11 Ce qui est caché

Vêtue de sa seule chemise, Egwene respira à fond et laissa l’anneau de pierre à côté d’un livre ouvert sur sa table de chevet. Tout en mouchetures et rayures de brun, de rouge et de bleu, il était légèrement trop large pour une bague et d’une forme qui ne convenait pas, aplatie et contournée de sorte qu’un doigt passé le long du bord tournait en cercle à l’intérieur et à l’extérieur avant de revenir à son point de départ. Il n’y avait qu’un seul côté, aussi impossible que cela paraisse. Elle ne laissait pas l’anneau là parce qu’elle risquait d’échouer sans lui, parce qu’elle désirait échouer. Elle voulait essayer sans l’anneau tôt ou tard, sinon elle ne réussirait jamais qu’à barboter dans une eau où elle rêvait de nager. Autant que ce soit maintenant. Voilà la raison. Voilà pourquoi.

L’épais livre relié en cuir était un Voyage au Tarabon, écrit par Eurian Romavni, de Kandor – cinquante-trois ans auparavant, d’après la date mentionnée par l’auteur à la première ligne, mais peu de changements importants avaient dû se produire dans Tanchico en ce bref laps de temps. D’autre part, c’était le seul volume contenant des dessins utiles qu’elle avait déniché. La plupart des livres ne comportaient que des portraits de rois ou des comptes rendus fantaisistes de batailles auxquelles ils n’avaient pas assisté.

L’obscurité emplissait les fenêtres, mais les lampes procuraient une clarté plus que suffisante. Une haute chandelle en cire d’abeille brûlait dans un chandelier doré sur la table de chevet. Elle était allée la chercher elle-même ; ce n’était pas la soirée où envoyer une servante chercher une chandelle. La plupart d’entre elles soignaient les blessés, pleuraient des êtres aimés ou étaient elles-mêmes soignées. Il y avait trop de gens mal en point pour Guérir davantage que ceux qui mourraient s’ils n’étaient pas traités.

Élayne et Nynaeve attendaient dans des fauteuils à haut dossier tirés de chaque côté du vaste lit avec ses colonnes hautes sculptées d’hirondelles ; elles s’efforçaient de masquer leur anxiété avec des degrés différents de succès. Élayne présentait un calme passablement plein de dignité, qu’elle ne gâtait qu’en fronçant les sourcils et mâchonnant sa lèvre inférieure quand elle pensait qu’Egwene ne la regardait pas. Nynaeve était toute assurance autoritaire, de la sorte qui vous réconforte quand elle vous borde dans votre lit de malade, mais Egwene reconnaissait la fixité de ses yeux ; ils disaient que Nynaeve avait peur.

Aviendha était assise en tailleur à côté de la porte, les bruns et les gris de ses vêtements ressortant nettement sur le bleu foncé du tapis. Cette fois, l’Aielle avait son long poignard suspendu à sa ceinture, un carquois hérissé de flèches suspendu de l’autre côté et quatre courtes lances en travers des genoux. Son bouclier rond en peau était à la portée de sa main, sur un arc en corne dans un étui de cuir repoussé avec des sangles permettant de le porter sur le dos. Après la nuit dernière, Egwene ne pouvait lui reprocher de rester armée. Elle-même souhaitait avoir sous la main un éclair prêt à frapper.

Ô Lumière, qu’est-ce donc qu’a fait Rand ? Qu’il soit réduit en braises, il m’a terrorisée presque autant que les Evanescents. Davantage peut-être. Ce n’est pas juste qu’il soit en mesure de réussir quelque chose comme ça sans que je puisse même voir les flots de Pouvoir.

Elle grimpa sur le lit et posa sur ses genoux le livre relié en cuir, examinant en fronçant les sourcils une gravure représentant une carte de Tanchico. En réalité, pas grand-chose d’utile n’y était marqué. Une douzaine de forteresses, entourant le port, gardant la ville sur ses trois péninsules montagneuses, la Verana à l’est, la Maseta au centre et le Calpène plus près de la mer. Sans intérêt. Plusieurs larges places, quelques espaces découverts qui semblaient être des parcs, et un nombre de monuments à des souverains depuis longtemps réduits en poussière. Tout cela sans intérêt. Quelques palais et des choses qui paraissaient étranges. Le Grand Cercle, par exemple, sur le Calpène. D’après la carte, un simple cercle, mais Maître Romavni le décrivait comme une immense place publique pouvant accueillir des milliers de spectateurs pour assister à des courses de chevaux ou des démonstrations de feux d’artifice par les Illuminateurs. Il y avait aussi un Cercle du Roi sur la Maseta, supérieur en dimensions au Grand Cercle, et un Cercle de la Panarch sur la Verana, juste un peu plus petit. La maison de réunion de la Guilde des Illuminateurs était également indiquée. Des repères totalement sans valeur. Le texte ne servait à rien non plus.

« Es-tu sûre que tu veux risquer cette tentative sans l’anneau ? demanda Nynaeve à mi-voix.

— Certaine », répliqua Egwene aussi calmement qu’elle le put. Son estomac exécutait autant de soubresauts que lorsqu’elle avait vu le premier Trolloc ce soir, empoignant cette pauvre femme par les cheveux et lui tranchant la gorge comme un lapin. La femme avait aussi hurlé comme un lapin. Tuer le Trolloc ne l’avait pas rassérénée ; la femme était aussi morte que le Trolloc. Seulement son cri aigu ne cessait de résonner. « Si cela ne marche pas, je pourrai toujours essayer de nouveau avec l’anneau. » Elle se pencha pour marquer d’un trait d’ongle du pouce la chandelle. « Réveillez-moi quand elle aura brûlé jusque-là. Par la Lumière, comme j’aimerais que nous ayons une horloge. »

Élayne lui éclata de rire au nez, d’un rire perlé allègre et qui ne semblait presque pas forcé. « Une horloge dans une chambre à coucher ? Ma mère possède une douzaine d’horloges, mais je n’ai jamais entendu parler d’une horloge dans une chambre.

— Eh bien, mon père a une horloge, grommela Egwene, la seule dans tout le village et j’aimerais l’avoir ici. Croyez-vous qu’elle brûlera jusque-là en une heure ? Je ne veux pas dormir plus longtemps. Il faut me réveiller dès que la flamme atteindra cette marque. Aussitôt !

— Nous le ferons, répliqua Élayne d’une voix apaisante. Je le promets.

— L’anneau de pierre, dit soudain Aviendha. Puisque vous ne vous en servez pas, Egwene, est-ce que quelqu’un – l’une de nous – ne pourrait l’utiliser pour vous accompagner ?

— Non », murmura Egwene. Ô Lumière, comme je voudrais qu’elles viennent toutes avec mot. « N’empêche, merci à vous pour cette bonne pensée.

— N’y a-t-il que vous qui pouvez vous en servir, Egwene ? questionna l’Aielle.

— N’importe laquelle d’entre nous le pourrait, expliqua Nynaeve, même vous, Aviendha. Une femme n’a pas besoin d’être capable de canaliser, seulement de dormir avec l’anneau en contact avec sa peau. Pour autant que nous le sachions, un homme le pourrait aussi, seulement nous ne connaissons pas aussi bien qu’Egwene le Tel’aran’rhiod ou les lois qui le régissent. »

Aviendha hocha la tête. « Je vois. Une femme peut commettre des erreurs quand elle est ignorante des us et coutumes, et ses erreurs risquent d’en tuer d’autres en même temps qu’elle.

— Exactement, conclut Nynaeve. Le Monde des Rêves est un lieu dangereux. Cela au moins nous le savons.

— Mais Egwene sera prudente », ajouta Élayne, s’adressant à Aviendha bien que manifestement à l’intention des oreilles d’Egwene. « Elle l’a promis. Elle jettera un coup d’œil aux alentours – avec précaution ! – et pas davantage. »

Egwene se concentra sur la carte. Prudente. Si elle n’avait pas gardé si jalousement pour elle son anneau de pierre torse – elle y pensait comme au sien ; l’Assemblée de la Tour ne serait peut-être pas d’accord, mais ses membres n’étaient pas au courant qu’elle l’avait – si elle avait accepté qu’Élayne ou Nynaeve l’essaie plus d’une ou deux fois, elles en auraient appris assez pour l’accompagner à présent. Néanmoins, ce n’est pas le regret qui l’incitait à éviter de regarder ses compagnes. Elle ne voulait pas qu’elles voient la peur dans ses yeux.

Le Tel’aran’rhiod. Le Monde Invisible. Le Monde des Rêves. Non pas les rêves des gens ordinaires, bien que parfois ils l’approchent brièvement, ce Tel’aran’rhiod, dans des rêves paraissant vrais comme la vie. Parce qu’ils l’étaient. Dans le Monde Invisible, ce qui arrivait était réel, d’une curieuse façon. Rien de ce qui se produisait là-bas n’affectait ce qui existait – une porte ouverte dans le Monde des Rêves restait close dans le monde réel ; un arbre abattu là-bas se dressait encore ici – toutefois une femme pouvait être tuée là-bas, ou désactivée. « Curieux » était un terme qui convenait à peine pour en esquisser la description. Dans le Monde Invisible, le monde entier avait sa place et peut-être aussi d’autres mondes ; tous les lieux possibles étaient accessibles. Ou du moins leur reflet dans le Monde des Rêves. Le tissage du Dessin pouvait y être déchiffré – passé, présent et futur – par qui savait le lire. Par une Rêveuse. Il n’y avait pas eu de Rêveuse à la Tour Blanche depuis Corianine Nedeal, près de cinq cents ans auparavant.

Quatre cent soixante-treize ans, pour être précis, songea Egwene. Ou est-ce quatre cent soixante-quatorze maintenant ? Quand Corianine est-elle morte ? Si Egwene avait eu une chance de terminer son noviciat à la Tour, d’étudier là-bas pour devenir une Acceptée, peut-être l’aurait-elle su. Il y aurait eu alors tant de choses qu’elle aurait apprises.

Dans l’aumônière d’Egwene se trouvait une liste des ter’angreals, la plupart assez petits pour être glissés dans une poche, qui avaient été dérobés par les membres de l’Ajah Noire quand elles s’étaient enfuies de la Tour. Elles en possédaient toutes les trois un exemplaire. Treize de ces ter’angreals portaient en face de leur nom la mention « usage inconnu » et « étudié la dernière fois par Corianine Nedeal ». Mais si Corianine n’avait pas vraiment découvert à quoi ils servaient, Egwene était sûre d’un de leurs emplois. Ils permettaient d’accéder au Tel’aran’rhiod, pas aussi aisément que l’anneau de pierre, peut-être, et peut-être pas sans canaliser, mais le résultat était le même.

Elles en avaient récupéré deux sur Joiya et Amico : un disque de fer de trois pouces de diamètre, avec une étroite spirale tracée sur ses deux faces, et une plaque pas plus longue que sa main, apparemment d’ambre clair et cependant assez dure pour rayer l’acier, avec une femme endormie plus ou moins bien gravée au centre. Amico en avait parlé librement, et Joiya de même après une séance seule avec Moiraine dans sa cellule qui avait laissé l’Amie du Ténébreux blême et presque courtoise. Canalisez un flot d’Esprit dans l’un ou l’autre ter’angreal, et il vous entraînera dans le sommeil, puis dans le Ter’aran’rhiod. Élayne les avait expérimentés brièvement l’un et l’autre, et ils avaient opéré, bien qu’elle n’ait vu que l’intérieur de la Pierre et le Palais Royal de Morgase à Caemlyn.

Egwene n’avait pas voulu qu’elle tente l’expérience si brève que dût être son incursion, mais pas par jalousie. Elle n’avait pas été capable de fournir d’arguments très convaincants, toutefois, car elle avait craint qu’Élayne et Nynaeve ne décèlent ce qu’il y avait dans sa voix.

Deux de récupérés, cela signifiait qu’il en restait onze encore aux mains de l’Ajah Noire. Voilà ce qu’Egwene avait tenté de mettre en lumière. Onze ter’angreals qui pouvaient emporter une femme dans le Tel’aran’rhiod, tous entre les mains de Sœurs Noires. Quand Élayne avait fait ses brefs voyages dans le Monde Invisible, elle avait risqué de trouver les adeptes de l’Ajah Noire qui l’attendaient ou de tomber sur elles avant de s’apercevoir de leur présence. Cette pensée serrait l’estomac d’Egwene. Elles l’attendaient peut-être maintenant. Peu probable ; pas intentionnellement – comment sauraient-elles qu’elle venait ? – mais le risque existait qu’elles soient là quand elle arriverait. Une, elle était en mesure de l’affronter, à moins de ne s’en apercevoir qu’au dernier moment, et elle n’avait pas l’intention que cela se produise. Pourtant, si elles la surprenaient ? Deux ou trois à la fois ? Liandrin et Rianna, Chesmal Emry et Jeane Caide et les autres en même temps ?

Regardant la carte d’un air sombre, elle força ses mains à relâcher la pression qui lui blanchissait les jointures. Les événements de ce soir avaient rendu tout urgent. Si les Engeances de l’Ombre pouvaient attaquer la forteresse de la Pierre, si une des Réprouvés pouvait surgir soudain parmi eux, elle-même n’avait pas le loisir de s’abandonner à la peur. Elle, Élayne et Nynaeve devaient savoir comment réagir. Il leur fallait davantage que la vague histoire d’Amico. N’importe quoi. Si seulement elle parvenait à apprendre où en était Mazrim Taim de son voyage en cage vers Tar Valon ou si elle réussissait à se glisser d’une manière ou d’une autre dans les rêves de l’Amyrlin pour s’entretenir avec elle ! Peut-être était-ce réalisable pour une Rêveuse. Dans ce cas, elle ignorait comment. Tanchico était ce avec quoi elle avait à se débrouiller.

« Je dois aller seule, Aviendha. Il le faut. » Elle avait cru que sa voix était calme et ferme, mais Élayne lui tapota l’épaule.

Egwene ne savait pas pourquoi elle examinait minutieusement la carte. Elle l’avait déjà fixée dans son esprit, chaque détail en relation avec les autres. Ce qui existait dans ce monde existait dans le Monde des Rêves, et parfois avec un élément en plus, bien sûr. Elle avait choisi sa destination. Elle feuilleta le livre jusqu’à la seule gravure montrant l’intérieur d’un bâtiment nommé sur la carte le Palais de la Panarch. Cela ne servirait guère de se trouver dans une salle si elle n’avait aucune idée de l’endroit où cette salle était située dans la cité. Cela ne donnerait rien de bon quel que soit le cas. Elle chassa cette réflexion de son esprit. Il lui fallait croire à un peu de chance.

La gravure représentait une large salle haute de plafond. Une corde tendue sur des piquets arrivant à mi-corps empêchait quiconque de trop s’approcher de ce qui était posé sur des présentoirs et dans des meubles sans portes alignés le long des murs. La plupart de ces objets exposés étaient peu distincts, au contraire de ce qui était à l’extrémité opposée de la salle. L’artiste s’était attaché à représenter le squelette massif planté là comme si le reste de la créature venait de disparaître à l’instant. Il avait quatre pattes aux os épais mais, sinon, il ne ressemblait à aucun animal qu’avait vu Egwene. D’une part, il avait au moins dix pieds de haut, il était largement deux fois plus grand qu’Egwene. Le crâne arrondi, posé bas sur les épaules comme chez un taureau, avait l’air assez vaste pour qu’un enfant s’y introduise et, sur l’image, il semblait avoir quatre orbites. Ce squelette différenciait la salle de toute autre ; impossible de la confondre, elle était unique en son genre. Quelle que soit sa destination. Si Eurian Romavni était au courant, il ne l’avait pas mentionné dans ces pages.

« Une Panarch, qu’est-ce que c’est, d’ailleurs ? » demanda-t-elle en posant le livre de côté. Elle avait étudié la gravure une douzaine de fois. « Tous ces auteurs ont l’air d’imaginer que c’est de notoriété publique.

— La Panarch de Tanchico est l’égale du roi sur le plan de l’autorité, récita Élayne. Elle est chargée de recouvrer les impôts, les droits de douane et autres taxes ; lui de dépenser cet argent judicieusement. Elle supervise la Garde Civile et les cours de justice, à l’exception de la Haute Cour qui est du ressort du roi. L’armée est au roi, bien entendu, à l’exception de la Légion de la Panarch. Elle…

— Je ne tenais pas vraiment à l’apprendre. » Egwene soupira. Cela n’avait été que quelque chose à dire, de quoi retarder encore un peu ce qu’elle allait faire. La chandelle diminuait en brûlant ; elle perdait de précieuses minutes. Elle savait comment s’échapper du rêve quand elle le souhaitait, comment se réveiller, mais le temps s’écoulait différemment dans le Monde des Rêves et en perdre le compte était facile. « Dès qu’elle atteindra la marque », dit-elle, et Élayne et Nynaeve murmurèrent des phrases rassurantes.

Se réinstallant sur le duvet de ses oreillers, elle se contenta d’abord de contempler le baldaquin, où étaient peints un ciel bleu, des nuages et des hirondelles plongeant en plein vol. Elle ne les voyait pas.

Ces derniers temps, ses rêves n’avaient guère été réjouissants, pour la plupart. Rand y figurait, bien sûr. Rand grand comme une montagne, traversant des villes, écrasant des bâtiments sous ses pas, tandis que des populations hurlantes fuyaient comme des fourmis. Rand chargé de chaînes, et c’était lui qui criait. Rand bâtissant un mur avec lui d’un côté et elle de l’autre, elle avec Élayne et des personnes qu’elle ne parvenait pas à identifier. « Il faut le faire, disait-il en entassant les pierres. Je ne te laisserai pas m’interrompre à présent. » Il n’était pas le seul sujet de ses cauchemars. Elle avait rêvé d’Aiels se battant les uns contre les autres, s’entre-tuant, jetant même leurs armes et fuyant comme s’ils étaient devenus fous, Mat se démenant contre une Seanchane qui lui attachait au cou une laisse invisible. Un loup – mais elle était certaine qu’il s’agissait de Perrin – aux prises avec un homme dont le visage ne cessait de changer. Galad s’enveloppant de blanc comme s’il se drapait dans son linceul, et Gawin avec les yeux débordant de douleur et de haine. Sa mère en larmes. C’étaient les rêves nets, ceux dont elle comprenait qu’ils avaient une signification. Ils étaient affreux et elle ne déchiffrait le sens d’aucun d’eux. Comment pouvait-elle se targuer de penser qu’elle découvrirait des solutions ou des indices dans le Tel’aran’rhiod ? Pourtant, elle n’avait pas d’autre choix. Pas d’autre choix que l’ignorance et elle ne pouvait pas opter pour cela.

En dépit de son anxiété, s’endormir n’était pas un problème ; elle était épuisée. Il suffisait de fermer les yeux et de respirer profondément et régulièrement. Elle concentra ses pensées sur la salle avec l’énorme squelette dans le Palais de la Panarch. De longues aspirations régulières. Elle se souvenait de ce qui se passait quand elle utilisait l’anneau de pierre, l’entrée dans le Tel’aran’rhiod. Respirer à fond… avec régularité.


Egwene recula d’un pas, le souffle coupé, une main à sa gorge. D’aussi près, le squelette était encore plus grand qu’elle ne l’avait cru, les os desséchés d’un blanc terne. Elle se tenait juste devant lui, à l’intérieur de la corde. Une corde blanche, épaisse comme son poignet et apparemment en soie. Elle ne doutait pas que c’était bien le Tel’aran’rhiod. Les détails étaient aussi précis que la réalité, même pour des choses entrevues du coin de l’œil. Qu’elle puisse se rendre compte des différences entre ceci et un rêve ordinaire lui confirmait où elle se trouvait. D’ailleurs, l’ambiance… était juste.

Elle s’ouvrit à la Saidar. Une entaille au doigt dans le Monde des Rêves subsistait toujours au réveil ; il n’y aurait pas de réveil pour un coup mortel du Pouvoir ou même d’une épée ou d’une massue. Elle n’avait pas l’intention d’être vulnérable ne serait-ce qu’un instant.

Au lieu de sa chemise, elle portait quelque chose qui ressemblait énormément au costume aiel d’Aviendha, mais en soie brochée rouge ; même ses bottes souples, lacées jusqu’au genou, étaient en cuir fin, qui aurait convenu pour des gants, avec des coutures au fil d’or et des dentelles. Elle rit tout bas intérieurement. Dans le Tel’aran’rhiod, les vêtements étaient ce que vous vouliez qu’ils soient. Apparemment, une partie de son esprit désirait être prête à se déplacer rapidement, tandis qu’une autre souhaitait être prête pour un bal. Cela n’allait pas du tout. Le rouge céda la place à des gris et des bruns ; la tunique, les chausses et les bottes devinrent des copies parfaites de celles des Vierges de la Lance. Ce qui ne valait pas mieux, en fait, pas dans une ville. Sans transition, elle se retrouva dans une copie des robes dont s’habillait toujours Faile, foncée, avec une jupe divisée en deux jupes étroites, de longues manches et un haut corselet ajusté. Ridicule de me soucier de ça. Personne ne va me voir excepté dans ses rêves, et peu de rêves ordinaires s’introduisent ici. Que je sois nue n’aurait pas plus d’importance.

Nue, elle le fut un instant. Sa figure s’empourpra de gêne ; il n’y avait personne là pour la voir aussi dépouillée de vêtements que dans son bain, avant qu’elle rappelle précipitamment la robe foncée, mais elle aurait dû se souvenir que des pensées fugaces pouvaient affecter des choses ici, surtout quand on a embrassé le Pouvoir. Élayne et Nynaeve la croyaient si bien informée. Elle connaissait quelques-unes des règles du Monde Invisible et savait qu’il y en avait cent, qu’il y en avait mille qu’elle ignorait. Elle devait s’arranger d’une manière ou d’une autre pour les apprendre, si elle devait être la première Rêveuse de la Tour depuis Corianine.

Elle regarda de plus près l’énorme crâne. Elle avait grandi dans un village en pleine campagne et elle était au courant de la forme qu’ont les ossements des animaux. Pas quatre orbites, finalement. Deux paraissaient marquer l’emplacement de défenses d’une forme quelconque, de chaque côté où avait été son nez. Une sorte de sanglier monstrueux, peut-être, bien que ne ressemblant pas aux crânes de porc qu’elle avait vus. Toutefois, il donnait l’impression d’être ancien ; très ancien.

Avec le Pouvoir en elle, Egwene sentait intuitivement ce genre de chose ici. L’habituel accroissement d’acuité de ses sens se manifestait en elle, certes. Elle percevait de minuscules craquelures dans les reliefs de plâtre doré courant le plafond à cinquante pieds au-dessus d’elle, et la lisse surface polie des dalles blanches du sol. Des fentes infinitésimales, invisibles à l’œil nu, se déployaient aussi sur les dalles.

La salle était énorme, peut-être de deux cents pas de long et presque moitié aussi large, avec des rangées de minces colonnes blanches, et cette corde blanche qui courait tout autour sauf à l’endroit où se trouvaient des voûtes en arc brisé. D’autres cordes encerclaient des présentoirs et des cabinets en bois cirés répartis çà et là qui offraient d’autres objets à la vue. Là-haut sous le plafond, de minuscules ouvertures sculptées selon un motif d’une grande recherche perçaient les parois, laissant largement entrer de la clarté. Visiblement, elle s’était transportée en rêve dans un Tanchico où il faisait jour.

« Une grandiose exposition d’artefacts d’Ères depuis longtemps passées, de l’Ère des Légendes et des Ères l’ayant précédée, ouverte à tous, même aux gens du peuple, trois fois par mois et les jours fériés », avait écrit Eurian Romavni. Il avait parlé en termes éloquents de la présentation d’inestimables figurines de cuendillar, au nombre de six, dans une vitrine au centre de la salle, toujours gardées par quatre des gardes personnels de la Panarch quand le public était autorisé à visiter, et avait continué sur deux pages à parler des ossements d’animaux fabuleux « que les yeux des hommes n’ont jamais vus vivants ». Egwene en apercevait quelques-uns. D’un côté de la salle se dressait le squelette de quelque chose ressemblant un peu à un ours, si un ours avait deux dents de devant aussi longues que son avant-bras et, en face de lui, de l’autre côté il y avait les os d’une svelte bête à quatre pattes au cou si long que le crâne arrivait à mi-hauteur du plafond. D’autres encore s’échelonnaient le long des murs de la salle, aussi fantastiques. Tous donnaient l’impression d’être assez anciens pour que la Pierre de Tear paraisse bâtie d’hier. Se courbant pour passer sous la corde, elle arpenta lentement la salle, ouvrant de grands yeux.

Une figurine de pierre usée par le temps représentant une femme, apparemment dévêtue mais enveloppée d’une chevelure qui lui descendait jusqu’aux chevilles, n’était en apparence pas différente des autres occupant la même vitrine, chacune pas plus grosse que sa main. Pourtant d’elle émanait comme une douce chaleur qu’Egwene reconnut. C’était un angreal, elle en était sûre ; elle se demanda pourquoi la Tour ne s’était pas débrouillée pour l’enlever à la Panarch. Un collier artistement articulé et deux bracelets de métal noir mat, seuls sur un présentoir, déclenchèrent en elle des frissons ; elle sentait qu’y étaient associées ténèbres et souffrance – une vieille, très vieille souffrance, et vive. Un objet d’argent, dans un autre cabinet, comme une étoile à trois pointes à l’intérieur d’un cercle, était d’une substance qu’elle ne connaissait pas ; elle était plus tendre que du métal, éraflée et creusée à la gouge, cependant encore plus antique que les plus anciens ossements. À dix pas, elle en sentit émaner orgueil et vanité.

Une chose, en fait, lui parut familière bien qu’elle fût incapable de dire pourquoi. Fourrée dans un angle d’un des cabinets, comme si celui ou celle qui l’avait placée là n’avait pas eu la certitude qu’elle valait la peine d’être exposée, c’était la moitié supérieure d’une statuette brisée sculptée dans une pierre blanche brillante, une femme tenant dans sa main levée une sphère de cristal, le visage calme, digne, empreint d’une sage autorité. Entière, elle aurait eu environ un pied de haut. Mais pourquoi paraissait-elle si familière ? Elle avait presque l’air de commander à Egwene de la prendre en main.

C’est seulement quand les doigts d’Egwene se refermèrent sur le fragment de statuette qu’elle s’aperçut avoir enjambé la corde. Idiot, alors que je ne sais pas ce que c’est, songea-t-elle, mais c’était déjà trop tard.

Quand sa main l’avait saisie, le Pouvoir afflua en elle, afflua dans la demi-figurine puis de nouveau en elle, puis dans la figurine puis revint, repartit et revint. La sphère de cristal luisait par intermittence en éclairs rougeoyants irréguliers et des aiguilles lui piquaient le cerveau à chaque éclair. Avec un sanglot de souffrance, elle lâcha prise et serra sa tête dans ses mains.

La sphère de cristal se cassa quand la figurine heurta le sol et s’éparpilla en morceaux ; les aiguilles disparurent, ne lui laissant qu’un vague souvenir de la douleur et les jambes en coton avec une sensation nauséeuse. Elle crispa les paupières pour ne plus voir la salle se soulever. La figurine devait être un ter’angreal, mais pourquoi ce ter’angreal l’avait-il maltraitée à ce point alors qu’elle l’avait seulement touché ? Peut-être parce qu’il était cassé ; peut-être, cassé, ne pouvait-il exécuter ce à quoi il était destiné. Elle ne voulait même pas penser à ce pour quoi il avait été fabriqué ; tester un ter’angreal était dangereux. Du moins devait-il être maintenant fracassé au point de ne plus l’être. Ici, en tout cas. Pourquoi semblait-il m’appeler ?

La nausée disparut et elle ouvrit les yeux. La figurine était de retour sur l’étagère, aussi entière que lorsqu’elle l’avait vue la première fois. Des choses étranges se produisaient dans le Tel’aran’rhiod, mais ceci était plus étrange qu’elle ne le souhaitait. Et ce n’était pas pour cela qu’elle était venue. Elle devait d’abord trouver comment sortir du Palais de la Panarch. Repassant par-dessus la corde, elle se hâta de sortir de la salle, en s’efforçant de ne pas courir.

Il n’y avait pas de vie dans le palais, bien sûr. De vie humaine, du moins. Des poissons aux couleurs éclatantes nageaient dans de grandes fontaines qui clapotaient joyeusement dans les patios entourés par des portiques aux colonnades gracieuses et des balcons qu’isolait un écran en pierre travaillée comme une complexe dentelle sculptée. Des feuilles de nénuphar flottaient sur l’eau, ainsi que des fleurs blanches grandes comme des assiettes. Dans le Monde des Rêves, un endroit était pareil à ce qu’il était dans le prétendu monde réel. Les gens mis à part. Des lampes dorées au dessin précieux se dressaient dans les couloirs, leur mèche intacte de toute trace charbonneuse, mais elle sentait l’huile parfumée qu’elles contenaient. Ses pas ne soulevaient pas la moindre poussière des tapis lumineux qui n’avaient sûrement jamais été battus, pas ici.

Une fois, elle vit bien une autre personne marchant devant elle, un homme en armure dorée à plates ouvragées sur un haubert, avec un casque d’or dont le cimier s’ornait d’une aigrette blanche sous le bras. « Aeldra ? appela-t-il en souriant. Aeldra, viens me voir. J’ai été nommé Seigneur Capitaine de la Légion de la Panarch. Aeldra ? » Il avança encore d’un pas, appelant toujours, et subitement ne fut plus là. Pas un Rêveur. Pas même quelqu’un utilisant un ter’angreal comme son anneau de pierre ou le disque de fer d’Amico. Seulement un homme dont le rêve avait effleuré un endroit dont cet homme n’avait nulle conscience, aux dangers inconnus. Les gens qui mouraient subitement dans leur sommeil avaient souvent pénétré en rêve dans le Tel’aran’rhiod et en vérité y étaient morts. Celui-ci avait eu de la chance d’en être sorti et de se retrouver dans un rêve ordinaire.

La chandelle brûlait à côté de ce lit là-bas dans Tear. Son temps dans le Tel’aran’rhiod se consumait.

Pressant le pas, elle atteignit de hautes portes sculptées ouvrant sur l’extérieur vers un vaste escalier blanc et une immense place déserte. Tanchico s’étendait dans toutes les directions sur des collines escarpées, des bâtiments blancs succédant à des bâtiments blancs brillant au soleil, des centaines de minces tours et presque autant de dômes pointus, certains dorés. Le Cercle de la Panarch, un haut mur de pierre blanche rond, était visible nettement à quatre cents toises, un peu plus bas que le palais. Le Palais de la Panarch se dressait à la pointe d’une des collines les plus élevées. Du sommet du vaste escalier, Egwene se trouvait assez haut pour voir scintiller l’eau à l’ouest, des anses la séparant d’autres langues de terre pentues où était le reste de la ville. Tanchico était plus grande que Tear, peut-être plus grande que Caemlyn.

Tant d’espace à explorer et elle ne savait même pas pour chercher quoi. Quelque chose qui prouve la présence de l’Ajah Noire, ou quelque chose qui indique un danger quelconque menaçant Rand, si l’un ou l’autre existait ici. Aurait-elle été une vraie Rêveuse, entraînée à exercer ses aptitudes, elle aurait sûrement su ce qu’elle devait découvrir, comment interpréter ce qu’elle voyait. Seulement il ne restait personne pour le lui enseigner. Les Sagettes aielles étaient censées connaître comment déchiffrer les rêves. Aviendha avait témoigné une telle réticence à parler de ces Sagettes qu’Egwene n’avait questionné aucun autre Aiel. Peut-être une Sagette pourrait la guider. Si elle en découvrait une.

Elle avança d’un pas vers la place et, soudain, se retrouva ailleurs.

De grandes flèches de pierre se dressaient autour d’elle dans une chaleur qui desséchait l’humidité de son haleine. Le soleil la brûlait à travers sa robe et la brise soufflant sur son visage paraissait jaillir d’un fourneau. Des arbres rabougris ponctuaient çà et là un paysage presque dépouillé d’autre végétation, à l’exception de quelques parcelles d’herbes rudes et de plantes épineuses qu’elle ne reconnut pas. Par contre, elle reconnut le lion, même si elle n’en avait jamais vu en chair et en os. Il était étendu dans une crevasse dans les rochers à moins de vingt pas de là, sa queue terminée par une touffe noire remuant nonchalamment, et regardait non pas elle mais quelque chose cent enjambées plus loin. Le gros sanglier au poil rêche feugeait et reniflait à la base d’un buisson d’épines, sans remarquer l’Aielle qui s’approchait à pas silencieux avec une lance prête à frapper. Vêtue comme les Aiels de la Pierre, elle avait sa shoufa autour de sa tête mais le visage découvert.

Le Désert, se dit Egwene incrédule. J’ai sauté d’un bond dans le Désert des Aiels ! Quand donc apprendrai-je à surveiller ce que je pense ici ?

L’Aielle se figea sur place. Ses yeux étaient fixés sur Egwene à présent, pas sur le sanglier. Si c’était un sanglier ; il n’en avait pas exactement la silhouette.

Egwene était sûre que cette femme n’était pas une Sagette. Pas habillée comme une Vierge – d’après ce qu’on avait dit à Egwene, une Vierge de la Lance qui voulait devenir une Sagette devait « renoncer à la lance ». Celle-ci devait être simplement une Aielle qui s’était égarée en rêve dans le Tel’aran’rhiod, comme ce bonhomme dans le palais. Lui aussi l’aurait vue, si jamais il avait tourné la tête. Egwene ferma les yeux et se concentra sur l’unique image nette qu’elle avait de Tanchico, cet énorme squelette dans la grande salle.

Quand elle les rouvrit, elle regardait les os massifs. Ils avaient été reliés avec des fils de fer, elle le remarqua à présent. Très habilement, car les fils se voyaient à peine. La moitié de figurine avec sa sphère de cristal était toujours sur sa planche. Elle ne s’en approcha pas, non plus que du collier noir et des bracelets d’où émanait une telle sensation de douleur et de souffrance. L’angreal, la femme de pierre, était une tentation. Qu’est-ce que tu vas en faire ? Par la Lumière, tu es ici pour observer, pour chercher ! Rien de plus. Continue ta tâche, ma fille !

Cette fois, elle retrouva rapidement son chemin jusqu’à la place. Le temps s’écoulait différemment ici ; Élayne et Nynaeve pouvaient l’éveiller d’un instant à l’autre, et elle n’avait même pas encore commencé. Il n’y avait peut-être plus de minutes à perdre. Elle devait à partir de maintenant prendre garde à ce qu’elle pensait. Plus d’allusions aux Sagettes. Même cette admonestation provoqua un vacillement de ce qui l’entourait. Fixe ton attention sur ce que tu fais, s’ordonna-t-elle avec fermeté.

Elle se mit à explorer la cité déserte, marchant d’un pas vif, parfois pressant l’allure jusqu’au pas gymnastique. Des rues pavées sinueuses montaient et descendaient, tournant dans n’importe quel sens, toutes vides, à l’exception de pigeons au dos vert et de mouettes gris clair qui prenaient leur essor dans des tonnerres de claquements d’ailes à son approche. Pourquoi des oiseaux et pas des gens ? Des mouches bourdonnaient alentour, et elle voyait des blattes et des scarabées qui détalaient dans les zones d’ombre. Une meute de chiens maigres, tous de couleur différente, traversa la rue à petits bonds loin devant elle. Pourquoi des chiens ?

Elle se rappela avec sévérité pourquoi elle était là. Quel serait un signe de l’Ajah Noire ? Ou de ce danger pour Rand, s’il y en avait un ? La plupart des immeubles blancs étaient recouverts de plâtre, lequel était écaillé et fendillé, laissant souvent voir du bois patiné par l’âge ou de la brique brun clair. Seules les tours et les constructions plus importantes – des palais, elle le supposa – étaient en pierre, encore que blanches. Toutefois, même les pierres pour la plupart étaient crevassées ; des fissures trop fines pour qu’on les distingue à l’œil nu, mais avec le Pouvoir en elle Egwene les percevait tels des fils de toiles d’araignée sur dômes et tours. Peut-être cela voulait-il dire quelque chose. Peut-être cela signifiait-il que Tanchico était une ville négligée par ses habitants. Une explication qui en valait bien une autre.

Elle sursauta au moment où un homme qui hurlait tomba du ciel comme une pierre devant elle. Elle eut seulement le temps d’enregistrer la vision de chausses blanches bouffantes et de grosses moustaches couvertes par un voile transparent avant qu’il disparaisse à un pas seulement du pavé. L’aurait-il heurté, ici dans le Tel’aran’rhiod, qu’il aurait été retrouvé mort dans son lit.

Il a probablement autant de rapport avec le reste que les cafards, se dit-elle.

Peut-être quelque chose à l’intérieur des bâtiments. C’était une maigre chance, un faux espoir, mais elle était désespérée au point de tenter n’importe quoi. Presque n’importe quoi. Du temps. Combien de temps lui restait-il ? Elle commença à courir de porte en porte, passant la tête dans des boutiques, des auberges et des maisons particulières.

Des tables et des bancs attendaient les clients dans les salles communes, aussi soigneusement alignés que les assiettes et les gobelets d’étain à l’éclat sourd sur leurs étagères. Les magasins étaient dans le même ordre parfait que si le tenancier venait juste d’ouvrir le matin ; cependant, alors qu’il y avait des rouleaux d’étoffe sur les tables d’un tailleur, et des couteaux et des ciseaux chez un coutelier, les crochets suspendus au plafond dans une boucherie et ses étals étaient vides. Un doigt passé n’importe où ne récoltait pas un atome de poussière ; tout était d’une propreté suffisante pour obtenir l’approbation de sa mère.

Dans les rues plus étroites, il y avait des habitations modestes, de simples petites bâtisses plâtrées de blanc avec un toit plat, sans fenêtres donnant sur la rue, prêtes à ce que des familles arrivent et s’asseyent sur des bancs devant des cheminées sans feu ou autour de tables étroites aux pieds sculptés où la plus belle coupe ou assiette de la maîtresse de la maison était mise à la place d’honneur. Des vêtements étaient suspendus à des patères, des marmites étaient accrochées aux plafonds, des outils attendaient, posés sur des bancs.

Obéissant à un pressentiment, elle revint une fois sur ses pas, rien que pour voir, à une douzaine de portes en arrière, et examina de nouveau ce qui était le foyer d’une femme dans le monde réel. Il était presque comme avant. Presque. La coupe à raies rouges posée sur la table était maintenant un étroit vase bleu ; un des bancs, avec un harnais cassé et les outils pour le réparer, qui se trouvait près de la cheminée, était à présent à côté de la porte avec une corbeille contenant du raccommodage et une robe brodée de fillette.

Pourquoi ce changement ? se demanda-t-elle. Mais, au fond, pourquoi serait-ce resté pareil ? Ô Lumière, je ne sais rien de rien !

Il y avait une écurie de l’autre côté de la rue, le plâtre blanc laissant apparaître la brique par grandes plaques. Elle s’y dirigea d’un pas rapide et ouvrit un des battants de la vaste porte. De la paille recouvrait la terre battue du sol, de même que dans toutes les écuries qu’elle connaissait, mais les stalles étaient vides. Pas de chevaux. Pourquoi ? Quelque chose remua dans la paille bruissante et elle se rendit compte que, finalement, les stalles n’étaient pas désertes. Des rats. Par douzaines, qui la dévisageaient avec audace, le nez flairant son odeur dans l’air. Aucun de ces rats ne prit la fuite ou même n’esquissa un mouvement de recul ; ils se conduisaient comme s’ils avaient plus qu’elle le droit d’être là. Malgré elle, Egwene recula. Des pigeons, des mouettes et des chiens, des mouches et des rats. Peut-être qu’une Sagette comprendrait pourquoi.

Et, pfuit, elle fut de retour dans le Désert.

Poussant un cri, elle tomba sur le dos alors que la créature velue semblable à un sanglier fonçait sur elle, apparemment de la taille d’un petit cheval. Pas un cochon sauvage, elle le vit quand l’animal passa d’un bond au-dessus d’elle avec souplesse ; le museau était trop pointu et plein de dents aiguës, et il avait quatre doigts à chaque pied. Sa réflexion fut calme, mais elle frissonna quand la bête détala au milieu des rochers. Elle était assez grosse pour l’avoir piétinée, écrasant ses os et pire ; ces dents auraient éventré et lacéré autant que des dents de loup. Elle se serait réveillée avec les blessures. Si même elle s’était réveillée.

Le sol gréseux sous son dos était un dessus de fourneau brûlant. Elle se redressa péniblement, furieuse contre elle-même. Si elle n’était pas capable de maintenir ses pensées sur ce qu’elle faisait, elle n’aboutirait à rien. Tanchico était là où elle était censée être ; elle devait se concentrer là-dessus. Sur rien d’autre.

Elle cessa de brosser sa jupe de la main pour en ôter la poussière quand elle vit l’Aielle qui, à dix pas de là, l’observait d’un regard perçant de ses yeux bleus. Cette femme avait l’âge d’Aviendha, pas plus vieille qu’elle-même, mais les mèches de cheveux qui s’échappaient de sa shoufa étaient claires au point de paraître presque blanches. La lance dans ses mains était prête à être projetée et, à cette distance, elle n’aurait probablement pas manqué sa cible.

Les Aiels avaient la réputation d’être plus que rudes avec ceux qui pénétraient sans autorisation dans le Désert. Egwene savait qu’elle pouvait envelopper dans de l’Air femme et lance, les immobiliser pour de bon, mais les flots tiendraient-ils assez longtemps quand elle commencerait à disparaître ? Ou serviraient-ils seulement à attiser la colère de cette femme suffisamment pour qu’elle jette sa lance dès qu’elle en aurait la possibilité, peut-être avant qu’Egwene ait réellement disparu ? Elle serait bien avancée si elle revenait à Tanchico avec une lance aielle dans le corps. Si elle nouait les flots, cela laisserait cette femme bloquée dans le Tel’aran’rhiod jusqu’à ce qu’ils se dénouent, sans moyen de se protéger si ce lion ou la créature ressemblant à un sanglier revenaient.

Non. Elle avait simplement besoin que cette femme baisse sa lance, juste assez longtemps pour qu’elle ferme les yeux sans crainte et se ramène à Tanchico. À ce qu’elle était censée accomplir. Elle n’avait plus de temps à perdre avec ces écarts d’imagination. Elle n’avait pas la certitude absolue que quelqu’un parvenu en rêve involontairement dans le Tel’aran’rhiod pouvait lui nuire de la même façon que d’autres choses qui s’y trouvaient, mais elle n’allait pas courir le risque de le découvrir à la pointe d’une lance d’Aielle. Cette Aielle-ci disparaîtrait dans quelques instants. Donc la déconcerter d’une manière ou d’une autre jusqu’à ce moment-là.

Changer de vêtements était facile ; dès que l’idée lui vint, Egwene portait les mêmes bruns et gris que cette femme. « Je ne vous veux pas de mal », dit-elle, calme en apparence.

La femme n’abaissa pas son arme. Au contraire, elle fronça les sourcils et déclara : « Vous n’avez pas le droit de porter le cadin’sor, jeune fille. » Et Egwene se retrouva sans rien sur elle, le soleil la brûlant pardessus, le sol pareil à du fer rouge sous ses pieds nus.

Elle en resta bouche bée d’incrédulité pendant une minute, sautant d’un pied sur l’autre. Elle n’avait pas pensé qu’il était possible de changer quoi que ce soit sur quelqu’un d’autre. Tant de possibilités, tant de règles qu’elle ignorait. Elle se voulut précipitamment de nouveau dans des souliers résistants et dans la robe sombre à la jupe divisée en deux parties et, dans le même temps, fit disparaître les vêtements de l’Aielle. Elle dut appeler à elle la Saidar pour y réussir ; cette femme avait dû se concentrer pour maintenir Egwene nue. Elle avait un flot prêt à saisir la lance si l’autre s’était préparée à s’en servir.

Ce fut le tour de l’Aielle d’avoir l’air ébahie. Elle laissa aussi retomber la lance le long de son corps et Egwene sauta sur cette occasion de fermer les yeux et de se remmener à Tanchico, près du squelette de cet énorme sanglier. Ou ce qu’il était. Elle le regarda à peine, cette fois-ci. Elle se lassait de choses qui ressemblaient à des sangliers et n’en étaient pas. Comment a-t-elle réussi ce tour-là ? Non ! C’est m’interroger sur les comment et les pourquoi qui m’entraîne constamment sur des chemins de traverse. Désormais, je m’en tiens à la voie de ce que j’ai choisie.

Pourtant, elle hésita. Juste avant de fermer les paupières, elle avait cru voir derrière l’Aielle une autre femme qui les observait toutes les deux. Une femme blonde terant un arc d’argent. Voilà que tu te laisses emporter par des chimères. Tu as écouté trop de contes de Thom Merrilin, Birgitte était morte depuis longtemps ; elle ne pouvait pas revenir avant que le Cor de Valère ne l’appelle pour qu’elle sorte de la tombe. Les mortes, même héroïnes de légende, ne pouvaient sûrement pas s’introduire par un rêve dans le Tel’aran’rhiod.

Ce ne fut pourtant qu’une seconde de pause. Repoussant les conjectures futiles, elle retourna en courant jusqu’à la place. Combien de temps lui restait ? Toute la ville à explorer, le temps qui fuyait et elle aussi ignorante qu’au départ. Si seulement elle avait une idée de ce qu’elle devait chercher. Ou de l’endroit où chercher. Courir ne paraissait pas la fatiguer ici dans le Monde des Rêves mais, courrait-elle de toutes ses forces, elle ne visiterait pas la cité entière avant qu’Élayne et Nynaeve la réveillent. Elle ne tenait pas à être obligée de revenir.

Une femme surgit soudain parmi les bandes de pigeons qui s’étaient rassemblés sur la place. Sa robe était vert pâle, mince et ajustée assez étroitement pour satisfaire Berelain, sa chevelure sombre était répartie en douzaines de fines tresses et son visage était couvert jusqu’aux yeux par un voile transparent comme celui que portait l’homme qui avait chu à travers ciel. Les pigeons prirent leur essor et la femme de même, glissant au-dessus des toits les plus proches avant de s’éclipser subitement à tout jamais.

Egwene sourit. Elle rêvait constamment de voler comme un oiseau, et ceci était un rêve, en somme. Elle bondit en l’air et continua à s’élever en direction des toits. Elle chancela quand elle se dit que c’était ridicule – Voler ? Les gens ne volaient pas ! – puis se raffermit en se forçant à la hardiesse. Elle volait et il n’y avait rien à dire de plus. Le vent lui fouettait la figure et elle avait envie de rire avec insousciance.

Elle fila au ras du Cercle de la Panarch, où des rangées de bancs de pierre descendaient en pente depuis le haut mur jusqu’à un vaste espace de terre battue au centre. Imaginez un tel rassemblement de gens, et pour regarder un feu d’artifice organisé par la Guilde des Illuminateurs en personne. Là-bas, au pays, les feux d’artifice étaient un divertissement exceptionnel. Elle se rappelait les rares fois dans sa vie où il y en avait eu au Champ d’Emond, les adultes aussi excités que les enfants.

Elle plana au-dessus des toits comme un faucon, au-dessus de palais et d’hôtels particuliers, d’humbles demeures et boutiques, entrepôts et écuries. Elle glissa le long de coupoles surmontées de flèches dorées et de girouettes en bronze, le long de tours ceinturées de balcons aux garde-corps en pierre travaillée comme de la dentelle. Des charrettes et des chariots étaient garés en attente dans des parcs réservés à ces véhicules. Des bateaux s’entassaient dans le grand port et les bras d’eau entre les péninsules de la ville ; ils étaient alignés le long des quais. Tout semblait en mauvais état, depuis les charrettes jusqu’aux navires, mais rien de ce qu’elle voyait ne donnait d’indications sur l’Ajah Noire. Pour autant qu’elle le savait.

Elle envisagea d’essayer d’évoquer Liandrin – elle ne connaissait que trop bien cette figure de poupée, avec sa multitude de tresses blondes, ses yeux bruns à l’expression vaniteuse et sa bouche en bouton de rose au pli satisfait –, de se la représenter dans l’espoir d’être attirée vers l’endroit où se trouvait la Sœur Noire. Par contre, si cela marchait, elle risquait de rencontrer aussi Liandrin dans le Tel’aran’rhiod, et peut-être d’autres d’entre elles. Elle n’y était pas préparée.

Elle s’avisa soudain que s’il y avait des fidèles de l’Ajah Noire dans Tanchico, dans le Tanchico du Tel’aran’rhiod, elle s’exposait à elles. Un œil levé vers le ciel remarquerait une femme en train de voler, une femme qui ne disparaissait pas au bout de quelques instants. Son vol régulier devint chaotique et elle plongea au-dessous du niveau des toits, planant le long des rues plus lentement qu’avant mais encore plus vite qu’un cheval au galop. Peut-être fonçait-elle vers elles, mais elle ne pouvait pas s’obliger à s’arrêter et à les attendre.

Idiote ! fut l’apostrophe furieuse qu’elle s’adressa. Idiote ! Elles pourraient savoir maintenant que je suis ici. Elles pourraient déjà tendre un piège. Elle songea à sortir du rêve, à regagner son lit dans Tear, mais elle n’avait rien découvert. S’il y avait quoi que ce soit à découvrir.

Une femme de haute taille se dressa soudain dans la rue devant elle, svelte dans une volumineuse jupe brune et un ample corsage blanc, avec un châle brun sur les épaules et une écharpe pliée autour de la tête à la hauteur du front pour retenir des cheveux blancs qui lui descendaient jusqu’à la taille. En dépit de son costume simple, elle portait une grande quantité de colliers et de bracelets en or ou en ivoire ou une combinaison des deux. Les poings plantés sur les hanches, elle regardait Egwene droit dans les yeux, la mine sombre.

Encore une sotte qui s’est rêvée là où elle n’avait aucun droit d’être et qui ne croit pas ce qu’elle voit, songea Egwene. Elle avait la description de toutes les femmes qui étaient parties avec Liandrin, et celle-ci ne correspondait absolument à aucune d’elles. Cependant la femme ne disparaissait pas ; elle restait là tandis qu’Egwene approchait rapidement. Pourquoi ne s’en va-t-elle pas ? Pourquoi… ? Oh, Lumière ! En fait, c’est elle qui… ! Elle saisit vivement les flots pour tisser un éclair, pour entortiller cette femme dans l’Air, tâtonnant dans sa surprise et sa hâte.

« Posez vos pieds par terre, jeune fille, ordonna la femme d’une voix autoritaire. J’ai eu assez de mal à vous retrouver sans que vous vous envoliez comme un oiseau maintenant que je vous ai là. »

Subitement, Egwene cessa de voler. Ses pieds heurtèrent avec rudesse la pierre des pavés et elle trébucha. C’était la voix de l’Aielle, mais celle-ci était plus âgée. Pas autant qu’Egwene l’avait cru au premier abord – à la vérité, elle paraissait beaucoup plus jeune que ne le donnaient à penser ses cheveux blancs – mais avec la voix et ces yeux bleus perçants, elle était sûre qu’il s’agissait de la même femme. « Vous êtes… différente, dit-elle.

— Ici, on peut être ce que l’on désire. » Il y avait de l’embarras dans le ton, mais fort léger. « Parfois, j’aime à me rappeler… Ce n’est pas important. Vous êtes de la Tour Blanche ? Voilà longtemps qu’elles n’avaient plus d’Exploratrice-de-rêves. Très longtemps. Je suis Amys, de l’enclos des Neuf Vallées de l’Aiel Taardad.

— Vous êtes une Sagette ? Oui ! Et vous connaissez les rêves, vous connaissez le Tel’aran’rhiod ! Vous savez… Mon nom est Egwene. Egwene al’Vere. Je… » Elle prit une profonde aspiration ; Amys n’avait pas l’air d’une femme à qui l’on peut mentir. « Je suis Aes Sedai. De l’Ajah Verte. »

L’expression d’Amys ne changea pas, à proprement parler. Un peu perceptible plissement des paupières, peut-être par scepticisme. Egwene ne paraissait guère assez âgée pour être une Aes Sedai. Ce qu’elle répliqua, toutefois, fut : « J’avais l’intention de vous laisser en tenue de nature jusqu’à ce que vous demandiez d’être vêtue convenablement. Enfiler le cadin’sor de cette façon, comme si vous étiez… Vous m’avez surprise, en vous dégageant comme vous l’avez fait, en tournant ma propre lance contre moi. Mais vous êtes encore non instruite, n’est-ce pas, encore que forte. Sinon vous n’auriez pas surgi de cette façon au beau milieu de ma chasse, où vous n’aviez visiblement pas envie de figurer. Et cette façon de voler de-ci de-là ? Êtes-vous venue au Tel’aran’rhiod – au Tel’aran’rhiod ! – pour contempler cette cité, qui s’appelle je ne sais comment ?

— C’est Tanchico », dit Egwene d’une voix faible. Elle ne la connaissait pas. Mais alors comment Amys l’avait-elle suivie, ou rejointe ? À l’évidence, elle était – et de loin – plus au courant du Monde des Rêves qu’Egwene. « Vous êtes en mesure de m’aider, j’essaie de trouver des femmes de l’Ajah Noire, des Amies du Ténébreux. Je pense qu’elles sont ici et, si elles y sont, il faut que je les découvre.

— Cela existe donc réellement, murmura presque Amys. Une Ajah d’Agents-de-l’Ombre dans la Tour Blanche. » Elle secoua la tête. « Vous êtes comme une jeune fille qui vient d’épouser la lance et qui croit maintenant qu’elle va lutter avec des hommes et sauter par-dessus des montagnes. Pour elle, cela implique quelques meurtrissures et une précieuse leçon d’humilité. Pour vous, ici, cela risque d’être la mort. » Amys jeta un coup d’œil aux bâtiments blancs autour d’elles et esquissa une grimace. « Tanchico ? Dans… le Tara-bon ? Cette ville se meurt, elle se dévore elle-même. Il y a des ténèbres ici, du mal. Pire que ce que les hommes inventent. Ou les femmes. » Elle regarda Egwene sérieusement. « Vous êtes incapable de le voir ou de le sentir, n’est-ce pas ? Et vous voulez traquer des Agents-de-l’Ombre dans le Tel’aran’rhiod.

— Du mal ? releva vivement Egwene. Ce pourrait être elles. Êtes-vous sûre ? Si je vous disais à quoi elles ressemblent, seriez-vous certaine qu’il s’agit d’elles ? Je peux les décrire. Je peux en décrire une jusqu’à sa dernière tresse.

— Une enfant, murmura Amys, qui exige de son père à la minute un bracelet d’argent alors qu’elle ignore tout du commerce ou de la fabrication des bracelets. Vous avez beaucoup à apprendre. Bien davantage qu’il ne m’est possible de commencer à vous enseigner présentement. Venez à la Terre Triple. Je ferai passer la nouvelle dans les clans qu’une Aes Sedai appelée Egwene al’Vere doit m’être amenée à la place forte des Rocs Froids. Nommez-vous et montrez votre anneau au Grand Serpent, et vous aurez un parcours sans incident. Je ne suis pas là-bas en ce moment, mais je reviendrai de Rhuidean avant que vous arriviez.

— Je vous en prie, il faut que vous m’aidiez. J’ai besoin de savoir si elles sont ici. Il faut que je le sache.

— Mais je suis dans l’impossibilité de vous le dire. Je ne les connais pas, pas plus que cet endroit, ce Tanchico. Il faut que vous veniez à moi. Ce que vous faites est dangereux, bien plus dangereux que vous ne vous en doutez. Vous devez… Où allez-vous ? Restez ! » Quelque chose semblait avoir saisi Egwene et l’entraînait dans le noir.

La voix d’Amys la poursuivait, sourde et de moins en moins audible. « Il faut que vous veniez me rejoindre et apprendre. Vous devez… »

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