39 Une Coupe de vin

Quand Élayne monta sur le pont avec ses affaires soigneusement emballées, le soleil couchant semblait juste effleurer l’eau à l’entrée du port de Tanchico et l’on capelait les ultimes puissantes haussières pour amarrer et parer à tout événement Danseur-sur-les-vagues au bord d’un bassin plein de navires, un parmi beaucoup d’autres le long de cette péninsule la plus à l’ouest de la cité. Quelques membres de l’équipage ferlaient les dernières voiles. Au-delà des longs quais, la ville escaladait des collines, d’un blanc éclatant, avec ses toits en forme de flèches ou de coupoles, dont les girouettes polies scintillaient. À peut-être un quart de lieue au nord, elle distinguait de hauts murs arrondis ; le Grand Cercle si ses souvenirs étaient exacts.

Suspendant son ballot à la même épaule que son écritoire de cuir, elle rejoignit Nynaeve près de la passerelle, avec Coine et Jorine. Cela paraissait presque bizarre de voir les sœurs de nouveau totalement habillées, en corsage de brillante soie brochée qui était assorti à leur pantalon large. Les boucles d’oreilles et même les anneaux de nez, elle s’y était habituée, et la belle chaîne d’or en travers de la joue hâlée de chacune de ces femmes ne la faisait pratiquement plus sourciller.

Thom et Juilin se tenaient à l’écart avec leurs ballots personnels, l’air un tantinet moroses. Ils avaient tenté de prédire ce qui allait se passer, à partir du moment où le but réel de ce voyage, ou une partie, leur avait été révélé deux jours auparavant. Ni l’un ni l’autre ne semblait estimer que deux jeunes femmes étaient qualifiées – qualifiées ! – pour rechercher l’Ajah Noire. Une menace proférée par Nynaeve de les transférer sur un autre bateau du Peuple de la Mer, partant en sens inverse, avait étouffé cela dans l’œuf. Du moins avait-elle obtenu l’effet voulu une fois Toram et une douzaine de marins réunis et prêts à les fourrer dans un canot pour les y conduire à la rame. Élayne leur adressa un regard scrutateur. Maussaderie indiquait rébellion ; elles allaient avoir encore du fil à retordre avec ces deux-là.

« Où irez-vous maintenant, Coine ? demandait Nynaeve quand Élayne arriva près d’elles.

— À Dantora et l’Aile Jafar, répondit la Maîtresse-des-Voiles, ensuite à Cantorin et à l’Aile Somera pour répandre la nouvelle au sujet du Coramoor, s’il plaît à la Lumière. Seulement je dois laisser Toram commercer ici, ou il explosera. »

Son mari se trouvait à présent sur les quais, sans ses drôles de lentilles cerclées de fer, torse nu et paré d’une foule d’anneaux, qui parlait avec ardeur à des hommes en pantalon bouffant et cotte brodée aux épaules de dessins en forme de volutes. Chacun de ces Tanchicans portait une calotte cylindrique foncée et un voile transparent devant la figure. Ces voiles étaient ridicules, surtout sur les hommes à moustaches épaisses.

« Que la Lumière vous accorde une bonne traversée, dit Nynaeve en équilibrant ses ballots sur son dos. Si nous découvrons ici un danger qui vous menace avant que vous preniez la mer, nous vous enverrons un message. » Coine et sa sœur avaient l’air remarquablement calmes. Connaître l’existence de l’Ajah Noire ne les troublait guère ; c’était le Coramoor, Rand, qui était important.

Jorine baisa le bout de ses doigts et les pressa sur les lèvres d’Élayne. « S’il plaît à la Lumière, nous nous reverrons.

— S’il plaît à la Lumière », répéta Élayne, reproduisant le geste de la Pourvoyeuse-de-Vent. Le geste paraissait encore bizarre, mais c’était un honneur, aussi, utilisé seulement entre les membres les plus proches d’une famille ou entre ceux qui s’aimaient. La jeune femme du Peuple de la Mer allait lui manquer. Elle avait appris beaucoup et enseigné un peu, également. Jorine saurait certainement beaucoup mieux tisser le Feu à présent.

Quand elles arrivèrent au bas de la passerelle, Nynaeve poussa un soupir de soulagement. Une potion huileuse fournie par Jorine avait apaisé son estomac au bout de deux jours de mer, mais cela n’avait pas empêché qu’elle avait eu les yeux tirés et les lèvres serrées jusqu’à ce que Tanchico soit en vue.

Les deux hommes les encadrèrent immédiatement, sans avoir reçu d’instructions, Juilin ouvrit la marche avec son balluchon sur le dos et son bâton clair d’une épaisseur d’un pouce qu’il tenait à deux mains, ses yeux noirs aux aguets. Thom formait l’arrière-garde, s’arrangeant on ne sait comment pour avoir une apparence redoutable en dépit de ses cheveux blancs, de sa boiterie et de sa cape de ménestrel.

Nynaeve pinça un instant les lèvres mais ne dit rien, ce qu’Élayne jugea sage. Elles n’avaient pas parcouru cinquante pas sur le long quai de pierre qu’elle avait vu autant d’hommes aux paupières plissées, à la face avide qui les examinaient, ainsi que des Tanchicans et d’autres manipulant des caisses, des balles de marchandises et des sacs sur le quai. Elle n’en avait pas peur ; elle en maîtriserait deux ou trois, elle en était sûre. Par contre, elle et Nynaeve avaient dans leurs escarcelles leur anneau au Grand Serpent et prétendre qu’elles n’avaient pas de liens avec la Tour Blanche serait inutile si elle canalisait devant cent personnes. Mieux valait que Thom et Juilin arborent leur mine la plus féroce. Elle n’aurait pas rechigné à être accompagnée de dix de plus juste comme eux.

Un rugissement retentit soudain du haut du pont d’un des voiliers plus petits. « Vous ! C’est bien vous ! » Un homme massif au visage rond, en surcot de soie verte, sauta sur le quai sans se soucier du bâton levé de Juilin et les dévisagea, elle et Nynaeve. Une barbe non assortie de moustaches le désignait comme un natif d’Illian, de même que son accent. Il semblait vaguement familier.

« Maître Domon ? dit au bout d’un instant Nynaeve en tirant d’un coup sec sur sa natte. Bayle Domon ? »

Il acquiesça d’un signe de tête. « Eh que oui. Je ne croyais pas jamais vous revoir. Je… J’ai attendu à Falme tant que j’ai pu, seulement le moment est venu de choisir entre mettre à la voile ou regarder mon navire brûler. »

Élayne le reconnut alors. Il avait accepté de les emmener hors de Falme, mais cette ville avait été en proie au chaos avant qu’elles réussissent à atteindre son bateau.

« Heureuses de vous rencontrer, répliqua Nynaeve avec froideur, mais excusez-nous, il faut que nous trouvions des chambres dans la cité.

— Ce sera difficile. Tanchico craque de tous ses joints de calfatage. Néanmoins, je connais un endroit où un mot de moi a des chances de vous procurer quelque chose. Je ne pouvais pas m’attarder davantage à Falme, n’empêche que j’estime avoir une dette envers vous. » Domon s’interrompit, avec une subite expression de malaise. « Votre présence ici. Cela va-t-il donc se reproduire comme à Falme ?

— Non, Maître Domon, répondit Élayne à la place de Nynaeve qui hésitait. Bien sûr que non. Et nous serons contentes d’accepter votre aide. »

Elle s’attendait à moitié que Nynaeve proteste, pourtant son aînée se borna à hocher pensivement la tête et à présenter les hommes les uns aux autres. La cape de Thom provoqua chez Domon un haussement de sourcils, par contre, le costume à la mode du Tear de Juilin suscita une expression revêche qui fut payée de la même monnaie. Toutefois, aucun d’eux ne dit quoi que ce soit ; peut-être étaient-ils capables de ne pas manifester dans Tanchico l’animosité existant entre le Tear et l’Illian. Sinon, elle serait obligée de les sermonner fermement.

Domon raconta ce qui était advenu de lui depuis Falme tandis qu’il les accompagnait sur le quai et, en vérité, il avait prospéré. « Une douzaine de bons caboteurs que les collecteurs d’impôts de la Panarch connaissent, déclara-t-il en riant, et quatre navires de haute mer qu’ils ne connaissent pas. »

Il n’en avait guère pu acquérir autant honnêtement dans un laps de temps de cette brièveté. Elle fut choquée de l’entendre parler aussi ouvertement sur un quai plein de monde.

« Eh oui ! Je fais de la contrebande et réalise des bénéfices que je n’avais jamais imaginés. Un dixième du montant des contributions dans la poche des douaniers détourne leurs yeux et scelle leurs bouches. »

Deux Tanchicans avec ces calottes rondes tronquées et ces voiles les croisèrent à pas nonchalants, les mains nouées derrière le dos. Chacun portait une lourde clef de bronze pendant à une chaîne épaisse passée autour de son cou ; elle était visiblement un symbole de fonction. Ils saluèrent Domon avec familiarité. Thom parut amusé, mais Juilin regarda avec une égale indignation Domon et les deux Tanchicans. En tant que preneur-de-larrons, il avait une juste aversion pour ceux qui se gaussaient de la loi.

« Cependant, je ne suis pas persuadé que cela durera longtemps, reprit Domon quand les Tanchicans se furent éloignés. La situation dans l’Arad Doman est bien pire qu’ici et elle est déjà assez mauvaise à Tanchico. Peut-être que le Seigneur Dragon n’a pas encore détruit le Monde, mais il a bien détruit l’Arad Doman et le Tarabon. »

Élayne avait envie de lui envoyer une réplique cinglante, mais ils étaient arrivés au bout du quai et elle le regarda en silence louer des chaises à porteurs et une douzaine d’hommes au visage dur et aux bâtons solides. Des gardes armés d’épées et de lances se tenaient au bout du quai, avec l’allure de mercenaires plutôt que de soldats. De l’autre côté de la large avenue qui longeait la rangée de bassins, des centaines de visages hâves et abattus observaient les gardes. Parfois, les yeux se tournaient brièvement vers les navires, mais la plupart du temps ils étaient fixés sur les hommes qui les empêchaient de gagner ces navires. Élayne frissonna en se rappelant ce que Coine avait dit des gens d’ici qui avaient assiégé son navire, prêts à tout pour acheter un passage qui les emmène n’importe où loin de Tanchico. Quand ces yeux avides se posaient sur les bateaux, une détresse ardente s’y lisait. Élayne était assise avec raideur dans sa chaise brinquebalant à travers les foules derrières les bâtons qui les aiguillonnaient et s’efforça de ne rien regarder. Elle ne voulait pas voir ces visages. Où était leur roi ? Pourquoi ne prenait-il pas soin d’eux ?

Une enseigne au-dessus de la porte de l’auberge aux murs enduits de blanc où Domon les amena, au-dessous du Grand Cercle, annonçait La Cour aux Trois Pruniers. La seule qu’aperçut Élayne était la cour ceinte de hauts murs et pavée de dalles de pierre devant l’auberge qui était un cube de trois étages sans fenêtres au rez-de-chaussée et aux fenêtres du haut garnies de grilles en ferronnerie fantaisie. À l’intérieur, la salle commune était bondée d’hommes et de femmes, pour la plupart en costumes de Tanchico, et le bourdonnement des voix couvrait presque l’air joué sur les cordes martelées d’un tympanon.

Nynaeve eut un haut-le-corps à la vue de l’hôtelière, une jolie femme pas beaucoup plus âgée qu’elle avec des yeux marron et des tresses couleur de miel blond, son voile ne cachant pas une bouche charnue en cerise. Élayne sursauta, elle aussi, mais ce n’était pas Liandrin. La jeune femme – son nom était Rendra – connaissait manifestement bien Domon. Avec des sourires accueillants pour Élayne et Nynaeve, et faisant fête à Thom en tant que ménestrel, elle leur donna ses deux dernières chambres à un tarif inférieur – Élayne en eut l’impression – à celui couramment en vigueur. Élayne s’assura qu’elle et Nynaeve aient celle au plus grand lit ; elle avait déjà partagé un lit avec Nynaeve et cette dernière prenait ses aises à coups de coude.

Rendra fournit aussi un dîner dans un salon particulier, présenté par deux jeunes serveurs voilés. Élayne se surprit à contempler une assiette de rôti d’agneau avec de la gelée de pommes épicée et une sorte de longs haricots jaune beurre assaisonnés avec des pignons. Elle fut incapable d’y toucher. Toutes ces faces affamées. Domon mangeait de fort bon appétit, lui avec sa contrebande et son or. Thom et Juilin ne témoignaient pas de réticence non plus.

« Rendra, dit Nynaeve à voix basse, personne ici n’aide les pauvres ? Je suis en mesure de réunir pas mal d’or si c’est nécessaire.

— Vous pourriez faire un don à la soupe populaire de Bayle, répondit l’aubergiste en gratifiant Domon d’un sourire. Ce gaillard évite tous les impôts, mais il s’impose lui-même. Pour chaque couronne dont il graisse des pattes, il en offre deux pour la soupe et le pain destinés aux pauvres. Il m’a même persuadée d’apporter ma contribution, et moi je paie mes impôts.

— Cela coûte moins que les impôts, marmotta Domon en bombant le dos dans un geste de défense. Je récolte un très joli bénéfice. Que la Fortune me pique si je mens.

— C’est bien que vous aimiez aider les gens, Maître Domon », commenta Nynaeve quand Rendra et les serveurs se furent retirés. Thom et Juilin se levèrent avec ensemble pour vérifier qu’ils étaient réellement partis. En s’inclinant à demi, Thom laissa Juilin ouvrir la porte ; le couloir était vide. Nynaeve poursuivit aussitôt : « Nous pourrions aussi avoir besoin de votre aide. »

Le couteau et la fourchette du natif d’Illian cessèrent de couper une bouchée d’agneau. « Comment ? questionna-t-il d’un ton soupçonneux.

— Je ne le sais pas précisément, Maître Domon. Vous avez des bateaux. Vous devez avoir des équipages. Nous aurons peut-être besoin d’yeux et d’oreilles. Il est possible que des membres de l’Ajah Noire soient dans Tanchico et, dans ce cas, nous devons les trouver. » Nynaeve porta à sa bouche une fourchetée de haricots comme si elle n’avait rien dit sortant de l’ordinaire. Ces derniers temps, elle donnait l’impression de parler de l’Ajah Noire à tout le monde. Domon la regarda avec ahurissement puis dévisagea d’un air incrédule Thom et Juilin qui reprenaient place sur leurs sièges. Quand ils firent signe qu’il avait bien entendu, il repoussa son assiette de côté et posa sa tête sur ses bras. Il fut bien près d’encaisser une bourrade assénée par Nynaeve, si la façon dont elle serra les lèvres était une indication, et Élayne ne l’en aurait pas blâmée. Pourquoi éprouvait-il le besoin qu’ils confirment sa parole ?

Finalement, Domon se ressaisit. « Voilà que ça recommence. Tout pareil à Falme de nouveau. Je me demande s’il ne serait pas grand temps pour moi d’emballer mes affaires et de partir. Si je ramène à Illian les navires que j’ai, là-bas aussi je serai un homme riche.

— Je doute que vous vous plaisiez à Illian, lui répliqua Nynaeve d’une voix ferme. J’ai cru comprendre que Sammael gouverne maintenant là-bas, encore que pas ouvertement. Vous risquez de ne pas jouir de votre fortune sous la férule d’un des Réprouvés. » Les yeux de Domon s’exorbitèrent presque, mais elle n’en continua pas moins sans s’arrêter. « Il n’y a plus d’endroits où l’on soit en sécurité. Détalez comme un lapin tant que vous voulez, mais vous n’avez nulle part où vous cacher. N’est-il pas préférable de réagir de votre mieux en homme digne de ce nom ? »

Nynaeve y allait trop fort ; il fallait toujours qu’elle houspille les gens. Élayne sourit et se pencha pour poser la main sur le bras de Domon. « Nous n’avons pas l’intention de vous contraindre à quoi que ce soit, Maître Domon, mais nous aurions vraiment besoin de votre aide. Je suis sûre que vous êtes courageux, sinon vous ne nous auriez pas attendues à Falme tellement longtemps. Nous vous en serons très reconnaissantes.

— Vous pratiquez ça à la perfection. L’une avec un aiguillon de toucher de bœufs, l’autre avec le miel d’une reine. Oh, d’accord. Je veux bien aider dans la mesure de mes moyens. Par contre, je ne promets pas de rester pour un autre Falme. »

Tout en mangeant, Thom et Juilin se mirent à le questionner minutieusement sur Tanchico. Du moins, Juilin s’y prit-il d’une façon détournée, suggérant des questions à Thom concernant les quartiers que fréquentaient voleurs, coupe-bourses et cambrioleurs, les tavernes où ils avaient leurs habitudes et qui achetait les marchandises qu’ils avaient volées. Le preneur-de-larrons soutenait que ces gens-là en savaient souvent davantage que les autorités sur ce qui se passait dans une ville. Il donnait l’impression de ne pas désirer parler directement à ce natif d’Illian et Domon avait un rire sec méprisant chaque fois qu’il répondait à une des questions du natif du Tear posées par Thom. Il ne répondait pas avant qu’elles aient été formulées par Thom. Les propres questions de Thom étaient inattendues, du moins de la part d’un ménestrel. Il se renseignait sur les nobles et sur les factions, sur qui était allié à qui et qui était opposé, sur qui avait des buts avoués et sur ce que leurs actions avaient provoqué, et si les résultats étaient autres que ce qu’ils étaient censés escompter. Absolument pas le genre de questions auxquelles elle s’attendait de sa part, même après toutes leurs conversations à bord du Danseur-sur-les-vagues. Il s’était montré assez bien disposé à causer avec elle – il avait même semblé s’y complaire – mais, pourtant, chaque fois qu’elle se croyait sur le point d’apprendre quelque chose concernant son passé, c’est à ce moment-là qu’il s’arrangeait pour qu’elle prenne la mouche et s’en aille à grands pas. Domon répondait à Thom avec plus d’empressement que pour Juilin. Dans l’un et l’autre cas, il donnait l’impression de connaître Tanchico parfaitement, tant ses seigneurs et ses fonctionnaires que la population de ses bas-fonds ; d’après ce qu’il disait, la différence n’était souvent guère sensible.

Une fois que les deux hommes eurent tiré du contrebandier tout ce qu’il savait, Nynaeve appela Rendra pour qu’elle apporte plume, encre et papier, et elle établit une liste avec la description de chacune des Sœurs Noires. Tenant avec précaution les feuillets dans sa grosse main, Domon les étudia en fronçant les sourcils avec malaise comme si c’étaient les femmes elles-mêmes, mais il promit de dire d’ouvrir l’œil à ceux de ses marins qui étaient à quai. Quand Nynaeve lui rappela qu’ils devaient tous être extrêmement prudents, il rit comme si elle avait recommandé de ne pas se passer une épée au travers du corps.

Juilin partit sur les talons de Domon, en faisant tournoyer son bâton clair et en proclamant que la nuit était le meilleur moment pour trouver les voleurs et ceux qui vivent de ces voleurs. Nynaeve annonça qu’elle se retirait dans sa chambre – sa chambre ! – pour s’étendre un peu. Elle semblait plutôt chancelante et soudain Élayne comprit pourquoi. Nynaeve s’était accoutumée au balancement du Danseur ; à présent, elle avait du mal à s’habituer au sol qui ne bougeait pas. L’estomac de la jeune femme n’était pas un plaisant compagnon de voyage.

Elle-même suivit Thom en bas dans la salle commune, où il avait promis à Rendra de donner un récital. Par extraordinaire, elle trouva un siège à une table libre et des regards froids suffirent à décourager les hommes qui semblaient subitement avoir envie de s’asseoir là. Rendra lui apporta une coupe d’argent pleine de vin qu’elle dégusta à petites gorgées en écoutant Thom qui jouait de la harpe et chantait des chansons d’amour comme La Première Rose de l’été et Le Vent qui secoue le saule ainsi que des chansons comiques telles Rien qu’une botte et La Vieille Oie Grise. Ses auditeurs l’appréciaient et tapaient sur les tables pour marquer leur admiration en guise d’applaudissements. Au bout d’un moment, Élayne tapa aussi sur la sienne. Elle n’avait pas bu plus de la moitié de son vin, mais un jeune et beau serveur lui sourit et remplit sa coupe’. Tout cela était étrangement passionnant. De sa vie entière elle n’était pas entrée une demi-douzaine de fois dans une salle d’auberge et jamais pour boire du vin et se divertir comme quelqu’un du peuple.

Donnant l’envol à sa cape pour que dansent les pièces multicolores cousues dessus, Thom raconta des histoires – Mara et les trois Rois sans cervelle et plusieurs épisodes d’Anla, la Sage Conseillère – et récita un long passage de La Grande Quête du Cor, le disant de telle sorte que des chevaux semblaient caracoler et des trompettes sonner dans la salle, tandis que des hommes et des femmes se battaient, aimaient et mouraient. Il chanta et récita fort avant dans la nuit, s’arrêtant seulement de temps en temps pour s’humecter le gosier avec une gorgée de vin, tandis que les clients réclamaient à grands cris avec ardeur qu’il continue. La femme qui avait joué du tympanon était assise dans un coin, son instrument sur les genoux et une expression amère sur le visage. Les gens lançaient souvent des pièces de monnaie à Thom – il avait enrôlé un gamin pour les ramasser – et c’était peu probable qu’ils en aient donné autant pour sa musique.

Thom paraissait vraiment dans $on élément, avec cette harpe et surtout le récital. Eh bien, c’était un ménestrel ; pourtant il y avait quelque chose en plus. Élayne aurait juré qu’elle l’avait déjà entendu réciter La Grande Quête mais sur le mode du Grand Chant, pas sur celui de l’Ordinaire. Comment serait-ce possible ? Il n’était qu’un vieux ménestrel.

Finalement, dans les dernières heures de la nuit, Thom s’inclina dans un ultime envol de cape et se dirigea vers l’escalier accompagné par un grand vacarme de claques sur les tables. Élayne tapa sur la sienne aussi vigoureusement que les autres.

Comme elle se levait pour le suivre, elle glissa et retomba brutalement assise, avec un froncement de sourcils à l’adresse de sa coupe d’argent. Elle était pleine. D’accord, elle avait bu un peu. La tête lui tournait pour une raison quelconque. Oui. Ce charmant jeune homme avec ses yeux bruns attendrissants avait rempli sa coupe de nouveau – combien de fois ? Non pas que ce soit important. Elle ne buvait jamais plus d’une coupe de vin. Jamais. C’était la conséquence d’avoir débarqué du Danseur-sur-les-vagues et de se retrouver sur la terre ferme. Elle réagissait comme Nynaeve. Voilà tout.

Se mettant debout avec précaution – et refusant l’offre d’assistance pleine de sollicitude du jeune serveur – elle réussit à monter les marches en dépit de leur façon de se balancer. Sans s’arrêter à l’étage où était la chambre qu’elle partageait avec Nynaeve, elle monta au-dessus et frappa à la porte de Thom. Il l’ouvrit lentement et regarda au-dehors d’un air soupçonneux. Il semblait avoir en main un poignard, qui disparut ensuite. Bizarre. Elle saisit une des longues moustaches blanches.

« Je me rappelle », dit-elle. Sa langue avait des difficultés à se mouvoir convenablement ; les mots étaient… pâteux. « J’étais assise sur votre genou et j’ai tiré votre moustache… » Elle lui imprima un coup sec à titre de démonstration et il tressaillit de douleur. « … et ma mère s’est penchée par-dessus votre épaule et a ri.

— Je pense qu’il vaut mieux que vous alliez dans votre chambre, répliqua-t-il en s’efforçant de lui ouvrir la main. Je pense que vous avez besoin de dormir un peu. »

Elle se refusa à lâcher prise. En fait, elle semblait l’avoir repoussé à l’intérieur de sa chambre. Par sa moustache. « Ma mère aussi était assise sur votre genou. Je l’ai vu. Je m’en souviens.

— Ce qu’il faut, c’est dormir, Élayne. Vous vous sentirez mieux demain matin. » Il réussit à détacher sa main et tenta de la reconduire à la porte, mais elle se faufilait autour de lui. Le lit n’avait pas de colonnes. Si elle avait eu un montant de lit pour s’y accrocher, peut-être que la pièce cesserait de se soulever dans un mouvement de va-et-vient.

« Je veux savoir pourquoi Maman était assise sur votre genou. » Il recula et elle se rendit compte qu’elle cherchait de nouveau à agripper sa moustache. « Vous êtes un ménestrel. Ma mère ne s’assiérait pas sur le genou d’un ménestrel.

— Allez vous coucher, mon enfant.

— Je ne suis pas une enfant ! » Elle tapa du pied avec colère et faillit tomber. Le sol était plus bas qu’il n’y paraissait. « Pas une enfant. Expliquez-moi. Maintenant ! »

Thom soupira et secoua la tête. Finalement, il répliqua d’un ton contraint : « Je n’ai pas toujours été un ménestrel. J’ai été un barde, à un moment donné. Un barde de cour. À Caemlyn, précisément. Pour la Reine Morgase. Vous étiez une enfant. Votre mémoire vous joue des tours, voilà tout.

— Vous étiez son amant, n’est-ce pas ? » Le tressaillement des paupières de Thom suffit. « Oui, vous l’étiez ! Je l’ai toujours su pour Gareth Bryne. Du moins, je l’ai compris. Mais j’avais toujours espéré qu’elle l’épouserait. Gareth Bryne et vous et ce Seigneur Gaebril dont Mat a dit qu’elle le regarde à présent avec des yeux énamourés et… Combien d’autres encore ? Combien ? Qu’est-ce qui la rend différente de Berelain qui fait tomber dans son lit tous les hommes dont elle prend fantaisie ? Elle n’est pas différente… » Sa vision se brouilla et sa tête résonna comme un tambour. Il lui fallut un instant pour se rendre compte qu’il l’avait giflée. Giflée !Elle se redressa de toute sa taille, en regrettant que Thom vacille. « Comment osez-vous ? Je suis la Fille-Héritière d’Andor et je ne permets pas…

— Vous êtes une petite fille pleine de vin comme une outre qui pique une crise de colère, rétorqua-t-il sèchement. Et si jamais je vous entends encore dire quoi que ce soit de pareil au sujet de Morgase, ivre ou sobre, je vous renverse sur mon genou pour une bonne fessée quand bien même vous canalisez ! Morgase est une femme de valeur, et il n’en existe pas de meilleure !

— Vraiment ? » Sa voix chevrotait et elle se rendit compte qu’elle pleurait. « Alors pourquoi avait-elle… ? Pourquoi… » Elle se retrouva sans savoir comment la figure enfouie contre le surcot de Thom, et il lui caressait les cheveux.

« Parce qu’on est bien solitaire quand on est reine, dit-il doucement. Parce que la plupart des hommes attirés par une reine voient en elle le pouvoir, pas une femme. J’ai vu une femme, et elle l’avait compris. Je suppose qu’il en a été de même pour Bryne et aussi ce Gaebril. Il faut que vous le compreniez, mon enfant. Toute personne désire avoir quelqu’un dans sa vie, quelqu’un qui tienne à elle, quelqu’un qu’elle peut chérir. Même une reine.

— Pourquoi êtes-vous parti ? murmura-t-elle contre sa poitrine. Vous me faisiez rire. Je m’en souviens. Vous la faisiez rire aussi. Et vous me promeniez sur votre épaule.

— C’est une longue histoire. » Il eut un soupir oppressé. « Je vous la raconterai une autre fois. Si vous le demandez. Avec de la chance, vous aurez tout oublié demain matin. Il est temps d’aller vous coucher, Élayne. »

Il la guida vers la porte et elle saisit l’occasion pour tirer de nouveau sur sa moustache. « Comme ça, déclara-t-elle avec satisfaction. J’avais l’habitude de tirer dessus comme ça.

— Oui, certes. Pouvez-vous descendre seule ?

— Bien sûr que j’en suis capable. » Elle lui adressa son regard le plus hautain, mais Thom paraissait plus prêt que jamais à l’accompagner dans le couloir. Pour prouver que ce n’était pas nécessaire, elle avança – à pas précautionneux – jusqu’en haut de l’escalier. Il l’observait encore avec inquiétude depuis le seuil de sa chambre quand elle commença à descendre.

Heureusement, elle ne trébucha que quand elle fut hors de sa vue, mais elle passa droit devant sa porte et fut obligée de repartir en sens inverse. La faute en était sûrement à cette gelée de pommes ; elle se doutait qu’elle n’aurait pas dû en manger autant. Lini disait toujours… Elle n’arriva pas à se rappeler ce que disait Lini, mais cela concernait manger trop de sucreries.

Deux lampes brûlaient dans la chambre, une sur la petite table ronde au chevet du lit et l’autre sur le linteau enduit de plâtre blanc de la cheminée au-dessus de l’âtre en brique. Nynaeve était étendue entièrement habillée sur le lit dont elle n’avait pas enlevé le couvre-pieds. Avec ses coudes largement écartés, Élayne le remarqua.

Elle énonça la première pensée qui lui vint en tête. « Rand doit me croire folle. Thom est un barde et Berelain, finalement, n’est pas ma mère. » Nynaeve lui adressa un coup d’œil des plus bizarres. « Je me sens un peu étourdie, je ne comprends pas pourquoi. Un gentil garçon avec de beaux yeux bruns a offert de m’aider à monter.

— Je veux bien parier qu’il l’a fait », répliqua Nynaeve en détachant sèchement chaque mot. Elle se leva et entoura d’un bras les épaules d’Élayne. « Approchez par ici une minute. Il y a quelque chose qu’il vous faut voir, je pense. » Cela se révéla un seau d’eau de réserve près de la table de toilette. « Là. Nous allons nous mettre à genoux toutes les deux pour que vous puissiez regarder. »

Élayne obtempéra, mais il n’y avait rien dans le seau à part son reflet dans l’eau. Elle se demanda pourquoi elle souriait d’une oreille à l’autre de pareille façon. Puis la main de Nynaeve se posa sur sa nuque et sa tête fut dans l’eau.

Battant l’air des mains, elle essaya de se redresser, mais le bras de Nynaeve était comme une barre de fer. On est censé retenir sa respiration sous l’eau. Élayne le savait. Seulement, elle ne parvenait pas à se souvenir comment faire. Elle n’arrivait qu’à se débattre, à avaler de l’eau et à suffoquer.

Nynaeve la redressa, la figure dégoulinante, et elle se remplit les poumons. « Comment… osez-vous, s’exclama-t-elle d’une voix haletante. Je suis… la Fille-Héritière d’.*. » Elle réussit à pousser un gémissement avant que sa tête replonge dans un jaillissement d’éclaboussures. Empoigner le seau à deux mains et pousser ne servit à rien. Tambouriner des pieds sur le sol ne servit à rien. Elle allait se noyer. Nynaeve allait la noyer.

Après un siècle, elle se retrouva à l’air libre. Des mèches de cheveux trempées lui pendaient devant la figure. « Je crois que je vais vomir », dit-elle du ton le plus ferme qu’elle put prendre.

Juste à temps, Nynaeve sortit de dessous la table de toilette la grande cuvette blanche émaillée et soutint la tête d’Élayne pendant qu’elle recrachait tout ce qu’elle avait jamais mangé dans sa vie. Un an plus tard – eh bien, des heures du moins ; c’est le temps que cela avait paru durer – Nynaeve lui lavait la figure et lui essuyait la bouche, lui bassinait les mains et les poignets. Toutefois sa voix n’exprimait pas la moindre sollicitude.

« Comment avez-vous pu faire ça ? Qu’est-ce qui vous a pris ? Je me serais attendue à ce qu’un imbécile d’homme boive jusqu’à ne plus tenir debout, mais vous ! Et ce soir.

— Je n’ai eu qu’une coupe », marmotta Élayne. Même avec ce jeune serveur qui la remplissait, elle n’en avait pas dû avoir plus de deux. Sûrement pas.

« Une coupe de la taille d’une cruche. » Nynaeve eut un reniflement dédaigneux en l’aidant à se remettre debout. En la hissant sur ses pieds, en réalité. « Êtes-vous capable de rester éveillée ? Je vais à la recherche d’Egwene et je ne me sens pas encore assez sûre de moi pour sortir du Tel’aran’rhiod sans que quelqu’un me réveille. »

Élayne la regarda en clignant des paupières. Elles avaient cherché Egwene sans succès tous les soirs depuis qu’elle avait disparu si brusquement lors de cette rencontre dans le Cœur de la Pierre. « Rester éveillée ? Nynaeve, c’est mon tour d’y aller et cela vaut mieux que ce soit moi. Vous savez bien que vous ne pouvez pas canaliser à moins d’être en colère et… » Elle se rendit compte que sa compagne était environnée par le halo de la saidar. Et depuis un bon moment, songea-t-elle. Elle avait l’impression d’avoir la tête bourrée de laine ; ses pensées devaient s’y frayer péniblement un chemin. C’est à peine si elle percevait la Vraie Source. « Peut-être vaut-il mieux que ce soit vous. Je resterai éveillée. »

Nynaeve l’examina en fronçant les sourcils, mais finalement acquiesça d’un signe de tête. Élayne tenta de l’aider à se déshabiller, seulement ses doigts se révélèrent peu adroits quand il fallut détacher ces petits boutons. Grommelant entre ses dents, Nynaeve se débrouilla seule. Quand elle n’eut plus que sa chemise, elle enfila l’anneau tors sur le lacet de cuir qu’elle portait autour du cou, à côté d’une bague d’homme, en or et lourde. C’était la chevalière de Lan ; Nynaeve la portait toujours entre ses seins.

Élayne tira un petit tabouret bas en bois près du lit, tandis que Nynaeve s’allongeait de nouveau. Elle se sentait ensommeillée, toutefois assise là-dessus elle ne s’endormirait pas. « Je compterai une heure et je vous réveillerai. »

Nynaeve hocha la tête, puis ferma les paupières, les mains serrées chacune autour des deux anneaux. Au bout d’un moment, sa respiration devint plus profonde.

Le Cœur de la Pierre était complètement désert. Scrutant l’obscurité entre les grandes colonnes, Nynaeve avait fait le tour complet de Callandor, qui jaillissait en scintillant des dalles de pierre du sol, avant de se rendre compte qu’elle était encore en chemise, le lacet de cuir suspendu à son cou avec les deux anneaux. Elle fronça les sourcils et, au bout d’un instant, elle portait une robe à la mode du pays des Deux Rivières, en bonne laine brune, et une paire de solides brodequins. Élayne et Egwene trouvaient apparemment ce genre de chose facile, mais ce n’était pas facile pour elle. Lors de précédentes incursions dans le Tel’aran’rhiod, il y avait eu des moments gênants, la plupart du temps après que des pensées fugaces concernant Lan lui traversaient l’esprit, seulement changer volontairement de costume demandait de la concentration. Rien que ça – se le rappeler – et sa robe était en soie et aussi transparente que le voile de Rendra. Berelain aurait rougi. Nynaeve n’y manqua pas en pensant que Lan pourrait la voir dans cette tenue. C’est avec effort qu’elle ramena sur elle la laine brune.

Pire, sa colère s’était dissipée – cette petite sotte ; ne se rendait-elle pas compte de ce qui se passait quand on buvait trop de vin ? N’avait-elle jamais encore été seule dans une salle d’auberge ? Ma foi, possible que non – et la Vraie Source pouvait aussi bien ne pas exister en ce qui la concernait. Peut-être était-ce sans importance. Inquiète, elle plongeait son regard dans la forêt d’énormes colonnes de grès rouge, en tournant sur elle-même. Pourquoi Egwene était-elle partie d’ici subitement ?

La Pierre était silencieuse, telle une caverne déserte. Nynaeve entendait le sang battre dans ses oreilles. Pourtant elle sentait entre ses omoplates un picotement comme si quelqu’un l’observait.

« Egwene ? » Son appel se répercuta dans le silence qui régnait au milieu des colonnes. « Egwene ? » Rien.

Elle voulut frotter ses mains sur sa jupe et découvrit qu’elle tenait un bâton terminé par une épaisse protubérance. Voilà qui ne servirait pas à grand-chose. Elle resserra néanmoins sa prise dessus. Une épée serait plus utile – pendant un instant le bâton vacilla, à moitié épée – mais elle ne savait pas manier l’épée. Elle eut un rire intérieur désabusé. Un gourdin valait une épée ici ; l’un et l’autre pratiquement inutiles. Canaliser était le seul vrai moyen de se défendre, cela et prendre ses jambes à son cou. Ce qui ne lui laissait en cet instant qu’un choix.

Elle avait envie de s’enfuir maintenant, avec cette sensation de regard fixé sur elle, mais elle ne lâcherait pas pied si vite. Toutefois, que devait-elle faire ? Egwene n’était pas ici. Elle se trouvait quelque part dans le Désert. À Rhuidean, disait Élayne. Où que cela se situait.

Entre un pas et le suivant, elle fut soudain sur une pente montagneuse, avec un soleil impitoyable qui s’élevait au-dessus d’autres montagnes pointues de l’autre côté de la vallée à ses pieds, rendant brûlant l’air sec. Le Désert. Elle était dans le Désert. Pendant un instant, ce soleil la surprit, mais le Désert était suffisamment éloigné à l’est pour que l’aube ici corresponde encore à la nuit à Tanchico. Dans le Tel’aran’rhiod, cela n’avait de toute façon pas d’importance. Soleil ou pénombre là-bas paraissait sans relation avec le monde réel pour autant qu’elle pouvait le déterminer.

De longues ombres légères couvraient encore presque la moitié de la vallée mais, chose curieuse, une masse de brouillard ondoyait là-bas, ne se dissipant pas en dépit du soleil qui dardait dessus. Des tours majestueuses pointaient hors de cette brume, certaines paraissant inachevées. Une ville. Dans le Désert ?

À force de cligner des yeux, elle distingua aussi une personne dans la vallée. Un homme, encore que ce qu’elle discernait à cette distance fut seulement quelqu’un qui semblait porter des chausses et un surcot bleu vif. Certainement pas un Aiel. Il marchait le long de la lisière du brouillard et s’arrêtait de temps en temps pour le tâter. Elle n’en était pas sûre, mais elle pensa que sa main s’arrêtait court chaque fois. Peut-être n’était-ce pas du tout du brouillard.

« Vous devez partir d’ici, dit une voix de femme d’un ton pressant. Si celui-là vous voit, vous êtes morte ou pire. »

Nynaeve sursauta, pivotant sur elle-même le gourdin dressé, manquant de peu perdre l’équilibre sur la pente.

La femme qui se tenait un peu au-dessus d’elle portait une courte tunique blanche et de volumineuses chausses jaune pâle resserrées sur de courtes bottes. Sa cape ondulait dans une aride rafale de vent. C’est ses longs cheveux blonds, nattés de façon compliquée, et l’arc d’argent dans ses mains, qui incitèrent un nom à jaillir de la bouche de Nynaeve sur un ton incrédule.

« Birgitte ? » Birgitte, héroïne de cent récits, et son arc d’argent avec lequel elle ne manquait jamais son but. Birgitte, l’une des héros morts que le Cor de Valère ferait sortir de la tombe pour lutter dans l’Ultime Bataille. « C’est impossible. Qui êtes-vous ?

— Le temps manque, jeune femme. Vous devez partir avant qu’il voie. » D’un seul geste souple, elle sortit du carquois suspendu à sa ceinture une flèche d’argent qu’elle encocha et dont elle rapprocha l’empennage de son oreille en bandant l’arc. La pointe d’argent visait le cœur de Nynaeve. « Allez ! »

Nynaeve s’enfuit.

Elle n’aurait pas su dire comment, mais elle se tenait sur le Pré Communal du Champ d’Emond, le regard fixé sur l’Auberge de la Source du Vin avec ses cheminées et son toit de tuile rouge. Des toits de chaume entouraient le Pré, où la Source du Vin jaillissait d’un affleurement rocheux. Ici, le soleil était haut, bien que le pays des Deux Rivières fût loin à l’ouest du Désert. Pourtant, malgré un ciel sans nuages, une ombre profonde pesait sur le village.

Elle n’eut qu’un instant pour se demander comment les habitants se débrouillaient sans elle. Un mouvement bref attira son attention, un éclair d’argent et une femme se dissimulant derrière le coin de la maison proprette d’Ailys Candwin, au-delà de la Rivière de la Source du Vin. Birgitte.

Nynaeve n’hésita pas. Elle courut vers une des passerelles qui enjambaient l’étroit ruisseau impétueux. Ses chaussures martelèrent les planches de bois. « Revenez ici, cria-t-elle. Hé, vous là-bas, revenez me répondre ! Qui était-ce ? Revenez ici ou je vous réduis en chair à pâté ! Je vous cognerai dessus de sorte que vous penserez avoir vécu une aventure ! »

Tournant le coin de la maison d’Ailys, elle ne comptait vraiment qu’à moitié voir Birgitte. Ce à quoi elle ne s’attendait pas du tout, c’est à cet homme en cape noire qui avançait vers elle à une allure accélérée dans la rue en terre battue, à moins de cent pas d’elle. La respiration lui manqua. Lan. Non, mais il avait la même forme de visage, les mêmes yeux. Il s’arrêta, leva son arc et tira. Sur elle. Avec un hurlement, elle se jeta de côté, en s’efforçant péniblement de se réveiller.

Élayne se leva d’un bond, renversant le tabouret qui bascula à la renverse, quand Nynaeve hurla et se dressa sur son séant, les yeux écarquillés. « Qu’est-ce qui s’est passé, Nynaeve ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » Nynaeve frissonna. « Il ressemblait à Lan. Il ressemblait à Lan et il a tenté de me tuer. » Elle posa une main tremblante sur son bras gauche, où du sang suintait d’une entaille superficielle à deux ou trois doigts au-dessous de son épaule. « Si je n’avais pas sauté, j’aurais été atteinte au cœur. »

Élayne s’assit au bord du lit et examina la coupure. « Ce n’est pas grave. Je vais la nettoyer et la panser pour vous. » Elle regretta de ne pas avoir le don de Guérir ; essayer sans rien y connaître risquait d’empirer les choses. Toutefois, ce n’était réellement guère plus qu’une longue égratignure. Sans compter que sa tête semblait encore pleine de gelée. De gelée frémissante. « Ce n’était pas Lan. Calmez-vous. Qui que ce soit, ce n’était pas Lan.

— Je le sais », riposta Nynaeve d’un ton acide. À peu près de la même voix coléreuse, elle raconta ce qui était arrivé. L’homme qui lui avait tiré une flèche dessus au Champ d’Emond et l’homme dans le Désert ; elle n’était pas sûre qu’il s’agissait du même. Birgitte était déjà assez incroyable.

« Êtes-vous certaine ? insista Élayne. Birgitte ? »

Nynaeve soupira. « La seule chose dont je suis certaine, c’est que je n’ai pas trouvé Egwene. Et que je ne retournerai pas là-bas ce soir. » Elle se tapa du poing sur la cuisse. « Où est-elle ? Que lui est-il arrivé ? Si elle a rencontré cet individu armé de l’arc… Oh, Lumière ! »

Élayne eut besoin de réfléchir une minute ; elle avait une folle envie de dormir et ses pensées ne cessaient de vaciller. « Elle a dit qu’elle risquait de ne pas y être quand nous serons censées nous rencontrer de nouveau. C’est peut-être pour cette raison qu’elle est partie si précipitamment. Pourquoi elle ne peut pas… je veux dire… » Cela ne paraissait pas avoir grand sens, mais elle était incapable de s’exprimer d’une façon plus explicite.

« Je l’espère », répliqua Nynaeve avec lassitude. Regardant Élayne, elle ajouta :« Nous ferions mieux de vous mettre au lit. Vous avez l’air prête à tomber par terre. »

Élayne fut reconnaissante qu’on l’aide à se déshabiller. Elle n’oublia pas de panser le bras de Nynaeve, mais le lit était si tentateur qu’elle ne parvenait guère à songer à autre chose. Demain matin, peut-être que la chambre aurait cessé de tournoyer lentement autour du lit. Le sommeil s’empara d’elle dès que sa tête toucha l’oreiller.

Au matin, elle souhaita être morte.

Avec le soleil tout juste apparu dans le ciel, la grande salle était déserte à l’exception d’Élayne. La tête dans les mains, elle contemplait une tasse que Nynaeve avait posée sur la table avant d’aller à la recherche de l’aubergiste. Chaque fois qu’elle respirait, elle la sentait ; son nez s’efforçait de se contracter. Sa tête lui donnait l’impression… Impossible de décrire ce que sa tête ressentait. Lui aurait-on offert de la couper, qu’elle en aurait été reconnaissante.

« Est-ce que vous allez bien ? »

Elle sursauta au son de la voix de Thom et retint avec peine un gémissement. « Je suis très bien, merci. » Parler lui donnait des élancements dans le crâne. Il tortillait une de ses moustaches d’un geste hésitant. « Vos récits étaient merveilleux, hier soir, Thom. Ce que je m’en rappelle. » Elle parvint à émettre un petit rire d’excuse. « Je ne me souviens pas de grand-chose, je le crains, sinon d’être restée assise là-bas à écouter. J’ai dû manger de la mauvaise gelée de pommes. » Elle n’était pas prête à admettre qu’elle avait bu tout ce vin ; elle n’avait toujours aucune idée de la quantité absorbée. Ni qu’elle s’était conduite comme une sotte dans la chambre de Thom. Surtout pas ça. Il sembla la croire, d’après l’air soulagé qu’il eut en s’installant sur une chaise.

Nynaeve apparut et lui tendit un linge mouillé en s’asseyant. Elle rapprocha aussi d’elle la tasse avec son horrible tisane. Élayne pressa l’étoffe sur son front avec gratitude.

« L’un de vous a-t-il vu Maître Sandar, ce matin ? demanda son aînée.

— Il n’a pas dormi dans notre chambre, répliqua Thom. Ce dont je devrais être satisfait, étant donné les dimensions du lit. »

Comme si cet échange de paroles l’avait appelé, Juilin entra par la porte de la rue, le visage las et son surcot ajusté froissé. Il y avait une marque de coup sous son œil gauche, et ses courts cheveux noirs qui normalement formaient une calotte lisse sur sa tête semblaient avoir été peignés avec ses doigts, mais il souriait quand il se joignit à eux. « Les voleurs dans cette ville ont l’air aussi nombreux que des vairons dans les roseaux et ils sont prêts à parler si on leur paie quelque chose à boire. J’ai bavardé avec deux hommes qui prétendent avoir vu une femme avec une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche. À mon avis, c’est l’une d’elles.

— Elles sont donc ici », commenta Élayne, mais Nynaeve secoua la tête.

« Peut-être. Plus d’une femme peut avoir une mèche blanche dans les cheveux.

— Il était incapable de dire quel âge elle avait, reprit Juilin en masquant un bâillement derrière sa main. Pas d’âge du tout à ce qu’il soutenait. Il a dit en plaisantant qu’elle pourrait bien être une Aes Sedai.

— Vous allez trop vite, le réprimanda Nynaeve d’une voix tendue. Vous ne nous faites pas de bien si vous les attirez jusqu’à nous. »

Juilin rougit violemment. « Je suis prudent. Je n’ai aucune envie que Liandrin remette les mains sur moi. Je ne pose pas de questions ; je parle. Quelquefois de femmes que j’ai fréquentées. Deux hommes ont mordu à l’hameçon de cette mèche blanche et aucun d’eux ne l’a interprété autrement que comme quelques propos insignifiants autour d’une chope d’ale bon marché. Ce soir, peut-être une autre nagera dans mon filet, seulement cette fois ce sera une femme fragile du Cairhien avec de très grands yeux bleus. » Il faisait allusion à Temaile Kinderode. « Peu à peu, je cernerai les endroits où elles ont été vues, jusqu’à ce que je sache où elles sont. Je les trouverai pour vous.

— Ou moi. » Thom disait cela comme s’il pensait que c’était beaucoup plus probable. « Plutôt qu’avec des voleurs, pourquoi n’intrigueraient-elles pas avec des nobles et des hommes politiques ? Un seigneur de cette ville se mettra à agir comme il n’en a pas l’habitude et il me conduira jusqu’à elles. »

Les deux hommes se mesurèrent du regard. D’une minute à l’autre, Élayne s’attendit à ce que l’un d’eux offre de se battre. Ah, les hommes ! D’abord Juilin et Domon, maintenant Juilin et Thom. Il y avait de fortes chances que Thom et Domon s’engagent dans une lutte à coups de poing pour couronner le tout. Les hommes. C’est le seul commentaire qui lui vint à l’esprit.

« Peut-être Élayne et moi réussirons-nous sans aucun de vous, déclara Nynaeve. Nous commencerons nous-mêmes à chercher aujourd’hui. » Ses yeux se détournèrent brièvement vers Élayne. « Du moins, moi. Élayne peut avoir besoin d’un peu plus de repos pour se remettre de… la traversée. »

Posant avec soin sur la table l’étoffe humide, Élayne se servit de ses deux mains pour soulever la tasse posée devant elle. L’épais liquide gris-vert avait un goût pire encore que son odeur. Frémissante, elle se força à continuer d’avaler. Quand le liquide arriva dans son estomac, elle se sentit pendant un instant comme une cape claquant dans la tempête. « Deux paires d’yeux voient davantage qu’une, rétorqua-t-elle à Nynaeve en reposant la tasse vide avec un petit bruit sec.

— Cent paires voient plus encore, s’écria précipitamment Juilin, et si cette anguille native d’Illian envoie vraiment ses hommes enquêter, nous aurons au moins ce nombre-là, en comptant les voleurs et les coupeurs de bourses.

— Je… nous… découvrirons ces femmes pour vous si elles sont trouvables, dit Thom. Il n’y a nul besoin que vous bougiez de l’auberge. Cette ville donne l’impression d’être dangereuse même si Liandrin n’y est pas.

— Sans compter, ajouta Juilin, que si elles sont là elles vous connaissent toutes les deux. Elles connaissent votre visage. Mieux vaut de beaucoup que vous restiez ici à l’auberge, hors de vue. »

Élayne les considérait avec stupeur. Un moment plus tôt, ils avaient essayé de s’intimider mutuellement et voilà qu’ils se liguaient épaule contre épaule. Nynaeve avait eu raison quand elle disait qu’ils causeraient des ennuis. Eh bien, la Fille-Héritière d’Andor n’allait pas se cacher derrière Maître Juilin Sandar et Maître Thom Merrilin. Elle ouvrit la bouche pour les en informer, mais Nynaeve parla la première.

« Vous avez raison », déclara-t-elle avec calme. Élayne la regarda avec des yeux incrédules ; Thom et Juilin eurent l’air surpris et, en même temps, une révoltante expression satisfaite. « Elles nous connaissent, en effet, poursuivit Nynaeve. Je me suis occupée de régler cette question ce matin, je pense. Ah, voici Maîtresse Rendra avec notre petit déjeuner. »

Thom et Juilin échangèrent des coups d’œil déconcertés, mais ils ne pouvaient pas parler en présence de l’aubergiste qui leur souriait à tous sous son voile.

« À propos de ce que je vous ai demandé ? lui dit Nynaeve quand la jeune femme plaça un bol de porridge sucré au miel devant elle.

— Ah, oui. Trouver des vêtements à votre taille pour vous deux ne présentera pas de problème. Et les cheveux – vous avez de si beaux cheveux ; si longs – les relever ne demandera qu’une minute. » Elle palpa ses propres tresses d’or sombre.

L’expression de Thom et de Juilin fit sourire Élayne. S’ils avaient probablement été préparés à soutenir des discussions, ils étaient sans défense quand ils se retrouvaient traités comme quantité négligeable. Sa tête allait réellement un peu mieux ; l’abominable mixture de Nynaeve paraissait efficace. Tandis que Nynaeve et Rendra débattaient de prix, de coupe et de tissus – Rendra voulait reproduire sa robe moulante, vert pâle aujourd’hui ; Nynaeve y était opposée, mais semblait faiblir – Élayne prit une cuillerée de porridge pour enlever de sa bouche le goût de la tisane. Cela lui rappela qu’elle avait faim.

Il existait un problème qu’aucun d’eux n’avait encore abordé, un problème que Thom et Juilin ignoraient. Si l’Ajah Noire était dans Tanchico, alors y était aussi ce qui mettait Rand en danger. Quelque chose capable de le réduire à l’impuissance par son propre Pouvoir. Découvrir Liandrin et les autres ne suffisait pas. Elles devaient aussi trouver cela. Soudain son bel appétit tout neuf disparut.

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