15 Le seuil à franchir

Levant haut la lanterne aux parois de verre, Mat examina l’étroit couloir, au fin fond de la Pierre. Pas à moins que ma vie n’en dépende. Voilà ce que j’ai promis. Eh bien, que je me réduise en cendres si ce n’est pas le cas !

Avant que le doute ne s’empare de nouveau de lui, il recommença précipitamment à avancer, passant devant des portes au bois rongé par la pourriture sèche qui pendaient de travers, devant d’autres qui n’étaient plus que lambeaux de bois accrochés à des gonds rouillés. Le sol avait été balayé récemment, mais l’air sentait encore la vieille poussière et la terre. Quelque chose trottina dans l’obscurité, et il dégaina un poignard avant de comprendre que c’était juste un rat, en fuite à son approche, courant sûrement vers quelque trou qu’il connaissait et qui lui servait de refuge.

« Montre-moi comment sortir de là, lui chuchota-t-il, et je viendrai avec toi. » Pourquoi je chuchote ? Il n’y a personne ici pour m’entendre. Toutefois, le lieu semblait requérir le silence. Mat sentait tout le poids de la Pierre au-dessus de sa tête, un poids oppressant.

La dernière porte, avait-elle dit. Celle-là aussi était de guingois. Il l’ouvrit d’un coup de pied et elle se désintégra. La pièce était jonchée de formes indistinctes, de caisses, de barils et de choses entassés en hauteur contre les murs et sur le sol. De la poussière aussi. La Grande Réserve ! Elle ressemble au sous-sol d’une ferme abandonnée, en pire. Il fut surpris qu’Egwene et Nynaeve n’aient pas ramassé cette poussière et rangé pendant qu’elles étaient ici en bas. Les femmes étaient toujours en train d’épousseter et de remettre en ordre même des choses qui n’en avaient pas besoin. Des empreintes de pas s’entrecroisaient par terre, certaines de bottes, mais elles avaient sûrement eu des hommes pour remuer à leur place les objets les plus lourds. Nynaeve aimait trouver des moyens pour qu’un homme travaille ; elle avait probablement recruté exprès de braves garçons en train de prendre du bon temps.

Ce qu’il cherchait se dressait au milieu de ce fouillis. Un haut chambranle de porte en grès rouge, dont la masse se dressait bizarrement dans les ombres projetées par sa lanterne. Quand il se rapprocha, son apparence resta curieuse. Tordue en quelque sorte. L’œil de Mat n’avait pas envie de suivre son contour ; les angles ne coïncidaient pas parfaitement. Ce grand rectangle creux donnait l’impression d’être prêt à tomber si on soufflait dessus mais, quand Mat lui donna une poussée pour voir, il ne bougea pas. Il poussa un peu plus fort, pas sûr de ne pas avoir envie de renverser ce machin, et ce côté-là crissa dans la poussière. La chair de poule envahit les bras de Mat. Qui sait s’il n’y avait pas un fil de fer attaché en haut, qui le suspendait au plafond. Il leva la lanterne pour vérifier. Il n’y avait pas de fil de fer. Au moins, ça ne va pas basculer pendant que je serai à l’intérieur. Par la Lumière, j’entre dedans, non ?

Un amas de figurines et de petits objets enveloppés dans de l’étoffe pourrissante occupait le fond d’un grand baril placé sens dessus dessous à côté de lui. Il refoula de côté ce fouillis pour installer là sa lanterne et examina le portique. Le ter’angreal. Si Egwene savait de quoi elle parlait. Ce qui était probable ; elle avait certainement appris toutes sortes de choses étranges à la Tour, quoi qu’elle s’en défende. Elle en disconviendrait, n’est-ce pas, voyons ? Apprenant à être Aes Sedai. Pourtant ça, elle ne l’a pas nié, hein ? S’il plissait les paupières, cela ressemblait juste à un portail de pierre, d’un poli terne et d’autant plus terne à cause de la poussière. Rien qu’un encadrement de porte ordinaire. Ma foi, non, pas tout à fait uni. Trois lignes sinueuses profondément creusées allaient du haut en bas de chaque montant. Il en avait vu de plus fantaisie dans des fermes. Il le franchirait et se retrouverait probablement encore dans cette salle empoussiérée.

Ne le saurai pas tant que je n’essaie pas, hein ? Bonne chance ! Aspirant profondément – et toussant à cause de la poussière – il avança le pied de l’autre côté de ce seuil.

Il eut l’impression de traverser une nappe de lumière blanche éclatante, infiniment brillante, infiniment épaisse. Pendant un instant qui dura une éternité, il fut aveugle ; un rugissement emplissait ses oreilles, tous les bruits du monde rassemblés à la fois. Pour juste la longueur d’un pas sans commune mesure.

Progressant en trébuchant d’un autre pas, il regarda autour de lui avec stupéfaction. Le ter’angreal était encore là, mais ce n’était manifestement pas l’endroit d’où lui, Mat, était parti. Le portique tors en pierre se dressait au centre d’une salle ronde au plafond si haut qu’il disparaissait dans l’ombre, entouré d’étranges colonnes jaunes cannelées en spirale serpentant vers ces hauteurs ombreuses, telles d’énormes plantes volubiles s’enroulant autour de poteaux qui auraient été ensuite enlevés. Une lumière tamisée provenait de sphères lumineuses au sommet de socles d’une variété de métal blanc lové en couronne. Pas de l’argent, l’éclat en était trop sourd. Et aucun indice de ce qui produisait la clarté ; cela ne ressemblait pas à une flamme ; les sphères brillaient, voilà tout. Les carreaux du sol s’alignaient depuis la base du ter’angreal en bandes jaunes et blanches dessinant des vrilles. Une odeur oppressante, aigre, froide, pas particulièrement plaisante, régnait dans l’air. Il faillit tourner aussitôt les talons et s’en aller.

« Cela faisait longtemps. »

Il sursauta, un poignard surgissant dans sa main, et chercha à discerner entre les colonnes la source de la voix essoufflée qui avait prononcé ces mots si rudement.

« Cela fait longtemps et pourtant les chercheurs viennent de nouveau quêter des réponses. Les interrogateurs viennent encore. » Une forme bougea, au fond, derrière les colonnes ; un homme, pensa Mat. « Bien. Vous n’avez apporté ni lampes, ni torches, comme l’accord le voulait, le veut et le voudra à jamais. Vous n’avez pas de fer ? Pas d’instruments de musique ? »

La silhouette surgit, grande, pieds nus, les bras, les jambes et le corps enveloppés dans des plis et replis d’étoffe jaune, et Mat ne fut soudain plus certain qu’il s’agissait d’un homme. Ou d’un être humain. Il paraissait humain, au premier coup d’œil, encore que peut-être trop gracieux, mais il était bien trop mince pour sa haute taille, avec une face étroite, allongée. Sa peau et même ses cheveux noirs plats captaient la faible lumière d’une façon qui lui rappelait les écailles d’un serpent. Et ces yeux, les pupilles juste des fentes verticales noires. Non, pas humain.

« Du fer. Des instruments de musique. Vous n’en avez pas ? »

Mat se demanda en quoi il pensait qu’était le poignard ; il ne semblait pas s’en préoccuper. Bah, la lame était en bon acier, pas en fer. « Non. Pas de fer et pas d’instruments de… Pourquoi… ? » Il s’interrompit net. Trois questions, avait dit Egwene. Il n’allait pas en gâcher une pour « du fer » ou des « instruments de musique ». Pourquoi s’inquiéterait-il si j’avais une douzaine de musiciens dans ma poche et une forge sur mon dos ? « Je suis venu ici pour des réponses sincères. Si vous n’êtes pas celui qui les donne, conduisez-moi à qui le peut. »

L’homme – l’être était au moins du sexe masculin, conclut Mat – eut un léger sourire. Qui ne découvrit pas de dents. « Selon l’accord. Venez. » Il fit signe d’une main aux longs doigts. « Suivez. »

Mat escamota le poignard dans sa manche. « Montrez le chemin et je suivrai. » Restez devant moi et bien en vue. Cet endroit me donne la chair de poule.

Il ne repéra aucune ligne droite nulle part à l’exception du sol proprement dit, tandis qu’il marchait derrière cet homme bizarre. Même le plafond était toujours voûté et les murs arqués en arrière. Les couloirs filaient en courbe ininterrompue, les portes étaient arrondies, les fenêtres des cercles parfaits. Le pavage décrivait des spirales et des lignes sinueuses et ce qui paraissait être des ornements de bronze incrustés à intervalles réguliers dans le plafond était tout en volutes compliquées. Pas de tableaux d’aucune sorte, pas de tapisseries ni de fresques. Seulement des motifs, et toujours des arabesques.

À part son guide silencieux, il n’aperçut personne ; il aurait pu croire ce lieu désert en dehors d’eux deux. De quelque part il gardait le vague souvenir d’avoir arpenté des couloirs qui n’avaient pas connu un pied humain pendant des centaines d’années, et ici la sensation était la même. Pourtant, parfois, il percevait du coin de l’œil un léger mouvement. Seulement, il avait beau se retourner vivement, il n’y avait jamais qui que ce soit. Il feignit de se frotter les avant-bras, vérifiant pour se rassurer que ses poignards étaient bien dans ses manches de tunique.

Ce qu’il voyait par ces fenêtres rondes était encore pire. De hauts arbres frêles avec seulement au sommet des branches qui retombaient en tiges de parasol, et d’autres comme d’immenses éventails de feuilles fines pareils à de la dentelle, le tout sous un jour sombre, obscurci, bien qu’apparemment le ciel fût sans nuages. Il y avait toujours des fenêtres, toujours dans un seul des côtés du couloir tournant, mais de temps en temps le côté changeait, et ce qui aurait sûrement dû donner sur des patios ou des salles, à la place, s’ouvrait sur cette forêt. Il n’entrevit même pas la moindre autre partie de ce palais, ou de ce que c’était, par ces fenêtres, ni aucun autre bâtiment, excepté…

Par une des fenêtres circulaires, il distingua trois hautes flèches argentées qui se courbaient les unes vers les autres de sorte que leurs pointes se dirigeaient toutes vers le même point. Elles n’étaient pas visibles de la fenêtre suivante, trois pas plus loin mais, quelques minutes plus tard, après que lui et son guide avaient contourné tant et tant de courbes qu’il avait été obligé de regarder dans une autre direction pour ne pas avoir le vertige, il les aperçut de nouveau. Il essaya de se dire que c’étaient des flèches différentes mais, entre elles et lui, se dressait un de ces arbres en éventail avec une branche cassée qui pendait, un arbre qui se trouvait au même endroit la première fois. Après son troisième aperçu des flèches et de l’arbre bizarre avec sa branche cassée, à présent dix pas plus loin mais de l’autre côté du couloir, il s’efforça de cesser complètement de regarder ce qu’il y avait au-dehors.

Le trajet semblait interminable.

« Quand… ? Est-ce que… » Mat serra les dents. Trois questions. Apprendre quoi que ce soit sans poser de question n’était pas commode. « J’espère que vous m’emmenez auprès de ceux qui peuvent répondre à mes questions. Que brûlent mes os, je l’espère bien. Dans mon intérêt et le vôtre, la Lumière sait que c’est vrai.

— Ici », dit le singulier personnage drapé de jaune, avec un geste d’une de ces mains effilées vers une porte ronde deux fois plus large que celles que Mat avait vues auparavant. Ses yeux étranges examinaient Mat avec intensité. Sa bouche béa et il aspira longuement avec lenteur. Mat le regarda en fronçant les sourcils et l’inconnu haussa ses épaules dans une contorsion. « Ici peuvent être découvertes vos réponses. Entrez. Entrez et interrogez. »

Mat respira à fond, lui aussi, puis esquissa une grimace et se frotta le nez. Cette puissante odeur aigre était affreusement désagréable. Il avança d’un pas hésitant vers la grande porte et tourna la tête pour chercher de nouveau du regard son guide. Le bonhomme avait disparu. Par la Lumière ! Je ne sais vraiment pas pourquoi je m’étonne encore de quelque chose dans cet endroit. Eh bien, que je sois réduit en cendres si je m’en retourne maintenant. S’efforçant de ne pas se demander s’il serait capable de retrouver seul le ter’angreal, il entra.

C’était encore une salle ronde, avec des carreaux rouges et blancs dessinant des files de circonvolutions sous un plafond en forme de voûte. Elle n’avait pas de colonnes, ni de mobilier d’aucune sorte, en dehors de trois épais enroulements en forme de piédestal autour du point de départ des circonvolutions du sol. Mat ne voyait aucun moyen d’en atteindre le sommet autrement qu’en escaladant ces spires, pourtant un homme pareil à son guide était assis en tailleur en haut de chacun, seulement drapé dans des plis et replis d’étoffe rouge. Pas tous des hommes, rectifia-t-il en regardant mieux ; deux de ces longs visages aux yeux bizarres avaient une physionomie nettement féminine. Elles avaient leur regard fixé sur lui, des regards intenses et pénétrants, et elles inspiraient de grandes bouffées d’air, presque haletantes. Les rendait-il nerveuses d’une façon quelconque était la question qu’il se posa. Pas grande sacrée chance que ce soit ça. Mais en tout cas elles m’échauffent les oreilles.

« Cela fait longtemps, dit la femme de droite.

— Très longtemps », ajouta la femme de gauche.

L’homme hocha la tête. « Pourtant ils viennent de nouveau. »

Les trois avaient la voix essoufflée du guide – presque impossible à distinguer de la sienne, à vrai dire – et la façon rude de prononcer les mots. Ils parlèrent à l’unisson et les paroles auraient aussi bien pu sortir d’une seule bouche. « Entrez et questionnez, selon l’antique accord. »

Si Mat avait eu l’impression que sa peau se hérissait, à présent il était sûr qu’elle se crispait dans tous les sens. Il se força à approcher. Prudemment – attentif à ne rien dire qui ressemble même de loin à une question – il leur exposa la situation. Les Blancs Manteaux, certainement dans son village natal, sûrement pourchassant des amis à lui, peut-être le cherchant lui-même. Un de ses amis partant pour affronter les Blancs Manteaux, l’autre non. Sa famille, probablement pas en danger, mais avec ces bougres d’Enfants de cette bougresse de Lumière dans les parages… Un Ta’veren qui le tirait à lui de telle sorte qu’il pouvait à peine bouger. Il ne voyait pas de raison de donner des noms ou de mentionner que Rand était le Dragon Réincarné. Sa première question – et d’ailleurs les deux autres – il les avait mises au point avant de descendre dans la Grande Réserve. « Devrais-je revenir au pays pour aider les miens ? » demanda-t-il en conclusion.

Trois paires d’yeux fendus à la verticale comme une meurtrière abandonnèrent leur contemplation de Mat et se levèrent – à regret, lui sembla-t-il – pour scruter l’air au-dessus de sa tête. Finalement, la femme de gauche dit : « Vous devez aller à Rhuidean. »

Dès qu’elle eut parlé, leurs yeux se rabaissèrent d’un même mouvement sur lui et ils se penchèrent en avant, respirant de nouveau fort, mais à ce moment une cloche tinta, un bourdonnement d’airain ample qui résonna dans la salle. Ils se redressèrent en vacillant, s’entre-regardant puis fixant de nouveau l’air au-des-sus de la tête de Mat.

« C’en est un autre, chuchota la femme de gauche. La tension. La tension.

— Le plaisir, dit l’homme. Cela faisait longtemps.

— Du temps reste encore », leur rappela l’autre femme. Elle avait l’air calme – tous en avaient l’air – mais il y avait de l’âpreté dans sa voix quand elle se retourna vers Mat. « Demandez. Demandez. »

Mat leva sur eux des regards furieux. Rhuidean ? Ô Lumière ! Cela se trouvait quelque part là-bas dans le Désert, la Lumière et les Aiels savaient où. C’était à peu près tout ce qu’il en connaissait. Dans le Désert des Aiels ! La colère lui chassa de l’esprit les questions concernant les moyens d’échapper aux Aes Sedai et de recouvrer les parties perdues de sa mémoire. « Rhuidean ! s’exclama-t-il d’un ton cassant. Que la Lumière me réduise les os en cendres si je veux aller à Rhuidean ! Et mon sang sur le sol si j’y vais. Pourquoi irais-je ? Vous ne répondez pas à mes questions. Vous êtes censés répondre, non pas me proposer des devinettes !

— Si vous n’allez pas à Rhuidean, dit la femme de droite, vous mourrez. »

La cloche tinta de nouveau, plus fort cette fois ; Mat sentit ses vibrations à travers ses bottes. Les regards qu’échangèrent les trois étaient manifestement anxieux. Il ouvrit la bouche, mais ils étaient uniquement absorbés par leurs préoccupations personnelles.

« La tension, dit une des femmes vivement. Elle est trop forte.

— Le plaisir de l’avoir, lui, ajouta aussitôt l’autre. Cela n’est pas arrivé depuis tellement longtemps. »

Elle n’avait pas fini que l’homme prit la parole. « La tension est trop forte. Trop forte. Questionnez. Questionnez !

— Que brûle votre âme, espèce de cœur de lâche, grommela Mat. Oui, je vais questionner ! Pourquoi mourrai-je si je ne vais pas à Rhuidean ? Il y a toutes les chances que je meure si je tente d’y aller. Cela ne donne pas… »

L’homme l’interrompit et parla hâtivement. « Vous aurez esquivé le fil de la destinée, laissé votre destin dériver au gré des vents du temps et vous serez tué par ceux qui ne veulent pas que ce destin soit accompli. Maintenant, allez. Il faut que vous partiez ! Vite ! »

Le guide vêtu de jaune était soudain là près de Mat, tirant sur sa manche avec ces trop longues mains.

Mat s’en débarrassa d’une secousse. « Non ! Je ne partirai pas ! Vous m’avez détourné des questions que je voulais poser et donné des réponses qui n’ont pas le sens commun. Vous n’en resterez pas là. De quel destin parlez-vous ? Je veux au moins une réponse claire de vous ! »

Une troisième fois, la cloche sonna lugubrement et la salle entière trembla.

« Partez ! cria l’autre. Vous avez eu vos réponses. Vous devez partir avant qu’il ne soit trop tard ! » Brusquement, une douzaine des hommes en jaune entourèrent Mat, comme surgis du néant, essayant de l’entraîner vers la porte. Il se débattit des poings, des coudes et des genoux. « Quelle destinée ? Que brûlent vos cœurs, quel destin ? » C’est la salle elle-même qui sonna le glas, les parois et le sol agités de tressaillements, renversant presque Mat et ses assaillants. « Quelle destinée ? »

Les trois étaient debout sur leur piédestal, et il était incapable de discerner qui criait quelle réponse.

« Épouser la Fille des Neuf Lunes !

— Mourir et revivre, et vivre encore une fois une partie de ce qui a été !

— Renoncer à la moitié de la lumière du monde pour sauver le monde ! »

Ils hurlèrent ensemble comme de la vapeur qui s’échappe sous pression : « Va à Rhuidean, fils des batailles ! Va à Rhuidean, espiègle ! Va, joueur ! Va ! »

Les assaillants de Mat le soulevèrent par les bras et les jambes et coururent, le tenant au-dessus de leurs têtes. « Lâchez-moi, fils de chèvre au foie blanc ! cria-t-il en se débattant. Que brûlent vos yeux ! Que l’Ombre prenne votre âme, laissez-moi ! Je vous arracherai les tripes pour m’en faire une sangle de selle ! » Mais il avait beau se tortiller et proférer des insultes, ces longs doigts étaient comme des crampons de fer.

Par deux fois encore, le glas retentit, à moins que ce ne soit le palais. Tout vibra comme pendant un tremblement de terre ; les murs résonnaient de réverbérations assourdissantes, chacune plus forte que la précédente. Les ravisseurs de Mat poursuivirent leur chemin en trébuchant, au bord de la chute mais sans interrompre leur course désordonnée. Il ne vit même pas où ils l’emportaient jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent subitement, le projetant avec effort en l’air. Alors il vit le portail tors, le ter’angreal, vers lequel il était propulsé.

Une lumière blanche l’aveugla ; le rugissement lui emplit la tête jusqu’à la vider de toute pensée.

Il tomba lourdement sur un sol poussiéreux dans une demi-obscurité et roula jusqu’au tonneau où était posée sa lanterne dans la Grande Réserve. Le tonneau oscilla sur sa base, des paquets et des figurines basculèrent par terre dans un fracas de pierre, d’ivoire et de porcelaine qui se brisent. Se relevant d’un bond, il se retourna et se précipita vers le portique de pierre.

« Que les braises vous brûlent, vous ne pouvez pas me lancer comme… »

Il franchit le seuil comme un bolide… et buta contre les caisses et les tonneaux de l’autre côté. Sans un temps d’arrêt, il pivota et s’élança de nouveau vers le portique. Avec le même résultat. Cette fois, il se raccrocha au baril soutenant sa lampe, qui faillit choir sur les choses déjà en morceaux jonchant le sol sous ses bottes. Il la rattrapa de justesse, se brûlant la main, et la jucha à tâtons sur un perchoir plus stable.

Que les braises me brûlent si j’ai envie d’être ici dans le noir, pensa-t-il en se suçant les doigts. Par la Lumière, à la façon dont ma chance tourne, elle aurait probablement déclenché un incendie et j’aurais péri brûlé vif !

Il darda un regard furieux au ter’angreal. Pourquoi ne fonctionnait-il pas ? Peut-être que les gens de l’autre côté l’avaient clos d’une manière ou d’une autre. Il ne comprenait pratiquement rien à ce qui s’était passé. Cette cloche et leur panique. On aurait cru qu’ils redoutaient que le toit leur tombe sur la tête. À la réflexion, il s’en était fallu de peu. Et Rhuidean et tout le reste. Le Désert suffisait comme mauvaise nouvelle, mais ils avaient dit qu’il était voué à épouser quelqu’un appelé la Fille des Neuf Lunes. Épouser ! Et une personne de la noblesse, ça en avait tout l’air. Il se marierait plutôt avec un cochon qu’avec une aristocrate. Et cette histoire de mourir et de revivre. Charmant à eux d’avoir ajouté la dernière partie ! Si un Aiel voilé de noir le tuait pendant qu’il se rendait à Rhuidean, il découvrirait ce que cela avait de vrai.

Tout ça, c’étaient des sottises, et il n’en croyait pas un mot. Seulement… Ce bougre de seuil l’avait effectivement amené quelque part, et ils avaient voulu répondre uniquement à trois questions, juste comme Egwene l’avait dit.

« Je n’épouserai aucune bougresse de dame noble ! dit-il au ter’angreal. Je me marierai quand je serai trop vieux pour m’amuser, un point c’est tout ! Rhuidean mon bougre de… ! »

Une botte apparut, sortant à reculons du portail de pierre tors, suivi par le reste de Rand, avec cette épée de feu dans les mains. La lame disparut quand il eut franchi complètement le portail et il poussa un soupir de soulagement. Même dans la faible clarté, Mat constata cependant qu’il était troublé. Il sursauta en apercevant Mat. « Juste en train de fourrager par-là, Mat ? Ou bien as-tu passé aussi de l’autre côté ? »

Mat l’examina un instant avec méfiance. Du moins cette épée avait-elle disparu. Rand n’avait pas l’air de canaliser – mais comment savoir ? – et il n’avait pas particulièrement l’expression d’un fou. En vérité, il ressemblait de fort près au souvenir qu’en avait Mat. Il fut obligé de se rappeler qu’ils n’étaient plus dans leur village natal et que Rand n’était pas ce dont il se souvenait. « Oh, je suis passé de l’autre côté, bien sûr. Une bande de sacrés menteurs, si tu veux mon avis ! Qu’est-ce qu’ils sont ? M’ont fait penser à des serpents.

— Pas des menteurs, je crois. » À l’entendre, on aurait dit qu’il le regrettait. « Non, non pas ça. Ils avaient peur de moi, dès le début. Et quand ce glas a sonné… L’épée les a maintenus à distance ; ils ne voulaient même pas la regarder. Ils se détournaient. Se cachaient les yeux. As-tu obtenu tes réponses ?

— Rien qui ait un sens, marmotta Mat. Et toi ? »

Soudain, Moiraine apparut hors du ter’angreal, donnant l’impression de surgir gracieusement du néant, avançant d’un pas léger. Ce serait agréable de danser avec elle si elle n’était pas une Aes Sedai! Elle pinça les lèvres en les voyant.

« Vous ! Vous étiez tous les deux là-dedans. Voilà pourquoi… ! » Elle émit un sifflement de contrariété. « Qu’il y en ait eu un n’aurait déjà pas été fameux, mais deux Ta’veren à la fois – vous risquiez de rompre entièrement la liaison et d’être pris au piège là-bas. Quels garçons insupportables de jouer avec des choses dont vous ne connaissez pas le danger. Perrin ! Est-ce que Perrin est là-bas aussi ? Est-ce qu’il a pris part aussi à votre… exploit[5] ?

— La dernière fois que j’ai vu Perrin, répliqua Mat, il s’apprêtait à se coucher. » Peut-être Perrin allait-il le démentir en étant le suivant à sortir du portique, mais autant détourner la colère de l’Aes Sedai s’il le pouvait. Inutile que Perrin ait aussi à l’affronter. Qui sait, il aura une chance de lui échapper, au moins, s’il part avant qu’elle apprenne ce qu’il mijote. Bougresse de femme ! Je suis prêt à parier qu’elle est née dans la noblesse.

Que Moiraine était furieuse, on ne pouvait en douter. Le sang s’était retiré de ses joues, et ses yeux étaient deux vrilles noires qui s’enfonçaient dans ceux de Rand. « Du moins vous en êtes-vous tirés vivants. Qui vous avait parlé de ça ? Laquelle ? Je lui ferai regretter que je ne lui aie pas écorché la peau comme on retire un gant.

— C’est un livre qui m’a renseigné », répliqua calmement Rand. Il s’assit au bord d’une caisse qui craqua d’une manière alarmante sous son poids et croisa les bras. Le tout avec une aisance très naturelle. Mat aurait aimé pouvoir l’imiter. « Deux livres, à la vérité. Les Trésors de la Pierre et Relations avec le Territoire de Mayene. Étonnant ce qu’on déterre dans des livres si on les lit assez attentivement, n’est-ce pas ?

— Et toi ? » Elle tourna vers Mat ce regard pénétrant. « L’as-tu aussi lu dans un livre ? Toi ?

— Il m’arrive de lire parfois », dit-il ironiquement. Il n’aurait pas été opposé à un peu d’écorchage pour Egwene et pour Nynaeve après ce qu’elles lui avaient infligé pour l’obliger à révéler où il avait caché la lettre de l’Amyrlin – le ligoter avec le Pouvoir était déjà assez désagréable mais le reste ! – cependant c’était plus amusant de se rire de Moiraine en lui jetant un peu de poudre aux yeux. « Trésors. Relations. Des quantités de renseignements dans les livres. » Par chance, elle n’insista pas pour qu’il répète les titres ; il avait cessé de prêter attention quand Rand avait parlé de livres.

Au lieu de cela, elle revint brusquement à Rand. « Et tes réponses ?

— Sont les miennes, répliqua Rand, qui fronça les sourcils. Cependant cela n’a pas été simple. Ils ont amené une… femme pour interpréter, mais elle parlait comme un vieux livre. Je comprenais à peine certains mots. Je n’avais jamais envisagé qu’ils pourraient utiliser une autre langue.

— L’Ancienne Langue, lui expliqua Moiraine. Ils se servent de l’Ancienne Langue – une forme dialectale assez rude – pour s’entretenir avec les hommes. Et toi, Mat ? Ton interprète a-t-elle été facile à comprendre ? »

Il dut rassembler assez de salive pour s’humecter la bouche. « L’Ancienne Langue ? C’est ce que c’était ? On ne m’a adjoint personne. À vrai dire, je n’ai pas réussi à poser de questions. Cette cloche a commencé à ébranler les murs et ils m’ont expulsé comme si je laissais des empreintes de bouse de vache sur les tapis. » Elle le dévisageait toujours, les yeux toujours plongés dans les siens. Elle était au courant des fragments de l’Ancienne Langue qui lui échappaient quelquefois. « Je… je reconnaissais presque un mot par-ci par-là, mais pas assez pour deviner ce que cela voulait dire. Vous et Rand avez obtenu des réponses. Qu’est-ce qu’ils en tirent pour eux-mêmes ? Ces serpents montés sur jambes. Nous n’allons pas découvrir en remontant que dix ans sont passés, hein, comme Bili dans le conte ?

— Des sensations, répliqua Moiraine avec une grimace. Des sensations, des émotions, des expériences. Ils fouillent dedans ; on les sent le faire et on en a la chair de poule. Peut-être s’en nourrissent-ils d’une certaine manière. L’Aes Sedai qui a étudié ce ter’angreal quand il se trouvait à Mayene a parlé dans son rapport d’un puissant désir de prendre un bain ensuite. C’est bien l’intention que j’ai.

— Mais leurs réponses sont-elles fiables ? dit Rand comme elle s’apprêtait à s’en aller. En êtes-vous sûre ? Les livres le donnent à entendre, mais peuvent-ils réellement donner des réponses exactes concernant l’avenir ?

— Les réponses sont vraies, dit lentement Moiraine, pour autant qu’elles se rapportent à ton propre avenir. Il y a au moins cela de certain. » Elle regarda Rand, et Mat lui-même, mesurant l’effet de ses paroles. « Quant à la façon dont ils s’y prennent, toutefois, on ne peut qu’émettre des hypothèses. Ce monde est… replié… d’étranges façons. Je ne saurais pas être plus explicite. Il se peut que cela leur permette de suivre le fil d’une vie humaine, de suivre les diverses façons dont il pourrait être tissé dans le Dessin. Ou peut-être est-ce un don de ces gens-là. Toutefois les réponses sont souvent obscures. Si vous avez besoin d’aide pour déchiffrer ce que signifient les vôtres, j’offre mes services. » Ses yeux voletèrent de l’un à l’autre et Mat faillit pousser un juron. Elle ne croyait pas qu’il n’avait pas obtenu de réponses. À moins que ce ne fût là simplement le doute inhérent aux Aes Sedai.

Rand lui adressa un lent sourire. « Et me direz-vous ce que vous avez demandé et ce qu’ils ont répondu ? »

Pour toute réponse, elle lui décocha un regard scrutateur, puis se dirigea vers la porte. Une petite boule de lumière, aussi brillante qu’une lanterne, planait soudain devant elle, éclairant son chemin.

Mat savait qu’il aurait dû en rester là maintenant. Juste la laisser partir et espérer qu’elle oublie qu’il était descendu ici. Pourtant un nœud de colère brûlait encore en lui. Toutes ces choses ridicules qu’ils avaient dites. Eh bien, peut-être étaient-elles vraies, si Moiraine raffirmait, mais il avait envie d’attraper ces gens-là au collet, ou ce qui passait pour un collet dans ces draperies, et les obliger à expliquer divers points.

« Pourquoi ne peut-on aller là-bas une seconde fois, Moiraine ? lui cria-t-il. Pourquoi pas ? » Il fut sur le point de demander aussi pourquoi le fer et les instruments de musique les inquiétaient et se mordit la langue. Comment connaîtrait-il ça s’il n’avait pas compris ce qu’ils disaient ?

Elle s’arrêta au seuil de la porte ouvrant sur le couloir – et discerner si elle contemplait le ter’angreal ou Rand était impossible. « Si je savais tout, Matrim, je n’aurais pas besoin de poser de questions. » Elle demeura encore un instant la tête tournée vers la salle – c’est bien Rand qu’elle dévisageait – puis s’éloigna d’une allure aérienne sans ajouter un mot.

Pendant un moment, Mat et Rand s’entreregardèrent en silence.

« As-tu découvert ce que tu voulais ? dit finalement Rand.

— Et toi ? »

Une flamme vive naquit soudain, en équilibre au-dessus de la paume de Rand. Pas la sphère au doux rayonnement de l’Aes Sedai, mais du feu brut pareil à celui d’une torche. Alors que Rand se mettait en marche pour s’en aller, Mat l’interrogea de nouveau.

« Vas-tu vraiment laisser comme ça les Blancs Manteaux agir à leur guise là-bas chez nous ? Tu sais qu’ils se dirigent vers le Champ d’Emond. S’ils n’y sont pas déjà. Des yeux jaunes, le sacré Dragon Réincarné. C’est trop, autrement.

— Perrin fera… ce qu’il a à faire pour sauver le Champ d’Emond, répliqua Rand d’une voix éteinte. Et je dois faire ce qu’il faut que je fasse, sinon c’est davantage que le Champ d’Emond qui tombera – et entre les mains de pire que celles des Blancs Manteaux. »

Mat suivit des yeux la clarté de cette flamme qui s’amenuisait dans le couloir jusqu’à ce qu’il se rappelle où il se trouvait. Alors il saisit vivement sa lampe et se hâta de sortir. Rhuidean ! Ô Lumière, que décider ?

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