40.

Petite-Synthe. Lucie ne laissa pas le temps à la responsable de la SPA de pénétrer dans ses locaux.

— S’il vous plaît !

La femme se retourna. La quarantaine, chevelure filasse, des cernes comme des valises. En grand manque de sommeil, elle aussi.

— On… on n’ouvre pas avant huit heures madame. Il est… sept heures vingt… Les vétérinaires ne sont pas arrivés. Une urgence ?

— Grosse urgence ! Quelques questions à vous poser. Puis-je entrer ?

Christiane Corneille bâilla aux corneilles.

— Euh… Je n’ai pas l’habitude qu’on me saute dessus si tôt le matin… Mais… Suivez-moi…

Elle ferma la porte, traversa une pièce à l’odeur infecte et gagna une petite cuisine avant d’ajouter :

— Le chauffage vient juste de se déclencher, je vous conseille de m’imiter et de garder vos gants. Un café pour vous réchauffer ?

— Non merci. Je suis assez pressée.

— Moi aussi, à vrai dire. Dans ce cas, je vous écoute…

— Merci… Avez-vous relevé des plaintes pour disparitions d’animaux ces derniers mois ? Des chats, notamment.

— Des… des disparitions de chats ? Il s’en produit régulièrement. Les gens se rabattent souvent ici comme à un dernier rempart à leur désillusion. Dans la plupart des cas, ces animaux se sont fait écraser et ont été ramassés par la voirie. On ne peut donc pas réellement parler de disparition, mais plutôt d’une sélection naturelle qui s’opère lorsqu’un corps de trois kilos rencontre une masse de plusieurs tonnes lancée à pleine vitesse.

— Je vais formuler ma question différemment. Vous a-t-on déjà rapporté des cas inexpliqués de disparitions ? Genre vols ou enlèvements ?

La femme haussa les épaules. Elle était habillée en motard. Rangers, bandana autour du cou, pantalon, gants et blouson en cuir.

— Que croyez-vous ? Que celui qui vole un chat envoie une demande de rançon aux propriétaires ? Vous savez, les gens paniquent très facilement, ils viennent nous informer de la disparition de leur animal, nous donnent une description ou un numéro de tatouage. Quand la fourrière ramène des bêtes, on vérifie. Sinon, que voulez-vous que l’on fasse ?

La piste s’effilochait déjà. Lucie insista.

— Comment fonctionne l’adoption d’un animal ?

La femme lança un regard au travers d’un store. Curieusement, elle ne le releva pas. Dehors, une ou deux ombres.

— Rien de plus simple. Vous fournissez un justificatif de domicile, remplissez un contrat dans lequel vous décrivez les futures conditions de vie de votre compagnon. Un petit chèque de trente et un euros si la bête a plus de six ans, quatre-vingt-sept euros sinon, pour les vaccins et le tatouage. Ensuite, il vous appartient.

Lucie continua à dérouler sa liste de questions, sa remontée vers la source. Elle pariait sur le rouge. Le noir sortirait-il ?

— Y a-t-il des candidats réguliers à l’adoption ? Des visages familiers ?

La femme plissa les yeux.

— Sur quoi enquêtez-vous ? Vous êtes flic ?

Cette fois, le brigadier en civil avait préparé la réplique.

— Je suis privé. Je travaille sur un réseau de trafiquants dunkerquois. Des bêtes revendues à des laboratoires de vivisection clandestins. Les SPA sont des moyens inespérés de se fournir sans peine et pour pas cher…

Corneille remplit sa tasse d’une substance noirâtre et se dirigea vers un ordinateur, au fond d’un bureau jouxtant la cuisine.

— Des candidats réguliers à l’adoption ? Des passionnés de chats et de chiens ? J’en connais, mais… toutes les informations se trouvent là-dedans, si vous voulez…

Lucie se pencha sur l’écran.

— Montrez-moi !

— Oh là ! Attendez ! Cet ordinateur est une brouette. Que voulez-vous ? Les programmes informatiques évoluent mais pas nos bécanes, faute de moyens. Il faut attendre au moins cinq minutes avant que le logiciel se charge – elle désigna la salle d’attente –, vous permettez ? J’ai un coup de fil important à passer…

Lucie acquiesça et s’installa sur une chaise bancale, du genre qu’on ne déniche plus qu’au fond des vieilles classes. La salle était propre, le carrelage net mais l’air était saturé d’odeurs nauséeuses.

Le brigadier se frotta le visage. Le sommeil revenait au galop. Quelle folie la poussait à gaspiller ses journées de repos ? Elle avait sollicité sa mère à sept heures du matin, l’exhortant de garder les petites sous le prétexte d’une intervention d’urgence. Elle avait la tête pleine à exploser d’images horribles, de corps déchirés, et elle croupissait à présent au fin fond d’une SPA à attendre l’impossible.

L’impossible ? Non… Tout se tient… Les animaux enlevés… Les aortes des capucins nouées avec doigté… Les mâles mutilés… Son degré de connaissance dans la taxidermie… L’entraînement sur des chats… Et comme par hasard on trouve une SPA à proximité de l’endroit du premier meurtre. La présence des animaux est récurrente, trop flagrante. Le tueur n’a pris goût à l’humain que très récemment. Depuis Mélodie Cunar, qui a déchaîné sa folie… Mais avant… Avant, il n’y avait que… les bêtes… pour le satisfaire… Deux mille… animaux… pour Fragonard… Il… vous…

— … ame ?… dame ? Madame ?

Sursauts hasardeux. Roulements d’yeux. Lucie s’arracha de son siège, bouche ouverte.

— Je… Quoi ? Oui, excusez-moi… Que… Quelle heure ?

— Dites donc ! Ça vous arrive souvent de dormir les yeux ouverts ? Nuit agitée ?

— Affaire délicate, répliqua Lucie. Alors, le verdict ?

— J’ai vos chiffres en long et en large ! Soixante-deux personnes ont déjà adopté plus de deux animaux. Vingt et une plus de trois. Se détachent du lot quatre candidates, de véritables arches de Noé ambulantes !

La fatigue s’évanouit instantanément.

— Donnez-moi les détails !

La Corneille esquissa un sourire en coin, traînant volontairement pour taquiner le poisson.

— Les fiches vous attendent sur l’écran de l’ordinateur…

Lucie se rua dans la pièce voisine, où il lui sembla percevoir des odeurs d’hôpitaux, genre bétadine, dakin, éther.

— Oh là ! Doucement, jeune dame ! Alors voilà la première de nos quatre tutrices… Fernande Dutour. Une retraitée qui a adopté treize chats noirs. Peut-être une sorcière, qui sait ?

Lucie assimila les informations d’un œil photographique. La femme habitait un patelin au sud de Dunkerque. Son âge, soixante-douze ans, était un critère éliminatoire.

Du bout du gant, Corneille enfonça la touche « entrée ». D’autres noms apparurent. Ne jaillissait de l’amalgame informatique que des vieilles dames, minimum la soixantaine. Le profil de l’assassin qu’elle avait dressé projetait un âge entre vingt-cinq et cinquante ans. Un être armé de forces suffisantes pour porter un loup sur les épaules, des doigts habiles et sans arthrose pour nouer les aortes minuscules, un physique et un psychique capables de combler les appétits sexuels de Vervaecke.

Autant de divergences qui lui brisèrent le moral.

— Vous êtes certaine qu’il n’y a personne d’autre ?

— L’ordinateur est formel, toutes les adoptions sont enregistrées. On peut consulter la liste des clients avec trois animaux si vous voulez.

— Non, pas la peine.

Lucie fixa son interlocutrice dans les yeux.

— Comment vérifiez-vous l’âge des tuteurs ?

— Drôle de question… On ne vérifie pas. Il s’agit juste d’un critère informatif pour l’ordinateur, rien d’autre. Qui aurait intérêt à mentir sur son âge ? Et puis vous savez, si une personne de quarante ans nous affirme qu’elle en a soixante-dix, nous risquons de ne pas la prendre au sérieux. Je connais ces quatre clientes, elles viennent ou venaient régulièrement ici. Je vous garantis qu’elles font bien leur âge !

Lucie n’en démordait pas. Les quatre femmes habitaient la campagne autour de Dunkerque. Alimentaient-elles un enfant, un mari plus jeune et passionné de taxidermie ? Utilisaient-elles le voile de la vieillesse pour masquer les soupçons ?

— Vous arrive-t-il de vérifier ce qu’il advient des animaux adoptés ?

Corneille déshabilla Lucie du regard, balaya son corps de haut en bas, sans aucune gêne. Jalousie féminine ou autre chose ? Lucie se sentit mal à l’aise. Autour, les odeurs médicamenteuses s’amplifiaient.

— Hmm… Jamais. Les contrats stipulent que les parents adoptifs doivent accepter la visite d’un contrôleur de la SPA. Du pur baratin. On a bien d’autres chats à fouetter.

Lucie se pencha sur l’ordinateur et écrasa un doigt sur l’écran.

— Est-il possible de consulter la liste des animaux adoptés par ces femmes, de connaître leur sexe, leur race ?

Corneille se plaça derrière elle tout en plongeant une main dans la poche de son gilet.

— Evidemment. Regardez l’écran, il suffit de…

Une porte claqua. Une femme se présenta sur le seuil, un chien en miettes dans les bras. Le museau transformé en groin. L’humain gémissait plus que la bête.

— Il s’est fait renverser par une voiture ! pleurnicha-t-elle.

Corneille sortit un Kleenex et se moucha.

— J’arrive madame !

Elle s’adressa à Lucie :

— Je vous laisse fouiner. Faites fi pour l’aide. La marche à suivre est indiquée pour naviguer dans l’application. Évitez d’aller trifouiller dans mes dossiers. Ça va aller ?

— J’ai l’habitude, répliqua le policier avec un sourire.

Corneille ôta ses gants, enfila une blouse et disparut dans un glissement de coton.

Lucie s’attela à la tâche. Elle trouva rapidement le moyen de consulter la liste des animaux adoptés. Chaque élément se trouvait sur une fiche détaillée. Nom, origine, âge, race, sexe, poids, couleur, suivi des vaccins, des interventions.

Dutour, la femme aux treize chats noirs, n’avait adopté que des mâles, ce qui contredisait la logique du tueur qui ne glorifiait que les femelles. Viviane Delahaie, elle, jouait dans la diversité canine. Des chiens de toutes races, de tous âges, sexe indifférent. Pas de suivi. Dernier animal adopté en 2002. Lucie nota le nom et l’adresse sur son carnet, sans réelle conviction.

Elle bascula sur la fiche suivante. Renée Lafargue. Soixante-trois ans. Dix-huit bêtes adoptées. D’abord douze chats, puis six chiens. Comment des animaux qui se détestent par nature pouvaient-ils cohabiter en si grand nombre ? Le cœur de Lucie s’intensifiait en rebonds au fur et à mesure que ses yeux digéraient la liste. Seules des femelles avaient été adoptées. Hormis l’âge de la tutrice, tout concordait.

Merde !

Elle se frappa le front. La majeure partie des animaux présentait un suivi vétérinaire sur plusieurs années. Rappels de vaccins, interventions. Ce qui excluait leur mise à mort.

Le brigadier afficha le dernier dossier. Une dame qui ne s’intéressait qu’aux oiseaux. Canaris, inséparables, perruches…

La piste volait en éclats, ses rêves de gloire personnelle s’évanouissaient.

Pas possible, c’est forcément là !

Était-il envisageable que les dossiers aient été trafiqués ? Que cette Renée Lafargue, avec ses chiennes et ses chattes, soit effectivement le tueur ?

Arrête. C’est complètement stupide.

Elle avala à nouveau les dossiers en long en large, à la recherche d’un détail, d’éléments qui allaient dans le sens de l’enquête, de la logique meurtrière. Les écrans se succédaient. Ages, races, poids, couleurs…

Les noms donnés aux neuf chiens de Viviane Delahaie accrochèrent son regard. Lucie remarqua que la septuagénaire s’était inspirée de la mythologie antique pour nommer ses compagnons. Sisyphe, Esculape, Lycaon pour les mâles. Sthéno, Scylla, Euryalé, Ocypétés, Célaeno, Thétis pour les femelles.

Elle faillit fermer la fiche mais un mot retentit dans sa tête.

Immortelles.

Scylla… un monstre qui dévorait les marins circulant entre ses rochers. Sthéno et Euryalé… deux des trois Gorgones, si ses souvenirs étaient bons, aux cheveux de serpents, qui transformaient en pierre les mâles assez téméraires pour porter le regard sur elles.

Des immortelles particulièrement cruelles à l’égard des hommes. Des immortelles, comme par hasard… Lucie se prit la tête dans les mains et ferma les yeux.

La majeure partie des psychopathes expriment ouvertement leurs sentiments dans le quotidien, au travers d’actes ou de comportements anodins. Otis Toole et Peter Kurten étaient fascinés par le feu, symbole très fort de destruction. Jeffrey Dahmer adorait aller à la pêche avec son père, pour le simple plaisir d’éventrer les poissons… Et s’il existait un message dissimulé derrière les noms de ces chiens ? Un moyen subtil de se moquer du monde en disant : « Je vous exprime ouvertement ce que je vais faire de ces animaux, et vous ne voyez rien ? » Et si cette liste était son « erreur de jeunesse », celle qui trahissait sa nature profonde ?

Malheureusement, ses connaissances en mythologie ne lui permettaient pas de conforter sa théorie. Elle chercha une connexion à internet mais n’en trouva pas.

Merde ! Et puis merde !

Solution de secours, le portable magique. Elle appela sa mère, inventa une histoire à dormir debout avant de lui demander de faire une recherche dans son encyclopédie.

Les réponses tombèrent. Des couperets.

Ocypétés et Célaeno, des monstres épouvantables, les Harpies, qui torturaient les mortels et enlevaient leurs enfants. Immortelles.

Thétis, sirène au chant venimeux. Immortelle.

Esculape, fils d’Apollon et de Coronis. Mortel.

Lycaon, roi d’Arcadie, foudroyé par Zeus parce qu’il avait tué un enfant. Mortel.

Sisyphe, condamné à pousser un rocher qui retombait sans cesse. Mortel.

— Merci maman !

Chiens mortels, chiennes immortelles. On mutile les mâles, on naturalise les femelles.

Lucie gribouilla un « merci » qu’elle abandonna sur le clavier avant de s’évaporer. Dans sa voiture, elle rouvrit son carnet, les doigts tremblants. Viviane Delahaie… Le seul point convergeant de ses déductions, l’œil du cyclone. Et pourtant, tout jouait contre le profil établi. L’âge de Delahaie, le mélange des sexes, le suivi vétérinaire, l’absence de chats sur lesquels l’assassin avait fait ses premières armes.

Mais il fallait vérifier. Au pire, elle perdrait une heure…

À un feu tricolore, elle observa longuement les paumes de ses mains, leurs lignes de vie…

Et si c’était vrai ?

Elle grelottait.

Elle quitta Petite-Synthe et s’envola pour la ville aux blockhaus gigantesques.

Et sa forêt profonde…

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