Chapitre IV L’ÉCHO DE L’INFERNO

La masse de « La Flamme sombre » se rapprochait de la surface de la planète. La vitesse s’accrut et l’air, rare à des centaines de kilomètres d’altitude, se mit à mugir d’une façon assourdissante contre les parois indestructibles du vaisseau, protection efficace contre toute surchauffe et toute radiation. Les sonosondes de Tormans enregistrèrent ce son d’une intensité monstrueuse. Apparemment, les appareils, même ici, savaient enregistrer la chronique sonore du ciel. Les amplificateurs transmirent ce hurlement monocorde et aigu – on aurait dit un signal d’alarme – jusqu’aux bureaux des savants, aux hautes tours des Gardiens du Ciel et aux vastes appartements des dirigeants. Ce hurlement annonçait l’approche du visiteur indésiré, à la fois terrifiant et attirant.

Les techniciens de l’astronef travaillèrent sans relâche, calculant les programmes dont ils alimentèrent les fusées « gratteuses » aux mufles hébétés et à trois yeux. Bientôt, plusieurs tubes en spirale recouverts d’une housse pisciforme de 5 cm de long furent lancés du vaisseau. Décrivant de larges paraboles, ils touchèrent la surface de la planète dans des lieux fixés à l’avance. L’un de ces tubes gratta les vagues de l’océan, un autre s’enfonça dans les profondeurs de l’eau, un troisième troua la surface d’un fleuve, les autres se répandirent dans les champs, les zones vertes, aux points autorisés par les Tormansiens. Puis, les fusées remontèrent vers l’astronef et se collèrent au bord de « La Flamme sombre », procurant à ses laboratoires les échantillons biologiques de l’eau, de la terre et de l’air de la planète étrangère.

Trois jours et trois nuits durant, Neïa Holly, Evisa Tanet et Tivissa Henako restèrent éveillées. Accompagnées par le chant mélancolique de l’ultracentrifugeuse, elles ne quittèrent pas les microscopes protoniques et les thermostats et étudièrent les séries innombrables de cultures bactériologiques et virales. Des comparateurs analytiques comparèrent les toxines des microbes nocifs de la Terre à celles de Tormans et tracèrent de longues formules de réactions immunologiques, afin de neutraliser les principes pathogènes jusqu’alors inconnus. Ceux qui avaient été désignés pour l’atterrissage comme ceux qui restaient sur le vaisseau reçurent une immunisation progressive. Les membres de l’équipage eurent la respiration difficile, le visage cramoisi et les yeux brillants de fièvre. Tor Lik et Menta Kor durent même subir un sommeil hypnotique, car la réaction vigoureuse de leur organisme exigea la suppression de toute activité.

Cela n’empêcha pas Evisa Tanet de déclarer au bout de quelques jours, que les résultats n’étaient pas satisfaisants et qu’elle ne pouvait garantir une protection pleinement efficace.

— Quel délai faut-il pour parvenir à une efficacité totale ?

Un peu gênée, Evisa réfléchit…

— On a découvert deux virus pathogènes inhabituels que seuls peuvent contracter des gens vivant dans des conditions d’entassement excessif, ce qui n’est pas le cas actuellement sur Tormans, d’après ce que nous avons pu observer.

— C’est une confirmation indirecte de l’ancienne surpopulation de la planète, dit Faï Rodis. En attendant, nous devons atterrir le plus tôt possible sur Tormans.

— La réorganisation indispensable de nos réactions défensives n’aura lieu que dans deux mois, déclara Evisa Tanet, sur un ton tel, qu’on aurait dit que l’impossibilité d’une immunisation plus rapide lui était imputable.

Faï Rodis lui sourit.

— Que faire ! On aurait aimé être des hôtes à part entière de la nouvelle Terre, mais cela ne réussit pratiquement jamais. Il y a toujours des circonstances urgentes qui ne permettent pas d’attendre. On a beaucoup parlé du sentiment inoubliable qui naît lors de la rencontre avec une planète nouvelle totalement inoffensive. On sort du vaisseau dans un air très pur, sous un soleil neuf et on court, comme un enfant, sur un sol vierge et tendre. On éprouve le désir violent de rejeter ses vêtements et de s’enfoncer de tout son être dans la fraîcheur d’un monde à la pureté de cristal, de fouler de ses pieds l’herbe tendre, de sentir sa peau nue effleurée par le vent et le soleil qui lui transmettent toutes les nuances de la respiration changeante de la nature. Parmi les centaines de milliers de voyageurs qui sont allés dans des autres mondes, seul un petit nombre d’entre eux a eu la chance d’éprouver cette sensation.

— Est-ce à dire qu’il faut des scaphandres ? demanda Neïa Holly.

— Oui ! C’est très ennuyeux, mais nous les enlèverons plus tard, lorsque nous serons immunisés. Nous ne porterons pas de casque, mais uniquement des biofiltres. Ce n’est déjà pas mal. Ainsi, nous serons prêts dans trois ou quatre jours.

— Peut-être, est-ce mieux, dit Neïa Holly. L’analyse de l’eau de Tormans montre quelques différences de structures par rapport à celle de la Terre. Les premiers temps, tout le monde sera plus faible jusqu’à l’accoutumance à la nouvelle eau.

— L’eau est-elle si importante ? demanda Faï Rodis. Excusez-moi, mais j’en sais si peu. Si l’eau est pure et sans produits nuisibles ?

Evisa sourit :

— Pardonnons à une historienne une erreur très ancienne. Nos ancêtres ont longtemps considéré l’eau comme tout simplement de l’eau, c’est-à-dire comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, qu’ils ne savaient absolument pas analyser. Il semble que l’eau ait une structure physico-chimique complexe et soit composée de plusieurs éléments. Des milliers d’espèces d’eau – bienfaisante, nuisible, neutre, même si une simple analyse montre une eau unique et parfaitement pure – se rencontrent dans les sources, les ruisseaux et les lacs de la Terre. Tormans est une autre planète et le cycle général de son eau, de l’érosion et de la saturation minérale, a un caractère différent. Nous avons découvert que cette eau peut, généralement, avoir pour conséquence un certain affaiblissement de notre système nerveux. Les comprimés IGN 102 remédieront à cela. Seulement, n’oubliez pas d’en mettre dans tous les liquides destinés à la nourriture ou à la boisson.

Grif Rift qui était resté silencieux jusqu’alors intervint.

— Donc, les scaphandres n’auront pour nous qu’un seul avantage…

— En cas de danger ?

Evisa inclina la tête, rencontrant le regard oblique de Tchedi Daan.

— Supposition exacte. Le scaphandre est à l’épreuve du couteau, des balles et du rayon de pyrite, confirma Rift.

— Mais sans casque, la tête – partie la plus précieuse du corps – n’est pas à l’abri, remarqua Faï Rodis gaiement.

Tchedi Daan, étonnée par le ton enjoué de Faï Rodis, la regarda fixement. En effet, jusque-là réservée et même sévère, le chef de l’expédition semblait, à la veille de l’expérience, tout à fait différente.

— Mais, que fait-on du plan de Tchedi ? interrogea Ghen Atal.

— On le réalisera plus tard, après la période d’acclimatation, répondit Faï Rodis.

Tchedi se contenta de serrer plus étroitement les lèvres et se tourna vers la grande carte de Tormans étalée au-dessus de l’entrée, dans la salle circulaire.

— Tchedi, s’écria Evisa Tanet, je viens juste de penser à votre réaction lors de la comédie jouée par Faï Rodis et Olla Dez. Ne croyez-vous pas que votre décision de vous mêler au peuple de Ian-Iah, en vous faisant passer pour une jeune fille de Tormans, contient elle aussi un élément de tromperie ? Jeter un regard étranger sur ce qui vous est présenté à vous, considérée comme une véritable tormansienne ? N’est-ce pas de l’espionnage ?

— Euh… oui… non, je m’étais représentée cela sous un autre aspect. Être simplement plus près des gens, en vivant la même vie, en endurant les mêmes joies et peines, les mêmes malheurs et les mêmes dangers qu’eux !

— Mais, en pouvant, à n’importe quel moment, retourner chez les vôtres ? En jouissant de la puissance de l’homme de l’EMT ? Et du bonheur de retourner dans le monde merveilleux de la Terre ? attaqua Evisa.

Selon sa vieille habitude, Tchedi regarda Faï Rodis afin d’apprécier la réaction de son idéal, mais les yeux verts de Rodis la fixaient imperturbables et graves.

— Il y a ambiguïté, commença Tchedi, mais je pensais à quelque chose de plus important.

— Pour qui ?

Comme toute scientifique, Evisa était sans indulgence.

— Pour nous. Cela ne leur causera aucun tort, dit Tchedi en montrant la carte de Tormans. Car nous faisons cela pour ne pas commettre d’erreur, pour savoir comment et en quoi les aider.

— Il faut d’abord savoir s’ils le veulent ! dit Grif Rift. Ils peuvent refuser…

Une flamme rouge aveuglante jaillit dans la lucarne de surveillance directe. L’astronef fut secoué. En une seconde, Ghen Atal s’était précipité dans l’ascenseur, tandis que Grif Rift et Div Simbel s’élançaient vers les commandes mises sur pilotage automatique.

Une seconde explosion, une seconde secousse légère de « La Flamme sombre ». Les réacteurs acoustiques branchés firent entendre un bruit effroyable qui couvrit le hurlement monocorde de la traversée de l’atmosphère.

Les autres coururent au tableau d’avarie et s’arrêtèrent devant les appareils, sans bien se rendre compte de ce qui se passait. L’astronef continua sa course à travers les ténèbres de la partie nocturne de la planète. Il ne restait pas plus d’une demi-heure avant la phase ultime. Les clochettes argentées du signal « pas de danger » se firent entendre. Rift et Simbel sortirent de la cabine de pilotage, et Ghen Atal du poste de protection blindée.

— Que s’est-il passé ? Une attaque ? demanda Faï Rodis en allant à leur rencontre.

— Sûrement, grommela Grif Rift. On a sans doute lancé des fusées. Prévoyant cette éventualité, Ghen Atal et moi avions branché le champ réflecteur extérieur, malgré le bruit effroyable qu’il fait dans l’atmosphère. L’astronef n’a pas subi la moindre avarie. Quelle va être notre riposte ?

— Il n’y en aura pas ! répondit Faï Rodis avec fermeté. Agissons comme si nous n’avions rien remarqué. Ils savent d’après les explosions qu’ils ont atteint leur cible deux fois, aussi seront-ils convaincus de l’invulnérabilité de notre vaisseau. Je suis persuadée qu’il n’y aura pas d’autre tentative.

— Je le crois aussi, acquiesça Grif Rift, mais nous allons laisser le champ branché ; mieux vaut qu’il fasse du bruit plutôt que de tout risquer en cas d’attaque déloyale.

— Je suis tout à fait pour le scaphandre maintenant, dit Evisa.

— Et pour les casques NP, rappela Rift.

— Les casques sont inutiles, remarqua Faï Rodis, car à ce moment-là, nous n’aurons plus aucun contact avec les habitants de la planète et notre mission sera sans grand intérêt. Il nous faut prendre ce risque.

— Je doute que les casques soient une protection sûre, dit Evisa en haussant ses épaules qu’elle avait magnifiques.

Les attaques contre l’astronef ne se répétèrent pas. « La Flamme sombre » se plaça sur une orbite élevée et coupa les moteurs. On se prépara à l’atterrissage sans perdre une minute. Les sept « parachutistes » eurent le nez, la bouche et les oreilles protégés par des filtres biologiques fixés avec le plus grand soin. Des robots-compagnons personnels, les SVP, furent branchés sur l’influx nerveux de chacun d’eux. L’appellation de SVP provenait des initiales des mots latins : « Soutien, Valet, Porteur » et déterminait les attributions de ces machines. Comme toujours, les scaphandres exigèrent davantage de soins. Ils avaient été fabriqués dans un institut spécialisé et étaient faits de couches extrêmement fines de métal reconstitué moléculairement qui isolait sans irriter la peau. Sa solidité incroyable – même pour des techniques d’un passé encore récent – et sa thermo-imperméabilité n’empêchaient pas le scaphandre d’être d’une épaisseur qui se mesurait en fractions de millimètres. Il moulait étroitement le corps et ne se distinguait pas extérieurement d’une tenue de sport très fine à grand col. Une telle tenue vous faisait ressembler à une statue métallique, mais à une statue souple, vivante, chaude.

En choisissant la couleur des scaphandres, Olla Dez s’était efforcée de donner le plus d’effet possible à l’aspect de chacun, et particulièrement à celui des femmes.

Faï Rodis choisit avec assurance un scaphandre métallique noir à reflets bleus – couleur aile de corbeau – qui s’accordait parfaitement à ses cheveux noirs, aux traits fermes de son visage et à ses yeux verts. Evisa en demanda un d’un vert argenté, comme une feuille de saule. Elle décida de ne changer ni la nuance auburn de ses cheveux, ni celle de ses yeux de chat topaze. Une ceinture noire et une parementure de même couleur autour du col firent ressortir encore plus vivement la flamme de son épaisse chevelure.

Tchedi Daan choisit un scaphandre bleu cendré ayant le reflet profond du ciel de la Terre et des parements argentés ; quant à Tivissa, sans hésiter, elle en prit un grenat foncé garni d’une ceinture rose qui s’harmonisait avec sa peau bistre et ses yeux noisette foncé.

Les hommes auraient voulu porter des scaphandres d’un gris uni, mais cédant aux instances des femmes, ils choisirent de beaux mélanges de couleurs pour leurs cuirasses métalliques.

L’air pensif, Faï Rodis examina les visages de ses compagnons. Ils semblaient pâles par rapport aux habitants hâlés de la planète Ian-Iah et elle leur conseilla de prendre des pilules à bronzer.

— Devons-nous aussi changer la couleur de nos yeux et les rendre d’un noir impénétrable, comme ceux des Tormansiens ? demanda Evisa.

— Et puis quoi encore ? Ils n’ont qu’à rester comme ils sont. Rendons-les seulement un peu plus brillants. Est-ce possible, Evisa ? Il y a quelques années les yeux « brillants comme des étoiles » étaient à la mode.

— À la condition de disposer de quatre jours pour une série de stimulations chimiques !

— Vous les aurez. Faites-nous à tous des yeux lumineux qui fassent penser aux étoiles et que les Terriens se distinguent ainsi de loin au milieu de n’importe quelle foule !

— Quelle était la couleur préférée de nos lointains ancêtres à l’époque où l’on ne savait pas encore changer à volonté la couleur des yeux ? demanda Olla Dez. Faï connait les goûts de l’EMD.

— S’il s’agit des goûts de cette époque, disons que c’était très variable, vague et arbitraire. À cette époque, pour on ne sait quelle raison, on s’intéressait surtout à la beauté de la femme. Les œuvres littéraires, les photos, les films énumèrent les qualités de la femme et ne parlent pratiquement pas des hommes.

— Nos sœurs lointaines étaient-elles si honteusement futiles ? s’indigna Olla. Voilà l’héritage de millénaires de patriarcat guerrier !

— Qui comprend un grand nombre de ces chefs qui vous intéressent tant, dit Rodis en souriant, mais revenons aux yeux. À la première place, il y avait les miens, des yeux d’un vert pur, ce qui est parfaitement naturel, d’après les lois biologiques de santé et de force.

— Qui vient en second ?

— Tchedi. Bleus ou violets, avec une nuance brillante. Plus loin, par ordre décroissant, il y avait les yeux gris, puis noisette et bleu clair. Les yeux topaze comme ceux d’Evisa étaient très rares, et donc, très appréciés, de même que les yeux dorés, comme ceux d’Olla, mais on les considérait comme de mauvais augure à cause de leur ressemblance avec ceux des rapaces : chats, tigres, aigles.

— Et quel était le critère pour les hommes ? demanda Evisa.

— Les yeux verts n’existaient pas, du moins à en juger par la littérature, les yeux bleus non plus, dit Rodis en haussant les épaules. Les yeux étaient le plus souvent gris comme l’acier ou bleu clair comme la glace, signe de natures viriles et volontaires, d’hommes véritables qui savent se faire obéir, toujours prêts à faire usage de leurs poings ou de leurs armes.

— Nous devrions alors avoir peur de Grif Rift et de Vir Norine, se moqua Evisa.

— Si Grif Rift est, effectivement, commandant, Vir Norine, lui, est un peu trop délicat, même pour un homme de l’ERM, rétorqua Olla Dez.

— Tout ça c’est bien beau, mais il faut que nous mettions ce métal, soupira Evisa Tanet, et que nous nous privions pour longtemps de la sensation de notre propre peau. Elle passa la paume de sa main sur son épaule et son bras nu du geste éternel de celui qui, depuis l’enfance a toujours pris soin de son corps.

— Nous allons commencer. Qui va nous aider, vous, Olla et Neïa ?

— On ne peut rien faire sans Neïa, répondit Olla Dez.

— Alors, appelez-la.

Faï Rodis franchit la première le seuil qui mène à la chambre de contrôle biologique.

L’opération-habillage fut longue et pénible. Un certain temps s’écoula avant que les sept ne soient réunis dans la salle ronde. Tchedi Daan, qui mettait un scaphandre pour la première fois, dut s’habituer progressivement à la sensation de deuxième peau. Elle ne put détacher ses yeux de Faï Rodis. Celle-ci, revêtue de sa cuirasse noire, qui atténuait la pâleur de son visage et la transparence de ses yeux verts, semblait l’incarnation même de la beauté féminine.

Chacun fixa à sa ceinture une petite boîte ovale destinée à détruire les produits du métabolisme. Les barres des vidéo-enregistreurs et les miroirs triangulaires de vision circulaire scintillèrent sur leurs épaules. Chacun mit à sa main droite un second bracelet-signal pour les liaisons avec le vaisseau par le canal du robot-personnel, tandis que, dans la cavité interclaviculaire, on logea un cylindre d’insufflation d’air.

De temps en temps, une onde légère passait entre leur corps et le scaphandre – des épaules aux pieds – et leur donnait la sensation agréable de massage léger. L’air sortait par des soupapes fixées aux talons, et, vu de côté, on aurait dit que des muscles puissants roulaient dans un corps métallique.

Faï Rodis examina ses camarades si étrangement lointains et inaccessibles sous le froid éclat du métal moulant…

Grif Rift qui était derrière elle demanda :

— Et vous comptez vous présenter dans cette tenue aux Tormansiens ?

Rodis prit soudain conscience de ce qui la tourmentait.

— En aucun cas, dit-elle en se tournant vers Rift. Nous, les femmes, nous porterons les jupes courtes habituelles de la zone tropicale et une pèlerine par-dessus.

— Peut-être vaudrait-il mieux des chemises comme celles des Tormansiennes ? demanda Tivissa, gênée par l’ouverture extérieure du scaphandre.

— Essayons, ce sera peut-être plus confortable, approuva Rodis.

— Je suis favorable au costume tropical pour les hommes, dit Vir Norine.

— Les shorts iront, mais une chemise sans manche attirera l’attention sur les bras « métalliques », fit remarquer Grif Rift. Les chemises des Tormansiennes conviennent aussi aux hommes.

— Il est étrange, observa Olla Dez, qu’à Tormans, les gens s’enveloppent de vêtements à la maison et dans la rue, alors que sur scène, dans les vastes salles de spectacles publics ou aux émissions télévisées, ils sont à peine vêtus.

— C’est là une contradiction ridicule, une parmi les nombreuses que nous aurons à résoudre, dit Rodis.

— C’est peut-être pour cette raison que de tels spectacles leur plaisent, parce que, généralement, les Tormansiens sont vêtus des pieds à la tête, devina Tchedi.

— Cette explication simple et vraisemblable est sans doute erronée ; à en juger d’après les lois psychologiques, c’est beaucoup plus complexe, dit Rodis mettant fin à la discussion.

Après une première séance de stimulation magnétique effectuée par Evisa, les « parachutistes » se séparèrent. Leur cuirasse leur causait un sentiment inhabituel de gêne et d’isolement ; mais ils devaient s’y habituer pendant les jours précédant l’atterrissage. En fait, la très fine pellicule métallique ne gênait absolument pas leurs mouvements, mais dressait un mur invisible entre eux et ceux qui restaient à bord. Apparemment, rien n’avait changé ; cependant, il n’y avait déjà plus de « nous » unanimes lors des décisions immédiates, mais « eux » et « nous ».

Lorsque l’astronef signala que tout était prêt, l’observatoire principal des Gardiens du Ciel répondit en indiquant le lieu d’atterrissage. « La Flamme sombre » devait atterrir sur un vaste promontoire en pente douce, situé sur la rive sud de la mer équatoriale, approximativement à 300 km de la capitale. Les agrandissements photographiques de cet emplacement montrèrent une bande de terre désolée, couverte d’une haute broussaille sombre, qui descendait vers la mer d’un gris vert. La région et la mer semblaient désertes, ce qui sembla dangereux à ceux qui restaient sur l’astronef.

— Il fallait absolument un emplacement désert pour atterrir. Nous en avions avisé le Conseil des Quatre, rappela Grif Rift à ses camarades.

— Ils auraient pu choisir un endroit plus proche de la ville, dit Olla Dez. De toute façon, ils n’autoriseront personne à venir.

— Vous oubliez, Olla, dit Rodis avec mélancolie, qu’il aurait été difficile de retenir les curieux ; tandis qu’ici, ils vont poster des gardes tout autour, et aucun homme de Tormans ne s’approchera de notre vaisseau.

— Ils s’en approcheront ! Je vais m’en occuper ! coupa Grif Rift avec une chaleur inattendue. Je vais tailler un buisson dissimulant un passage, qui pourra être ouvert sur un simple mot de passe. Je transmettrai à Faï par vidéo-rayon l’emplacement de ce passage. Ainsi, vous pourrez nous envoyer des invités, ceux qui sont désirés, naturellement.

— Il y en aura aussi qui ne le seront pas, remarqua Rodis.

— Je n’en doute pas. Neïa fera intervenir Atal et nous repousserons ensemble toute tentative. Il faut être sur le qui-vive. Après leur échec, ils vont essayer autre chose.

— Pas avant d’être convaincus que le second astronef, dont j’ai parlé, n’arrivera pas. Jusque-là, vous serez en sécurité, environ pendant deux ou trois mois, peut-être plus. Il en sera de même pour nous, ajouta Rodis plus doucement.

Grif Rift posa sa main sur l’épaule revêtue du chaud métal noir et regarda les yeux tristes et courageux.

— Vous fixerez vous-même la date de votre retour sur le vaisseau. Mieux vaut l’avancer que la retarder.

— Je comprends votre anxiété, Rift…

— Supposez que vous vous heurtiez à un épais mur d’incompréhension, impossible à transpercer. Rester plus longtemps, serait-il justifié ? Le risque est trop grand.

— Je ne peux croire que ceux de Tormans rejettent le savoir de la Terre, car c’est la porte qui donne sur un futur infini et clair. Ce savoir changerait leur vie qui est brève, douloureuse et, je le crains, obscure, dit Rodis.

— Le sentiment de victime nécessaire est ce qu’il y a de plus archaïque chez l’homme, sentiment qui s’est transmis à travers toutes les religions dans l’histoire des sociétés anciennes : vouloir se rendre propice une force invisible, attendrir une divinité, accorder l’éternité à un destin fragile. Depuis les gens poignardés sur des autels pour un combat ou une chasse favorable pour la moisson ou les fondations d’une construction ; depuis les hécatombes colossales faites par des chefs, des pharaons, des tsars jusqu’aux meurtres inimaginables commis au nom d’idées politiques délirantes ou de désaccords nationaux. Mais nous, qui avons appris la mesure et créé les grandes structures protectrices de la société, afin de supprimer le chagrin et les victimes, avons-nous vraiment abandonné ce trait ancien de mentalité ?

Faï Rodis passa tendrement ses doigts dans les cheveux de Grif.

— Si nous faisons irruption dans la vie de Tormans en appliquant les vieilles méthodes du conflit des forces, si nous nous abaissons au niveau de leurs représentations de la vie et du rêve… Rodis se tut.

— Nous acceptons par là-même la notion de victime nécessaire, c’est ça ?

— C’est ça, Rift…

Rodis était à peine entrée dans sa cabine que son bracelet-signal s’alluma. Tchedi Daan, qui depuis quelque temps évitait de se trouver seule à seule avec elle, demandait la permission d’entrer.

— Je suis tout à fait stupide, déclara Tchedi, à peine le seuil franchi, je sais si peu de choses de la grande complexité de la vie…

Faï Rodis serra doucement les mains brûlantes de la jeune fille dont les poignets étaient resserrés dans les anneaux argentés du scaphandre. Faï admira le visage de Tchedi, encadré de cheveux châtain cendré, qui commençait à bronzer.

— Il ne faut pas s’accuser, Tchedi. L’essentiel, partout et toujours, est de ne pas accomplir d’action dictée par une opinion erronée. Qui ne s’est enferré dans des contradictions apparemment insolubles ? Même les dieux des vieilles croyances y étaient exposés. La nature seule possède une cruauté illimitée qui lui permet de résoudre les contradictions en procédant à une expérimentation aveugle faite au nom de tout ce qui vit !

Elles s’assirent sur le divan. Tchedi regarda Rodis d’un air interrogateur.

— Parlez-moi de la théorie de l’inferno, demanda-t-elle après quelques hésitations, et elle s’empressa d’ajouter : il est très important pour moi de savoir.

Pensive, Rodis se mit à arpenter la cabine ; s’arrêtant devant les casiers d’une microbibliothèque, elle passa ses doigts sur le plastique vert des appellations codées.

— La théorie de l’infernalité, comme on disait autrefois. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une théorie, mais d’un code d’observations statistiques effectuées sur notre Terre à propos des lois spontanées de la vie dans la société humaine particulièrement. Inferno vient du mot latin « inférieur, souterrain » et signifie enfer. Le merveilleux poème de Dante, qui est parvenu jusqu’à nous, et qui, au départ, était seulement une satire politique, décrit les différents cercles de l’inferno, dont il fait un sombre tableau. Il a expliqué l’essence terrible – essence que les occultistes étaient autrefois les seuls à connaître – du terme « inferno », de sa situation sans issue. L’inscription sur les portes de l’enfer « Vous qui entrez, laissez toute espérance » reflétait la caractéristique essentielle de la Maison des Tourments imaginée par les gens. Ce pressentiment intuitif des dessous véritables du développement historique de la société humaine – dans l’évolution de la vie sur la Terre comme sur le chemin terrifiant du chagrin et de la mort – a été mesuré et calculé, lors de l’apparition des machines électroniques. La fameuse sélection naturelle apparut comme l’expression la plus vive de l’infernalité et comme la méthode permettant d’atteindre une amélioration due au hasard de la même façon qu’en jouant, on jette les dés un nombre incalculable de fois. Mais chaque lancer de dé signifie des millions de vie succombant à la souffrance et à la désespérance. Une sélection cruelle a formé et dirigé l’évolution sur le chemin de perfectionnement de l’organisme, dans une seule direction essentielle, celle d’une plus grande liberté, de l’indépendance par rapport au milieu ambiant. Mais cela a eu pour conséquence inévitable, une augmentation de l’intensité des sentiments et, plus simplement, de l’activité nerveuse et a entraîné un accroissement obligatoire de la somme de souffrances sur le chemin de la vie.

Autrement dit, ce chemin a conduit à la désespérance. Il s’en est suivi une immaturité accrue, une monotonie hypertrophiée – semblable au sable du désert – ce qui était unique ou d’une valeur exceptionnelle a été détruit par sa répétition à l’infini… Subissant des métamorphoses – par milliards de milliards – allant d’obscures créatures marines jusqu’à l’organisme pensant, la vie animale des milliards d’années de l’histoire géologique s’est trouvée dans l’inferno.

L’homme, en tant qu’être pensant, est tombé dans un double inferno, à la fois physique et spirituel. Il crut, au début, qu’il éviterait toutes les infortunes en se réfugiant dans la nature : de là, sont nés les contes sur le paradis originel. Lorsque la structure mentale de l’homme est apparue plus clairement, les savants ont déterminé que l’inferno spirituel était représenté par les instincts primitifs auxquels l’homme se soumet de son plein gré, croyant conserver son individualité. Des philosophes, en parlant de la fatalité irrésistible des instincts ont favorisé leur développement et ont ainsi rendu difficile la sortie de l’inferno. Seule, la création de conditions accordant à l’individu la supériorité de l’auto-perfection sur ses instincts, peut contribuer à faire avancer d’un grand pas le développement de la conscience générale.

Les religieux se mirent à prêcher que la nature, en permettant le développement des instincts, est l’incarnation du mal, connu depuis longtemps sous le nom de Satan. Les savants ont répliqué, en considérant que le processus de l’évolution aveugle de la nature est dirigé vers la libéralisation du milieu ambiant et, par conséquent, vers la sortie de l’inferno.

Le développement d’appareils étatiques puissants, autoritaires et oppressifs, l’accroissement du nationalisme et la fermeture plus étroite des frontières installèrent l’inferno à l’intérieur même de la société.

Ainsi s’est-on trouvé empêtré dans des contradictions à la fois sociales et naturelles, jusqu’à ce que Marx résume la situation de façon claire et simple : le bond fait pour passer du règne de la nécessité au règne de la liberté ne peut emprunter qu’un seul chemin, celui de la restructuration de la société.

En étudiant la dictature fasciste de l’EMD, le philosophe et historien de la 5e période, Erf Rom, a formulé les principes de l’infernalité, dont les conséquences ont été étudiées en détail par mon maître.

Erf Rom a remarqué que chaque système social imparfait avait tendance à s’isoler, à protéger sa structure de tout contact avec les autres systèmes, afin de pouvoir se maintenir. Naturellement, seules les classes privilégiées du système donné – les oppresseurs – pouvaient souhaiter le maintien d’une structure imparfaite. Ces classes ont commencé par instaurer une ségrégation du peuple pour des motifs quelconques – nationaux ou religieux – ce qui a conduit le peuple à vivre dans le cercle clos de l’inferno, coupé du reste du monde. Les contacts n’avaient lieu que par l’entremise du groupe dominant. Aussi, l’infernalité est-elle leur fait propre. On a réalisé ainsi, de manière inattendue, l’enseignement religieusement naïf de Mani sur l’existence du mal dirigé dans le monde : le manichéisme. C’était en même temps une lutte parfaitement matérielle pour les privilèges dans un monde où l’on manquait de tout.

Erf Rom avait conseillé à l’humanité de ne pas tolérer la souveraineté mondiale de l’oligarchie – qu’il s’agisse du fascisme ou du capitalisme d’état. Sinon, se rabattrait sur notre planète le couvercle funeste de la désespérance totale d’une vie infernale sous la botte du pouvoir absolu, doté de la toute-puissance de l’arme terrible de ces temps-là, et d’une science non moins meurtrière. Pour Kin Rouh, les œuvres d’Erf Rom ont contribué à l’édification d’un monde nouveau au moment du passage à l’Ère de Réunification Mondiale. À ce propos, Erf Rom est le premier à avoir remarqué que toute l’évolution naturelle de la vie sur Terre est infernale. Plus tard, Kin Rouh, lui-même, a consacré des écrits brillants à ce sujet.

D’un geste familier, Rodis composa un chiffre et le petit carré de l’écran de la bibliothèque s’éclaira. Le visage bien connu de Kin Rouh apparut sur fond jaune. Ses yeux étonnamment vifs étaient fixés sur les spectatrices. Le savant donna un ordre de la main et disparut tout en continuant à parler hors du cadre.

On vit sur l’écran le visage las, triste et inspiré d’un vieil homme au front carré et aux fins cheveux blancs relevés. Kin Rouh expliqua qu’il s’agissait du philosophe ancien Aldis, qu’on considérait autrefois comme l’inventeur du fanal de signaux en mer. Il était difficile de s’y retrouver dans les noms des peuples pour lesquels la phonétique ne correspondait pas à l’orthographe, car la prononciation s’était perdue au cours des siècles suivants, ce qui était particulièrement le cas de la langue anglaise très répandue à l’EMD.

Aldis, manifestement troublé et le souffle court par suite d’une maladie de cœur évidente, dit : « Prenons l’exemple d’un homme jeune dont la femme bien-aimée vient de mourir d’un cancer. Il n’a pas encore pris conscience qu’il est victime d’une injustice particulière, d’une loi biologique générale aussi impitoyable, horrible et cynique que les cruelles “lois” fascistes. Cette loi intolérable dit que l’homme doit souffrir, perdre sa jeunesse et sa force, puis mourir. Elle tolère que l’on ôte à un homme jeune tout ce qu’il a de plus cher sans lui donner sécurité ou protection et en le laissant pour toujours exposé à tous les coups du destin surgis de l’ombre du futur ! L’homme a toujours passionnément rêvé de changer cette loi et refuse d’être un échec biologique dans le jeu du destin et selon des règles établies depuis des milliards d’années. Pourquoi devons-nous accepter notre destinée sans lutter ? Des milliers d’Einstein nous aideront en biologie à sortir de ce jeu : refusons de baisser la tête devant l’injustice de la nature, refusons tout accord avec elle ». Kin Rouh a dit : « Il est difficile à l’homme de formuler de façon claire le concept d’inferno. Depuis combien de temps a-t-on compris ses principes ? Et maintenant… »

Sur l’écran, apparut le modèle d’un globe terrestre, une sphéroïde transparente à couches multiples, éclairée de l’intérieur. Chaque parcelle de sa surface était un petit diorama qui projetait directement sur le spectateur une image stéréoscopique semblant provenir d’une distance infinie. Les couches inférieures du globe s’allumèrent tout d’abord, laissant les couches supérieures transparentes et muettes. Peu à peu, la projection remonta de plus en plus haut vers la surface. L’histoire de la Terre, imprimée dans les stratifications géologiques se déroula de manière concrète devant le spectateur. Ce genre habituel de démonstration était chargé d’un contenu que Tchedi n’avait jamais vu auparavant. Kin Rouh déclara qu’il avait établi le schéma de l’évolution animale d’après les données d’Erf Rom.

Chaque espèce animale était adaptée à des conditions déterminées de vie, à une « niche écologique », comme disaient autrefois les biologistes. Cette adaptation empêchait de quitter la niche, et créait un foyer isolé d’inferno, jusqu’à ce que ce genre se multiplie au point qu’il ne pouvait plus subsister dans la niche surpeuplée. Plus l’adaptation était parfaite, plus les genres isolés prospéraient, plus terrible était le prix à payer.

Les différentes parcelles s’allumaient et s’éteignaient, les tableaux de la terrible évolution du monde animal scintillaient. Plusieurs milliers de groupes amphibiens, proches des crocodiles, grouillant dans la vase visqueuse, les marais et les lagunes ; petits lacs bourrés de salamandres, de créatures semblables à des serpents et des lézards, mourant par millions dans une lutte insensée pour la vie ; tortues, dinosaures géants, monstres marins se tordant dans des baies empoisonnées par la décomposition et agonisant sur les berges appauvries.

Remontant la couche terrestre et l’époque géologique apparurent des millions d’oiseaux, puis des troupeaux géants de bêtes sauvages. Le cerveau et les sentiments se développèrent inévitablement, la peur de la mort, les soucis quant à la descendance grandirent, les souffrances physiques des herbivores qui étaient dévorés : pour eux, dans leur obscure compréhension du monde, les énormes rapaces durent apparaître comme les démons et les diables créés plus tard par l’imagination de l’homme. Cette puissance majestueuse, ces dents et ces griffes splendides, cet enthousiasme devant sa propre beauté primitive n’eurent qu’une seule signification : lacérer, mettre en pièces la chair vivante, broyer les os.

Rien ni personne n’y faisaient plus, il était impossible de quitter ce cercle clos de l’infernalité – marais, steppe ou forêt – dans lequel l’animal naissait avec l’instinct aveugle de multiplication et de conservation de la race… Mais l’homme, grâce à la force de ses sentiments, à sa mémoire, à sa faculté de comprendre le futur, prit rapidement conscience que, comme toutes les créatures, il était condamné depuis sa naissance jusqu’à sa mort. La seule question portait sur le délai nécessaire à son accomplissement et sur la somme de souffrances qu’aurait à endurer tel individu particulier. Et plus l’homme s’élevait, se purifiait, s’anoblissait, plus grande était la somme de souffrances qui lui serait accordée par la nature « généreuse » et la vie sociale jusqu’à ce que la sagesse des gens qui unirent leurs forces titanesques, interrompît ce jeu des forces aveugles spontanées, jeu qui s’était prolongé pendant des milliards d’années dans l’inferno général et gigantesque de la planète…

Voilà pourquoi la première conception de la vie infernale a causé, autrefois, tant de crises psychiques et de suicides au plus bel âge de la vie, vers 18-20 ans.

— J’ai mis bout à bout deux extraits du cours de mon maître, dit Faï Rodis. Maintenant, la fameuse théorie de l’infernalité est claire pour vous.

— Oh, oui ! s’écria Tchedi. Mais comment pouvais-je connaître les épreuves auxquelles quelques historiens s’étaient eux-mêmes soumis ?

— À ce que je vois, dit Rodis lisant dans ses pensées, vous en savez plus sur moi que je ne le supposais, aussi allez-vous en savoir davantage.

Sur ces mots, elle atteignit le cristal en forme d’étoile de l’Enregistreur mnémonique, communément appelé « stellette » et le tendit à Tchedi.

— L’infernalité – dit-elle – a accru au centuple les souffrances inévitables de la vie et a fabriqué des gens au système nerveux faible, dont la vie est encore plus dure : premier cercle vicieux. Durant les périodes où les conditions de vie se sont relativement améliorées, la souffrance a diminué, mais a créé des égoïstes indifférents. Lorsque notre conscience a atteint un niveau général supérieur, nous avons cessé de nous enfermer dans notre propre souffrance, et nous avons développé à l’infini la souffrance envers les autres, c’est-à-dire la compassion, le souci de tous, celui d’extirper le chagrin et les malheurs du monde entier, tout ce qui, à chaque instant, nous inquiète et rend chacun de nous soucieux. Si on se trouve déjà dans l’inferno, en ayant conscience qu’on y est, que la longueur du processus empêche de s’en sortir tout seul, alors, aider les autres en faisant le bien, en accomplissant de belles actions, en répandant le savoir, tout cela a un sens, ne serait-ce que parce que cela contribue à la suppression de l’inferno. Quel serait le sens de la vie, sinon ?

» La simple vérité, d’une limpidité étonnante n’apparaît pas immédiatement, ce qui explique que les véritables révolutions de l’âme ont été, au début, très rares autrefois.

» Afin de montrer la mesure de la souffrance individuelle des temps passés, nous autres historiens, avons imaginé un système d’épreuves dans les conditions données de l’infernalité. Cette série comprend des tortures physiques, mais aussi des tortures psychiques, qui ont été établies, afin que nous, qui étudions l’histoire de l’EMD, soyions plus proches des sensations de nos ancêtres et que la motivation de leurs actes et de leurs préjugés soient plus compréhensibles pour leurs lointains descendants qui mènent une vie sereine depuis des millénaires.

Tchedi Daan pencha la tête avec attention.

— Et vous pensez, qu’ici à Tormans, c’est l’inferno ? Que le couvercle de l’oppression planétaire s’est rabattu sur eux, parce qu’ils n’ont pas atteint…

— Ici, l’oligarchie planétaire s’est répandue très vite à cause de l’homogénéité de la population et de la culture, expliqua Rodis.

Tchedi sortit, après avoir regardé Faï Rodis immobile, plongée dans des pensées qui l’entraînaient tantôt sur la planète inconnue, là-bas, au-dessous du vaisseau, tantôt sur la Terre, à une distance infinie.

Deux heures plus tard, Tchedi revint, les joues empourprées et les yeux abattus. Sans un mot, elle rendit la « stellette » à Rodis, prit sa main tendue, la porta à son front puis l’embrassa brusquement. Murmurant « excusez-moi pour tout », elle s’élança hors de la cabine, encore maladroite dans son scaphandre. Rodis la regarda s’éloigner, et aucun membre de l’équipage n’aurait pu imaginer toute la bonté maternelle exprimée sur le visage du chef de l’expédition.

Ce que Tchedi venait de voir dans la « stellette » la troubla, touchant au vif des instincts anciens. Sa mémoire s’imprégnait de cette vision avec une âpreté maladive, comme pour l’empêcher d’oublier cela rapidement. Elle connaissait une quantité d’histoires analogues d’après des livres anciens et des films du passé et Tchedi s’était imaginé la cruauté des temps jadis d’une façon abstraite.

La résistance des héros était exaltante, mais la description même de leurs tribulations gardait un sentiment confusément agréable de sécurité dû à l’impossibilité qu’un sort identique puisse arriver à Tchedi ou à l’un des nombreux habitants de la Terre. Le maître de psychologie avait expliqué en classe, qu’autrefois, au temps où les gens pauvres et affamés étaient en très grand nombre, les gens nantis et rassasiés aimaient lire des livres et regarder des films sur les pauvres qui mouraient de faim, sur les opprimés et les offensés afin de ressentir plus fortement leur vie aisée et tranquille. À l’époque inquiétante et instable de l’EMD, on écrivit principalement des romans sentimentaux sur des gens malheureux, victimes d’injustices, ainsi que, par antithèse, sur des héros très beaux, dotés d’une chance inouïe. Alors, les gens pressentant l’imminence des chocs menaçants de l’histoire de l’humanité, prenaient plaisir à chaque œuvre d’art qui pouvait leur apporter le sentiment précieux de sécurité, même éphémère : « Que cela ait lieu chez les autres et non chez moi ».

Comme les autres, Tchedi avait enduré des souffrances physiques, elle avait travaillé dans des hôpitaux pour grands malades – rechutes dues à la détérioration de l’hérédité ou sérieux trauma avec des cas fréquents d’euthanasie – condamnés à une mort douce, en dépit d’un haut niveau de développement de la société.

Mais c’était la fatalité naturelle et acceptable de la vie. La sagesse et la force psychique permettaient de la surmonter, car l’on sentait continuellement son unité avec le courant spirituel général de l’humanité aspirant à un futur toujours ascendant. Point n’était besoin d’y croire comme autrefois, tellement c’était réel et visible pour ceux qui partaient dans le passé. Mais ce que Tchedi avait vu dans la « stellette » de Rodis ne ressemblait absolument pas aux peines de la vie de l’EMT.

La solitude et l’impuissance de l’homme, tenu d’autorité à l’écart de tout ce qui était intéressant, précieux et lumineux, étaient si évidentes qu’un sentiment de douleur infinie s’ancra de façon obsédante dans l’âme de Tchedi malgré elle. L’humiliation et les tourments auxquels cette existence solitaire et dépendante était soumise, éveillaient chez un individu de l’EMT une rage primitive mêlée de douloureuse impuissance qui pourrait sembler inconcevable chez un habitant de la Terre.

À travers l’expérience de Faï Rodis, Tchedi s’était plongée dans l’atmosphère de cruauté et d’hostilité étouffantes et insensées d’une époque depuis longtemps révolue. Si la dignité fière et inébranlable de la femme de l’EMT ne s’était pas brisée sous cette forte action psychologique, c’était peut-être parce qu’elle avait devant elle Faï Rodis, qui personnifiait toutes les aspirations de Tchedi elle-même.

La jeune exploratrice de l’homme et de la société eut honte en se souvenant, comment sur la Terre lointaine, elle avait plus d’une fois, mis en doute la nécessité pour la société communiste de systèmes complexes de défense qui, de génération en génération, avaient coûté aux gens de la Terre des moyens matériels et des efforts considérables. Tchedi savait maintenant que, malgré la montée inéluctable de la bonté, de la compassion et de la tendresse, à cause des sommes de souffrances infernales endurées pendant des millions d’années et amassées dans la mémoire génétique, des personnes ayant une conception archaïque de la vaillance pouvaient se manifester et assouvir leurs instincts cruels et dominateurs pour s’élever aux dépens des autres. Seul, un chien enragé peut mordre et exposer des centaines de personnes à un danger mortel. Mais, comme lui, un homme à l’âme pervertie est capable de causer les pires malheurs à un entourage bon qui ne soupçonne rien, avant que le monde qui a depuis longtemps oublié les périls sociaux précédents, ne puisse l’isoler et le transformer. Voilà pourquoi l’organisation SP – Surveillance Psychologique – est si complexe : elle travaille de concert avec la GI – Grille de transformation de l’Individu – et est supervisée par le Conseil de l’Honneur et du Droit. L’analogie avec la PLE – Protection des Liaisons Électroniques – du vaisseau cosmique est totale, sauf que c’est encore plus complexe et varié.

D’avoir compris pour la première fois, comme il convient, le rôle de la SP tranquillisa et réconforta Tchedi, comme si la sollicitude vigilante et maternelle de l’humanité terrestre avait étendu là sa main puissante, à travers les spires de Shakti et de Tamas. La jeune fille cessa de ressentir la cuirasse métallique et, poussant un profond soupir, elle s’endormit avec un calme qu’elle n’avait pas ressenti depuis le moment où ils s’étaient rapprochés de Tormans.

Загрузка...