiques Étoiles Blanches et qu’ils étaient les descendants d’une civilisation puissante et sage. Rien n’empêcherait ensuite de montrer les films des horreurs de la Terre qui, par contraste, feraient apparaître la vie actuelle sur Tormans comme un véritable paradis. C’est pourquoi, détruire la foi enracinée dans la sagesse supérieure des Étoiles Blanches et de ses gardiens – les oligarques – était considéré comme dangereux. Il existait, en fait, bien d’autres raisons.

Faï Rodis était lasse. Ôtant le fin tissu de son vêtement pseudo-tormansien, elle accomplit une série d’exercices compliqués qu’elle termina par une danse improvisée. La course désordonnée de ses pensées se calma, et Rodis fut de nouveau capable de réfléchir tranquillement. S’asseyant au bout de la grande table, dans la pose classique des sages orientaux d’autrefois, Rodis se concentra si fort que tout ce qui l’entourait disparut : devant son regard pensif ne resta que sa planète natale.

Même elle qui était spécialiste de l’époque la plus critique et la plus terrible du développement de l’humanité terrestre, ne se représentait pas toute l’étendue et toute la profondeur de l’inferno qu’avait traversé le monde avant d’atteindre une vie libre et raisonnable.

Les anciens avaient vécu toute leur vie dans ces conditions, ils n’en avaient pas connu d’autre. Et, de génération en génération, malgré la cruauté et l’ignorance, s’étaient tendus les fils d’or de l’amour pur, de la conscience, de la douce compassion, de l’aide et des recherches pleines d’abnégation pour sortir de l’inferno. « Nous étions habitués à nous incliner devant les titans de l’art et de la pensée scientifique, pensa Rodis, mais eux, portant la cuirasse de l’œuvre ou de la connaissance rejetées, avaient pu facilement se faufiler à travers les peines de la vie. C’était autrement difficile pour les gens ordinaires, ceux qui n’étaient ni penseurs ni artistes. Leur seule protection contre les coups du sort restaient les rêves et la fantaisie, même s’ils étaient bafoués et piétinés au cours de leur vie malchanceuse. Et pourtant… arrivèrent des gens nouveaux qui leur ressemblaient, gens modestes et bons au labeur ignoré, fidèles à leur manière à leur aspiration élevée. À l’Ère du Monde Désuni succéda l’Ère de la Réunification Mondiale, puis, il y eut l’Ère du Travail Général et l’Ère des Mains qui se Touchent ».

Alors seulement Faï Rodis comprit avec son cœur – et non plus avec son intelligence – le prix infini payé par l’humanité de la Terre pour atteindre le communisme actuel, pour sortir de l’inferno de la nature. Elle comprit, d’une façon nouvelle, la sagesse des systèmes de protection de la société. Elle ressentit plus vivement que jamais, qu’en aucune occasion, au nom de quoi que ce fut, il ne faudrait tolérer la plus petite déviation qui ramènerait au passé, le moindre recul sur l’escalier qui conduirait à nouveau à l’abîme étroit de l’inferno. Les regards nostalgiques, rêveurs, menaçants et souffrants de millions d’humains étaient fixés sur chaque marche de cet escalier. Et un océan de larmes. Comme le maître Kin Rouh était sage et comme il avait raison d’avoir basé la théorie de l’inferno sur l’étude de l’histoire ancienne ! Ce n’est qu’après lui qu’apparut, d’une manière définitivement claire, la cause psychologique la plus importante des époques anciennes : l’absence de choix, plus précisément un choix tellement complexe dû au manque de structure sociale, que toute tentative de surmonter les événements engendra une crise psycho-morale et un danger physique sérieux.

À l’image du maître, succéda dans les pensées de Faï Rodis celle d’une autre personne qui, elle aussi, n’avait pas craint le fardeau spirituel d’historienne, spécialiste de l’EMD.

Organisatrice remarquable de fouilles, artiste et chanteuse, Veda Kong[16] représentait pour Rodis, depuis son enfance, un idéal immuable. Il y avait longtemps déjà que le corps de Veda Kong s’était volatilisé dans la lueur bleue du rayon funéraire porté à haute température. Mais les merveilleux stéréofilms de l’Ère du Grand Anneau ont conservé vivant son charmant visage à travers les siècles. Un grand nombre de jeunes gens ont ardemment souhaité suivre la même voie. Dans une société où l’on considère l’histoire comme la science la plus importante, beaucoup choisissent cette spécialité. Toutefois, l’historien, endurant toutes les détresses et les difficultés des gens de l’époque étudiée, est parfois soumis à une tension psychologique insupportable. La plupart d’entre eux évite les terribles Siècles Obscurs et l’EMD dont l’étude approfondie exigent une maîtrise de soi et un entraînement spirituel particuliers.

Faï Rodis ressentit au fond de son âme toute la lourdeur du passé, le poids des siècles au temps où l’histoire n’était pas une science, mais uniquement un instrument politique, un moyen d’oppression, une accumulation de mensonges. Les falsificateurs se donnèrent beaucoup de mal pour abaisser les gens simples du temps passé, comme pour compenser ainsi l’insuffisance, la médiocrité de la vie de leurs descendants. Pour les gens des ères communistes nouvelles, qui, avec intrépidité et abnégation, s’enfoncèrent dans le passé, l’énormité des souffrances rencontrées là, fit planer une ombre noire sur toute leur vie.

Rodis était tellement plongée dans ses pensées, qu’elle n’entendit pas le claquement de la porte blindée, que Tchoïo Tchagass ouvrit avec précaution. La lumière du plafond fut coupée. Seuls, les pâles rayons des lampes à gaz violettes s’entrecroisèrent dans l’obscurité de la salle souterraine. Tchoïo Tchagass ne réalisa pas sur le champ que son invitée était enveloppée dans son scaphandre qui la moulait comme une véritable peau, et il se mit à la dévorer avidement des yeux. Faï Rodis revint à elle, descendit avec légèreté de la table et se dirigea vers la pièce où se trouvaient ses vêtements, sous le regard constant de Tchoïo Tchagass. Celui-ci leva la main et arrêta Rodis. Elle le regarda, perplexe, et arrangea ses cheveux.

— Est-ce que toutes les femmes de la Terre sont aussi belles ?

— Je suis tout à fait ordinaire – sourit Faï Rodis – et elle demanda :

— Est-ce que je vous plais dans mon scaphandre ?

— Certainement. Vous êtes d’une beauté extraordinaire.

Faï Rodis plia le fin vêtement en un somptueux et léger turban qu’elle enroula autour de sa tête, ce qui donna aux traits réguliers et délicats de la femme de la Terre une expression malicieuse et insouciante.

Tchoïo Tchagass alluma la lumière d’en haut et s’attarda à regarder son invitée avec une admiration non dissimulée.

— Y a-t-il vraiment dans l’astronef des femmes encore plus belles que vous ?

— Oui. Olla Dez, par exemple, mais elle ne viendra pas ici.

— Dommage.

— Je lui demanderai de danser pour vous.

Ils revinrent dans la pièce verte que Rodis avait quittée trois jours auparavant. Tchoïo Tchagass l’invita à se reposer, mais Rodis refusa.

— Je dois me dépêcher. Je suis coupable envers mes compagnons. Mes amis se font sûrement du souci. Les films du passé m’ont fait tout oublier. Mais je vous suis tellement reconnaissante pour votre franchise. Il est facile d’imaginer l’importance pour une historienne de cette rencontre avec les documents et les œuvres de l’art antique qui ont été égarés chez nous, sur Terre.

— Vous êtes l’une des rares à les avoir vus, dit Tchoïo Tchagass l’air sévère.

— Vous voulez me lier par la promesse de ne rien dire aux habitants de votre planète ?

— Exactement !

Faï Rodis tendit la main, et Tchoïo Tchagass essaya encore de la retenir un moment dans la sienne, mais on entendit un léger sifflement de l’appareil acoustique. Le souverain se tourna vers la petite table et prononça quelques paroles indistinctes. L’ingénieur Tael entra rapidement dans la salle. Il était tout ému. S’arrêtant près de la porte dans une attitude respectueuse, il s’inclina devant Tchoïo Tchagass et ne remarqua qu’ensuite Rodis qui se tenait au fond de la pièce.

— Les invités de la Terre cherchent leur souveraine. Ils sont entrés dans la Salle des Condamnations et ont amené avec eux l’un des appareils à neuf pattes. Quels sont les ordres ?

— Il n’y en a pas. Leur souveraine est ici, elle va les rejoindre immédiatement. Restez pour le Conseil.

L’ingénieur se retourna et resta pétrifié. Rodis la métallique, couronnée en signe de défi par un turban noir, sous lequel brillaient ses extraordinaires yeux verts, lui apparut comme une création puissante du monde inconnu. Elle était là, debout, indépendante et libre, ce qui était impensable pour les femmes de Ian-Iah, complètement nue, mais en même temps si lointaine et inaccessible, que l’ingénieur en fut malade de désespoir.

Faï Rodis lui sourit amicalement et dit en se tournant vers le Président du Conseil des Quatre :

— Me permettez-vous de vous revoir ?

— Certainement. Et n’oubliez pas votre Olla et vos danses !

Faï Rodis sortit sans être accompagnée : elle traversa les couloirs déserts et les salles vides. Dans la première salle, aux murs roses portant des signes cunéiformes – flèches noires et lignes brisées – se trouvait une femme en qui Rodis reconnut l’épouse du souverain qui avait donné son nom à la planète. Les belles lèvres de Iantre Iahah s’ouvrirent en un sourire arrogant. L’arc méchant de ses sourcils s’accentua.

— Je vois clair dans votre jeu, mais je ne m’attendais pas à une telle impudence et à une telle effronterie chez une savante, chez le chef des étrangers.

Faï Rodis se tut, se rappelant la sémantique des injures oubliées, avec laquelle elle devait se familiariser sur Tormans. Ce silence irrita davantage encore la Tormansienne.

— Je ne tolérerai pas que vous vous promeniez ici dans une telle tenue ! s’écria-t-elle.

— Quelle tenue ? dit Faï Rodis sans comprendre. Ah, je vois. Mais votre mari a dit que cette tenue lui plaisait.

— Il l’a dit ! Iantre Iahah s’étouffa de colère. Vous ne comprenez pas que vous êtes indécente !

Elle regarda Rodis avec une expression de dégoût appuyé.

— Selon vos mœurs, ce vêtement ne convient pas pour aller dans la rue, acquiesça Rodis. Mais à la maison ? Votre vêtement, par exemple, me semble trop beau et trop provocant.

La Tormansienne, vêtue d’une robe au corsage décolleté bas qui dévoilait sa poitrine et à la jupe courte, découpée en rubans étroits qui découvraient son ventre à chaque pas, semblait réellement plus nue.

— De plus – et un sourire à peine perceptible glissa sur les lèvres de Rodis – je suis absolument inaccessible dans ce métal.

— Vous autres, Terriens, vous êtes soit d’une naïveté incommensurable, soit d’une extrême rouerie. Ne comprenez-vous donc pas que vous êtes d’une beauté qu’aucune femme de ma planète ne peut égaler ? Vous êtes belles, extraordinaires et dangereuses pour nos maris… Il suffit de vous regarder… – Iantre Iahah serra nerveusement ses mains. Comment vous expliquer ? Vous êtes habituée à la perfection physique, c’est normal pour vous, tandis que chez nous, c’est un don rare.

Faï Rodis posa sa main sur l’épaule nue de Iantre Iahah, celle-ci se recula et se tut.

— Excusez-moi, dit Rodis en s’inclinant légèrement.

Elle défit son turban et s’habilla en un instant.

— Mais vous avez promis des danses à mon mari ?

— Oui, et il faudra tenir cette promesse. Je ne pense pas que cela puisse vous être désagréable. Toutefois, mes relations avec le souverain de la planète sont une affaire particulière qui concerne les contacts entre nos mondes.

— Et moi, je suis de trop ? éclata à nouveau la Tormansienne.

— Oui ! affirma Faï Rodis et Iantre Iahah se cacha, muette de rage.

Faï Rodis traversa lentement la salle, plongée dans ses pensées. Sa grande lassitude émoussa ses sentiments toujours en éveil. Elle franchit une seconde salle jaune et marron et avait à peine pénétré dans la dernière galerie faiblement éclairée reliant les appartements du souverain à la partie du palais assignée aux Terriens, qu’elle sentit qu’on la regardait. Instantanément, Rodis recouvra sa vigueur psychique lui permettant de contrer les intentions mauvaises. Un son étranglé, semblable à une exclamation d’étonnement embarrassé se fit entendre dans l’obscurité. Bandant sa volonté, Rodis s’approcha : un homme, courbé en deux, courait en se dirigeant vers l’endroit d’où elle venait.

À ce moment, en bas, quelque chose s’écroula lourdement. Le hurlement du SVP avertissant Rodis éclata dans tous les recoins du palais. Les gardes se mirent à courir. C’est au même instant que la compagnie de « secours » s’évanouit dans le sol de la Salle des Ténèbres ou Salle des Condamnations, comme on l’appelait officiellement.

Les gens de la Terre n’avaient pas encore compris qu’il ne fallait pas considérer la garde du palais et les sous-chefs comme des gens normaux, responsables de leurs actes, simplement peu instruits et mal élevés. Non, les « violets » étaient des êtres asservis, perturbés psychiquement, incapables de juger et totalement libérés de tout sentiment de responsabilité, livrés sans restriction à la volonté de leurs supérieurs. C’est à cette conclusion qu’aboutirent les astronavigants, après avoir écouté le bref rapport de Faï Rodis.

— Nous avons tous commis plusieurs erreurs.

Rodis enveloppa ses camarades d’un regard ironique.

— Est-ce à moi de vous adresser des reproches, alors que j’ai voulu moi-même, dans une certaine mesure, secouer, bouleverser cet entêtement de fer, ce désir de conserver un ordre monstrueux ?

— Nous avons été littéralement accablés d’archives, dit Tchedi. Vieux temples et autres demeures abandonnées bourrés de piles de livres, de papiers, de cartes et de documents, moisis et parfois à demis pourris. Pour mettre en ordre ne serait-ce qu’un seul de ces dépôts d’archives, il faudrait des centaines d’ouvriers assidus, et le chiffre approximatif de ces dépôts sur toute la planète est d’environ trois cent mille.

— Ce n’est pas mieux en ce qui concerne les œuvres d’art, remarqua Ghen Atal. Dans les Maisons de la Musique, de la Peinture et de la Sculpture, on n’expose que ce qui plaît au Conseil des Quatre et à ses proches collaborateurs. Tout le reste, ancien ou nouveau, a été entassé dans des établissements fermés que l’on ne peut visiter. J’ai vu l’un d’eux. Là sont entreposées des quantités de toiles, des pyramides désordonnées de statues, couvertes d’une épaisse couche de poussière. On a le cœur serré à voir ce cimetière du travail créateur colossal, des rêves et des espoirs ainsi « réalisés » par l’humanité de Ian-Iah !

— En gros, tout est clair, dit Evisa Tanet. Nous trouvant ici, nous ne verrons que ce qu’ils veulent nous montrer. En conséquence, nous ramènerons sur la Terre un tableau monstrueusement déformé de la vie sur Tormans et notre expédition n’aura eu qu’une utilité relative.

— Que proposez-vous ? demanda Vir Norine.

— Aller au cœur de la vie quotidienne de la planète, répondit Evisa avec conviction. Dans quelques jours, nous pourrons enlever nos scaphandres et notre apparence métallique ne troublera plus notre entourage.

— Enlever les scaphandres ? Et les armes mortelles ? s’écria Ghen Atal.

— Il le faudra bien, dit Rodis tranquillement, sinon les gens de Tormans nous éviteront. Et ce n’est que par eux que nous pourrons avoir une représentation exacte de la vie ici, de ses buts et de son sens. Il est absurde d’escompter que notre équipe puisse déterrer les énormes couches d’informations abandonnées et qu’elle puisse les comprendre. Nous avons besoin de gens de régions, de professions et de couches sociales différentes. La profession a beaucoup d’importance ici, car c’est la même pour toute la vie.

— Et, malgré cela, ils travaillent mal, remarqua Tchedi. Tivissa et Tor ont examiné les instituts biologiques de la planète et ils ont été frappés par l’état d’abandon incroyable des réserves domaniales et des parcs : forêts épuisées et moribondes, faune tout à fait dégénérée. Nous devons enlever nos scaphandres au plus vite, Evisa.

— Il vous faudra patienter environ six jours.

Les astronavigants allèrent chacun dans leurs chambres pour se préparer à l’émission régulière de « La Flamme sombre ».

— Vous vouliez voir Veda Kong ? Alors, allons-y, dit soudain Faï Rodis, en s’adressant à Tchedi.

Le SVP noir, qui était resté longtemps silencieux, alla en trottinant du coin de la pièce où il se trouvait vers le divan. Faï Rodis sortit une « stellette » de la machine à mémoire à la couverture encore intacte et déroula une feuille. La couleur rouge-grenat indiquait une biographie à tendance lyrique. Rodis procéda à quelques manipulations, et une vision vivante apparut devant le haut mur tendu de bleu. Les stéréofilms de l’EGA égalaient les leurs, et Veda Kong sortant du siècle passé, entra et s’assit sur un fauteuil de fin métal tressé – comme il en existait à cette époque – en face de Rodis et de Tchedi.

— J’ai réglé sur le Cinquième Rayon, murmura Rodis, troublée. Moi-même, je n’ai encore jamais vu les dix dernières années de sa vie, lorsqu’elle a achevé de déchiffrer l’histoire militaire de la Quatrième Période de l’EMD…

Tchedi, installée à l’extrême coin du divan vit devant elle, simultanément, Veda Kong et Faï Rodis : on aurait cru qu’elles étaient assises, l’une à côté de l’autre, la femme de l’Ère du Grand Anneau et la femme de l’Ère des Mains qui se Touchent. Chaque écolière de la Terre connaissait Veda Kong ; exploratrice des terribles souterrains de l’EMD, héroïne des contes anciens, aimée de deux personnalités remarquables de cette époque, Erg Noor et Dar Veter et amie du légendaire Ren Boz[17]. Tchedi compara l’image connue avec celle de Rodis, en chair et en os, qui lui avait succédé. Faï n’avait pas eu à se frayer un passage à travers des masses de pierre, ni à braver les dangers des structures limitées. Dans l’abîme du cosmos, à une distance inimaginable même à l’époque de Veda Kong, elle avait découvert une planète tout entière qui semblait avoir échappé à ces époques critiques de l’humanité terrestre. Pleine d’une admiration enfantine, Tchedi regarda le fin visage tendre de Veda, ses yeux gris et caressants, son sourire rêveur. Sa tête était légèrement penchée sous le poids de ses longues tresses. Les années n’avaient pas marqué sa taille svelte et jeune, mais comparant avec les films des jeunes années de Veda, Tchedi trouva qu’une tristesse secrète pénétrait tout son être.

La grande diversité des physionomies, surtout à l’Ère du Travail Général, lorsque, sur Terre, se mélangèrent les races et les populations les plus différentes, dépassait l’imagination : toutes les nuances possibles des cheveux, des yeux ; les couleurs de la peau et les particularités physiques se combinèrent chez les descendants des hindous-khmers-évenques, des hispano-russo-japonais, des anglo-polynésiens-zoulous-norvégiens, des basques-italo-arabo-indonésiens, etc… L’énumération de ces mélanges multiples occupait des bobines généalogiques entières. Le large éventail des combinaisons génétiques assura l’infinité de la vie sans dégénérescence, c’est-à-dire l’ascension illimitée de l’humanité. Le bonheur de la Terre fut que l’humanité surgit de groupes différents et éloignés et rétablit sur la voie historique une quantité d’isolés, du point de vue culturel et physique. À l’Ère du Grand Anneau, le type d’homme devint plus accompli et remplaça les types divers de l’Ère du Travail Général. Avant la fin de cette Ère, les gens se divisèrent en deux espèces principales : l’espèce néandertale, solide, aux os massifs et à la complexion grossière et l’espèce de Cro-Magnon, au squelette moins épais, à la haute taille, à la mentalité plus délicate et plus fine. Le travail des généticiens fut de prendre ce qu’il y avait de mieux chez chacune de ces espèces, pour en former une seule, ce qui se réalisa au cours de l’EGA. Mais à l’EMT, la pureté des traits était encore plus nette, comme s’en aperçut Tchedi en comparant la fermeté ascétique, comme sculptée dans la pierre, du visage de Faï Rodis et les traits délicats de Veda Kong.

Faï Rodis représentait un degré supplémentaire dans la progression dynamique et l’universalité de l’homme, degré sciemment élaboré dans une société rejetant la spécialisation meurtrière. Faï Rodis semblait, à tous points de vue, plus forte, plus ferme que la femme de l’EGA à la fois par les lignes de son corps robuste au squelette solide, par son port de tête, son cou long mais vigoureux, le regard inflexible de ses yeux plus écartés que ceux de Veda, auxquels correspondaient un front et un menton plus larges.

Mais Rodis se distinguait aussi de Veda Kong par ses qualités intérieures. On pouvait s’adresser à Veda sans réserve et avec confiance. Rodis, elle, semblait protégée par une ligne que seules la force et la certitude pouvaient vaincre. Si Veda suscitait l’amour au premier regard, Rodis, elle, suscitait une admiration mêlée d’une certaine retenue.

Veda Kong s’adressait à un auditoire invisible.

— Deux chants de la période militaire de l’EMD, traduits depuis par Tir Twist. Les mélodies n’ont pas changé.

Des mains présentèrent à Veda un léger instrument de musique dont les cordes étaient tendues sur un long manche et qui avait un grand résonateur plat. Les doigts de Veda tirèrent de longs sons d’une mélodie simple et nostalgique, qui faisaient penser à des larmes en train de couler.

— « Prière à une balle » dit Veda et sa forte voix basse emplit la grande salle du palais.

Un homme s’adressait à un dieu et le priait de le faire mourir au combat, parce qu’il ne lui restait plus rien à attendre de la vie.

— « Fais qu’on m’envoie une balle mortelle, toi dont la bienveillance est incommensurable » répéta Tchedi. Comment une société pouvait-elle conduire un homme, apparemment calme et courageux, à prier pour une balle ?

Le second chant semblait encore plus incroyable :

« Seul l’homme mort est heureux !

Volent les avions,

Tonnent les canons, avancent les tanks.

Sifflent les balles, tremblent les vivants

Et s’amoncellent les cadavres… »

Veda Kong chantait, penchée sur les cordes à la résonance nostalgique et terrible. Une petite ride nouvelle et amère altéra ses lèvres faites pour sourire :

« Tu t’approches de la mer,

des cadavres sur les vagues… »

L’image avait à peine disparue que Faï Rodis se leva et dit avec amertume :

— Veda Kong a senti mieux que nous la souffrance incommensurable endurée par nos ancêtres.

— L’anti-humanisme était-il donc si largement répandu à l’EMD ? A-t-il vraiment déterminé le cours de toute vie ? interrogea Tchedi.

— Non, heureusement. Et pourtant, l’anti-humanisme a pénétré partout, même l’art. Les plus grands poètes de cette époque se sont permis d’écrire des vers du genre de ceux-ci.

Rodis, prononça d’une voix grave et forte :

— « Tire plus dru sur celui qui a peur, claque sur la foule qui court, parabellum ! »

— Mais c’est impossible ! s’étonna Tchedi. Qu’est-ce qu’un parabellum ?

— Un revolver de poche qui tire des balles.

— Alors, c’est sérieux ? On tire plusieurs balles sur ceux qui s’enfuient et essayent d’échapper au danger ?

Tchedi s’assombrit.

— C’est tout à fait sérieux.

— Mais à quoi est-ce que cela a mené ?

En guise de réponse, Rodis ouvrit la paroi latérale du SVP et en sortit l’étui oblong rhomboïde d’un orgue à onde de cristal. Le tenant dans les doigts écartés de sa main gauche, elle passa dessus à plusieurs reprises sa main droite. Une musique puissante et malfaisante retentit, déferlant comme une vague dans laquelle s’enfonçaient et se noyaient les accords dissonants de sons distendus. Mais ces plaintes assourdies se renforçaient, se fondaient et se tordaient en un tourbillon de malédictions et de railleries.

Involontairement Tchedi se recroquevilla.

Les sons stridents, tour à tour croissants et décroissants, éclatèrent en un rugissement assourdi. Dans le chaos de cette mélodie déréglée et heurtée, monta la voix de Faï Rodis :

« Oh, Terre, cesse de rire de moi,

Rejette tes vêtements de pauvresse,

Et reste telle que tu es : une étoile

Que de part en part, le feu transperce ! »

On entendit un sifflement assourdissant suivi d’un hurlement, comme s’il s’agissait d’une explosion atomique, la musique s’interrompit.

— Qu’est-ce que c’était ? D’où ? demanda Tchedi en poussant un soupir.

— « Adieu à la planète de tristesse et de fureur », 5e période de l’ERM. Les vers sont encore plus anciens, et je soupçonne le poète d’y avoir mis jadis une certaine intention lyrique. Le désir de supprimer totalement la vie malheureuse sur la planète qui a envahi ses descendants a été en partie réalisé lors de la fuite des ancêtres des Tormansiens.

— Et malgré tout cela, notre Terre a connu une renaissance claire et pure.

— Oui, mais cela n’a pas été le cas de l’humanité toute entière. Ici, sur Tormans, tout se répète.

Tchedi se serra contre Faï Rodis comme une fillette cherchant la protection de sa mère.

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