Chapitre I LE MYTHE DE LA PLANÈTE TORMANS

— Pour terminer, laissez-moi vous dire d’où vient ce nom. Pendant la 5e période de l’EMD, le mécontentement envers la civilisation de type capitaliste s’accrut dans la sphère occidentale de la culture mondiale. De nombreux écrivains et savants essayèrent de pressentir l’avenir, et ce qu’ils prévoyaient pénétra de terreur les esprits d’avant-garde qui sentaient l’imminence de la crise dans ces années où les contradictions mûrissantes se terminèrent par des conflits armés. Mais l’invention des fusées à longue portée et de l’arme atomique généralisa les craintes pour le destin futur de l’humanité et se répercuta tout naturellement sur les arts. On a conservé un tableau de cette époque à la Maison de la Culture. Au bas de ce tableau, un titre parfaitement clair : « La dernière minute ». Sur un vaste champ sont alignées des fusées gigantesques, elles ressemblent aux grandes croix des anciens cimetières ; un ciel bas, terne, sans soleil fait ressortir – en piques aiguës – les têtes porteuses de ces terrifiants engins destructeurs thermo-nucléaires. Les gens se regardent peureusement, en proie à la terreur devant le fait accompli, et courent à la queue-leu-leu vers l’antre noir d’un abri profond. Ceux qui périront ne sont pas ceux qui courent vers l’abri, mais un homme et une femme, jeunes et sympathiques, dessinés sur une autre partie du diptyque. La femme serre contre elle un jeune enfant, tandis qu’un garçon un peu plus âgé étreint son père de toute la force de ses petites mains. L’homme enlace sa femme et ses enfants, la tête tournée vers l’arrière là où, du nuage déferlant de l’explosion atomique, surgit un glaive immense suspendu au-dessus des malheureux. La femme ne tourne pas la tête, elle regarde le spectacle et le chagrin infini de sa perte irrémédiable qui se lit sur son visage accable celui qui voit ce tableau. L’impuissance du mari est tout aussi fortement exprimée : il sait que c’est la fin et ne souhaite qu’une chose, que cela s’achève le plus vite possible.

« Des sentiments analogues à ceux exprimés dans ce tableau apparurent bien plus tôt, après la Première Guerre mondiale de l’EMD. Ces sentiments avaient cours chez ceux qui pratiquaient la religion chrétienne et croyaient sans réserve à des forces particulières surnaturelles, les forces mystiques comme on les appelait alors. Depuis longtemps, les moralistes avaient vu le déclin inéluctable de l’ancienne morale issue du dogme religieux et liée à la désagrégation de la religion, mais contrairement aux philosophes dialectiques, ils ne virent pas que le changement de société était la seule issue. Nous avons conservé un exemple de la manière de réagir à la réalité de l’époque. Il s’agit du petit livre d’Arthur Lindsay sur le voyage fantastique en une planète inconnue du système stellaire d’Arcturus. Le voyage a, bien sûr, un sens mystico-spirituel, on n’envisageait même pas, alors, l’éventualité de tels vols. La rédemption de l’humanité a lieu sur la planète imaginaire. La vie sombre et pleine d’angoisse décrite par l’auteur étonne par la richesse de l’imagination. La planète s’appelait Tormans, ce qui, dans une langue oubliée, signifie « tourment ». Ainsi naquit le mythe de la planète des tourments, qui fut ensuite utilisé, pour autant qu’on puisse en juger, par les artistes et les écrivains de nombreuses générations. On revenait sans cesse au mythe de Tormans et cela se produisait toujours dans les périodes de crise, de guerre cruelle, de famine, d’avenir troublé. Pour nous, la planète Tormans n’a été qu’un conte parmi des milliers d’autres et est tombé dans l’oubli. Mais chacun sait qu’il y a soixante-douze ans, le Grand Anneau a transmis la première information concernant l’existence étrange d’un soleil rouge dans la constellation du Lynx. L’historien Kim Rouh a exhumé du fond des âges la source première du mythe et a appelé la nouvelle planète, la planète Tormans, qui symbolise la vie pénible des gens dans une société non structurée.

La voix profonde de Faï Rodis se tut et, dans la salle du Conseil d’Astronautique le silence régna pendant une minute. Puis, apparut à la tribune, un homme maigre, aux cheveux roux hérissés et rebelles. Il était bien connu de la planète entière, car il était le descendant direct du célèbre Ren Boz[4], qui fut le premier à expérimenter le rayon direct et faillit en mourir. C’était également le théoricien de la navigation de l’ARD. Ceux qui avaient vu le monument de Ren Boz trouvaient que Vel Heg ressemblait beaucoup à son bisaïeul.

— Les calculs sont terminés et ne contredisent pas l’hypothèse de Faï. Malgré la distance colossale qui nous sépare de Tormans, il est parfaitement possible que les trois astronefs qui ont quitté la Terre au début de l’ERM aient atteint cette planète. Imaginons que les vaisseaux spatiaux soient tombés dans une région d’anti-gravitation et aient disparu dans l’espace-zéro et de là aient tout naturellement reculé, accomplissant en un instant des centaines de parsecs. À cette époque d’ignorance totale en matière d’astronavigation, la disparition des astronefs était inévitable, mais ils ont dû leur salut à la convergence parfaitement fortuite du point de sortie avec une planète dont les propriétés sont très proches de celles de notre Terre. On sait maintenant que des planètes de notre type ne sont pas du tout rares et qu’en règle générale, elles se trouvent dans presque chaque système stellaire ayant des satellites. C’est pourquoi la découverte d’une telle planète n’est pas étonnante en soi, mais le fait qu’elle se trouve dans les latitudes de la Galaxie pauvres en étoiles est un événement extraordinaire. On disait dans l’ancien Temps, en faisant allusion à la loi de la victoire préalable sur les obstacles, que la fortune sourit aux audacieux. Il en est de même ici l’entreprise insensée des fuyards de la Terre, des fanatiques qui refusaient de se soumettre au cours inéluctable de l’histoire, a été couronnée de succès. Ils sont allés au hasard vers un amas d’étoiles sombres, proches du soleil, amas que l’on vient juste de découvrir. Ils ne soupçonnaient pas que cette tache entourée d’une ceinture de matière sombre, n’était pas du tout un système complexe d’étoiles invisibles, mais une faille, un lieu de dispersion de la structure longitudinale de l’espace contournant l’ondulation de Tamas. J’ai examiné, une fois de plus, les enregistrements des machines à mémoire de la transmission 886449, code 105, 21e groupe du centre d’information N° 26 du Grand Anneau. Ils donnent peu de détails sur les habitants de Tormans.

« Une expédition partie d’une planète de la constellation de Céphée, dont le nom n’a pas encore été traduit dans la langue de l’Anneau, a pu prendre quelques clichés, d’après lesquels on peut estimer que les habitants de Tormans sont tout à fait semblables aux gens qui ont fait cette tentative désespérée il y a de nombreux siècles.

« On a déjà effectué le calcul de la probabilité bi-polaire, il est égal à 0,4. La machine de Méditation Commune a rassemblé dans toutes les régions un indice élevé de « oui » et l’Académie des Joies et des Peines s’est également prononcée pour l’envoi d’une expédition.

Vel Heg quitta la tribune et fut remplacé par le Président du Conseil.

— Après une telle argumentation, le Conseil n’a plus rien à décider, nous nous soumettons à l’avis de la planète.

En réponse aux paroles du président, une cascade de feux verts scintilla dans toute la salle.

— Le Conseil va se mettre à l’œuvre sans tarder et organiser une expédition. Le plus important, l’essentiel, réside dans le choix des astronavigants. « La Flamme sombre » – notre second ARD – n’est pas grand et nous ne pourrons envoyer autant de personnes qu’il faudrait. Huit personnes seront affectées en permanence à la conduite de l’astronef, en plus des navigateurs. Si on y ajoute cinq hommes, commandant inclus, on atteint le maximum de ce que peut emmener « La Flamme sombre » sans que cela entraîne de gêne insupportable pour tous. Nous reconnaissons avec amertume que nos ARD ne sont rien de plus que des machines expérimentales et que ceux qui les dirigeront vont, au fond, tenter des déplacements extrêmement dangereux dans le Cosmos. Chaque vol, particulièrement dans les zones inconnues du monde, comporte un risque mortel, tout comme autrefois…

À l’un des rangs supérieurs de la salle, un feu rouge scintilla trois fois. Un jeune homme, vêtu d’un ample manteau blanc, se leva.

— Est-il besoin de souligner le danger ? déclara-t-il. Vous savez bien que cela ne fait qu’accroître le nombre de candidats, même dans le cas d’une expérience technique. Mais il s’agit de Tormans, de la possibilité de retrouver les nôtres, de retrouver une partie de l’humanité, égarée par hasard dans un espace incommensurablement éloigné.

Le président secoua la tête.

— Il y a peu de temps que vous êtes arrivé de Jupiter et vous avez oublié les détails des débats. Il n’y a pas le moindre doute à avoir, nous devons le faire. Si les habitants de Tormans sont des gens venus de la Terre, alors, nos ancêtres et les leurs ont respiré le même air que celui dont les molécules emplissent nos poumons. Eux et nous avons un noyau commun de gènes, un sang commun comme on aurait dit à l’époque où ils ont quitté la Terre. Et si leur vie est aussi pénible que Kin Rouh et ses collaborateurs le croient, raison de plus pour nous hâter. Si nous avons parlé de danger au Conseil, c’est en tant que motif spécial pour sélectionner les gens. Je rappellerai encore et encore que nous ne pouvons utiliser la force, que nous ne pouvons aller chez eux ni en qualité de messagers d’un monde supérieur chargés de punir, ni en qualité de messagers porteurs de pardon. Il serait insensé de vouloir les obliger à changer leur vie, et c’est pourquoi cette expédition sans précédent exige un tact tout particulier et de la méthode.

— Mais qu’espérez-vous ? interrogea, soucieux, l’homme de Jupiter.

— Si leur malheur – comme la plupart des malheurs – est dû à l’ignorance, c’est-à-dire à la cécité du savoir, alors faisons qu’ils recouvrent la vue. Et nous serons les médecins de leurs yeux. Si la maladie est due aux pénibles conditions générales de la planète, nous leur proposerons de soigner leur économie et leur technique ; dans tous les cas, notre devoir est d’y aller en qualité de médecins, répondit le président, et tous les membres du Conseil se levèrent comme un seul homme pour exprimer leur accord total.

— Et s’ils refusent ? rétorqua l’homme de Jupiter.

Le président répondit de mauvais gré :

— Tournez-vous vers l’Académie de la Prévision de l’Avenir. Elle étudie déjà différentes variantes ; quant à nous, avant que les membres du Conseil ne se séparent en groupes de travail, il nous faut régler tous ensemble la question du chef de l’expédition.

Le nom de Faï Rodis, disciple de Kin Rouh, spécialiste de l’histoire de l’EMD, entraîna une cascade scintillante de feux verts. Sur le point de quitter la tribune, le président ajouta : « Il me semble qu’il faut choisir des gens le plus jeune possible, même en ce qui concerne les spécialistes de vaisseaux spatiaux. La jeunesse a une mentalité plus proche de l’EMD et de l’ERM que les adultes qui sont si avancés sur la voie de l’auto-perfection qu’ils comprennent mal, parfois, la soudaineté et la force d’émotion de la jeunesse. »

Le président eut un sourire rapide et malin, imaginant les protestations que les groupes de jeunes enverraient au centre d’information du Conseil d’Astronautique.

On choisit l’aire de départ de l’ARD « La Flamme sombre » de façon à ce que le plus grand nombre de personnes puisse s’y rendre. La plaine steppique située dans l’anneau des basses collines du plateau du Revat en Inde sembla idéale à cet égard. Comme tous les premiers astronefs à rayon direct, « La Flamme sombre » franchissait les limites du système solaire grâce aux moteurs habituels à anaméson, puis, à un point calculé d’avance, disparaissait de notre système spatio-temporel. Cela permettait d’être dans l’espace-zéro à la limite de Tamas.

La forme pesante de l’astronef rendait son arrachement du sol difficile. Il fallait prendre de l’altitude non pas avec les moteurs planétaires, mais d’un seul coup et avec les moteurs à anaméson[5]. C’est pourquoi les premiers ARD ne pouvaient décoller sur des cosmodromes ordinaires, mais seulement dans des lieux éloignés et désertiques.

Les activateurs bicornes du champ magnétique s’avancèrent en position de protection. Les gens qui s’étaient réunis sur les collines s’abritèrent derrière des treillis métalliques et mirent des demi-masques spéciaux qui, grâce à une épaisse couche de plastique, protégeaient parfaitement les oreilles, le nez et la bouche. Sur les « cornes » des activateurs s’allumèrent des signaux à peine visibles dans la lumière du matin tropical. La coupole verte de l’énorme vaisseau tressaillit, bondit sur quelques dizaines de mètres et s’immobilisa quelques secondes pendant lesquelles, à l’intérieur du vaisseau, les fosses des amortisseurs magnétiques accumulèrent une puissance maximum. « La Flamme sombre » s’éleva, tournoyant lentement autour d’un axe vertical. La colonne d’anaméson scintillant faiblement s’étala sous le vaisseau jusqu’aux limites du mur de protection. Brusquement, l’astronef accomplit un second bond vertical dans le ciel et disparut d’un coup. L’effet de surprise, la simplicité ainsi que le rugissement aigu et désagréable ne correspondaient pas du tout au départ solennel et spectaculaire des astronefs ordinaires. Les gigantesques et terrifiants vaisseaux quittaient la Terre avec majesté, comme s’ils s’enorgueillissaient de leur propre force, mais celui-ci disparut comme s’il avait voulu s’enfuir.

Les spectateurs se dispersèrent un peu déçus. Peu d’entre eux se représentaient le danger des ARD et la difficulté de l’expédition. Seuls une imagination ardente, un savoir profond, ou les deux à la fois incitèrent une partie de l’assistance à réfléchir devant la faille ravagée recouverte d’une poudre blanche du terrain brûlé.

L’esprit humain a beau s’être développé et enrichi au cours des trois millénaires écoulés, il a assimilé certains phénomènes uniquement selon leur apparence extérieure. Il lui était difficile de croire que cette lourde construction pouvait, presque en un instant, traverser l’espace au lieu de tourner docilement, comme les rayons lumineux, pendant mille ans, selon les canaux prévus de sa structure complexe.

Utilisant les dissipateurs magnétiques d’inertie, « La Flamme sombre » continua à prendre de la vitesse en faisant des bonds qui auraient été fatals aux astronefs précédents. La liaison avec le vaisseau s’interrompit.

À l’intérieur de « La Flamme sombre », dès que les appareils VES (Vitesse de l’Espace de Shakti) s’arrêtèrent sur l’indice 0,10129, tous les membres de l’équipage quittèrent la chambre d’inertie et allèrent occuper leurs postes.

Dans la sphéroïde aplatie de la cabine de commandement, suspendue au centre de la coupole, se trouvaient uniquement Grif Rift – le commandant du vaisseau – Faï Rodis et Div Simbel. L’un après l’autre, les calculs de la variante de Shakti furent triés ; l’orientation de l’astronef se faisait par le cerveau électronique du tableau de commande. En braquant habilement et à une vitesse foudroyante les manettes, Div Simbel provoqua intentionnellement des petites variations sur la distorsion des courbes d’attraction et de rupture selon les hypothèses de Finnegan. Enfin, une faible luminescence éclaira quatre astérisques jaunes sur l’écran des totaux et la vibration de l’astronef s’apaisa. « La Flamme sombre » était sur orbite. L’ingénieur brancha le pilotage automatique et s’arrêta devant le cadran de stabilité.

Faï Rodis et Grif Rift prirent place, en silence, sur un disque posé sur le sol de la cabine qui les descendit au deuxième niveau du vaisseau. C’est là qu’en compagnie de Sol Saïn les deux astronavigants calculèrent les points d’entrée et de sortie : les deux points devaient être calculés simultanément, car l’astronef franchirait la frontière entre Tamas et l’espace-zéro juste le temps nécessaire pour effectuer des virages après l’entrée et durant la sortie. Lors de la progression dans l’espace-zéro, le temps de Shakti n’existerait pas. L’exactitude des calculs exigée pour une navigation de cette sorte dépassait l’imagination et était considérée, encore tout récemment, comme tout à fait impossible. Le premier ARD « Le Noogène » – avait pu sortir dans une région de l’espace qui n’avait été fixée qu’approximativement. Le risque d’erreur était grand et mena finalement « Le Noogène » à sa perte.

L’invention de la méthode de corrélation en cascade permit de déterminer le lieu de sortie avec une précision allant jusqu’au demi-milliard de kilomètres. Les appareils construits presque à la même époque pour « flairer » le champ d’attraction dans l’espace-zéro supprimèrent les risques de catastrophe en cas de sortie dans une étoile ou dans un autre amas dangereux de matière. C’est sur ces appareils que reposaient tous les espoirs des hardis explorateurs de Tamas. Vir Norine et Menta Kor fournirent à la machine tous les calculs établis au préalable par les instituts géants de la Terre qui permettaient de fixer concrètement le point d’annihilation de l’astronef. Ils travaillèrent sans hâte, mais sans se laisser distraire. Un délai de quarante-trois jours leur avait été imparti.

Faï Rodis fit un geste d’excuse en direction de Rift et s’éloigna lentement vers sa cabine particulière, alignée avec les autres en bordure du second pont. Sa présence n’était nécessaire nulle part. L’équipage s’était préparé pendant des mois et point n’était besoin de donner des ordres aux spécialistes à propos du travail quotidien ; ces conditions existaient depuis déjà mille ans chez les gens de la Terre. Lorsque rien ne se passait, Faï Rodis disposait de son temps d’autant que la multitude des actes dépassait infiniment ses compétences. L’épaisse porte en fibre de silicolle[6] s’ouvrit et se referma automatiquement après le passage de Faï Rodis. Celle-ci augmenta l’arrivée d’air dans la cabine et y ajouta son parfum préféré ; le parfum frais et tiède des steppes africaines chauffées par le soleil. Les murs de la cabine bourdonnaient faiblement comme si, effectivement, le vent soufflait sur la savane environnante.

Faï Rodis s’assit sur un divan bas, puis, après un instant de réflexion, se glissa sur le tapis blanc et rêche devant une table magnétique où parmi les objets fixés à sa surface, se trouvait un petit diorama enchâssé dans un cadre ovale et doré. Rodis actionna une manette presque invisible et le petit objet se transforma en une vision de l’immensité lointaine aux couleurs vives et chaudes de la nature. Au-dessus d’une plaine bleutée, s’enfonçant dans l’inconnu, volait un planeur dont la forme faisait penser à une plate-forme sans finesse, aux angles grossièrement torsadés, aux montants aigus et au sommet poussiéreux. À l’intérieur, se tenaient deux jeunes gens cramponnés à un levier. Le jeune homme avait les traits accusés. Il tenait fortement par la taille une jeune fille de type mongol, dont les tresses noires flottaient dans le vent. Une de ses mains était tournée vers le haut, mais ce n’était ni un signal, ni un geste de protestation. Une plaine sombre et poussiéreuse à la végétation pauvre s’enfonçait dans un gouffre invisible couvert d’une couche d’épais nuages jaunes. Rodis avait reçu cet objet étrange de son maître Kin Rouh qui y voyait un symbole correspondant à ses rêves. C’était en effet Kin Rouh qui avait révélé l’infernalité des temps passés et pour lui, ce diorama était lié à ces gens depuis longtemps disparus. Afin d’apprécier et de comprendre la force infinie de leurs exploits, il avait hérité des pensées et des sentiments de ces gens qui ne s’étaient pas résignés au cercle vicieux des souffrances, de la peur, des maladies et de la douleur, cycle qui enchaîna la Terre depuis les anciennes époques géologiques jusqu’au moment où l’on réussit enfin, au cours de l’ERM, à construire une véritable société évoluée, la société communiste.

Le travail de l’historien avait été très difficile, surtout lorsque les savants commencèrent à s’intéresser à l’essentiel : histoire des valeurs spirituelles, processus de réorganisation de la connaissance et structure de la noosphère (somme des connaissances, de l’art et du rêve qui forment les composantes de l’homme).

Autrefois, les véritables détenteurs de la culture constituaient une minorité négligeable. Des documents archéologiques attestent la disparition des valeurs spirituelles, à l’exception des œuvres d’art restées dans les palais. Des îlots entiers de haute culture ont plus d’une fois disparu dans les ruines et sous la poussière de milliers de siècles, interrompant la chaîne du développement historique. L’accroissement de la population terrienne et le développement de la monoculture de type européen ont conduit les historiens à passer de suppositions subjectives à l’analyse réelle des processus historiques. D’un autre côté, il devint plus difficile d’élucider la signification véritable des documents. La fausse information et le mensonge énorme devinrent les outils de la lutte politique pour le pouvoir. Toute la 5e période de l’EMD à laquelle Faï Rodis s’était consacrée, est caractérisée par l’immense accumulation d’œuvres pseudo-historiques de ce genre. Dans cette masse étaient enfouis des documents et des livres différents qui reflétaient l’exacte union des causes et de leurs effets.

Faï Rodis se rappela l’étrange sentiment de peur et de répulsion qui s’était emparé d’elle, lorsqu’elle s’était plongée dans l’étude de l’époque choisie. À force de réflexion attentive, elle s’était en quelque sorte incarnée dans l’individu moyen de ce temps-là, à l’éducation étriquée, mal informé, écrasé par les préjugés et par une foi naïve dans les miracles, foi née de l’ignorance.

À cette époque, tandis que le savant semblait sourd à toute émotion, l’artiste enrichi par l’émotion était d’une ignorance aveugle. Et entre ces extrêmes, l’homme moyen de l’EMD, abandonné à lui-même, sans éducation susceptible de le discipliner, d’une constitution fragile, perdant confiance en lui-même et dans les autres, et au bord de la dépression nerveuse, passait sa courte vie soumise à une multitude de hasards, à se démener d’une ineptie à l’autre.

Chez beaucoup de personnes, le plus terrible semblait l’absence d’un objectif clair, l’absence du désir de connaître le monde. Ils regardaient, indifférents, un avenir sombre qui ne leur promettait aucun changement et qui, inévitablement, se terminerait par la mort. La chercheuse débutante de vingt-cinq ans, se présenta au maître, la tête basse. Faï Rodis avait toujours considéré qu’elle était apte à se spécialiser dans la mono-histoire ancienne, mais elle avait peur de ses émotions. Faï Rodis aurait voulu remonter dans l’antiquité au moment où les foyers isolés des civilisations ne permettaient pas la synthèse mono-historique et semblaient beaucoup plus beaux. La pénurie des faits donnait libre cours à une réflexion éclairée par les productions de l’Ère des Mains qui se Touchent[7]. Les œuvres d’art qui avaient été conservées, recouvraient le peu qui était connu de l’auréole de l’essor spirituel.

Kin Rouh, sans dissimuler un sourire, proposa à Faï de continuer à étudier l’EMD[8] encore un an. Lorsque Faï s’aperçut que dans la vie non structurée de l’EMD s’étaient forgées les bases spirituelles et éthico-morales du monde futur, elle fut frappée et totalement captivée par le tableau de la grande lutte pour le savoir, la vérité, la justice, pour la conquête consciente de la santé et de la beauté. Pour la première fois, elle comprit la brusquerie apparemment énigmatique du revirement de la marche de l’histoire au seuil de l’ERM[9], lorsque l’humanité torturée par l’existence d’une guerre frisant l’extermination totale, brisée par les discordes nationales et linguistiques, la lutte des classes et ayant épuisé les ressources naturelles de la planète accomplit l’union mondiale socialiste. Maintenant, des siècles plus tard, ce gigantesque pas en avant, donnait l’impression d’un bond inattendu. La recherche des racines du futur, de l’admirable certitude en l’existence d’un être humain beau et éclairé, avait été pour Faï Rodis la grande affaire de sa vie. Et, alors que quinze années s’étaient écoulées, qu’âgée de quarante ans elle atteignait l’âge mûr, cette recherche l’avait conduite à diriger une expédition hors du commun, dans un monde horriblement éloigné, semblable à celui existant sur Terre à la fin de l’EMD : monde capitaliste oligarchique et étatique stoppé par on ne sait quel procédé dans un développement général considéré comme historiquement irréversible. S’il en était ainsi, alors on tomberait là-bas sur une société dangereuse, empoisonnée par des idées fausses, sur une société qui n’attachait aucun prix à l’homme, pourrait le condamner à mort sans hésiter, que ce soit au nom du gouvernement, de l’argent, du processus de production ou enfin d’une guerre faite sous n’importe quel prétexte.

Elle allait se trouver face à face avec ce monde et, non pas en tant que chercheuse impassible dont le rôle est de regarder, d’étudier et de fournir l’ensemble des matériaux à sa planète natale. On l’avait choisie, non pas à cause de ses résultats scientifiques peu importants, mais en tant qu’ambassadrice de la Terre, en tant que femme de l’ERM, susceptible grâce à la profondeur de ses sentiments, à son tact et à sa tendresse, de rendre aux descendants de sa planète natale, la joie de la vie lumineuse du monde communiste.

Faï Rodis d’un geste détaché éteignit le diorama.

Emporter avec soi une partie du rêve du maître, qu’était-ce sinon un certain écho au trouble antérieur ressenti lors de la découverte de l’EMD ? Maintenant, en ce moment précis, où l’astronef filait à toute allure vers un destin inconnu, elle considérait la jeune fille en train de voler comme une amie. Celle-ci était sur le qui-vive, sa main fine levée en guise de signal avant la descente dans le gouffre. Rodis également allait se trouver bientôt confrontée au monde de Tormans, si mortellement dangereux pour tout étranger, et ses compagnons attendraient qu’elle fasse le signal décisif.

Faï Rodis déplaça une manette sous l’oreiller du divan et une partie de la cloison de la cabine se transforma en miroir. Pendant une minute, elle étudia son visage, cherchant une ressemblance avec la tension tragique du visage de la jeune fille. Cependant, même si les émotions étaient très proches, le visage régulier et ferme de la femme mûre de l’EMT, dont l’ossature solide était modelée de façon idéale et perçait sous les muscles apparents et la peau irréprochable, était très différent de celui de la jeune fille de l’EMD à l’expression semi-enfantine.

Le pressentiment de l’épreuve, l’angoisse quant au succès de l’expédition avaient accru le sérieux des yeux verts de Faï Rodis et accusaient plus fortement la fermeté de sa bouche.

Faï Rodis écarquilla les yeux et leva la main – du geste de la jeune fille volant sur la plate-forme – mais ce que le miroir lui renvoya était drôle et pathétique. Avec un bref sourire, Rodis rangea le miroir, ôta sa robe et s’allongea sur le divan, laissant son corps se détendre, fixant du regard le globe bleuté brillant légèrement au-dessus de sa tête. Elle resta immobile trois heures environ, tant qu’un point jaune continua de brûler et que se poursuivit un faible bruit dans le système de cercles concentriques du plafond. Faï Rodis exécuta quelques mouvements de gymnastique. Quelques minutes s’écoulèrent encore, puis, apparut devant le miroir une autre femme d’aspect plus sévère et plus austère, moulée dans un vêtement souple d’astronaute, à la coiffure courte et ajustée. Un lourd bracelet émetteur de signaux était à sa main gauche. Elle sortit de sa cabine.

Les membres de l’équipage étaient déjà réunis dans le local circulaire situé dans l’axe central du vaisseau, sous la sphéroïde de pilotage et les calculatrices. Les cadrans des appareils de double pilotage s’animèrent et, aussitôt, Menta Kor et Div Simbel se glissèrent dans la salle par une trappe du plafond. La corde en si bémol des PLE[10] chantonnait doucement, indiquant que le travail des surveillants des liaisons électroniques était normal. L’astronef n’exigeait plus d’attention et poursuivait la route donnée en direction de la zone galactique.

Le silence expectatif imposa à Faï Rodis d’aller directement au plus difficile : séparer l’équipage en deux groupes, ceux qui allaient atterrir et ceux qui resteraient aux commandes de l’appareil. Elle commença par projeter les vues prises par l’expédition de Céphée et transmises par l’Anneau. Par la voie habituelle, elles n’auraient dû atteindre la Terre que dans deux mille cinq cents ans, mais l’ARD quittant la planète dans la région de la constellation du Dragon était allé dans notre partie de la Galaxie et avait envoyé ses informations dans le 26e segment du Grand Anneau.

L’expédition de Céphée n’avait survolé la planète Tormans que deux fois et, n’ayant pas reçu l’autorisation d’atterrir, s’était éloignée, après avoir filmé la planète et ses habitants en interceptant des émissions de télévision.

Le soleil rouge de Tormans – une étoile ordinaire pour l’observateur terrestre – se trouvait dans la Constellation du Lynx, région sombre et pauvre en étoiles, des hauteurs élevées de la Galaxie.

Il n’était venu à l’esprit de personne que des habitants de la Terre aient pu s’installer dans cette étendue profonde. Mais les images transmises par l’Anneau ne laissaient aucun doute il s’agissait de gens tout à fait semblables aux Terriens.

Il était difficile de juger de la couleur de leur peau ; apparemment, elle ne se différenciait pas de celle des Terriens les plus bruns. Leurs yeux étroits et allongés semblaient d’un noir impénétrable, les sourcils obliques tournés vers la racine du nez ajoutaient une expression légèrement tragique à leurs visages. Les anthropologues retrouvèrent dans le profil des habitants de Tormans des traits mongoloïdes aplatis, mais la petite taille et la constitution fragile et la plupart du temps anormale faisaient aussi penser aux gens de la fin de l’EMD et du début de l’ERM.

La surface de la planète, filmée au cours d’une éclaircie de la couverture nuageuse ne ressemblait pas à la Terre. On pouvait plutôt la comparer à la planète du Soleil Vert. L’indice de la sonde lumineuse indiqua au regard exercé des planétographes que les mers de Tormans étaient peu profondes par rapport aux océans de la Terre. L’atmosphère de Tormans avait, apparemment, la même densité que celle de la Terre. Un soleil pourpre éclairait la planète qui accomplissait ses révolutions « couchée » son axe coïncidait avec la ligne de l’orbite et une convection uniforme se diffusait sur sa surface.

— Si la végétation et, par conséquent, la composition de l’atmosphère sont, ici, semblables aux nôtres, s’il n’y a ici aucun organisme porteur de maladie particulière, alors, on peut vivre aisément sur cette planète, dit Tor Lik en brisant le silence. Ici, on doit ressentir les brusques changements de climat, la surabondance des radiations, les tremblements de terre, les ouragans et autres cataclysmes naturels dont nous avons depuis longtemps atténué les effets chez nous.

— Il semble que vous ayez raison, confirma Grif Rift. Mais pourquoi alors Tormans ? Se peut-il que l’état de la planète ne soit pas si mauvais et que le maître de Faï Rodis ait ressuscité un mythe du passé ? On dit qu’il a donné un nom trop audacieux à la planète se basant seulement sur des données préliminaires. Les profils démographiques orbitaux de l’expédition de Céphée ont indiqué un chiffre de population de l’ordre de quinze milliards. La circulation de la masse aqueuse et le caractère du relief témoignent de l’impossibilité pour un nombre aussi élevé de personnes de prospérer biologiquement. On peut éviter la famine si on fait sur la planète – ou si on a emprunté à l’Anneau – les découvertes scientifiques permettant la production de nourriture synthétique en négligeant les organismes intermédiaires. Ils ne communiquent pas avec le Grand Anneau, mais le refus d’accueillir un astronef étranger sur leur planète prouve l’existence d’une puissance fermée et centralisée qui ne souhaite pas l’apparition d’hommes venus du Cosmos. Par conséquent, cette puissance a peur des connaissances élevées des arrivants qui soulignent le bas niveau de son développement et ne se soucie pas de l’organisation socio-scientifique de la société qui devrait être la sienne. Cela signifie qu’une structure oligarchique empêche quiconque d’utiliser des émetteurs puissants, même dans des cas exceptionnels.

— Dans ce cas, la répression des intérêts individuels existe sur cette planète, puisque des milliers de personnes auraient répondu à un événement tel que l’arrivée de l’astronef, dit Faï Rodis, or, on sait d’après l’histoire de la planète qu’à un tel système correspondent toujours une insuffisance dans le domaine scientifique et une régression dans le domaine technique.

— Kin Rouh a raison ! s’écria Tchedi Daan. Une population énorme sans progrès rapides épuise rapidement les ressources de la planète, détériore le niveau de vie, ce qui affaiblit encore plus le progrès, en un mot, l’anneau se referme.

— Ce sont par des paroles semblables que mon maître a justifié son appellation de la planète, car les tourments que les gens ont à subir sont inévitables dans de telles conditions d’infernalité, affirma Faï Rodis.

— Entendez-vous par là la formule ancienne ou la nouvelle analyse faite par Kin Rouh ?

— Les deux à la fois. C’est un homme à la fois philosophe et savant de l’EMD qui a avancé la théorie et lui a donné ce nom.

— Je sais, répondit Tchedi Daan, il s’agit de Erf Rom qui a vécu dans la 5e période.

— Nous discuterons de sa théorie plus tard. Comme c’était un contemporain de Tormans, nous pourrons étudier sa vie, dit Faï Rodis. Mais maintenant, séparons-nous en deux groupes. Chacun se préparera aux divers actes de civilisation qui attendent aussi bien ceux qui vont rester à bord pour protéger « La Flamme sombre » que ceux qui fouleront le sol interdit de la planète.

— Mais s’ils refusent à nouveau ? demanda Div Simbel.

— J’ai imaginé un subterfuge qui nous ouvrira l’accès de la planète, répondit Faï Rodis.

— Qui emmènerez-vous avec vous ? interrogea Sol Saïn.

— En dehors des trois spécialistes de l’expédition – Tchedi, Tivissa et moi-même – il nous faut à tout prix un médecin, un technicien et un calculateur de classe supérieure possédant les méthodes stochastiques, Ghen Atal viendra en qualité de technicien, Neïa Holly le remplacera au poste de protection blindée du vaisseau, l’ingénieur en calcul sera le premier astronavigateur Vir Norine, quant au médecin, nous n’en avons qu’un seul.

— Merci, Faï, dit Evisa en lui envoyant un baiser.

Vir Norine acquiesça de la tête, radieux, sans quitter Faï Rodis du regard, une légère rougeur envahit ses joues pâlies par le travail et la tension de ces derniers mois passés dans les locaux étroits du vaisseau.

Ghen Atal serra fortement ses lèvres fines et une profonde ride verticale apparut entre ses sourcils.

— Pourquoi pas moi ? s’écria Olla Dez mécontente. Je me suis préparée à l’atterrissage et je suis en pleine forme. Je pensais que je pourrais aussi jouer le double rôle de chercheuse et de démonstratrice : montrer aux Tormansiens les danses plastiques.

— Vous les leur montrerez, Olla, cela ne fait aucun doute, rétorqua Faï Rodis, mais sur l’écran de notre vaisseau. Vous êtes utile ici pour les liaisons avec les robots personnels et les prises de vue à distance. D’ailleurs, si tout se passe bien, chacun de nous sera l’hôte de Tormans.

— Mais pour l’instant, il faut s’attendre au pire, grimaça Olla Dez.

— À quelque chose de terrible, mais pas au pire, dit Faï Rodis.

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